eJournals Oeuvres et Critiques 45/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0012
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2020
452

Éthique - et toc !

121
2020
Jean-Luc Nancy
oec4520011
Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0012 Éthique - et toc ! Jean-Luc Nancy 1. - Samia Kassab me propose de contribuer à l’ouvrage collectif qu’elle prépare sur l’éthique. C’est avec grand plaisir que j’accède à sa demande car je comprends très bien qu’elle veuille accorder à ce sujet une attention particulière en un temps où nous semblons emportés dans diverses vagues ou tempêtes qui donnent à la violence très ouvertement la place de règle majeure de conduite. Or la violence nous paraît exclue ou condamnée par l’éthique. Il y a pourtant bel et bien un ethos de la violence. Il existe de toujours et partout dans l’humanité. C’est l’ethos le plus constant des conquêtes, des mises sous domination, des terreurs, des réactions à la soumission voire à l’esclavage, c’est aussi celui qui gouverne bien des mœurs économiques, politiques voire sociales, culturelles ou religieuses. Un ethos en effet est avant tout un mode de conduite reconnu et partagé par un groupe, voire constitutif de ce groupe lui-même. Le mot grec ethos a ce sens - qui sera traduit en latin par mos, moris qui a donné mœurs en français et qui correspond assez largement à «- coutumes, manières courantes, traditions-». En grec ce mot est apparenté, par son origine indo-européenne, au mot ethnos qui désigne le peuple en tant que population identifiée par des caractéristiques, des appartenances et des… mœurs communes. L’origine commune désigne de manière générale ce qui, sans être un individu, a une consistance propre, une cohésion particulière. 2. - De nos jours, par l’effet commun à toutes les mondialisations, «- éthique- » est devenu un terme majeur d’une grande quantité de discours à visée philosophique, morale et culturelle. Ces discours se tiennent sur le registre général qui caractérise l’état présent d’une pensée diluée dans l’humanisme démocratique qui représente le recours ultime dès qu’on veut se soustraire aux raideurs ou aux fureurs des discours issus des anciens marxismes et des anciennes religions. Or l’usage expansif de ce discours peut recéler le danger de dissimuler les faiblesses profondes de cet humanisme qui, après tout, est loin d’avoir réalisé ce qu’il se promettait de réaliser. Le mot «-éthique-» est symptomatique de ce danger-: il évoque une notion noble, dégagée des étroitesses «- morales- » et de leurs légalismes tout autant que des chimères métaphysiques spiritualistes ou matérialistes. Il 12 Jean-Luc Nancy Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0012 évoque la dignité d’une conduite soucieuse de justice, de tolérance et même de fraternité. Il est frappant de constater que ce bouquet de «-valeurs-» est adopté en guise de label commercial- : il existe en France une marque de produits «- éthiquables- » qui sont censés être produits dans le respect de leurs protecteurs (par exemple, planteurs et cueilleurs de café). Récemment on lisait dans un magazine de mode un article intitulé «- L’éthique c’est chic- » où étaient signalés des «- créateurs- » de mode soucieux de rompre avec l’exploitation de tant d’ouvriers (en particulier asiatiques) du textile, du cuir et du vêtement. Dans certaines universités, on peut soutenir des thèses d’éthique commerciale ou managériale dont les intentions sont le plus souvent très louables mais qui n’en restent pas moins, le plus souvent aussi, bien éloignées de ce que pouvaient être naguère les analyses critiques de la marchandise et du maniement des «-ressources humaines-». Voilà pourquoi on peut dire que l’éthique est trop souvent du toc- : du faux, du brillant synthétique en place de diamant - et pourquoi on peut souvent retourner aux discoureurs d’éthique la question de savoir quelle est en fin de compte l’éthique de leurs discours - et toc-! (cette fois, non comme concept mais comme onomatopée d’un coup en riposte…) 3. - On s’étonnera de l’usage que je fais ici d’une expression plutôt vulgaire, ou triviale, à tout le moins d’une familiarité expéditive qui ne convient pas au discours sérieux. Je prends cette liberté afin de rendre sensible une autre grossièreté- : celle, précisément, de ce recours envahissant au terme «-éthique-» comme à une instance suprême d’orientation voire de décision pratique. Or cette représentation est tellement outrancière et, en même temps, tellement répandue dans la bien-pensance actuelle qu’il est bon de prendre un ton un peu vif. Ce recours signifie en définitive qu’on représente l’éthique- non pas comme une réflexion ou une recherche mais comme une quasi-doctrine censée contenir les critères fondamentaux et les exigences essentielles qui doivent régir la conduite des peuples civilisés. Or il y a là un double abus-: d’une part l’éthique est supposée universelle et implique donc l’humanité entière comme un groupe relativement unifié-; comme on le sait, cela n’est juste que du point de vue d’une logique qui présente la culture rationnelle, scientifique, juridique, technique, économique et démocratique comme ayant vocation à structurer cette humanité globale. Nul ne peut ignorer, au XXI e siècle, les difficultés extraordinaires qui découlent de cette représentation - surtout lorsque la culture en question (longtemps auto-désignée comme «-la-» civilisation, absolument) est en train de se mettre elle-même en question à beaucoup de titres. D’autre part - et ce second abus est au moins aussi grave - ce recours revient à faire de l’éthique un réservoir de valeurs toutes prêtes. Lorsqu’on 13 Éthique - et toc ! Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0012 emploie ce terme, c’est le plus souvent au titre d’une référence plus ou moins claire aux grands principes de la rationalité universelle, de la dignité humaine, de la liberté et de l’égalité agrémentés du respect d’autrui et de l’exigence de justice. On ne se préoccupe pas, le plus souvent, de la provenance ni de la consistance de ces «-valeurs-». On s’interroge encore moins sur ce qui peut faire «-valoir- » ces valeurs, dans quels contextes et à quels titres elles ont cours. Or l’éthique est tout le contraire d’un réservoir de valeurs, dès qu’il ne s’agit pas des mœurs établies d’un groupe donné. Elle n’a aucun contenu préalable et consiste à se demander ce qui peut faire valeur - ou sens - pour l’humanité telle qu’elle est devenue-: mondiale et en même temps fortement différenciée. En outre, cette question concerne désormais ouvertement la totalité du monde - nature, cosmos - de part en part exposée à la transformation par les hommes. Voilà d’où il convient de repartir si on refuse le recours grossier à une «-éthique-» supposée disponible. 4. - Devant l’inflation douteuse qui semble si souvent légitimer une espèce de bénédiction laïque destinée à lisser, voire à effacer les rugosités ou les férocités du fonctionnement de la machine techno-économique - il est important de se remettre à l’esprit les implications du mot «-éthique-»-: non pour proposer une éthique véritable et honorable, mais pour au moins situer les enjeux. L’Éthique à Nicomaque d’Aristote est le premier traité connu qui use de ce mot pour désigner une doctrine du comportement le plus propre à permettre une vie heureuse tant à l’individu qu’à la collectivité. C’est une morale, une politique et une économie-: ce n’est pas, au fond, une discipline séparée, sinon des disciplines du pur savoir. Dans la mesure toutefois où la sagesse contemplative est la forme la plus haute de l’excellence, la métaphysique est à la fois la fin et le fondement de l’éthique. Aristote innove avec le mot, non avec la chose. S’il y a peu de documents antérieurs à lui et à Platon pour attester d’une «-éthique-» aussi bien sur le plan des termes que sur celui d’un contenu spécifiquement «-moral-» il n’est pas difficile de percevoir avec Socrate et chez plus d’un de ses prédécesseurs - en particulier Empédocle dans ses Catharmes - la préoccupation de la «-vie bonne- » en tant que vie soustraite au mal tant individuel que collectif, tant naturel que culturel. Pour tous, jusqu’à Aristote et bien au-delà jusqu’à Spinoza (le seul à avoir intitulé Ethica son traité métaphysique) en passant par Averroès, son commentaire d’Aristote et sa discussion du rapport entre la philosophie et la loi religieuse, pour tous, donc, la vie bonne ne peut qu’être qu’une vie réglée par la vérité ou bien, à tout le moins, par une recherche de la vérité. 14 Jean-Luc Nancy Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0012 Autrement dit le régime général de l’éthique se présente comme la détermination d’une conduite propre à l’homme en tant qu’il est capable et/ ou désireux de la vérité. En ce sens on pourrait dire que le mot «-éthique-» a été consacré comme désignant cette conduite autonome - et responsable - par distinction d’avec la conduite hétéronome d’une soumission aux règles morales d’une religion - c’est-à-dire d’un ensemble donné de règles de conduite. L’éthique commence là où cessent les commandements de la religion ou des coutumes. C’est-à-dire là où commence une humanité dont l’ethos n’est plus structuré par une loi du lieu, des ancêtres et des mœurs reçues. Le terme de pratique chez Kant, celui de praxis chez Marx, celui (paradoxalement) de religion chez Kierkegaard et celui (non moins paradoxalement) 1 de volonté de puissance chez Nietzsche sont les termes qui bouleversent l’éthique ordonnée à la vérité parce qu’ils jalonnent l’histoire de la pensée moderne qui a cessé de présupposer une vérité posée quelque part (en un dieu ou en un atome) et donnée au moins sous la forme d’une loi - fût-elle invérifiable. 5. - Deux déterminations s’imposent donc-: 1) l’éthique ne peut pas être une morale déduite d’un fondement religieux ou métaphysique-; 2) l’éthique n’est pas un corps de doctrine mais l’acte d’une conduite effective. Ces deux axiomes ne relèvent pas d’une axiomatique formelle et modifiable mais de l’axiologie inhérente à une humanité qui se détermine par elle-même, sans aucune espèce de transcendance (qu’elle se prétende divine ou scientifique). Or le terme «-axiologie-», qui signifie «-savoir du meilleur-», ne désigne pas un savoir acquis- : il désigne la question de savoir ce que pourrait être «-le meilleur-» (le «-bien-» dans son excellence). Comment notre humanité peut-elle se conduire au sens fort de l’expression- : mener son existence conformément à ce qui lui est propre, étant entendu que l’homme est l’être sans propriété (ou bien, dit de manière plus heideggerienne, l’existant dans lequel est mise en jeu l’impropriété de l’être même). Si l’ethos se dit de l’ensemble des conduites - ou mœurs - propres à un groupe, alors l’éthique est le questionner et l’agir du groupe humain en son impropriété foncière (et bien entendu dans le rapport de cette impropriété avec les propriétés de chaque groupe différencié à l’intérieur de l’humanité, voire du monde vivant dans son ensemble). Cette impropriété, qui ouvre toute l’ampleur surprenante de l’homme, exclut de toute évidence toute espèce de normativité infaillible (cette note finale - averroiste autant que cartésienne ou kierkegaardienne - ouvre en quelque sorte l’éthique philosophique en général). 1 Je ne peux pas m’arrêter ici à débrouiller ces paradoxes (au demeurant très différents l’un de l’autre), mais bien sûr il faut le faire-! 15 Éthique - et toc ! Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0012 L’éthique est donc par principe faillible, incertaine, difficile, exploratoire. Son exigence déborde toujours ses capacités normatives-: elle est au-delà de toute norme puisqu’elle ne peut déduire ses préceptes (ou règles, ou critères, ou conseils, ou évaluations…) d’aucune axiologie donnée. Depuis Platon, le «-bien-» est dit «-au-delà de l’étant-»-: pour nous aujourd’hui un tel au-delà n’est surtout pas hors de l’étant mais bien plutôt en lui, parmi nous, entre nous et dans le monde en général. Quatre philosophes peuvent être évoqués pour poser quatre repères par rapport auxquels situer le questionnement et l’agir éthiques. Je les dispose - on verra pourquoi - ordre historique inversé. Derrida aura affirmé que l’éthique n’est possible que si elle est pensée dans un rapport essentiel avec l’impossible-: s’il ne s’agit pas de se conduire selon un code donné, alors il faut entrer en rapport avec l’impossibilité de tout code complet et définitif. En ce sens, l’exigence éthique ne peut jamais être satisfaite - mais c’est pourquoi elle est d’autant plus exigeante. Levinas aura situé l’éthique au-delà de l’ontologie, ce qui revient à n’affirmer l’être que dans le rapport, et le rapport comme plaçant l’autre avant ou par-delà le même. Ce qui, de l’autre, me fait responsable de lui, c’est l’invisibilité de son visage, le caractère inépuisable de son altérité. Kant, bien plus tôt mais au moment décisif de la rupture de la vérité métaphysique, aura affirmé que l’éthique concerne les lois non données de la liberté - dont la première est l’impératif de considérer l’homme (quel qu’il soit et quoi que ce soit) comme une fin. Impératif qui n’est intimé par aucune autre instance que celle de la raison elle-même-: en tant que liberté, elle s’oblige à être libre en et pour chaque être raisonnable. Spinoza enfin aura, le premier et le seul, nommé «- éthique- » son traité de philosophie première. La pensée de ce qui est véritablement ne peut consister en effet que dans l’agir et dans l’affect par lesquels je tends à me saisir moi-même inséré dans la seule liberté qui soit-: celle de la substance universelle - -deus sive natura en vertu de quoi la transcendance n’est rien d’autre que l’immanence qui s’ouvre à elle-même. 6. - Aucun d’entre eux, sans doute, n’aura pu savoir à quel point la substance universelle est capable, dans sa poussée humaine, de se transformer jusqu’à entrer dans des mutations si considérables qu’aucune finalité, aucun principe ne peut plus être invoqué comme garant d’un agir qui se sait exposé à un impossible tel qu’il pourrait aussi bien représenter non plus l’homme comme fin de la nature mais la fin de l’homme et de la nature comme ethos ultime, à lui-même inévitablement obscur. C’est sur le fond sans fond de cette obscurité qu’il faut, non pas abandonner toute exigence de justice, de dignité, d’égalité et de fraternité- : au contraire il faut renouveler ces exigences (et toc- ! …) par une énergie tirée 16 Jean-Luc Nancy Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0012 de ceci-: aucune «-valeur-» transcendante ni aucun «-idéal-» ne les soutient et qu’elles valent seulement comme le sens de l’aventure insensée qui se confirme être la nôtre. L’ethos en somme d’un groupe ou d’une communauté en errance, ouvrant les yeux sur la nuit qui l’entoure - et les ouvrant bien grand.