Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0013
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Les fidélités du poète
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2020
Jean-Michel Maulpoix
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0013 Les fidélités du poète Jean-Michel Maulpoix «-La façon dont on parle, c’est cela l’éthique-» (Giorgio Agamben) «-Buter contre les limites du langage, c’est l’éthique-» (Ludwig Wittgenstein) Depuis le milieu du XIX e siècle, la poésie française n’a cessé d’en rabattre 1 dans ses espérances et de réviser à la baisse ses prétentions, telles qu’avait pu les exalter le romantisme-: ouvrir un accès à l’idéalité, réinventer la vie, chasser les tyrans, éradiquer le mal, conduire les peuples vers la lumière, et conférer un semblant d’immortalité aux objets de son chant… De moins en moins capable de célébration, moins harmonieuse, moins élevée, parlant volontiers à voix basse, plus assourdie et discordante, elle s’est faite plus critique et en fin de compte plus juste et plus soucieuse de ce qu’Yves Bonnefoy appelle la «-vérité de parole-» 2 . C’est avec Baudelaire que le processus de refroidissement lyrique, soutenu par une impitoyable ironie, a commencé. Son œuvre introduit en effet dans la poésie une acuité critique et une puissance de pénétration nouvelles, celles de la «-raison poétique-» 3 qui se fait puissance d’examen, implacable instrument avec lequel considérer comme à la loupe les plis et replis de l’âme humaine. C’est avec Baudelaire que se fait jour une nouvelle vocation éthique de la poésie, qui ne se satisfait désormais ni d’arranger les choses ni de les sublimer en distribuant de la beauté d’une main et de l’autre du rêve,-mais s’attache à montrer le monde tel qu’il est-! 1 «-Il faut en rabattre-» écrit Mallarmé dans «-Quant au livre-», Divagations, Poésie/ Gallimard, p. 268. 2 Yves Bonnefoy, La Vérité de parole, Mercure de France, 1988. 3 J’emprunte cette formule à Michel Deguy qui a publié en 2000 La Raison poétique aux Éditions Galilée. 18 Jean-Michel Maulpoix Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0013 Rigueurs du poème La dimension éthique de l’écriture résulte de l’implication singulière du sujet dans le travail de la langue, fond et forme étroitement confondus. Elle tient à son engagement dans cette tâche (que va-t-il au juste y risquer- ? ), comme à la force des enjeux du texte. Cela suppose notamment un refus de la gratuité ludique, des tentations esthétisantes et des complaisances narcissiques. La poésie doit se faire pensante (ce qui ne veut pas dire dissertative) et renoncer à certaines facilités pour constituer un lieu éthique. C’est d’abord de l’ensemble de ses choix que le poète est responsable-; c’est à la rigueur de ses refus qu’il s’apprécie, et donc à la façon dont il se montre capable de mettre la poésie même en cause pour la ressaisir 4 . L’éthique du poème-se joue ou se rejoue à tout moment dans l’ajustement de son rapport au réel-: Que dit-il-? Jusqu’où se porte-t-il-? Que montre-t-il-? À quel prix-? En arrachant la gaze de quels rideaux-? Rapporte-t-il de l’invisible-? Que nous apprend-il sur nous-mêmes-? Si sa tâche n’est ni de narrer ni d’instruire, l’enjeu du poème n’est pas non plus de distinguer le bien du mal, comme le ferait la morale, mais de se porter avec les mots au plus près de la vérité humaine, si difficile à atteindre et à dire soit-elle-! Il faut alors que les mots effectuent un parcours au plus près des conduites, des attaches et des affects, vers le «-dedans- » le plus caché. Car l’éthique, c’est aussi bien la réalité du mouvement, ce que résume assez bien le titre de l’un des derniers livres publiés par Henri Michaux, Déplacements, dégagements, puisqu’il s’agit de faire apparaître ce qui est, autant que de s’extraire de la glu des apparences trompeuses et des faux semblants. Pour une grande part, l’éthique du poème tient à la puissance de pénétration de son écriture, à son aptitude à saisir, à sa force réactive et sa capacité à «-tenir à distance les puissances du monde hostile-», en premier lieu en les faisant apparaître, en leur prêtant figure. Dès lors, la portée éthique du poème se trouve directement liée à l’expérience même des limites dont la poésie est le lieu-; elle a à voir avec l’épreuve du dérèglement comme avec l’ensemble des «-incidents-» de l’existence. 4 Ainsi, lorsqu’Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet engagent dans les années 1950 une critique de l’image n’est-ce pas au nom de considérations esthétiques, mais en vue d’une plus juste «-vérité de parole-»-? 19 Les fidélités du poète Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0013 Un amer savoir Il semble ainsi que paradoxalement la valeur éthique de la poésie tienne pour une grande part aux liens privilégiés qu’elle paraît entretenir avec l’obscur, le caché, le «-mal-», et à la voix qu’elle leur prête, au lieu de simplement les faire taire ou essayer de les oublier. Comme l’écrit Paul Celan dans Le Méridien-: «-Il s’agit là d’une sortie hors de l’humain, de se transporter dans un domaine qui tourne vers l’humain sa face étrange 5 -». Si donc la poésie peut être un lieu de rude vérité, c’est en montrant la créature telle qu’elle est, jusque dans des recoins dissimulés. Yves Bonnefoy parle en ces termes du savoir du poème-: Une théologie négative. La seule universalité que je reconnaisse à la poésie. Un savoir, tout négatif et instable qu’il soit, que je puis peut-être nommer la vérité de parole […] Et un «-amer savoir-», certes, puisqu’il confirme la mort 6 . Épreuve de vérité, voilà que la poésie cesse d’être un doux mensonge pour devenir un «-amer savoir 7 ». Elle n’est plus langue des dieux, mais des hommes. Elle déchire les rideaux pour faire apparaître l’obscur et le caché. Et c’est la beauté même que Rimbaud trouve «-amère-» au début d’Une saison en Enfer…, comme est amère la vérité quand elle a déchiré les voiles et fait tomber les unes après les autres les illusions. Auprès de cet «- amer savoir- », une place doit être ménagée pour ce que la philosophe espagnole Maria Zambrano appelle les «- vérités inconvenantes 8 -», telles qu’elle les évoque dans son essai Philosophie et poésie-: celles qui reconnaissent par exemple la vigueur du désir et l’attrait du plaisir, le parti pris du sensible et du fugace… Ce sont des vérités d’expériences, situées au plus près de l’exister quotidien… Elles s’inscrivent dans la perspective d’une finitude acceptée et correspondent à l’amour des choses terrestres dans leur diversité, au goût pour les apparences et le multiple, à l’attachement au périssable et au temps de la vie, à la chair, à l’instant, comme à tout ce qui se dérobe, aux ombres, aux mystères, aux fantômes mêmes du souvenir-: c’est là toute l’unité dont est capable le poète, bien différente de celle que poursuit le philosophe. 5 Paul Celan, Le Méridien et autres proses, Le Seuil, 2002, p. 67. 6 «-L’acte et le lieu de la poésie-», L’Improbable, Gallimard, Folio, 1992, p. 128. 7 «- Amer savoir celui qu’on tire du voyage- » écrit Baudelaire dans le poème des Fleurs du Mal intitulé «-Le voyage-». 8 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, José Corti, 2003, p. 16. 20 Jean-Michel Maulpoix Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0013 L’interlocuteur providentiel Ainsi entendue, la poésie appelle une lecture qui ne saurait être passive ou distraite. De l’ordre de l’implication, elle résulte souvent de l’interpellation directe du lecteur, constitué par le poète même en «- interlocuteur providentiel 9 »-: elle instaure dans la distance un partage dont ni l’émotion ni la reconnaissance ne sont absentes. Et cela d’autant plus que le sujet lyrique est variable, fluctuant, pressant et empressé, désireux souvent de parvenir à stabiliser ses propres traits à travers l’épreuve d’un désordre et d’une dépossession. N’est-ce pas alors deux subjectivités qui se rencontrent, l’une établie dans le texte à travers une voix, l’autre sollicitée et peut-être modifiée par lui-? Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, «-expriment-» moins leurs sentiments qu’ils ne suscitent les miens, fût-ce obscurément, voire sans que je puisse vraiment savoir combien mon propre rapport au langage peut être affecté par l’acuité et la singularité du leur. Chacun peut le vérifier-: les jeux et les enjeux de la lecture sont mystérieux-: d’étranges sympathies s’y font jour à travers le seul jeu des mots… Dans cette perspective, il conviendrait de réexaminer la question du rapport à l’autre dans l’écriture poétique. Jusque dans la distance, une proximité est recherchée que l’interlocution manifeste, en direction des «- frères humains-» (Villon), ou des «-amis inconnus-» (Supervielle). Si le poète cherche «-un tu à qui parler-» (Celan), ce n’est pas un lecteur idéal et abstrait, mais une oreille attentive et une forme d’attachement. Le savoir de l’attachement Attachement à autrui et attachement au monde, la poésie serait cette espèce singulière de savoir qui passe par la constitution d’une relation élective- : avec les êtres, les lieux, les instants, les choses… Et ce lien affectif entretient ce que Gracq appelle «-le sentiment de la merveille-»-: Il n’y a pas, il n’y a sans doute jamais eu de grand poète […], de poète si sombre, si désespéré qu’il soit, sans qu’on trouve au fond de lui, tout au fond, le sentiment de la merveille, de la merveille unique que c’est d’avoir vécu dans ce monde et dans nul autre. 10 9 La formule est empruntée à l’essai de 1913 d’Ossip Mandelstam «-De l’interlocuteur-», De la poésie, Gallimard, 1990, p. 64. 10 Julien Gracq, «-Pourquoi la littérature respire mal-», Préférences, José Corti, 1960 21 Les fidélités du poète Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0013 Cette co-naissance (Claudel) qui adhère au monde, ce «-naître avec-» qui le redécouvre sans cesse, est étroitement solidaire de ses objets. Comme l’écrit encore Maria Zambrano, «-le poète ne sent pas la réminiscence, mais hôte à part entière de ce monde, il l’aime et se sent lié à ses plaisirs 11 - ». Il vit «-selon la chair-», c’est-à-dire comme cet éphémère que sa finitude, dont il est douloureusement conscient, rend solidaire des beautés fugitives de ce monde. À l’instar de Rainer Maria Rilke, il répète volontiers «- Hiersein ist herrlich-» (Être ici est magnifique 12 ). Loin de toujours aspirer à l’idéalité du céleste, il apprend à réaffirmer son attachement au terrestre tel qu’il y séjourne et y passe «- une fois seulement. Une fois et pas plus 13 - ». Ce sont là autant de traits qui le distinguent du philosophe et l’écartent de l’univers des concepts ou des idées, au profit des apparences, des plaisirs et des souffrances du sensible. Et c’est à l’évidence par là que nous entrons dans le savoir du poème qui est un savoir sensible autant qu’un savoir du sensible. De sorte que parmi les «-vertus-» que l’on pourrait attacher à la figure du poète (réputée par ailleurs si peu vertueuse-! ), il y aurait la paradoxale fidélité de cet infidèle souvent dépeint comme une abeille volage-: une fidélité au sensible, une «-fidélité à ce qui lui est donné-», c’est-à-dire à ce monde, au visible dont ne saurait se couper ou s’arracher cet être curieux de l’invisible qu’il est par ailleurs aussi. Ce motif de la «- fidélité- » revient avec une certaine insistance sous la plume de René Char. Par exemple dans le poème «-Allégeance-»-: Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus-; qui au juste l’aima-? Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L’espace qu’il parcourt est ma fidélité. Il dessine l’espoir et léger l’éconduit. Il est prépondérant sans qu’il y prenne part. 14 - «-Notre force est dans la fidélité-» écrivait Camus à René Char… Fidélité à la réalité même de ce monde et à la lumière qui l’éclaire, comme à la parole qui le nomme. 11 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, José Corti, 2003, p. 47. 12 Rainer Maria Rilke, «-Septième élégie-», Élégies de Duino, Poésie/ Gallimard, p. 82- 83. 13 Id., «-Neuvième élégie-», p. 97. 14 René Char, «-Allégeance-», Fureur et mystère, Gallimard/ Poésie, p. 219. 22 Jean-Michel Maulpoix Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0013 La fidélité au désir Et cette fidélité est aussi bien une fidélité au désir, c’est-à-dire une fidélité à ce qui manquera toujours, ou à l’énergie même du manque. Comme une toupie, la poésie tourne indéfiniment dans la langue qui est le lieu même du désir, le lieu de la tension vers-: vers l’objet, vers le sens, vers l’inaccessible 15 . La fidélité au désir est fidélité à la langue-: pour la psychanalyse freudienne ou lacanienne, notre désir est constitué par notre rapport aux mots. Par la langue et dans la langue se vérifie l’impossible fusion (aussi bien parfois que la tentation maladive de la confusion). À la possession se substitue la relation. À la quête effrénée de la satisfaction des plaisirs se substitue la quête du sens. Faute de jamais posséder l’objet (et de pouvoir combler en lui l’étendue d’une demande d’amour), la poésie ne cesse de se tourner vers lui pour le faire valoir. Elle valorise ce qui lui manque, elle en «-réalise-» l’amour en quelque manière en s’adressant à lui et en l’adressant à autrui. De sorte qu’en même temps que le nom de l’attachement, «-amour-» serait le nom même du manque… Et la poésie le lieu où à travers tout un réseau de liens il s’apprivoise. C’est dans le tissage du langage poétique (et notamment dans la façon dont le sujet lyrique fait jouer ses «-voix intérieures-») que se règle le désir, qu’il organise ses liens. Qu’est-ce qu’un poème, sinon une texture de langage-: l’état de ce qui est tissé dans la langue, parfois toile d’Athéna, parfois toile d’Arachné, parfois brûlante tunique de Nessus qui punit l’infidèle… C’est, me semble-t-il, à travers la singularité de ce tissage, à la fois savant, précieux et pernicieux, que la dimension éthique du poème peut être appréhendée, puisque cette qualité très singulière dépend à la fois de l’agilité du sujet lyrique et de la rigueur de son implication dans l’écriture. Bien que ce ne soit pas l’unique raison d’être de la poésie, il me semble qu’un texte vaut d’arracher quelque chose au silence, à l’informulé, au caché et au négatif, pour le tisser dans sa toile faite de mots, le tendre, le montrer et le partager avec autrui. En cela, la poésie s’avère inépuisable, engagée dans une histoire qui fait corps avec celle de l’espèce humaine. En cela, elle affirme sa valeur éthique. 15 «- Désir- », en allemand, se dit Wunsch. C’est le mot originel employé par Freud. Ce mot signifie «- souhait- », «- vœu- » ce qui est loin de le relier directement à la sexualité. De même, le mot latin desiderare signifiait regretter l’absence de l’astre sidus… Dans les deux cas, le désir est solidaire d’une attente et d’une recherche.
