Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0014
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2020
452
La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne
121
2020
Alexandre Bies
oec4520023
Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Alexandre Bies Université de Nice Sophia Antipolis-- CRHI La revendication de «- l’art pour l’art- » dans la société victorienne, loin d’être l’affirmation d’une position privilégiée dont devrait bénéficier l’artiste, comme une autorisation d’impunité, doit être comprise dans le contexte où prime de manière absolue, dans l’appréciation de l’art, sa composante morale. Tout élément d’ordre artistique en revanche, consistant dans la composition ou le style, est largement déconsidéré, au seul profit du caractère apologétique d’une œuvre qui doit soutenir le progrès moral de l’homme et consolider les valeurs de la société victorienne, si bien que toute entorse à de telles exigences frappe l’œuvre d’une irrévocable indignité. Une telle opposition trouve une résonnance à travers les débats actuels, inaugurés par le «-tournant éthique-», qui renoue après une période largement dominée par l’autonomisme esthétique 1 , avec la prise en considération d’une approche critique d’ordre moral. La mise en cause de la prédominance du formalisme esthétique qui prévalait depuis le XIX e siècle, a laissé la place à de nombreuses interrogations sur la dimension morale des œuvres d’art et l’importance à donner à l’élément éthique dans la création aussi bien que dans l’appréciation de l’œuvre d’art. Ainsi, bien des interrogations mises entre parenthèses par les théories de «-l’art pour l’art-», resurgissent, de telle sorte que la valeur de l’œuvre ne saurait plus se résoudre exclusivement dans son aspect esthétique et devrait prendre en considération sa portée 1 Carole Talon-Hugon (dir.), «- Introduction- » à Art et éthique. Perspectives anglo-saxonnes, Paris, PUF, 2011. Un tel geste est pensé alors comme une manière de remettre en cause une conception dominante voulant qu’on considère l’œuvre d’art abstraite de tout contexte, autrement dit aussi bien de la réalité propre à l’auteur, que de sa situation socio-politique, pour ne l’envisager que comme un univers fonctionnant selon ses lois propres. L’influence du structuralisme notamment aura conduit à n’envisager une œuvre qu’en fonction du style et de ses artifices littéraires pour nier toute autre considération. À ce titre, Noël Caroll ironise en considérant comme une nouveauté la tendance à intégrer une dimension éthique dans l’étude de l’art, au regard du dogme auquel il avait pu être soumis dans sa formation universitaire, affirmant la parfaite autonomie de l’œuvre, au regard de quoi «-parler de l’art d’un point de vue moral trahissait un manque de goût ou d’intelligence-». (Noël Caroll, «-Le moralisme modéré-» in Art et éthique. Perspectives anglo-saxonnes, Idem, p. 37). 24 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies éthique pour déterminer sa véritable qualité 2 . Berys Gaut, défenseur d’une position éthiciste, peut affirmer, à ce titre-: «-la critique éthique de l’art est une activité esthétique véritable et légitime, […] l’appréciation éthique des attitudes qu’affichent les œuvres d’art est un aspect légitime de l’évaluation esthétique de ces œuvres 3 -». Cependant, face à la critique de l’insuffisance des théories de “l’art pour l’art”, des critiques contemporains revendiquent l’héritage wildien 4 dans l’affirmation de la nécessité d’une perception exclusivement esthétique, tenant la morale à l’écart, en vue d’une compréhension véritable de l’œuvre d’art. Wilde semble en effet marquer, de manière historique, non seulement une position radicale, mais surtout, face à l’éthicisme platonicien, une position opposée et structurante du champ de réflexion consacré aux rapports entre l’art et la morale. Face à la résurgence d’une critique éthique, le débat contemporain trouve également parmi ses représentants des opposants, tel Richard Posner qui réaffirme en écho à Wilde, la séparation entre l’art et la morale-: J’accepte la thèse de Wilde - le credo de l’esthétisme, de «-l’art pour l’art-» - si l’on entend par là que le contenu moral et les conséquences morales d’une œuvre littéraire n’ont rien à voir avec sa valeur littéraire. 5 Notre étude visera à montrer la tension à l’œuvre dans l’esthétisme par rapport à la morale victorienne, dont il juge d’une part qu’il est illégitime de tenir l’éthique pour l’unique critère d’appréciation des œuvres, et d’autre part, parce qu’il conteste cette morale particulière en raison d’un rigorisme qui mutile la vie même. Enfin, toute dimension éthique n’est cependant pas écartée, mais on peut comprendre le geste de l’esthète comme une critique à l’égard de la morale établie, imposant à l’individu des règles générales qui interdisent à chacun de s’épanouir pleinement, pour lui substituer une esthétique de l’existence plus favorable à la réalisation de soi. 2 Idem, p. 38-: «-ces développements apportent un correctif salutaire au formalisme et à la doctrine de l’autonomie artistique qui l’accompagne.-» 3 Berys Gaut, «-La critique éthique de l’art-», Idem, p. 49. 4 Richard A. Posner, «-Contre la critique éthique-», Idem, p. 115-: «-Oscar Wilde est célèbre pour cette remarque ‘Dire d’un livre qu’il est moral ou immoral n’a pas de sens. Un livre est bien écrit ou mal écrit, c’est tout’-». Auden lui fit écho, disant dans son poème à la mémoire de William Buter Yeats que la poésie ne fait rien arriver (bien que le poème dans son ensemble nuance cette exagération), de même que Croce, ainsi que des critiques formalistes comme Cleanth Brooks, figure d’autorité chez les Nouveaux Critiques, qui insistaient sur le fait que l’édification était du ressort de la religion mais non de la poésie. 5 Idem, p. 116. 25 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 I. La critique morale de la société victorienne À propos de la préface du Portrait de Dorian Gray, selon laquelle un livre n’est ni moral ni immoral mais bien ou mal écrit, et qui vaut comme une sorte de manifeste professant l’hermétisme entre l’art et la morale 6 , Richard Posner écrit, dans l’article qu’il rédige pour dénoncer la critique éthique, que Wilde «-défiait la sagesse conventionnelle de son époque-». En effet, la société victorienne partage l’opinion selon laquelle l’art a un effet moral sur le lecteur ou le spectateur et une telle efficacité pratique de l’art oblige donc à le soumettre à des principes éthiques sévères. On comprend, dès lors, en quoi l’affirmation de Wilde n’est en rien le bon d’un esthète revendiquant une position d’exception qui lui octroierait une sorte de privilège aristocratique s’exemptant des réalités politiques et sociales. Au contraire, il s’inscrit dans un rapport polémique extrêmement fort envers la société et même dans un mouvement de réaction ou de résistance 7 . Wilde peut écrire, par exemple, avec humour, à propos du manque de considération accordée aux préraphaélites- : «- Tout ignorer de ses grands hommes est un des principes fondamentaux de l’éducation anglaise. […] En Angleterre, alors comme aujourd’hui, il suffisait à un homme d’essayer de produire quelque œuvre sérieuse et belle pour perdre tous ses droits de citoyen 8 .-» Il rend ainsi bien compte, de l’accueil mitigé reçu par le groupe d’artistes, à l’occasion de la première exposition. Lorsque William Michael Rossetti évoque la naissance de la confrérie des préraphaélites, il souligne le 6 Idem, p. 120-: «-Lorsque Wilde formulait l’aphorisme que j’ai cité au début, dans la préface de son roman scandaleux (quoique, ironiquement, éminemment moraliste) Le Portrait de Dorian Gray, il défiait la sagesse conventionnelle de son époque. Pratiquement tout individu bien-pensant aurait dit alors que se plonger dans des monuments littéraires de la civilisation occidentale rend meilleur. Pour beaucoup, cela ne représente plus maintenant qu’une autre platitude victorienne pieuse qui part en miettes.-» 7 Louise Rosenblatt, L’idée de l’art pour l’art dans la littérature anglaise pendant l’époque victorienne, Paris, Honoré Champion, 1931, p. 16-: «-C’est parce que la société victorienne produisit une conception aussi extrême des buts moraux de l’art jointe ordinairement à de l’hostilité ou à de l’indifférence envers les valeurs esthétiques, et parce que ce moralisme s’imposait à la littérature du milieu du siècle aussi agressivement, que certains écrivains furent finalement poussés par réaction, à accentuer leur opposition à cette idée du rôle social de l’artiste. Ce moment venu, on trouvait que des écrivains romantiques français avaient déjà développé l’idée de l’art pour l’art et pouvaient présenter aux écrivains anglais leur exemple pour les encourager à adopter cette attitude révolutionnaire, aussi bien qu’une formule à employer comme cri de guerre.-» 8 Oscar WILDE, «-La Renaissance anglaise de l’Art-», trad. J. de Langlade in La critique créatrice, Bruxelles, Éditions Complexe, 1989, p. 40 26 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies fait qu’ils élaborent leur conception de l’art avant tout dans le rejet 9 . Après avoir dressé la liste des motifs de contestation qui animent les artistes et les conduit à se révolter contre la vision de l’art en vigueur, il peut conclure en déterminant leur attitude comme étant celle de l’opposition radicale, autrement dit l’affirmation d’un contre-modèle parfait visant à contredire exactement les éléments d’un art stérile 10 . En effet, l’état de l’art à cette époque est bien celui d’un manque de vitalité et d’une sclérose qui est le fait d’un académisme qui ne parvient pas à se renouveler en inventant des formes nouvelles au lieu de se soumettre imperturbablement aux mêmes règles. Un tel constat est largement partagé par Matthew Arnold, qui dénonce une époque exclusivement matérialiste et qui se détourne des œuvres de la culture 11 . Ce qu’il nomme culture consiste à développer de manière harmonieuse l’ensemble des facultés humaines chez tous les hommes 12 . Un tel projet est d’autant plus important pour le monde moderne où la société est devenue mécanique 13 , délaissant ainsi une part essentielle de l’homme. L’homme victorien est un être mutilé qui se détourne de sa propre existence sensible. L’obsession du rendement et du bénéfice dans le contexte du fort essor industriel décrit alors le tempérament dominant de la société victorienne, au point que Louise Rosenblatt peut parler de deux éthiques inconciliables entre l’artiste et le bourgeois 14 . Dans l’analyse qu’elle propose de la situation de «-l’art pour l’art-» dans la seconde moitié du XIX e siècle anglais, elle insiste sur la forte inscription d’un tel mouvement dans le contexte politique et social très précis de la littérature et de l’art en général-: Le dix-neuvième siècle en Angleterre fut avant tout une période de transition. Les immenses changements économiques posaient un problème social 9 William Michael Rossetti, The Germ: Thoughts towards Nature in Poetry, Literature and Art, London, Elliot Stock, 1850, p. 6. 10 Idem. 11 E. Hilda Dale, La poésie française en Angleterre 1850-1890. Sa fortune et son influence, Paris, Didier, 1954, p.-28-: «-Arnold aurait pardonné à ses compatriotes de ne pas comprendre la poésie, même de ne pas la désirer. Ce qu’il ne pouvait tolérer c’était que, dans sa poursuite de la prospérité matérielle, le pays perdit tout idéal plus élevé.-» 12 Matthew Arnold, Culture and Anarchy. An essay in political and social criticism in Works, vol. VI, Londres, Macmillan and Co., 1903, p. 12. Cf. E. Hilda DALE, op. cit., p. 31-: «-Arnold est convaincu qu’en dernier lieu le but de la poésie est d’élever l’homme, de l’arracher à ses préoccupations matérielles.-» 13 Idem, p. 13. 14 Louise Rosenblatt, op. cit., p. 16-: «-Il est impossible de parler d’aucun aspect de la pensée anglaise sous le règne de Victoria sans constater que c’est l’époque de la domination de la bourgeoisie.-» 27 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 nouveau et compliqué et amenaient de grands réajustements sociaux et politiques. Il était inévitable qu’une telle période d’expansion matérielle, d’aussi grands changements dans l’ordre pratique produisissent partout une préoccupation des valeurs matérielles et pratiques, du monde tangible de l’action. Le bourgeois - industriel ou commerçant - avide de profiter des nouveaux développements matériels, représente la mentalité la plus typique du temps. Dans ce sentiment de l’importance suprême de la vie d’action, le bourgeois trouvait l’utilitaire et l’évangéliste d’accord avec lui. A une époque où l’organisation pratique de la vie posait tant de problèmes, dans une société en transformation, il était naturel que les hommes, pour des motifs intéressés ou désintéressés, se concentrassent sur le monde réel de l’action et sur ses valeurs. 15 En effet, à cette époque, la société anglaise est en plein essor industriel. Outre la prédominance des préoccupations d’ordre matériel qui définit à ses yeux l’idéal bourgeois dominant, on peut noter de manière plus spécifique une transformation de la réalité éditoriale et critique et même du public. Le développement de la presse aussi bien que des maisons d’édition conduit, par une plus grande diffusion, à l’apparition du grand public qui, plus que jamais, exerce une influence conséquente sur la création artistique. Alors que l’art était demeuré longtemps réservé à un public de connaisseurs, le progrès démocratique qui se joue notamment par le biais de l’éducation donne naissance à une «- grande masse inspirée par l’idéal bourgeois qui fixait le niveau du goût esthétique 16 -». Ceci tendrait à expliquer la scission entre les artistes et le public, qui ne serait pas tant le fait d’une posture élitiste et méprisante, d’esthètes adoptant une attitude aristocratique, mais le résultat d’une incompréhension, et de la violence exercée par un tel public sur la création artistique qu’il condamne pour des raisons diverses, comme sa nouveauté 17 ou son immoralité. Le critique, quant à lui, consiste essentiellement dans le «-reviewer-» qui adopte le point de vue majoritaire et se fait ainsi le porte-voix de la critique exprimée par l’opinion en donnant de la résonnance aux indignations face aux entorses à la moralité. Dans un univers obsédé par la rentabilité et ayant posé au principe de toute organisation sociale l’impératif de l’utilité, l’art doit à son tour justifier son existence et le critique évalue essentiellement la portée pratique de l’œuvre. L’art ne bénéficie pas de traitement de faveur et semble être considéré comme une marchandise quelconque, ou alors, si elle 15 Idem, p. 17. 16 Idem, p. 24. 17 E. Hilda Dale, op. cit., p. 23- : «- à ses yeux, le nouveau est souvent synonyme de mauvais et elle condamne ce qui lui paraît, non pas du mauvais art, mais de la mauvaise moralité.-» 28 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies est œuvre de l’esprit, elle doit rendre compte de la noblesse de ses intentions par un programme didactique et édifiant-: Ce point de vue étroit, insulaire, qui ignore les valeurs esthétiques, a été, d’une façon générale, celui de la majorité des lecteurs et, il faut le dire, de bien des critiques de l’époque. En ce qui concerne les mœurs, l’exemple avait été donné par la Reine, qui exigeait un mode de vie, une tenue morale des plus stricts. Sa condamnation absolue de tout ce qui pourrait souiller la pureté de la vie de famille, ou diminuer le pouvoir de la religion, comptait pour beaucoup dans l’attitude de la nation entière à cet égard. 18 Dès lors, soumise à de telles exigences, la littérature anglaise depuis 1850 subit un tournant réaliste, influencée par la prospérité matérielle et les dernières découvertes scientifiques, de telle sorte que le roman social de Dickens, de Trollope ou de Kingsley par exemple, ont en commun «-un ton moral d’une pureté rassurante 19 -». Dès lors, «-la critique se refuse à distinguer entre l’éthique et l’esthétique 20 - ». Elle est essentiellement morale, restant aveugle aux caractéristiques artistiques des œuvres, condamnant ainsi des œuvres de qualité et valorisant des œuvres médiocres dont elle félicite les preuves de moralité. Dans un tel contexte, l’art a nécessairement une dimension pragmatique, autrement dit une efficacité sur le monde réel à travers une influence morale. Selon cette conception, l’art ne saurait se tenir en retrait et ce n’est qu’à partir de ses effets que l’on doit juger une œuvre, en écartant l’œuvre nuisible pour ne conserver que celle qui est conforme aux valeurs de la société victorienne-: Insensiblement l’idée que la littérature tient son importance de son influence possible sur la vie pratique, égarera la critique littéraire qui adoptera à tort des attitudes semblables devant les problèmes de la vie et devant ceux de la littérature. Tel l’homme inculte qui ne voyant pas de différence entre la vie et l’art, crie pour avertir la victime dans une tragédie. Abordant la littérature avec l’esprit pratique et utilitaire qui régnait dans la vie, le critique moyen, au lieu de goûter le rythme émotionnel d’un livre, l’unité architectonique d’un roman, la beauté lyrique d’un poème, se soucie surtout de déterminer si le sujet de l’œuvre ne serait pas immoral dans la vie réelle-: donc peut-être capable de suggérer des actions immorales aux lecteurs. Cette absorption de 18 Idem, p. 27. 19 Idem, p. 26 20 Idem, p. 20 29 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 toute autre considération par le souci de l’effet pratique trouvait des expressions très variées, et plus ou moins extrêmes. 21 On comprend dès lors l’importance pour les tenants de l’esthétisme de défendre le caractère désintéressé de l’art, de manière à le soustraire à l’évaluation pratique 22 . La défense de ‘l’art pour l’art’ s’inscrit donc en opposition avec l’idée d’une efficacité de l’art par la revendication de son inutilité. En tant qu’activité improductive, elle s’exempte des modalités ordinaires de l’action et de la production pour bénéficier d’un régime spécifique qui interdit de l’envisager sous un angle utilitaire-: C’était alors dans le bourgeois, sobre, rationnel, pratique et «-respectable-» que l’époque victorienne trouvait son type idéal. En effet, on a remarqué que le terme bourgeois, comme le terme middle class en anglais, évoque maintenant un caractère et un tempérament plutôt qu’un rang social. Et ce qui est très important, ce tempérament que louait l’âge victorien, est foncièrement anti-esthétique. 23 L’esthétisme se définit alors, bien que semblant revendiquer une position d’exception et d’extériorité par rapport à la vie sociale et politique, par la mise entre parenthèses de toutes les valeurs extra-esthétiques, en s’inscrivant profondément dans ce contexte et dans un mouvement de réaction contre la société victorienne. 21 Louise Rosenblatt, op. cit., p. 31 22 Noël Caroll, «-Le moralisme modéré-» in op. cit., p. 39-41-: «-L’autonomisme, quelle qu’en soit la forme, fournit un antidote aux idées de Platon, Tolstoï et autres innombrables critiques d’art puritains. En s’opposant à eux, l’autonomiste affirme que l’art a une valeur intrinsèque, qu’il n’est et ne devrait pas être soumis à des fins extérieures ou ultérieures, comme par exemple la promotion de l’enseignement moral. En cela, l’autonomisme fait appel à l’intuition - à vrai dire il ne s’agit peut-être que d’une intuition moderne marquée par l’autonomisme - que les œuvres d’art peuvent peut-être avoir de la valeur, en vertu de la beauté qu’elles livrent à une attention désintéressée, indépendamment de leurs retombées sociales.-[…] une évaluation morale ne saurait être une mesure adéquate de la valeur artistique, […] l’art a une valeur intrinsèque et qu’il possède ses propres bases uniques d’évaluation-; l’art a ses fins propres et donc ses critères propres d’évaluation.-» 23 Louise Rosenblatt, op. cit, p. 19. 30 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies II. La théorie de « l’art pour l’art » anglais Wilde condamne tout rapport hétéronome à l’art et au beau, qui pervertit l’expérience vraie de l’art, celle-ci devant être ramenée à son élément essentiel, à savoir le sensible lui-même. Pour cette raison, la règle morale, comme bien d’autres encore, demeurent inopérantes face à l’œuvre d’art et nous la font manquer faute d’une attitude ou d’une perception adéquate, puisque, s’agissant d’un tableau par exemple, dans le cadre des art-plastiques, il s’agit avant tout d’-«-une surface couverte de belles couleurs, rien de plus 24 -». Ce n’est pas le sujet qui compte en vertu de ce primat de la forme, ou du moins de cette unité de la forme et du fond dont la musique donne le paradigme comme modèle de tous les arts. Cette négation du contenu condamne toute forme d’art politique ou social dans la mesure où l’art ne serait plus une fin pour lui-même, et soustrait également l’art à toute critique d’un point de vue extra-artistique ou extra-esthétique, notamment moral 25 . En réponse à une critique dénonçant l’immoralité du Portrait de Dorian Gray, Wilde répond en réaffirmant les principes énoncés dans sa préface-: Je suis tout à fait incapable de comprendre comment on peut se placer à un point de vue moral pour critiquer une œuvre d’art. Le domaine de l’art, et celle de l’éthique sont absolument distincts et séparées. 26 Face à une telle situation, Wilde définit dans plusieurs essais l’attitude critique que doit adopter le spectateur. En effet, loin de soumettre l’œuvre à des critères extra-esthétiques, qui sont ceux de la vie ordinaire, et qui sont les principes d’utilité notamment, ou d’autres qui régissent la vie pratique, 24 Oscar Wilde, «-L’Envoi. Introduction à Pétale de Rose et pétale de fleur de Pommier de Rennel Rodd-» in Essais de littérature et d’esthétique (1855-1885), trad. A. Savine, Stock 1912/ Paris, Éditions du Sandre, 2005, p.-108: «-et elle ne nous affecte point par des suggestions dérobées à la philosophie, par du sentiment soustrait à un poète, mais par son essence artistique incommunicable, par cette sélection de vérité que nous appelons style, par ce rapport de valeurs qui est la science du dessin en peinture, l’arabesque du dessin, la splendeur de la couleur-; car ces choses-là suffisent pour faire vibrer la plus divine et la plus lointaine des cordes qui font de la musique en notre âme, et la couleur est vraiment, à elle seule, un être mystérieux sur les choses et le ton une sorte de sentiment.-» 25 Oscar Wilde, Intentions, trad. D. Jean, Paris, Gallimard, «- Bibliothèque de la Pléiade- », 1996, p. 788- : «- C’est à l’intérieur et non en dehors de lui-même que l’Art atteint à sa perfection. Il n’a pas à être jugé sur des critères de ressemblance au monde extérieur.-» 26 Oscar Wilde, Lettre au directeur de la Saint-James’s Gazette du 25 juin 1890 [publiée dans la Saint-James’s Gazette le 26 juin 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, trad. H. de Boissard, vol.1, Paris, Éditions Gallimard, 1966, p.-317. 31 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 il convient que le spectateur fasse l’effort de se rendre conforme à l’œuvre pour l’apprécier. Autrement dit, il s’agit pour lui de se rendre réceptif, en mettant entre parenthèses ses préjugés pour adopter les règles qui sont celles qu’exige l’œuvre elle-même-: Si l’on aborde une œuvre d’art avec un quelconque désir d’exercer une autorité sur elle et sur l’artiste, on l’aborde dans un esprit qui rend impossible d’en recevoir aucune impression artistique. C’est à l’œuvre d’art de dominer le spectateur-; ce n’est pas au spectateur de dominer l’œuvre d’art. 27 Celui qui se pose en juge de l’œuvre exerce sur elle une violence destructrice au sens où une telle approche lui interdit de saisir véritablement l’œuvre. Il faut au contraire adopter la perspective que l’œuvre nous dicte pour la percevoir convenablement. Une telle conception renverse le schéma traditionnel en donnant la primauté à cette œuvre. Celle-ci ne saurait être soumise à un sujet qui la juge à partir de ses propres critères et d’un système de valeurs établi mais au contraire, c’est l’œuvre qui doit créer son spectateur. Une telle conception trouve son origine dans l’idée kantienne du beau qui implique le désintéressement 28 . Le premier moment de l’analytique du beau dans la Critique de la faculté de juger, vise à définir la spécificité du jugement esthétique, considéré comme un jugement réfléchissant et non déterminant, autrement dit, ne se prononçant pas sur l’objet mais sur un état du sujet produit par la représentation de l’objet. Après avoir distingué le jugement de goût du jugement de connaissance (§ 1), et mis à l’écart l’intérêt théorique, il pose déjà le cadre d’une réflexion sur le désintéressement comme exigence de l’expérience esthétique 29 , dans la mesure où celle-ci est empêchée dès lors qu’on ramène l’objet à un concept en vue d’une connais- 27 Oscar Wilde, L’âme de l’homme sous le socialisme, trad. D. Jean, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1996, p. 955. 28 Louise Rosenblatt, op. cit., p. 9-10-: «-L’idée de l’art pour l’art est ordinairement associée très intimement â la littérature française et, à notre avis, c’est juste, puisque c’est en France que l’idée devint tout d’abord une force active dans la littérature créatrice, et que la littérature française est le foyer d’où la théorie s’est répandue le plus souvent dans les autres littératures. Au point de vue chronologique cependant, on a montré que les philosophes romantiques allemands au début du XIX e siècle - Kant, Schiller, Goethe, Schelling, Hegel - avaient dégagé et formulé beaucoup des idées et des doctrines qui devaient réapparaître dans la défense de l’art pour l’art, dans la seconde moitié du siècle.-» 29 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A Renaut, Paris, Flammarion, collection «-Bilingue Aubier-», § 2, p. 182-: «-On nomme intérêt la satisfaction que nous associons à la représentation de l’existence d’un objet. Une telle représentation se rapporte donc toujours en même temps au pouvoir de désirer, comme son 32 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies sance, tout comme à son agrément ou à son utilité, c’est-à-dire à sa dimension morale. Le beau n’interdit pas absolument de tels rapports, ne les rend pas impossibles, bien au contraire, ils émanent d’expressions spontanées qui s’imposent à nous. Dès lors, il s’agit bien de définir une attitude, une visée esthétique qui nous oblige à adopter un certain comportement, qui consiste à tenir à distance des intérêts possibles qui recouvrent ou empêchent cette perception singulière 30 . Ainsi, Wilde peut écrire par exemple-: Le spectateur doit être réceptif. Il doit être le violon sur lequel jouera le maître. Et mieux il sera capable de mettre entre parenthèses ses idées sottes, ses préjugés absurdes, ses conceptions ridicules, sur ce que l’art devrait être ou ne pas être, plus grandes seront ses chances de comprendre et d’apprécier l’œuvre d’art en question. 31 Cette attitude esthétique trouvera de nombreux héritiers notamment chez Stolnitz 32 et Dufrenne 33 par exemple qui la décrit sur le modèle d’une relation amoureuse exigeant l’abandon de soi, ou encore chez Genette 34 qui dans le sillage de la philosophie analytique de Goodman défend l’idée d’une attention esthétique. principe déterminant, ou en tout cas comme se rattachant nécessairement à son principe déterminant.-» 30 Nelson Goodman, «-Quand y a-t-il de l’art-? -» in Philosophie analytique et esthétique, trad. Danielle Lories, Paris, Klincksieck 1988, p. 207- : - «- un objet peut être une œuvre d’art à certains moments et non à d’autres. En effet, c’est précisément en vertu du fait qu’il fonctionne comme symbole d’une certaine manière qu’un objet devient, quand il fonctionne ainsi, une œuvre d’art.-» 31 Oscar Wilde, L’âme de l’homme sous le socialisme, op. cit., p. 955-: «-C’est, bien sûr, tout à fait évident en ce qui concerne les Anglais ou les Anglaises ordinaires qui vont au théâtre. Mais c’est également vrai pour ce que l’on appelle les gens cultivés. Car l’idée de l’art que se fait une personne cultivée découle tout naturellement de ce que l’art était autrefois, alors qu’une œuvre d’art neuve est belle d’être ce que l’art n’a jamais été-; et la juger selon les critères du passé, c’est lui appliquer des critères dont le rejet est la condition de sa véritable perfection. Seul un tempérament capable de recevoir, par l’intermédiaire d’un moyen d’expression faisant appel à l’imagination, et dans des conditions faisant appel à l’imagination, des impressions neuves et belles est capable d’apprécier une œuvre d’art.-» 32 Jerome Stolnitz, Aesthetics and the Philosophy of Art Criticism (chapter 1: “The Aesthetic Attitude”) in Philosophie analytique et esthétique, trad. Danielle Lories, Paris, Klincksieck, 1988, p. 105. 33 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, PUF, 1953, p. 531-: «-Nous avons assez dit que l’accueil fait à l’objet esthétique est d’autant plus fécond qu’on se voue plus entièrement à lui.-» 34 Gérard Genette, L’œuvre de l’art (Immanence et Transcendance 1994- ; La relation esthétique 1997), Paris, Seuil, 2010. 33 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 On comprend dès lors de quelle façon Wilde se fera le défenseur d’une critique-artiste, autrement dit non pas d’une critique qui juge selon ses propres critères pour écarter le bon grain de l’ivraie, mais une critique qui cherche à comprendre l’œuvre et, la saisissant de l’intérieur, laisse son mouvement se prolonger en lui, autrement dit par une création nouvelle. Une telle conception trouve son origine notamment chez Pater, qui dans La Renaissance définissait le but de la critique, en citant Matthew Arnold, comme le fait de «-voir l’objet tel qu’il est réellement 35 -». Wilde défend une telle conception en vertu du sens à accorder à la réaction à une œuvre. En effet, si les tenants de la position éthiciste insistent sur la réaction morale incontournable face à certaines situations, Wilde considère, en vertu du régime propre à l’art, que celui-ci ne saurait inspirer des sentiments semblables à la vie réelle. En effet, Noël Caroll, notamment, affirme que l’œuvre ne crée pas d’émotions nouvelles mais au contraire sollicite chez les spectateurs des réactions qui vont puiser directement dans des émotions qui préexistent 36 et qui sont analogues à celles que susciteraient dans la réalité un événement comparable. Il peut ainsi affirmer que- 35 Walter Pater, Essais sur l’art et la Renaissance, trad. A. Henry, Paris, Klincksieck, 1985, p. 52-: «-‘Voir l’objet tel qu’il est réellement’, a-t-on décrit, avec pertinence le but de toute vraie critique-; or dans la critique esthétique, le premier pas à faire pour voir l’objet dans sa réalité, c’est de connaître exactement l’impression qu’il donne, de la démêler des autres, de la concevoir avec précision.- ». Cf. Matthew Arnold, On translating Homer in Works, vol. V, Londres, Macmillan and Co., 1903, p. 216-217. Déjà William Hazlitt, proposait avant Pater, une conception de la critique qui ne vise pas à séparer, par son jugement, le bon grain de l’ivraie, et par l’art, à réformer les mœurs. La perspective qu’il adopte par rapport à l’art, consiste bien plutôt, à l’envisager comme une puissance de vie et comme le lieu où la vie se donne de manière plus aiguisée et plus intense. La littérature n’étant pas l’occasion d’une leçon morale mais un réservoir d’expérience, le travail critique se trouve alors redéfini-: «-Les impressions les plus vives de l’enfance et de la jeunesse, chez Hazlitt, sont celles de la lecture- ; et inversement, la poésie de la vie est tout ce qui vaut d’en être retenu. L’essai critique, en ce sens, est un exercice de compréhension, mais il est aussi le prolongement de la littérature, la mise en œuvre des résonances qu’elle suscite chez un critique qui est lecteur avant d’être savant.-» (Laurent Folliot, «-William Hazlitt-: l’essayiste entre Mercure et Saturne-» in William Hazlitt, Du goût et du dégoût, Belval, Les Éditions Circé, 2007, p. 8). 36 Noël Caroll, ibid., p. 45- : «- Puisque les œuvres d’art narratives requièrent nécessairement que nous mobilisions les croyances, concepts et sentiments moraux que nous possédons au préalable, on ne s’étonnera pas que nous nous trouvions disposés à discuter avec d’autres lecteurs, auditeurs et spectateurs, et à partager et comparer nos réactions morales au sujet des personnages, des situations et des textes qui les mettent en scène, lorsque les auteurs de ces textes nous les ont présentés avec la claire intention de mobiliser, entre autres choses, nos réactions morales. Il est naturel que nous discutions des œuvres d’art en utilisant le vocabulaire éthique car, étant donné ce qu’elles sont, les œuvres narratives sont conçues 34 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies nombre d’émotions, comme la colère (pour laquelle le concept de «-préjudice subi-» est un critère indispensable), comportent des composantes morales que l’on ne peut éliminer, et que nombre des émotions qui sont pertinentes dans le cadre des récits sont fréquemment des émotions morales. 37 Or, Wilde semble directement répondre à une telle affirmation lorsqu’il indique à propos du spectateur qu’«-il ne faut pas qu’il aille au théâtre pour se mettre vulgairement en colère. Il faut qu’il aille au théâtre pour épanouir un tempérament artistique- ». On comprend de quelle manière la réaction ne saurait s’inscrire de manière continue par rapport à la réalité et qu’au contraire l’œuvre d’art semble appeler un type de perception singulier, de telle sorte que les émotions vulgaires devraient laisser la place à des sentiments proprement artistiques. Lorsqu’il consacre quelques pages à La Poétique d’Aristote dans Le Critique comme artiste et propose une interprétation de la catharsis, Wilde propose de la comprendre comme un rite initiatique 38 . En effet, attentif aux impressions produites par la tragédie, Aristote montrerait de quelle manière certaines émotions demeurent à un état virtuel et doivent s’exprimer pour permettre à l’homme d’être pleinement en acte. Ce faisant, la tragédie aurait un pouvoir révélateur en faisant naître chez le spectateur des émotions dont il ignorait tout, et qui lui apparaissent au moment où elle se déploie face à la scène comme absolument nouvelles. En effet, il conteste le fait que la réaction légitime à l’œuvre soit spontanée et immédiate. Il s’agit bien plutôt de donner l’occasion au spectateur de prendre le temps de sentir se déployer certaines émotions familières mais que la vie pratique empêche de vivre pleinement, ou bien encore, de faire l’expérience de sensations nouvelles, que notre existence limitée ne pourrait connaître en dehors de l’art. On retrouve là encore l’influence de Pater qui défendait l’idée d’un art permettant d’enrichir et d’augmenter la gamme de nos émotions grâce aux œuvres de l’imagination qui nous permettent de faire des expériences à vide ou des expériences non pas utiles, mais n’ayant pour autre fin que les émotions qu’elles procurent-: Wilde considère que l’artiste, et surtout le critique, ont des devoirs envers le public. L’artiste doit, non pas s’abaisser vers lui en suivant les goûts du jour, mais au contraire l’élever, en lui révélant des possibilités nouvelles d’admipour éveiller, susciter et interpeller notre capacité morale de reconnaissance et de jugement.-» 37 Noël Caroll, ibid., p. 444. 38 Oscar Wilde, Intentions, op. cit., p. 842- : «- Le mot catharsis évoque clairement, m’a-t-il souvent semblé, le rite initiatique, en admettant d’ailleurs que ce ne soit pas ici, comme je suis parfois tenté de l’imaginer, l’unique sens qu’il faille lui donner.-» 35 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 ration et de joies, jusqu’alors demeurées ignorées, mais latentes en tout être humain. C’est aussi le rôle du critique, s’il en a un. Car l’Art atteint alors sa véritable dimension qui n’est pas de plaire, mais d’exalter ces facultés innées qui sommeillent en chacun de nous. Pour y parvenir, l’artiste doit prendre de la distance par rapport au réel, créer un autre monde, celui de l’Art, plus vrai que le réel. 39 Wilde insiste ainsi sur le caractère imaginaire de l’œuvre d’art qui la soustrait aux modes d’évaluation qui ont cours dans la vie réelle. Le renversement du paradigme mimétique caractéristique de l’œuvre de Wilde conteste ainsi toute forme de réalisme dans l’art et va jusqu’à nier toute référentialité hors de l’art. Dès lors, on ne peut lui reprocher des personnages irréalistes, et bien au contraire il peut affirmer que la littérature ne se contente pas d’enregistrer la réalité mais l’invente et dès lors, puisqu’elle a pour fonction de «-rendre réel ce qui n’existe pas-», elle se tourne naturellement vers les coquins et les «-mal pensants-» qui «-constituent, du point de vue de l’art, de fascinants sujets d’étude 40 -». L’artiste «-n’a pas de sympathies éthiques 41 ,-» puisque «- le vice et la vertu sont simplement pour lui ce que sont, pour le peintre, les couleurs qu’ils voient sur la palette- : rien de plus et rien de moins 42 .-» L’amoralité de l’art tient donc à cette nette rupture instaurée entre la création artistique et la réalité qui conduit les œuvres de l’imagination à ne pas pouvoir être soumises légitimement à une appréciation pratique dans la mesure où le style ne saurait répondre d’une morale de l’action.- Une telle confusion constitue aux yeux de Wilde une faute grave de la part du critique, qui doit apprendre la différence entre l’art et la vie pour se garder d’imposer à l’art des limites qui ne valent que pour l’action 43 . 39 Jacques De Langlade, «-Introduction-» à Oscar Wilde, La poésie des socialistes, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. X. 40 Oscar Wilde, Lettre au directeur de la Saint-James’s Gazette du 26 juin 1890 [publiée dans la Saint-James’s Gazette le 27 juin 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, op. cit., p.-319. 41 Oscar Wilde, Lettre au directeur du Scots Observer publiée dans le Scots Observer le 9 juillet 1890 [publiée dans le Scots Observer le 12 juillet 1890] in op. cit., p.-328. 42 Oscar Wilde, Lettre au directeur du Scots Observer publiée dans le Scots Observer le 9 juillet 1890 [publiée dans le Scots Observer le 12 juillet 1890] in op. cit., p.-328: «- Il voit que, grâce à elles, un certain effet artistique peut se produire et il le produit. Iago peut être moralement horrible et Imogène impeccablement pure- : Shakespeare, comme l’a dit Keats, eut autant de joie à créer l’un qu’il en eut à créer l’autre.-» 43 Oscar Wilde, Lettre au directeur de la Saint-James’s Gazette du 27 juin 1890 [publiée dans la Saint-James’s Gazette le 28 juin 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, op. cit., p.-322-: «-Tâcher d’apprendre à vos critiques à reconnaître la différence essentielle qui existe entre l’art et la vie.-[…]-Il est normal qu’on fixe des limites à l’action. Il n’est pas normal qu’on en impose à l’art.-» 36 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies Si les premiers représentants de la théorie de l’art pour l’art en Angleterre, que sont Whistler, Swinburne ou Pater avant Wilde, semblent directement influencés par des idées venues de France, notamment à travers Gautier, et dont Whistler et Swinburne se feront les représentants en Angleterre, on peut trouver dans la tradition anglaise des préfigurateurs de cette conception, notamment Keats, mais avant lui, Thomas de Quincey dans De l’assassinat considéré comme l’un des Beaux-arts. Ce dernier propose une séparation entre l’art et la morale fondée sur la distinction entre l’art et la réalité. En effet, si la réalité engage notre responsabilité, la fiction ne saurait être envisagée, et donc condamnée, selon le même point de vue. Si un homme assiste à une tentative de meurtre et ne fait rien, alors il est complice et commet une faute morale. Cependant, la représentation de cette scène ne le sollicite pas de la même façon, autrement dit n’exige pas son intervention puisqu’il s’agit d’un événement déjà advenu ou irréel sur lequel on ne peut influer. La contemplation simplement esthétique d’une telle représentation est donc possible sans contredire la morale. L’auteur rapporte ainsi une anecdote selon laquelle, alors qu’il était en compagnie de Coleridge qui dissertait sur Plotin, ils furent interrompus par des cris les alertant d’un incendie. Ils s’y ruèrent comme à un spectacle, dont il demanda à son ami de lui raconter la fin puisqu’il avait dû partir avant. Coleridge lui répondit-: «-il a si mal tourné que nous l’avons hué unanimement-». L’appréciation esthétique ne saurait être scandaleuse au regard de la gravité des événements dans la mesure où la présence des pompiers dispense les hommes de toutes actions d’intervention pour en faire des spectateurs. N’étant pas des incendiaires, ni ne souhaitant aucun mal, ils peuvent s’abandonner à satisfaire seulement leur goût. La défense de De Quincey consiste bien à souligner la spécificité de l’art comme régime de fiction qui ne peut susciter une réaction morale, car il ne s’agit pas d’une action en train de se faire mais remémorée racontée ou décrite, si bien que l’homme le plus vertueux a le droit dans ces circonstances de faire de l’incendie un objet de jouissance-: Toute chose, en ce monde, a deux anses. L’assassinat, par exemple, peut être saisi par son anse morale […]-; et c’est bien là, je le confesse, son côté faible-; mais on peut aussi en traiter esthétiquement, comme disent les Allemands, c’est-à-dire par rapport au bon goût. 44 44 Thomas De Quincey, De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, trad. P. Leyris (1962) revue par D.-Bonnecase, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 2011, p. 1239. 37 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Il n’y a donc pas de sujet ou d’actes qui devraient être jugés ou écartés selon des raisons morales, puisque l’art relève d’une perspective qui déroge aux règles qui régissent l’action. Seule importe l’esthétisation des choses en fonction du regard porté sur elle, en fonction de la disposition ou de l’état d’esprit du spectateur que de telles qualités pourront apparaître ou non. On peut ainsi selon une perspective, morale et pratique, condamner l’assassinat mais également, en prenant un autre angle de vue l’envisager selon son exécution et donc fonder une académie définissant les règles du beau propre à cet art et se proposer la critique d’assassinats comme de n’importe quelle œuvre d’art-: «-ils se réunissent pour en faire la critique comme s’il s’agissait d’un tableau, d’une statue ou de toute œuvre d’art-». En effet, «-la composition d’un beau-» suppose «-le dessein d’ensemble, […] le groupement, le clair-obscur, la poésie, le sentiment.-» En ce sens, la valorisation de l’art comme activité improductive participe alors d’un projet éthique qui consiste dans la contestation des valeurs dominantes qui sont celle de l’utilité et de l’action, et qui néglige une véritable réalisation de soi en raison de l’aliénation produite par la société industrielle-: L’approche esthétique est bel et bien un point de vue moral, qui insiste sur les valeurs d’ouverture, de détachement, d’hédonisme, de curiosité, de tolérance, le développement du moi et la préservation d’une sphère privée - bref, sur les valeurs de l’individualisme libéral. 45 III. Une éthique de l’esthétisme On peut souligner tout d’abord de quelle manière Wilde ne condamne pas de manière définitive l’appréhension morale de l’oeuvre en soulignant le fait que selon la personnalité de chacun le lecteur sera amené à saisir l’oeuvre d’une manière singulière. Ainsi, la critique nécessiterait de saisir l’œuvre dans sa totalité, en ne négligeant aucun de ses aspects, aussi bien moraux qu’esthétiques. 45 Richard A. Posner, ibid., p. 117. Il s’agit bien de s’opposer à un idéal qui néglige la vie sensible des individus et le plein épanouissement de chacun. Cf. Louise ROSENBLATT, ibid., p. 22- : «- le caractère général de l’attitude psychologique favorisée par la convergence des tendances dominantes de l’époque, s’adaptant elles-mêmes aux besoins de la société industrialisée. Partout même point de vue rationaliste et pratique, même orientation vers le réel, même préoccupation de la signification morale et pratique de toute chose, même idéal d’abstinence et de prudence, même mépris des activités désintéressées et non pratiques, même haine et même peur des émotions désorganisatrices, des passions et de la vie des sens.-» 38 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies On voit de quelle manière, loin de frapper absolument toute lecture éthique d’indignité, Wilde est soucieux de proposer l’idée d’une distinction des points de vues attentive à tel ou tel aspect et dont la partialité ne constitue pas véritablement un défaut mais serait le fait d’un défaut commun entre les hommes, incapables de rassembler en un seul individu la totalité des perspectives, à l’exception de figures rares et extraordinaire-: «-Il faut être un Goethe pour voir une œuvre d’art pleinement, complètement et parfaitement- » 46 . Wilde va jusqu’à citer de grands critiques pour montrer de quelle manière cette partialité peut être partagée par des hommes de talents dont on ne saurait douter pourtant de la solidité du goût et du jugement-: -«-Gautier lui-même eut ses limites, tout comme Diderot eut les siennes et, dans l’Angleterre moderne, les Goethe sont rares-» 47 . Ainsi, Wilde reconnaît une certaine légitimité à la perspective éthique, dans la mesure où, si elle est exclusive du regard esthétique, et sans doute inférieure, chez la majorité des individus, non seulement elle n’est pas nulle, mais trouve, ressaisie dans un esprit total, toute sa place. Ainsi, la coexistence possible des points de vue chez une personnalité aussi illustre que Goethe montre de quelle manière, chez ce critique absolu, ce n’est pas la perspective uniquement artistique qui prévaut, mais qu’elle s’unit à un grand nombre d’autres perspectives qui sont l’ensemble des aspects de la réalité. On peut voir alors de quelle manière pourrait déjà s’esquisser l’idée d’une critique incluant un caractère éthique qui ne serait pas moralisant mais ressortirait dans le cadre de l’œuvre d’art elle-même d’une grande morale. D’autre part, dans certaines réponses aux critiques accusant Le Portrait de Dorian Gray d’immoralité, Wilde répond en affirmant, non pas le statut d’exception de l’œuvre d’art, mais au contraire la présence d’une morale cachée. Celui qui ne manque pas d’attention «-découvrira que cette histoire a une morale- » 48 . Or, il précise ce qu’il en est de cette morale. Si elle condamne l’excès ou le renoncement en le châtiant 49 , il est plus intéressant d’y voir une morale que seule permet la littérature-: 46 Oscar Wilde, Lettre au directeur du Scots Observer du- ? 31 juillet 1890 [publiée dans le Scots Observer le 2 août 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, trad. H. de Boissard, vol.-1, Paris, Gallimard, 1966, p.-331 47 Oscar Wilde, Lettre au directeur du Scots Observer du- ? 31 juillet 1890 [publiée dans le Scots Observer le 2 août 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, trad. H. de Boissard, vol.-1, Paris, Gallimard, 1966, p.-331 48 Oscar Wilde, Lettre au directeur de la Sain-James’s Gazette du 26 juin 1890 [publiée dans la Sain-James’s Gazette le 27 juin 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, op. cit., p. 320. 49 Idem-: «-cette morale, la voici-: tout excès, comme toute renonciation, cause son propre châtiment…-»-; Cf. Lettre au directeur du Daily Chronicle du 30 juin 1890 [publiée dans le Daily Chronicle le 2 juillet 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, op. cit., p. 325- : «- La véritable morale de mon roman est que tout excès, comme toute renonciation, entraîne son châtiment.-» 39 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 […] cette morale est voilée si artistiquement et délibérément qu’elle n’érige pas sa loi en principe général, mais se réalise purement dans la vie des individus et, ainsi, devient simplement un élément dramatique d’une œuvre d’art, sans en être lui-même l’objet. 50 Si le roman porte en lui une dimension éthique ce n’est pas un projet d’édification qui célèbrerait une vertu abstraite ou défendrait des valeurs établies, mais elle passe plutôt par la mise en scène de diverses options éthiques qui sont toujours éprouvées singulièrement-: Certains critiques éthiques attendent d’une œuvre qu’elle présente une morale soignée, comme dans les Fables d’Esope, tandis que d’autres pensent que la valeur morale de la littérature réside en une influence plus diffuse sur la pensée et l’action. 51 Ainsi, le sens du «-désintéressement-» esthétique qui prend ses distances par rapport à un ensemble de valeurs pour faire de l’art le lieu de leur mise en suspens, ne signifie pas une dénégation de toute forme d’éthique. La revendication d’une forme de détachement ne saurait être comprise comme l’ambition d’une position anhistorique, contestant toute pertinence à la vie sociale et politique, pour lui préférer exclusivement le monde de l’art. Au contraire, il s’agit de créer les conditions d’une réélaboration de l’éthique, qui en se soustrayant à un ordre établi et en le neutralisant, se propose de 50 Oscar Wilde, Lettre au directeur du Daily Chronicle du 30 juin 1890 [publiée dans le Daily Chronicle le 2 juillet 1890] in Lettres d’Oscar Wilde, op. cit., p. 325. Cf. Maïté SNAUWAERT et Anne CAUMARTIN, «- Présentation- : Éthique, Littérature, Expérience-», Études françaises, vol. 46, n° 1, 2010, p. 8-9-: «-Si la littérature et le roman en particulier sont ainsi le point d’attention actuel de la question morale, c’est peut-être que l’enjeu du «-problème de vivre-» s’est individualisé. La fin réputée des idéologies a amené un resserrement sur l’individu, non au profit d’un «-individualisme- » dont on a trop vite fait un jugement moral, mais en faveur d’une focalisation sur l’échelle individuelle, qui apparaît plus accessible et peut-être plus fiable dans la constitution des valeurs.-» 51 Richard A. Posner, ibid., p. 118-119. Cf. Christiane CHAUVIRÉ, «-Études critiques. L’esthétique et l’éthique sont-elles une- ? - », Revue de métaphysique et de morale 2007/ 2 (n° 54), p. 275- : «- Madame Bovary ne comporte aucune ‘voix d’auteur’ tirant à la fin la morale (affreuse) de l’histoire- : il y a une neutralité affichée de Flaubert, et si morale il y a, elle est implicite, transparaissant dans chaque détail cruel du livre, elle n’a pas besoin d’être explicitée. Les faits parlent d’eux-mêmes. Si la littérature peut aussi être morale de manière explicite, tels les ouvrages édifiants de la comtesse de Ségur, les fables de La Fontaine, ou, à un autre niveau, la littérature engagée, la morale ne passe jamais aussi bien que quand elle n’est pas dite, et nombre des contes moraux ont adopté la stratégie ‘objectiviste’ de Madame Bovary.-» 40 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies penser les choses à nouveaux frais, dans l’espace original qu’est la fiction comme lieu d’expérimentation, voire de mise à l’épreuve d’un ensemble de normes morales. L’enjeu serait alors, tout aussi bien de disqualifier certaines conceptions morales par la mise en évidence dramatique de leurs défauts, pour ne pas dire de leur cruauté ou de leur inhumanité, au profit d’une exploration, en guise d’essai, de tentatives nouvelles qui participeraient de l’invention d’une ou de nouvelles éthiques. On peut reconnaître ainsi, avec Liesbeth Korthals Altes 52 , que l’essor des réflexions éthiques portant sur la littérature s’inscrit dans un mouvement de valorisation du récit. Celui-ci permettrait, en effet, une approche qui échappe à une compréhension abstraite, déterminant les valeurs sans s’inquiéter de son interaction avec la vie. La littérature offrirait alors le moyen de penser l’éthique au contact même de l’existence. Ce faisant, l’art permettrait de proposer, au lieu d’une éthique normative ou prescriptive, une éthique descriptive ou en situation-: L’aspect moral dans ces approches n’est donc pas nécessairement contenu dans le texte, sous la forme d’un message ou d’une conduite à suivre, mais plutôt, parce qu’il met en jeu des représentations de l’agir et du penser humains, dans le dialogue qui se noue entre le lecteur et le texte, espace où peut s’exercer librement son discernement. 53 On peut renvoyer ici à la distinction que propose Foucault entre la morale et l’éthique, en ce sens que la morale serait «-un ensemble de valeurs et de règles d’action qui sont proposées aux individus et aux groupes par l’intermédiaire d’appareils prescriptifs divers, comme peuvent l’être la famille, les institutions éducatives, les Églises, etc. 54 - » Il s’agit d’un ensemble de 52 Liesbeth Korthals Altes, «-Présentation-: Éthique et littérature-», Études littéraires, vol. 31, n° 3, 1999, p. 9-: «-Cet intérêt pour la littérature de la part de philosophes s’explique peut-être en partie par le sentiment que les théories morales déontologiques traditionnelles ne sont pas adaptées à la vie contemporaine, ou par le refus de toute pensée de système, caractéristique de la vague anti-théorique actuelle. Ricœur, Nussbaum et Maclntyre reviennent à Aristote pour souligner le rôle des récits comme complément pratique indispensable à toute philosophie morale, condamnée à rester abstraite. La littérature mettrait à l’épreuve notre compréhension éthique et donnerait forme à notre recherche du bien et du bonheur. D’après Rorty (Rorty, 1989, p. 80-83) ou Lyotard (Lyotard, 1979), la littérature nous enseigne à accepter la contingence des valeurs et à pratiquer l’ouverture et la flexibilité qu’exigent de nous nos sociétés pluralistes. Rorty érige même les critiques littéraires en «-conseillers moraux-», puisqu’ils sont par leur profession habitués à relativiser leurs propres valeurs (Rorty, 1989, p. 80-82).-» 53 Maïté Snauwaert et Anne Caumartin, «-Présentation-: Éthique, Littérature, Expérience-», Études françaises, vol. 46, n° 1, 2010, p. 6. 54 Michel Foucault, Histoire de la sexualité 2- : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 32. 41 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 prescriptions qui ne sont pas nécessairement formulées explicitement mais transmises de manière diffuses. De telles règles donnent lieu alors à une conduite morale adéquate ou non à de tels commandements. Foucault s’intéresse alors aux manières dont apparaît un sujet moral dans la variabilité des conduites possibles à l’intérieur de ce cadre. L’accent est porté alors non pas sur les procédures d’assujettissement qui contraignent un agent mais sur la manière dont l’individu peut lui-même se constituer en sujet moral, par le biais d’un «-travail éthique qu’on effectue sur soi-même, et non pas seulement pour rendre son comportement conforme à une règle donnée mais pour essayer de se transformer soi-même en sujet moral de sa conduite 55 -». Il s’agit bien, contre la morale tout à la fois contraignante et uniformisante, d’affirmer la singularité d’un désir, d’une manière d’être, d’une personnalité qui manifestent par leur existence même un certain art de vivre. Elles opposent au caractère général des lois morales l’impératif singulier d’une éthique de la création de soi comme individu 56 . Ainsi, Michel Foucault peut écrire-: Il s’agissait de faire de sa vie un objet de connaissance ou de tekhnê, un objet d’art. Nous avons à peine le souvenir de cette idée dans notre société, idée selon laquelle la principale œuvre d’art dont il faut se soucier, la zone majeure 55 Idem, p. 34. Cf. Martin Rueff, «- Une poétique des énoncés moraux est-elle possible- ? - », Po&sie 2011/ 2 (N° 136), p. 120- : «- Au reste on pourrait bien dire que ce tournant "éthique" de la littérature coïncide avec un tournant ‘éthique’ de la morale elle-même, par quoi l’on indique que l’éthique est moins un ensemble de thèses sur la moralité qu’une réflexion sur nos genres de vie et la manière dont nous essayons de les justifier, moins un genre de connaissances particulières qu’un faisceau de situations, de décisions et d’arguments. Pour le dire avec Putnam, une ‘éthique sans ontologie’. L’articulation de ce tournant ‘éthique’ des études littéraires avec un infléchissement notable de la politique vers l’éthique est tout entière à construire.-» 56 Michel Foucault, «-À propos de la généalogie de l’éthique-: un aperçu du travail en cours-» (n° 344)-; «-On the Genealogy of Ethics-: An Overview of Work in Progress-» («-À propos de la généalogie de l’éthique-: un aperçu du travail en cours-»; entretien avec H. Dreyfus et P. Rabinow-; trad. G. Barbedette), in Dreyfus (H.) et Rabinow (P.), Michel Foucault: un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984, p. 322-346. in Dits et Ecrits II, Gallimard, «- Quarto- » 2001, p. 1429- : «- l’objectif principal, la cible essentielle recherchée par cette morale était d’ordre esthétique. D’abord, ce genre de morale était seulement un problème de choix personnel. Ensuite, elle était réservée à un petit nombre de gens-; il ne s’agissait pas alors de fournir un modèle de comportement à tout le monde. C’était un choix personnel qui concernait une petite élite. La raison que l’on avait de faire ce choix était la volonté d’avoir une belle vie et de laisser aux autres le souvenir d’une belle existence. Sous la continuité des thèmes et des préceptes, il y a eu des modifications que j’ai essayé de mettre en évidence et qui touchent aux modes de constitution du sujet moral.-» 42 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Alexandre Bies où l’on doit appliquer des valeurs esthétiques, c’est soi-même, sa propre vie, son existence. 57 Foucault se propose dès lors de faire ce qu’il nomme «- une histoire des techniques de soi et des esthétiques de l’existence dans le monde moderne, [une] histoire de l’existence comme art et comme style-». La pensée de Pater pourrait bien s’inscrire alors dans une conception possible d’un style de vie, dans une esthétique de l’existence reposant sur la quête de sensations comme idéal de vie, d’une vie brûlante, exaltée et en ce sens pleinement vécue. Bibliographie Caroll, Noël. «-Le moralisme modéré-», in C. Talon-Hugon (dir.), Art et éthique. Perspectives anglo-saxonnes, Paris, PUF, 2011. Chauviré, Christiane. «-Études critiques. L’esthétique et l’éthique sontelles une-? -», Revue de métaphysique et de morale 2007/ 2 (n° 54). Dale, E. Hilda. La poésie française en Angleterre 1850-1890. Sa fortune et son influence, Paris, Didier, 1954. De Langlade, Jacques. «-Introduction-» à Oscar Wilde, La poésie des socialistes, Paris, Les Belles lettres,1999. De Qunicey, Thomas. De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, trad. P. Leyris (1962) revue par D. Bonnecase, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 2011. Dufrenne, Mikel. Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, PUF, 1953. Gaut, Berys, «-La critique éthique de l’art-», in C. Talon-Hugon (dir.), Art et éthique. Perspectives anglo-saxonnes, Paris, PUF, 2011. Genette, Gérard. L’œuvre de l’art (Immanence et Transcendance 1994-; La relation esthétique 1997), Paris, Seuil, 2010. Foucault, Michel. Histoire de la sexualité 2-: L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984. Foucault, Michel. «-À propos de la généalogie de l’éthique-: un aperçu du travail en cours-» (n°-344)-; «-On the Genealogy of Ethics-: An Overview of Work in Progress-» («-À propos de la généalogie de l’éthique-: un aperçu du travail en cours-»-; entretien avec H. Dreyfus et P.-Rabinow-; trad. G. Barbedette), in H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault-: un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984, p. 322-346, in Dits et Ecrits II, Paris, Gallimard, «-quarto-», 2001. Goodman, Nelson. «-Quand y a-t-il de l’art-» in Philosophie analytique et esthétique, trad. D. Lories, Paris, Klincksieck, 1988. 57 Idem, p. 1443. 43 La théorie de « l’art pour l’art » en Angleterre contre la critique morale victorienne Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0014 Hazlitt, William. Du goût et du dégoût, Belval, Les édition Circé, 2007. Kant, Emmanuel. Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Paris, Aubier, «-GF-», 1995. Korthals Altes, Liesbeth. «-Présentation-: Ethique et littérature-», Études littéraires, vol. 31, n° 3, 1999. Pater, Walter. Essais sur l’art et la Renaissance, trad. A. Henry, Paris, Klincksieck, 1985. Posner, Richard A. «-Contre la critique éthique-» in C. Talon-Hugon (dir.), Art et éthique. Perspectives anglo-saxonnes, Paris, PUF, 2011. Rosenblatt, Louise. L’idée de l’art pour l’art dans la littérature anglaise pendant l’époque victorienne, Paris, Honoré Champion, 1931. Rossetti, William Michael. The Germ: Thoughts towards Nature in Poetry, Literature and Art, London, Elliot Stock, 1850. Rueff, Martin. «-Une poétique des énoncés moraux est-elle possible-? -», Po&sie 2011/ 2 (N° 136). Snauwaert, Maïté et Caumartin, Anne. «-Présentation-: Éthique, Littérature, Expérience-», Études françaises, vol. 46, n° 1, 2010. Stolnitz, Jerome. Aesthetics and the Philosophy of Art Criticism (chapter 1-: The Aesthetic Attitude) in Philosophie analytique et esthétique, trad. D. Lories, Paris, Klincksieck, 1988. Talon-Hugon, Carole (dir.). «-Introduction-» à Art et éthique. Perspectives anglo-saxonnes, Paris, PUF, 2011. Wilde, Oscar. «-La Renaissance anglaise de l’Art-», trad. J. de Langlade in La critique créatrice, Bruxelles, Editions Complexe, 1989. Wilde, Oscar. Intentions, trad. D. Jean, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1996. Wilde, Oscar. L’âme de l’homme sous le socialisme, trad. D. Jean, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1996. Wilde, Oscar. Lettres d’Oscar Wilde, trad. H. de Boissard, vol.1, Paris, Gallimard, 1966. Wilde, Oscar. «-L’Envoi. Introduction à Pétale de Rose et pétale de fleur de Pommier de Rennel Rodd-» in Essais de littérature et d’esthétique (1855- 1885), trad. A. Savine, Stock 1912/ Paris, Edition du Sandre, 2005.
