eJournals Oeuvres et Critiques 45/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0015
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2020
452

Penser l’éthique sans étiquette dans la littérature contemporaine

121
2020
Karine Gendron
oec4520045
Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Penser l’éthique sans étiquette dans la littérature contemporaine Karine Gendron Université Laval Isabelle Daunais avance que depuis les années 2000, «-l’éthique serait le nom d’une nouvelle période de l’histoire littéraire, ou d’un nouveau courant, de ce par quoi on reconnaîtra la production (ou une certaine production) de notre époque-» (Daunais, 2010-: 65). À l’instar de Liesbeth Korthals Altes, elle remarque que l’éthique a glissé d’une approche critique d’analyse textuelle (Nussbaum, Ricœur) vers la qualification d’un type de représentation bienfaisante des personnages marginaux- (Daunais- : 66). Elle met en garde contre le retour d’une conception normative, voire prescriptive, cherchant à essentialiser les critères d’une «-bonne- » littérature et à légitimer ce qui relève du jugement de valeur par une approche se réclamant de l’éthique. Notre contribution sera de proposer une conception éclairante pour aborder l’éthique dans l’œuvre littéraire et d’avancer une démarche qui dépasserait la réticence qu’entretiennent les chercheurs en regard du caractère possiblement normatif de l’entreprise. Après avoir discuté brièvement des travaux récents sur le sujet, nous postulerons que l’éthique n’est pas à considérer comme une caractéristique immanente de l’œuvre, mais s’associe plutôt à une posture littéraire contemporaine relevant du souci de l’auteur quant aux impacts potentiels de ses créations, souci se manifestant à même ses écrits. À partir d’œuvres de trois auteures d’expression française (Élise Turcotte, Annie Ernaux et Ken Bugul), nous illustrerons les possibilités analytiques ouvertes par cette conception de l’éthique fondée sur la posture littéraire (Meizoz, 2007) et se déployant à l’intersection du texte, de ses mises en scène de l’auteur et de l’ensemble de sa trajectoire. L’éthique sans étiquette Parmi les études sur l’éthique dans le contexte littéraire, Éthique, littérature, vie humaine contient les publications des plus à jour sur le sujet. Ouvrage collectif dirigé par Sandra Laugier, il met de l’avant la conception d’une éthique sans domaine spécifique, ne se limitant plus au philosophique et ne s’isolant pas plus dans la sphère littéraire. Sur ce point, Nussbaum propose «-que nous commencions par l’idée aristotélicienne très simple que l’éthique 46 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Karine Gendron est la recherche d’une spécification de la vie bonne pour un être humain-» (Nussbaum dans Laugier, 2006-: 41), spécification menée à travers l’acte de langage, lequel appartient dans le cas de la littérature à l’auteur, qu’elle tient «-responsable de tout en dernière instance et dont le témoignage conscient ou bien révèlera la valeur de la vie, ou bien, par négligence, l’appauvrira-» (ibid.-: 43). Cora Diamond nuance ce postulat en exposant le problème de la subjectivité du jugement de ce qui enrichit ou appauvrit le concept de la vie humaine. Le critère d’objectivité qui s’impose comme nouveau dogme de la pensée métaéthique occulte selon elle le caractère indéfini ou irréfléchi de l’éthique (Diamond dans Laugier, 2006-: 93). À cet égard, l’approche de Nussbaum n’aide pas à déterminer les critères exacts d’une idée enrichie de la vie humaine et elle ne mesure pas l’écart entre le sens prévu par l’auteur et celui perçu par le lecteur dans un contexte littéraire marqué par des constructions langagières ambiguës ou conduites dans la perspective d’une certaine gratuité du sens. Inspiré par le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, Jacques Bouveresse conçoit aussi la part indéterminable de l’éthique dans le champ littéraire. Il schématise l’éthique comme une logique d’énonciation jouant dans tous les domaines de la sphère humaine, incluant la littérature qui, «-comme les autres arts, implique l’exploration, la classification, la discrimination, la vision organisée-» (Bouveresse dans Laugier, 2006-: 113). Selon lui, le romancier travaille les ambiguïtés des maximes sans chercher leur vérité. Il intervient de manière métaéthique-«-pour exprimer, sans les falsifier, l’indétermination et la complexité qui caractérisent la vie morale-» (ibid.-: 145). En écho avec les pensées de Wittgenstein et dans le sillon d’Hilary Putnam, Sandra Laugier nous invite à «-transformer la pensée sur l’éthique, [à] la réorienter vers la place qu’a l’éthique dans notre vie et nos mots-» (Laugier, 2006-: 149), ne précisant pas qui de l’auteur ou du lecteur est impliqué par cette réorientation. Laugier avance d’ailleurs que l’éthique contemporaine a conservé l’idéal de neutralité du non-cognitivisme, mais refuse de façon tout aussi dogmatique de situer l’éthique dans l’acte de langage qui donne forme à l’énoncé qu’on juge ou par lequel on juge. Concluant sur l’impossibilité d’une approche ontologique de l’éthique et désignant à son tour l’incertitude comme son lieu le plus approprié, Laugier situe paradoxalement la jonction de l’éthique et du littéraire dans le cadre restreint et utilitaire des fonctions pédagogiques et cognitives-: «-Une telle épreuve (et compréhension) fait partie de ce que la littérature peut nous offrir comme éducation morale, comme perfectionnement et aventure conceptuelle - mais aussi, et simplement, comme connaissance-» (ibid.-: 191). L’ouvrage dans son ensemble propose que l’éthique soit un domaine de réflexion générale, sans territoire disciplinaire réservé qui lui permettrait 47 Penser l’éthique sans étiquette dans la littérature contemporaine Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 d’asseoir l’autorité des jugements ou des constats qui en découlent, autorité qu’elle ne cherche plus depuis sa distanciation de la fonction moralisatrice qui la définissait autrefois. Des œuvres sont mobilisées pour rendre compte de ces réflexions, alors que les théoriciens évitent largement d’aborder la question de leur auteur. Cette situation donne naissance à des formulations étranges rapportant l’intentionnalité à une œuvre ventriloque, support d’un discours qui ne renverrait plus à un énonciateur incarné- : «-le roman, lui, s’adresse à la volonté-» (Rosat dans Laugier, 2006-: 329) ou «-1984 veut ainsi éduquer notre capacité de jugement moral et politique- » (ibid.- : 324), «- Il reste à montrer comment une œuvre littéraire peut avoir valeur de paradigme-» (Laugier, 2006-: 289). Si les littéraires définissent très peu l’éthique littéraire, une maladresse équivalente se trouve chez les philosophes qui interprètent les œuvres en se souciant peu d’expliquer leurs outils d’analyses lorsqu’ils concluent les leçons, les apprentissages, les illustrations morales qu’ils y trouvent. Pourquoi est-il plus légitime d’attribuer des discours à une œuvre qu’à la personne de l’auteur- ? Cette instance n’est-elle pas la plus agissante et la plus réflexive de l’équation-? Dans l’ouvrage collectif de Laugier, la contribution de Stanley Cavell éclaire une des possibilités pour investir la figure de l’auteur sur le terrain de l’éthique littéraire. Il observe la manière par laquelle les œuvres de Descartes, Emerson et Poe articulent le scepticisme en mobilisant des concepts relevant des deux champs (philosophie et littérature) auxquels ils appartiennent, notamment l’énonciation, la sémiologie, le contexte et la poétique. Il cherche alors les questions qui les réunissent-: […] la question à laquelle la théorie de la lecture et de l’écriture d’Emerson vise à répondre n’est pas «-Que veut dire un texte? -» […], mais plutôt «-Comment se fait-il qu’un texte auquel on tient d’une façon ou d’une autre […] veut dire invariablement plus que l’écrivain le sait lui-même, de sorte que les écrivains et les lecteurs écrivent et lisent par-delà eux-mêmes-? -» (Cavell dans Laugier, 2006-: 227). Cavell dépasse le constat de non-souveraineté de l’auteur en ne l’excluant plus du procès de l’interprétation. Élise Domenach précise d’ailleurs que Cavell est lui-même écrivain et qu’il a été sensible dès le départ aux problèmes épistémologiques qu’implique l’évaluation des descriptions d’action rapportées par autrui plutôt que l’action elle-même (Domenach dans Laugier, 2006-: 246). Selon elle, son perfectionnisme moral s’adapte au scepticisme. Elle mentionne que «- puisque la philosophie elle-même fuit l’ordinaire, c’est à la littérature que Cavell en appelle […] pour comprendre ce rapport confus que nous entretenons avec nos mots qui fait le fonds du scepticisme critériel, et pour nous offrir des visions renouvelées de notre commerce ordi- 48 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Karine Gendron naire avec le monde et les autres-» (ibid.-: 247). L’étude des descriptions des actions humaines par Cavell dans Cities of Word montre selon Domenach que nous ne sommes jamais certains d’être en mesure de communiquer adéquatement nos pensées ou ce qui se trouve devant nous. Cette situation rend toute doctrine morale inadéquate. À partir de cette disposition paradoxale que Cavell rencontre lorsqu’il tente lui-même la théorisation, il a l’intelligence de prôner une approche perfectionniste de l’éthique-: L’exercice de lecture sérieuse auquel Cavell se livre […] est un exercice de monstration, de présentation des textes et des films. Il s’agit de nous rendre présents des textes oubliés […] ou des aspects méconnus de textes dont la notoriété académique a au contraire figé de manière univoque le sens […], d’opérer des rapprochements propres à renouveler notre regard sur les œuvres-(ibid.-: 253-254). Ainsi, Cavell offre une alternative ouverte pour prendre position dans un contexte d’ambiguïté comme celui de la relation entre l’auteur et son lecteur. La réticence à étudier les intentions d’un écrivain à partir de son œuvre s’explique aussi par le rejet de l’assujettissement du littéraire au politique. Dans Qu’est-ce que la littérature? , Sartre définit la littérature par ses fins communicationnelles et politiques, prescrivant aux auteurs une forme d’engagement transitant par des messages clairement formulés dans l’œuvre. Depuis Sartre, le refus de dire, le détournement de l’énoncé, les silences, la subversion et d’autres procédés narratifs relevant d’une ambiguïsation de la représentation ont été reconnus comme des vecteurs tout aussi efficaces de transmission par l’œuvre. Maingueneau montre d’office «-comment ce qui est improprement nommé le “contenu” d’une œuvre est en réalité traversé par le renvoi à ses conditions d’énonciation- » (Maingueneau- : 23). On a reproché à Sartre d’enliser la pratique de l’écrivain dans un ordre de valeurs normatives 1 , alors que celle-ci est régie par une «-communauté discursive-» constituée de «-groupes de producteurs et de gestionnaires qui les font vivre et qui en vivent- » (Maingueneau, 1993- : 30), ceux-ci étant ouverts et en constant mouvement de recomposition. Parmi les théoriciens contemporains qui revisitent l’idée sartrienne de l’engagement littéraire, Emmanuel Bouju propose le «- déplacement de la logique pragmatique de l’engagement, depuis le modèle de la socialisation 1 Cette critique est soulevée dans- : Emmanuel Bouju (dir.), L’Engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, «- Interférences- », 2005. Elle apparaît aussi dans-: Kathleen Gyssels, «-Sartre postcolonial-? Relire Orphée noir plus d’un demi-siècle après-»,-Cahiers d’études africaines, vol.-3, n° 179-180 (2005), p.-639. 49 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Penser l’éthique sans étiquette dans la littérature contemporaine et la politisation de la littérature, vers celui de l’exercice d’une responsabilité et la sollicitation d’une reconnaissance réglée sur l’échange littéraire-» (Bouju, 2005-: 12). Korthals Altes entend aussi le récit comme une médiation donnant accès aux schèmes d’intelligibilité par lesquels nous comprenons et configurons le monde et l’existence. L’œuvre à caractère narratif rend ainsi possible l’empreinte d’un ethos qui dévoile en partie la démarche d’un auteur. Ruth Amossy admet que son image relève d’un «- ethos rhétorique [qui] permet une meilleure compréhension du fait littéraire envisagé dans ses aspects discursifs et institutionnels-», même si elle précise que cet «-ethos rhétorique-» n’est pas du seul ressort de l’écrivain puisqu’il s’alimente d’instances extérieures et découle d’un processus interprétatif ambigu et ouvert. La reconnaissance de la labilité de l’identité justifie également qu’on évite de fonder des analyses discursives à partir de l’auteur. Dans son essai Pour une morale de l’ambiguïté, Simone de Beauvoir définit l’ambiguïté comme un point constitutif de la subjectivité qui rend difficile le postulat d’une souveraineté humaine. L’incarnation de l’humain dans le monde le détermine comme objet aux yeux de ceux auxquels il s’expose malgré lui. Il se redéfinit incessamment en fonction des individualités qu’il rencontre. Dans cet ordre d’idées, la philosophe américaine Judith Butler soutient dans Le récit de soi que la responsabilité de l’énonciateur ne serait pas de l’ordre d’un engagement envers la véracité de son récit, mais plutôt de l’ordre de l’exomologesis, soit de la «- façon pour le soi d’apparaître à l’autre- » (Butler, 2007- : 113). Selon elle, l’individu est responsable de la rationalité qu’il choisit de mettre de l’avant pour organiser et conceptualiser son récit, exposant à celui qui le reçoit la valorisation d’une forme épistémologique au détriment des autres. L’écrivain comme le critique seraient tenus à ce que Bourgeault, Bélanger et DesRosiers rapportent à une éthique pratiquée en contexte d’ambiguïté-: «-La prise en compte à la fois de la responsabilité partagée, et par là même sans limite, incessante, et de la complexité des contextes, des situations et des problématiques-» (Bourgeault, Bélanger et DesRosiers, 1997-: 44). C’est ce que Judith Butler envisage sous le terme d’éthique de la responsabilité que nous lui empruntons. La figuration d’un récit ambigu comme éthique de la responsabilité Poser la question de la responsabilité de l’écrivain reste un défi puisqu’il s’agit toujours d’une faille des études littéraires. Nos analyses montrent toutefois que l’ambiguïté de la communication artistique est abondamment mise en scène dans les textes littéraires contemporains qui interpellent cette 50 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Karine Gendron problématique 2 . Différents types de récits (intime, journalistique, photographique, historique) et divers médiums les véhiculant (livre, plateforme numérique, album, télévision) sont mis en scène à partir des défauts (impartialité, incomplétude, inadéquation) qu’ils impliquent sur le plan de la relation interprétative qui s’instaure entre l’énonciateur et l’énonciataire. Pourquoi les auteurs contemporains discréditent-ils les récits dans l’univers textuel alors que pour ce faire, ils recourent eux-mêmes au récit littéraire-? Paradoxe constitutif de nos travaux sur Ken Bugul, Élise Turcotte et Annie Ernaux, nous proposons que ces figurations d’un récit ambigu ouvrent la porte à une analyse de l’éthique de la responsabilité auctoriale. C’est en repérant la relation interprétative qui s’installe entre un narrateur et ses narrataires dans l’univers textuel qu’apparaît le plus souvent un discours sur le récit idéal pour l’auteure et un commentaire sur sa pratique narrative. Les récits repérés ne se réduisent pas au médium de l’écriture et relèvent de ce que Bertrand Gervais désigne sous le terme de figures de l’imaginaire, canevas aux contours flous qui apparaît à la conscience parce que nous partageons à plusieurs l’idée ou l’image qui le définit, sans savoir poser exactement ses frontières- (Gervais- : 20). Quant au récit, nous l’entendons comme toute production d’une schématisation narrative (de Challonge- : 226-227), le narratif découlant d’une certaine prise en charge de la diégèse, laquelle se déploie par différents matériaux comme le langage, les gestes ou l’image (Barthes, 1966). La figure du récit écrit, sous toutes ses formes (lettre, œuvre, presse), est la plus évidente et la plus récurrente. La narratrice des œuvres étudiées est la plupart du temps exposée malgré elle aux figures qui font récit dans son environnement. Ses effets sont de configurer ou reconfigurer le monde, l’histoire ou l’identité, de tracer une mémoire durable ou de la réparer et de soutenir une idéologie. Son ambiguïté réside surtout dans le caractère différé de son effet communicationnel, qui brouille l’adéquation entre la représentation souhaitée et les messages retenus. Pourtant, les narratrices mises en scène écrivent toutes ou s’imaginent le faire. Ken Bugul : de la prudence à l’acceptation À titre d’exemple, par l’incipit de Riwan ou le chemin de sable, Ken Bugul met en scène une narratrice inconfortable de tenir un livre sur l’histoire des femmes alors qu’elle se trouve dans l’espace sacré de la concession du Serigne. Elle explique-: «-Je ne pourrai pas raconter tout ce qui est écrit dans 2 Ces analyses sont présentées de manière plus détaillées dans notre thèse de doctorat : Karine Gendron, Figurations d'un récit ambigu. Éthique de la responsabilité chez Annie Ernaux, Élise Turcotte et Ken Bugul, thèse de doctorat en études littéraires, dirigée par Andrée Mercier, Département de littérature, théâtre et cinéma, Université Laval, Québec, 2020. 51 Penser l’éthique sans étiquette dans la littérature contemporaine Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 ce livre, je n’ai pas fini de le lire et il renferme beaucoup de choses. Tout ce que je peux dire, c’est que ce sont les problèmes de la femme posés par d’autres femmes-» (Bugul, 1999-: 17). Le récit livresque se présente comme une forme totale et fermée, puisque la narratrice prétend qu’il n’est pas synthétisable et ne s’autorise pas son réinvestissement sémantique. L’autorité narrative admise pour ce type d’ouvrage demande que ce soient d’«-autres femmes-» qui le prennent en charge de manière objective, comme si un type de femmes (occidentales) seulement pouvait maîtriser le discours historique et était en mesure de décrire toutes les conditions sans exception. Ce n’est pas le médium de l’écriture que la narratrice rejette par cette forme de critique du critère d’objectivité qu’elle associe petit à petit aux mythes fautifs véhiculés dans les ouvrages historiques occidentaux. Elle achète elle-même une machine à écrire et se présente comme écrivaine par cette mise en abyme de l’écriture du roman qui nous est donné à lire. Toutefois, la narratrice s’inclut dans cette histoire en tant que personnage secondaire derrière celui de Rama, inspiré d’une légende orale provenant du village de l’auteure. Bugul écrit son histoire sans se donner le premier rôle, elle s’approprie une légende orale de son village, elle refuse le récit historique dense à prétention d’objectivité par l’investissement d’un roman autobiographique aux multiples figurations de la vie conjugale féminine, mais elle ne refuse pas tout à fait d’écrire à son tour une Histoire des femmes à condition qu’elle soit problématisée et montrée comme relevant d’une situation d’ambiguïté de laquelle elle ne s’échappe pas. Dans Cacophonie (2014), les ambivalences associées aux récits ont pour effet pervers de les enfermer dans l’espace de leur production. La narratrice, Sali, se trouve elle-même dans une posture irréaliste puisqu’elle tente de résoudre l’énigme de son propre décès par un monologue qui examine sceptiquement les discours (intellectuel, artistique, géopolitique, historique) l’ayant conduite à l’accident causant sa mort. Le récit le plus signifiant provient d’un mythe tiré de son enfance qui raconte le sort d’un «-condamné à mort par emmurement à Kaffrine-» (Bugul, 2014-: 15) auquel elle finit par s’identifier compte tenu de l’isolement qu’elle ressent en tant que veuve délaissée de tous et prisonnière de la maison dont elle a hérité. Lorsqu’elle risque l’évasion, elle est happée par une motocyclette alors que l’évasion n’aurait pas eu lieu si son impression de réclusion n’avait pas été aussi prégnante. Tragiquement, le récit qu’elle livre intériorise et réalise cette histoire par l’emmurement narratif que constitue son monologue intérieur impossible. Cette construction complexe insiste sur le potentiel performatif des récits inventés (le mythe) et sur l’ambiguïté incontournable qui les rend imprévisibles selon les contextes de leur réinvestissement. Si la narratrice de Riwan ou le chemin de sable- a appris avec le Serigne que «- le plus important n’était pas la connaissance, mais le discernement dans l’acte de 52 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Karine Gendron connaissance-» (Bugul, 1999-: 74), l’expérience littéraire de l’auteure l’amène à proposer, dans Cacophonie, que le discernement lui-même soit dur à promouvoir à travers un récit essentiellement ambigu, quoique nécessaire et répété malgré soi. Élise Turcotte : de l’évocation à l’incarnation des images Élise Turcotte est peu associée à la question de l’engagement, de l’éthique ou de la responsabilité, alors que ses œuvres mettent en scène des sujets sociaux qui s’y prêteraient d’emblée, notamment- l’enfance malheureuse dans Le bruit des choses vivantes, le viol et le suicide dans L’île de la Merci (1997) et la perte de solidarité sociale et culturelle dans Le parfum de la tubéreuse (2015). Dans Le bruit des choses vivantes (1991) se dessinent des réflexions sur les effets potentiels des récits dans l’univers textuel. Roman composé de courts tableaux, il met en scène quelques moments isolés d’une année de vie commune entre la narratrice, Albanie, et sa fille Maria. Pour consigner l’histoire qu’elles partagent, Albanie pense à lui écrire une lettre-: «-Une lettre très longue, que j’écrirais pendant vingt ans-» (Turcotte, 1991-: 102). La peur de fixer le mouvement du monde par une correspondance univoque empêche la mère de sélectionner et de hiérarchiser la matière d’un récit qu’elle ne produira jamais. Les traits du récit écrit contrastent avec ceux du récit pictural. En effet, des photographies, des collages et des dessins seront sélectionnés et disposés par Maria et sa mère dans un album, médium narratif plus accessible pour l’enfant d’âge préscolaire. Ce support qu’elles intitulent «-le cahier de rêves-» permet à la mère et la fille de penser un nouveau rêve commun à accomplir pour changer leur histoire- : celui d’un voyage en Alaska, récit imaginaire qui se réalise à la fin du roman. Est donc valorisé dans cet univers romanesque un récit plurivocal, intermédial, fragmentaire et intuitif. Dans Autobiographie de l’esprit (2013), nous remarquons l’évolution de l’emploi du récit pictural qui passe de l’évocation à l’insertion de photos, de tableaux ou de dessins comme moyens narratifs. Apparaît d’entrée de jeu dans cette autobiographie intellectuelle un «-autoportrait à la manière noire-» (Figure-1) composé de l’alliage d’un portrait scolaire annuel de l’auteure et de la représentation d’un petit cerf. Isolés, ces éléments ne relèveraient guère de l’autoportrait, mais leur association organise la représentation que Turcotte choisit de donner d’elle-même. 53 Penser l’éthique sans étiquette dans la littérature contemporaine Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Figure-1 - «-Autoportrait à la manière noire-» Source-: Élise Turcotte, «-Autoportrait à la manière noire-», dans Autobiographie de l’esprit, Montréal, La Mèche, 2013, p.-11. Dans cet ordre d’idées, lorsque sont mis côte à côte ces deux éléments visuels, la photo humaine renvoie à la part domestiquée de la vie et celle de l’animal à la part indomptée et sauvage de cette même vie, participant à alimenter le ton et le thème de l’œuvre qui se dit appartenir au genre inventé de l’«-écrit sauvage et domestique-». Ce montage occupe à lui seul la fonction d’incipit et son statut sémiotique n’est pas moins sophistiqué que celui des jeux de langage dont est faite la littérature, d’autant plus que Turcotte ne justifie pas textuellement la présence des photos, des images et des assemblages qui jalonnent son texte. Prises ensemble, ces deux œuvres situent la responsabilité narrative dans les lieux du montage, de l’agencement personnalisé et du dialogue avec autrui et entre différents modes médiatiques, renvoyant toujours en dernière instance à la singularité créatrice de l’auteure. Annie Ernaux : valoriser le récit littéraire en refusant son autorité sur la représentation Les recherches sur Annie Ernaux repèrent le projet auctorial dans la voix qu’elle donne aux «-invisibilisés-» de la scène communautaire ou littéraire et reconnaissent son écriture comme une forme d’action en relevant à ce propos l’épigraphe de L’évènement-(2000) empruntée à Leiris-: «-Mon double vœu-: que l’évènement devienne écrit. Et que l’écrit soit évènement-» (Ernaux, 2000-: 9). Ernaux révèle sa conscience de jouer le sens de ses textes à travers leur énonciation. Dans Les Années, par exemple, chaque photo décrite produit un récit parce qu’elle est interprétée par la narratrice à partir des variantes énonciatives qui racontent leur histoire-: l’état du papier indique la distance de l’objet interprété et renseigne sur le milieu de conservation-; 54 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Karine Gendron le type de mise en scène qu’elle exhibe informe du contexte de production de la photographie et le nom de l’auteur qui participe à la représentation est noté, ainsi que son lieu de production. Plus encore, la photographie figurée structure la temporalité du roman et s’avère un de ses organisateurs narratifs principaux, avec les mises en scène des repas qui les précèdent chaque fois. Ce sont également ces photographies qui connotent le mieux le sentiment d’étrangeté de l’auteure qui refuse d’utiliser le «-je- » dans ce que nous appellerions l’histoire de la réception constante et renouvelée des images du monde par une individualité chaque fois déplacée par cette réception, donnant à son propre visage un air étranger-: «-Sans doute était-il impossible de s’imaginer quarante ans plus tard en femme âgée regardant des visages, alors familiers, et ne voyant plus sur cette photo de classe qu’une triple rangée de fantômes aux yeux brillants et fixes-»-(Ernaux, 2000-: 58-59). La photo a ses fantômes qui nécessitent la mémoire de ceux qui la regardent pour reprendre vie, logique photographique reprise par la narration des Années qui réanime des souvenirs, des impressions, des images et des histoires ayant marqué l’imaginaire de l’auteure ou ayant été marqués par autrui et rendus accessibles à elle au moment de l’écriture. Laissant entendre la non-valorisation du médium littéraire aux dépens d’autres moyens de représentation du monde, Ernaux ne manque pas de faire émerger quelques préférences médiatiques. La raison de sa participation au projet de publication hybride (papier et numérique) de la collection «- Raconter la vie- » aux éditions du Seuil est sans doute pour leur parenté discursive. Pierre Rosanvallon décrit l’entreprise comme un «-Parlement des invisibles- » qui «- fai[t] sortir de l’ombre des existences et des lieux [pour] contribuer à rendre plus lisible la société d’aujourd’hui et aider les individus qui la composent à s’insérer dans une histoire collective 3 .-» Par la plateforme web interactive de «-Raconter la vie-», les hiérarchies de genres ou de styles susceptibles d’être accentuées par le processus éditorial traditionnel et sa logique de distinction s’abolissent. Pourtant, dans Regarde les lumières mon amour, journal extime de la collection portant sur l’espace géographique et relationnel de l’hypermarché, Ernaux s’interroge sur les dispositifs technologiques et les relations humaines qu’ils mettent à distance- : «-[j]e me demande après coup si la caisse automatique est capable de détecter un codebarres remplacé par un autre, ou tout autre système ingénieux. Ce genre de dispositif pousse à l’indifférence morale. On n’a pas le sentiment de voler face à une machine-» (Ernaux, 2014-: 23). Transcrivant en gras un panneau de l’espace électronique, «-Nouvelles Techniques, Connectique-», elle expose de manière paradoxale l'attitude d'un jeune vendeur, qui n'incite pas 3 Les détails de la collection sont disponibles à cette adresse-: http: / / raconterlavie. fr/ projet/ [consulté en ligne le 13 décembre 2014]. 55 Penser l’éthique sans étiquette dans la littérature contemporaine Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 à la connexion puisqu'il fait partie de ces jeunes qui «-forment une espèce d’Aristocratie, qu’il ne se prive pas d’adopter. Une certaine condescendance avec la clientèle, surtout les femmes- » (Ernaux, 2014- : - 34). Cette méprise des technologies est performée dans l’espace de l’édition numérique. Ernaux n’anime pas les débats ni ne répond aux commentaires de ses lecteurs dans la section réservée à cet effet sur la plateforme web. L’œuvre se trouve maintenant en version folio chez Gallimard, en format papier exclusivement. Ces figurations et configurations du récit chez Ernaux disent sa difficulté à concevoir une relation humaine non aliénante à travers l’emploi des technologies informatiques récentes, laquelle supplante dans ce projet sa volonté manifeste de démocratisation du littéraire. Conclusion Nous avons esquissé une définition de l’éthique littéraire comme une posture narrative guidant l’action commise par l’écrivain lorsqu’il écrit, publie, répond aux interprétations de son œuvre, nuance son appartenance aux courants qu’il pratique ou s’ajuste d’œuvre en œuvre. Il semble que la posture de l’auteur constitue un bon embrayeur pour réfléchir à l’éthique narrative. Analyser les figurations de différents types de récit et des ambiguïtés interprétatives qui sont les leurs dans l’espace textuel et croiser en même temps ces données à la trajectoire globale d’un auteur constitue notre proposition pour réinvestir l’instance de l’auteur dans les réflexions courantes sur l’éthique littéraire. Notre approche permet également d’éclairer l’insistance qu’ont les œuvres contemporaines à représenter abondamment les figures de récit et d’auteur en les problématisant par la relation interprétative ambiguë qui existe toujours entre énonciateur et énonciataire. Bibliographie Amossy, Ruth. «-La double nature de l’image d’auteur-», Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], n o -3, 2009, http: / / aad.revues.org/ 662 (consulté le 24 octobre 2012). Barthes, Roland. «-Analyse structurale du récit-», Communications, n o -8, Paris, Seuil, 1966, p.-1-27. Bouju, Emmanuel (dir.). L’engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Interférences), 2005. Bourgeault, Guy, Bélanger, Rodrigue, Desrosiers, René. 20 années de recherches en éthique et de débats au Québec. 1976-1996, Saint-Laurent, Fides (Cahiers de recherche éthique-: 20), 1997. 56 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0015 Karine Gendron Bugul, Ken. Cacophonie, Paris, Présence Africaine, 2014. Bugul, Ken. Riwan ou le chemin de sable, Paris, Présence Africaine, 1999. Butler, Judith. Le récit de soi, Paris, Presses universitaires de France (Pratiques théoriques), 2007 [2005]. Daunais, Isabelle, «-Éthique et littérature-: à la recherche d’un monde protégé-», Études françaises, vol.-46, n o -1 (2010), p.-63-75. De Beauvoir, Simone. Pour une morale de l’ambiguïté, Paris, Gallimard (Folio/ essais), 1947. De Chalonge, Florence. «-Récit (théorie du)-», in Paul Aron, Denis Saint- Jacques et Alain Viala (dir.), Dictionnaire du littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p.-226-227. Ernaux, Annie. L’Événement, Paris, Gallimard, 2000. Ernaux, Annie. Les années, Paris, Gallimard, 2008. Ernaux, Annie. Regarde les lumières mon amour, Paris, Seuil (Raconter la vie), 2014. Fort, Pierre-Louis et Houdart-Merot, Violaine (dir.), Annie Ernaux. Un engagement d’écriture, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle (fiction/ non-fiction-: 21), 2015. Gendron, Karine, Figurations d'un récit ambigu. Éthique de la responsabilité chez Annie Ernaux, Élise Turcotte et Ken Bugul, thèse de doctorat en études littéraires dirigée par Andrée Mercier, Département de littérature, théâtre et cinéma, Université Laval, Québec, 2020, https: / / corpus.ulaval. ca/ jspui/ bitstream/ 20.500.11794/ 39088/ 1/ 35758.pdf. Gervais, Bertrand. Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire. Tome 1, Montréal, Le Quartanier (Erres Essais-: 01), 2007. Gyssels, Kathleen. «-Sartre postcolonial-? Relire Orphée noir plus d’un demi-siècle après-», in Cahiers d’études africaines, vol.-3, n°-179-180 (2005), p.-631-650. Korthals Altes, Liesbeth. «-Le tournant éthique dans la théorie littéraire-: impasse ou ouverture-? -», Études littéraires, vol.-31, n o -3 (1999), p.-39-56. Laugier, Sandra (dir.). Éthique, littérature, vie humaine, Presses universitaires de France, Paris, 2006. Maingueneau, Dominique. Le contexte de l’œuvre littéraire-: énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993. Meizoz, Jérôme. Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Éditions Slatkine Érudition (Essai), 2007. Sartre, Jean-Paul. Qu’est-ce que la littérature-? , Paris, Gallimard (Folio/ Essais-: 19), 1985. Turcotte, Élise. Autobiographie de l’esprit. Écrits sauvages et domestiques, Montréal, La Mèche (L’Ouvroir), 2013. Turcotte, Élise. L’île de la Merci, Montréal, Leméac, 1997. Turcotte, Élise. Le bruit des choses vivantes, Montréal, Leméac, 1991. Turcotte, Élise. Le parfum de la tubéreuse, Québec, Alto, 2015.