eJournals Oeuvres et Critiques 45/2

Oeuvres et Critiques
oec
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0016
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Éthique et violence chez Fanon

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Jean Khalfa
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Éthique et violence chez Fanon Jean Khalfa Cambridge University L’œil n’est pas seulement miroir, mais miroir redresseur. L’œil doit nous permettre de corriger les erreurs culturelles. Je ne dis pas les yeux, je dis l’œil, et l’on sait à quoi cet œil renvoie- ; pas à la scissure calcarine, mais à cette très égale lueur qui sourd du rouge de Van Gogh, qui glisse d’un concerto de Tchaikowski, qui s’agrippe désespérément à l’Ode à la Joie de Schiller, qui se laisse porter par la gueulée vermiculaire de Césaire. Le problème noir ne se résout pas en celui des Noirs vivant parmi les Blancs, mais bien des Noirs exploités, esclavagisés, méprisés par une société capitaliste, colonialiste, accidentellement blanche. 1 Très tôt Fanon s’est posé la question du rapport de l’acte à l’éthique dans les termes de l’engagement dans un réel situé historiquement, plutôt que dans ceux de la culture, de l’identité ou des valeurs. L’acte éthique ne peut s’expliquer seulement pour lui par la rencontre d’une personnalité et d’une situation-: un engagement doit avoir précédé non seulement l’occasion de l’acte, mais la personne même, - notion qu’il interrogera d’ailleurs tout au long de son œuvre, littéraire, psychiatrique ou politique. Ainsi place-t-il, «-en guise de conclusion-», à la fin de Peau Noire, Masques Blancs, un texte à la fois autobiographique et poétique, visant à rendre sensible «-la dimension ouverte de toute conscience-». Il y écrit-: Si à un moment la question s’est posée pour moi d’être effectivement solidaire d’un passé déterminé, c’est dans la mesure où je me suis engagé envers * Cet article a été pour la première fois publié dans Les Temps modernes 2018/ 2 n°-698. 1 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952), cité ici dans l’édition des Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, p. 224. L’expression «-gueulée vermiculaire-» vient du poème de Césaire «-Le grand midi-»-où réapparaît l’un des tout premiers motifs de cette poésie, le moi qu’agite la vie informe au cœur d’un navire négrier-: moi, moi seul, flottille nolisée m’agrippant à moi-même dans l’effarade de l’effrayante gueulée vermiculaire. Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses, in Poésie, Théâtre, Essais et Discours, A. J. Arnold, ed., Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 265. 60 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa moi-même et envers mon prochain à combattre de toute mon existence, de toute ma force pour que plus jamais il n’y ait, sur la terre, de peuples asservis. 2 En effet, fuyant à 17 ans et au prix de multiples difficultés, le régime de collaboration institué à la Martinique sous l’amiral Robert, Fanon s’était engagé en 1943 dans les Forces Françaises Libres. Cet acte de résistance historiquement déterminé était bien acte de solidarité effective avec un passé, la république et ses valeurs, que niaient l’occupation et la collaboration. Mais le choix d’une telle solidarité s’était posé comme une «-question- » et non imposé comme évidence. La décision exprimait l’engagement continué de l’individu, dans la totalité de son existence, c’est à dire au prix d’un risque de mort, pour un universel, le refus de la servitude en tout lieu que ce soit. Elle s’inscrivait donc dans un projet renouvelé dans le présent, se justifiait d’un futur souhaité et non d’un quelconque passé, hérité par exemple sous la forme d’une éducation, d’un sentiment d’appartenance nationale ou même d’une identité réactive 3 . Au moment où il écrit Peau Noire, Masques Blancs, Fanon s’était engagé contre l’occupation nazie et la collaboration mais l’expérience du passé colonial n’avait pas été cause directe de son engagement en faveur de la liberté. La situation coloniale observée ou vécue aurait aussi bien pu l’éloigner d’un combat pour la métropole-: il avait récemment fait l’expérience du racisme des troupes françaises installées dans l’île durant la guerre et, lors d’un bref séjour au Maroc et en Algérie, avant le débarquement de son régiment au sud de la France en 1944, il avait été secoué par le spectacle de la misère des colonisés au Maghreb. L’occasion d’un engagement direct dans la lutte anticoloniale se présentera dix ans plus tard, et à nouveau en 2 Peau noire, masques blancs, Œuvres, p. 250. L’«- ultime prière- » terminant ce livre réclame au corps le don d’un futur-ouvert-: «-Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge- ! - » (Œuvres, p. 251). Sur le refus de conclure et le rapport de Fanon à ses propres écrits comme compositions d’interventions situées historiquement, ne formant en rien des textes définitifs, voir sa correspondance avec ses éditeurs, François Maspero et Giovanni Pirelli dans-: Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté, textes réunis, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert Young (abrégé ci-après EAL), Paris, La Découverte, 2015, p. 547 sq. 3 Fanon s’emporte en bien des endroits de Peau noire, masques blancs contre l’idée que la revendication d’une identité héritée-puisse tenir lieu d’engagement-: «-Qu’est-ce que cette histoire de peuple noir, de nationalité nègre- ? Je suis français. Je suis intéressé à la culture française, à la civilisation française, au peuple français. Nous refusons de nous considérer comme «- à-côté- », nous sommes en plein dans le drame français. Quand des hommes, non pas fondamentalement mauvais, mais mystifiés, ont envahi la France pour l’asservir, mon métier de Français m’indiqua que ma place n’était pas à côté, mais au cœur du problème. Je suis intéressé personnellement au destin français, aux valeurs françaises, à la nation française. Qu’ai-je à faire, moi, d’un Empire noir-? -» (ibid., p. 225). 61 Éthique et violence chez Fanon Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 fonction d’une situation qui aurait pu lui être étrangère, lorsqu’en 1954, au début de la guerre d’Algérie, Fanon choisit l’Hôpital de Blida-Joinville parmi les postes offerts par l’administration des hôpitaux aux psychiatres nouvellement diplômés. Les postes qu’il souhaitait en priorité, en Guadeloupe ou au nouvel hôpital psychiatrique de la Martinique, avaient déjà été attribués. Certes Peau noire traite de la colonisation, mais en tant qu’«-essai de désaliénation du noir-». Son propos est de combattre les formes de l’aliénation coloniale, en particulier les revendications identitaires - masques blancs mais aussi négritude -, qui en témoignent jusque dans la dénégation. L’œuvre plus strictement psychiatrique entamée en parallèle est elle aussi placée sous le signe d’une dissolution des reconstructions pathologiques de la personnalité 4 . Dans les deux cas la «-substantification-» identitaire est explicitement analysée comme empêchement de tout engagement authentique 5 . S’il trouve certes une bonne partie du matériau de Peau noire dans sa propre expérience, Fanon vise donc dans ce livre précisément l’affranchissement des valeurs reçues d’une histoire et d’une expérience spécifique, la détermination historique par l’esclavage et le racisme, et ce même sous cette forme de revendication identitaire réactive qu’incarne la littérature de la négritude. Mais si le choix de l’acte ne peut se fonder sur une expérience, une histoire ou une identité, faudrait-il alors déduire les valeurs éthiques d’une constitution du sujet rationnel en lui-même, comme dans le transcendantalisme kantien appliqué à la raison pratique- ? Or pour Fanon la raison n’est pas donnée a priori. Elle-même est projet. L’organisation rationnelle d’un monde humain n’est que le but que se donne l’engagement dans un 4 Pour Fanon, les maladies mentales sont autant de reconstructions pathologiques du moi suite à une perturbation d’origine généralement neurologique. On retrouve dans tous ses livres l’expression empruntée par Henri Ey à Gunther Anders, de «- pathologie de la liberté- ». Elle peut désigner soit la maladie mentale, soit, comme chez Ey, la psychiatrie-: l’aliénation est donc un trouble de la liberté et la psychiatrie une clinique de la liberté. Ainsi l’engagement du psychiatre est-il un engagement contre l’asservissement du patient à une personnalité pathologique. Voir «-Alienation and Freedom- : Fanon on Psychiatry and Revolution-», in Jean Khalfa, Poetics of the Antilles, Poetry, History and Philosophy in the Writings of Perse, Césaire, Fanon and Glissant, Peter Lang, Oxford, 2017, p. 209 sq., et EAL, p. 137 sq. et p. 278. 5 Au début des Damnés (1961), Fanon parle de la «-substantification que sécrète et alimente la situation coloniale-». Œuvres, p. 452. L’œuvre psychiatrique se fonde dès le début de la thèse de doctorat de Fanon sur l’idée que la personnalité est processus- et non substance- : «-Nous pensons organes et lésions focales quand il faudrait penser fonctions et désintégrations. Notre optique médicale est spatiale, alors qu’elle devrait de plus en plus se temporaliser.- » EAL, p. 178 et mon commentaire p. 145. Sur la méconnaissance du dynamisme de la personnalité, voir EAL, p. 245. 62 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa processus historique de libération, elle n’est pour lui ni constitutive du sujet, ni d’ailleurs ferment obscur de la dialectique historique 6 . Aussi, en un raccourci saisissant, Fanon renvoie-t-il dos à dos Césaire et Kant, la fascination du «-grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune-» et la vénération du «-ciel étoilé au-dessus de moi et [de] la loi morale en moi-» 7 -: Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques. Depuis longtemps, le ciel étoilé qui laissait Kant pantelant nous a livré ses secrets. Et la loi morale doute d’elle-même. En tant qu’homme, je m’engage à affronter le risque de l’anéantissement pour que deux ou trois vérités jettent sur le monde leur essentielle clarté.- Sartre a montré que le passé, dans la ligne d’une attitude inauthentique, «-prend-» en masse et, solidement charpenté, informe alors l’individu. C’est le passé transmué en valeur. Mais je peux aussi reprendre mon passé, le valoriser ou le condamner par mes choix successifs. 8 6 Fanon s’est tout autant démarqué de Hegel. Dans une conférence prononcée à Accra en avril 1960, «- Pourquoi nous employons la violence- », il déclare- : «- Le rôle du parti politique qui prend en main les destinées de ce peuple est d’endiguer cette violence [la violence sporadique spontanée des colonisés, qui répond à celle, permanente, structurelle, du système colonial] et de la canaliser en lui assurant une plate-forme pacifique et un terrain constructif car, pour l’esprit humain qui contemple le déroulement de l’histoire et qui tente de rester sur le terrain de l’universel, la violence doit d’abord être combattue par le langage de la vérité et de la raison.- » Œuvres, p. 414. Dans le journal intérieur de l’hôpital de Blida, il écrit, en août 1954 : «-Nous à l’hôpital n’avons pas besoin de drame intérieur, d’“enthousiasme immanent”. Nous avons besoin de parler un langage simple, direct, actuel, vrai. Nous avons besoin de penser avec une pensée réfléchie, non fragmentée mais unie. Nous avons besoin de dialogues, précisément parce que le dialogue nous rend présents au camarade ou à la commission. Les monologues intérieurs nous détachent de l’entourage, nous rendent absents au camarade et à la commission.-» EAL, p. 273. 7 Cahier d’un retour au pays natal, in Aimé Césaire, Poésie, Théâtre, Essais et Discours, A. J. Arnold, éd., Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 93. Kant, Critique de la raison pratique, conclusion. 8 Peau noire, masques blancs, Œuvres, p. 248. La négritude était décrite comme « pathologie de la liberté », p. 247. Voir aussi EAL, p. 152. Sur l’inauthentique, Fanon souligne avec approbation ce passage d’un article de Francis Jeanson lu dans le no 29 des Temps Modernes, en février 1948 (p. 1435) : « Il s’agit — dans la trame serrée de ma vie ou dans sa vacuité compacte, faite de perpétuels refus — de ne pas laisser place au bouleversement de l’instant, au surgissement catastrophique d’une interrogation qui ne ferait plus partie du système, mais remettrait en question le système tout entier.-» EAL, p. 649. Sur les doutes de Fanon concernant l’universalité d’une conscience de la loi morale, voir son analyse ironique du rapport entre la « loi » de la mafia et la supposée reconnaissance de la « vraie » loi qu’elle est censée recouvrir, du moins pour une 63 Éthique et violence chez Fanon Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 «-Valeur-» dans l’œuvre de Fanon se dit donc comme verbe ou adjectif-: le passé ne peut être valorisé que par des choix continuellement renouvelés dans le présent. On sait par ses nombreuses lectures philosophiques de l’époque que ce qui préoccupait le jeune Fanon était justement ce paradoxe de la création des valeurs par l’acte 9 . Ce paradoxe est au centre de sa passion pour le théâtre de l’après-guerre, et fait l’objet des deux pièces écrites elles-aussi durant ses études de médecine puis de psychiatrie à Lyon. Leurs héros se définissent en effet par la quête de l’authenticité, c’est-à-dire d’une pensée et d’un agir qui ne seraient relatifs à aucune identité et aucune valeur héritées. Ainsi, dans le drame bourgeois qu’est L’Œil se noie le personnage de François ne cesse d’exiger de sa fiancée qu’elle lui prouve que son amour est acte conscient et continué et non état résultant d’une rencontre et des attentes familiales et sociales (avec le paradoxe que cette exigence apparaît en fait comme cause de cet amour). Dans Les Mains parallèles, tragédie antique, le jeune prince Polyxos s’engage au prix d’un parricide et d’un déchaînement de violence dans la libération de son pays, une île où il entend apporter la lumière car la paix sociale y repose sur l’aliénation, un aveuglement symbolisé par le choix des autorités d’y faire régner une pénombre permanente-: (Le Chœur-: ) Polyxos, prince de Lébos, De l’autre côté du Verbe émacié, S’érige l’Acte initial. La pensée humaine parvenue aux limites maximales ne peut qu’elle ne se transmue. 10 Frantz Fanon avait probablement lu les passages du Prométhée d’Eschyle qui faisaient partie des textes grecs rassemblés, traduits et commentés par Simone Weil à l’attention du Père Perrin en 1942. Ils venaient d’être publiés sous le titre apocryphe d’Intuitions pré-chrétiennes. Les pages coupées dans l’exemplaire retrouvé dans sa bibliothèque les contiennent 11 . Le dieu crucifié sur son rocher par un père divin lui reprochant l’acte de donner « conscience collective » désireuse de se rassurer : « L’hostilité manifeste, l’agressivité spectaculaire cachent, dit-on, une déroute morale latente. Nous faisons confiance aux données culturelles, éducatives, religieuses, éthiques, qui selon un même cérémonial auraient été déposées dans les consciences. » EAL, p. 350. Tout autre est la coexistence de deux codes de valeurs dans les sociétés coloniales. 9 En particulier Kierkegaard, Nietzsche, Sartre et Weil., mais aussi Blondel, Lachièze-Rey, avec qui il eut une correspondance, et Lacroix. EAL, pp. 587 sq., notamment p. 601. 10 EAL, p. 102. 11 Simone Weil, Intuitions pré-chrétiennes, Paris, La Colombe, 1951, p. 92 à 107. 64 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa la lumière aux hommes et de l’en avoir ainsi dépouillé correspondait à la théologie de Weil- : «- Prométhée est l’agneau égorgé depuis la fondation du monde- », il dépossède un Zeus désormais pur violence, de «- l’esprit et la possession de la sagesse- » pour les donner aux hommes plongés dans l’obscurité, Eux qui au début, lorsqu’ils voyaient, voyaient en vain, entendaient sans entendre-; et semblables aux formes des songes, toute leur longue vie, ils mêlaient tout au hasard. 12 Mais dans la pièce de Fanon, le héros n’a que l’acte pur à substituer à la mystification et la conclusion est avertissement plutôt que solution. L’entreprise prométhéenne d’Épithalos tourne mal, n’engendrant qu’une violence catastrophique, sans dépassement. Lorsqu’il lut cette pièce (qui fut ensuite égarée), François Maspero la décrivit très justement ainsi à Giovanni Pirelli- : «- C’est une sorte de travail d’exorcisme personnel qui atteint souvent une extraordinaire beauté formelle, mais [elle] n’est pas dénuée d’hermétisme.-» 13 L’engagement valorise donc l’acte, mais il ne peut le faire sans réflexion ni vigilance. Sa propre valeur ne peut être que de susciter une conscience constamment en éveil. On le voit bien lorsque Fanon utilise l’idée d’un «-rôle thérapeuthique de l’engagement-» pour théoriser la formation professionnelle des infirmiers telle que Fanon la prescrit à l’Hôpital psychiatrique de Saint-Alban où il fit son internat-: […] il ne faudrait pas dans un hôpital laisser trop longtemps les infirmiers et infirmières dans les services dits de chroniques, car ils perdent cette vigilance qui est la marque fondamentale de l’infirmier moderne. 14 C’est que dans un service de malades mentaux dits «- chroniques- », le personnel cesse d’être attentif à l’évolution des symptômes manifestés par la personne qu’il ne voit plus que comme incarnation d’une maladie substantialisée. Tout l’enseignement professionnel dispensé par Fanon, tel qu’on le devine à travers la lecture des éditoriaux écrits pour le journal intérieur de Saint-Alban, Trait d’Union, puis pour celui qu’il créera à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, Notre Journal, se noue à cette notion de vigilance, 12 Intuitions pré-chrétiennes, op. cit., p. 97. Traduction d’Eschyle par Simone Weil. 13 Lettre du 6 septembre 1963, EAL, p. 582. 14 «- Rôle thérapeutique de l’engagement- ». Éditorial du 27 mars 1953 de «- Trait d’union-», journal intérieur de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, EAL, p. 237. 65 Éthique et violence chez Fanon Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 c’est-à-dire d’engagement constant de la conscience, engagement indispensable au processus thérapeutique, et ce aussi bien pour les soignants que pour les malades. * Avec l’homme, le fait perd de sa stabilité. Il ne s’agit plus d’un, mais d’une mosaïque de faits. L’homme existe toujours en train de... Il est ici, avec d’autres hommes et, en ce sens, l’altérité est la perspective réitérée de son action. 15 Cette insistance première et systématique de Fanon sur l’engagement, comme seul fondement éthique de l’action, comme dépassement du «-verbe émacié- » de l’héritage culturel et de l’impératif catégorique, et ce au nom de la création d’une conscience perpétuellement vigilante, éclaire-t-elle ses textes ultérieurs sur la violence-dans le cadre de la lutte contre le colonialisme et le néocolonialisme- ? La vaste littérature sur Fanon et la violence aborde sa pensée de trois façons-: sa place dans une théorie générale de la violence, par exemple comparée à celles d’Engels ou de Sorel (dont Alice Cherki écrit qu’il trouvait leurs descriptions trop éloignées de l’expérience quotidienne de la violence dans les colonies 16 )-; sa conception de l’utilisation concrète de la violence durant la guerre de libération en Algérie (on critique alors son «-spontanéisme-» ou bien on fait l’apologie de sa supposée célébration de la violence)-; la lecture qu’en fit Sartre dans sa célèbre préface aux Damnés de la terre. Je ne considère pas la préface de Sartre ici, il y faudrait une étude séparée, si ce n’est pour noter que, comme Sartre l’indique, elle s’adresse aux lecteurs européens alors que le livre lui-même s’adresse aux peuples engagés dans le processus de décolonisation 17 . En ce qui concerne la réflexion de Fanon elle-même, il me semble que l’on n’a pas assez prêté attention, du point de vue de la théorie politique, à la distinction qu’il trace constamment entre agitation et lutte, la première étant de l’ordre de la pathologie, l’autre de la liberté, et, du point de vue de la lutte historique, aux fonctions politiques et stratégiques, et non seulement militaires, de cette lutte. Or ses analyses ressortissent à sa conception des rapports de l’engagement à la conscience et à la liberté, hors de toute «- substantification- » psychologique ou culturelle du moi, individuel ou social. 15 EAL, p. 181. 16 Alice Cherki, Frantz Fanon, Portrait, Paris, Le Seuil, 2000, p. 155. 17 Fanon en souhaitait initialement la publication en Afrique et non en France (EAL, p. 559). 66 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa Fanon décrit la violence de l’univers colonial dans les mêmes termes que l’agitation dans l’univers de l’hôpital psychiatrique, à savoir comme une pathologie secrétée par l’institution elle-même. Il s’était en grande partie formé à la clinique lors de son internat à l’hôpital de Saint Alban auprès de François Tosquelles, inventeur de la socialthérapie et précurseur du mouvement antipsychiatrique, et du neuropsychiatre Maurice Despinoy. Pour Tosquelles et un groupe de psychiatres réformateurs de l’après-guerre, tels Paul Balvet, Lucien Bonnafé, Georges Daumezon et Philippe Paumelle, que Fanon connaissait personnellement ou par leurs publications qu’il cite, il fallait d’abord soigner l’institution psychiatrique elle-même dont la structure et le fonctionnement généraient nombre de chronicités. Leur pensée psychiatrique était nourrie de textes de philosophes tels que Merleau-Ponty et Sartre et de psychiatres et psychanalystes tels que Jaspers, Ey et Lacan, partageant une pensée née de la phénoménologie et centrée sur l’interaction du corps vivant et de la conscience. Ils voyaient en général dans la psychiatrie une étude des réifications des structures de la conscience qui avaient pu suivre des pathologies neurologiques. 18 Or les textes sur l’agitation en psychiatrie publiés avec Tosquelles éclairent bien des textes politiques sur l’aliénation coloniale et la violence qui en résulte, dont on n’a souvent pas vu qu’ils en faisaient le diagnostic plus qu’ils ne la célébraient. Ainsi écrit-il dans le célèbre chapitre sur la violence des Damnés de la terre-: Monde compartimenté, manichéiste, immobile, monde de statues-: la statue du général qui a fait la conquête, la statue de l’ingénieur qui a construit le pont. Monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet. Voilà le monde colonial. L’indigène est un être parqué, l’apartheid n’est qu’une modalité de la compartimentation de ce monde colonial. La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites. 19 Cette description de la compartimentation coloniale, et bien d’autres du même ordre dans Les Damnés ainsi que dans Peau noire, font écho à celles de l’asile-et de la maladie-: 18 Sans que toutefois ces pathologies neurologiques déterminent directement la forme des reconstructions fautives de la personnalité qui constituent la maladie mentale et qui sont aussi déterminées par la motricité dans un environnement social et culturel. Voir EAL, p. 149 sq. Sur Fanon et la phénoménologie, voir Jean Khalfa, «-Fanon, corps perdu-» in Mémoires et imaginaires du Maghreb et de la Caraïbe, dir. Samia Kassab-Charfi et Mohamed Bahi, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 36 sq. et Poetics of the Antilles, op. cit. p. 183, sq. 19 Les Damnés de la terre, Œuvres, p. 463. 67 Éthique et violence chez Fanon Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 La maladie mentale, dans une phénoménologie qui laisserait de côté les grosses altérations de la conscience, se présente comme une véritable pathologie de la liberté. La maladie situe le malade dans un monde où sa liberté, sa volonté, ses désirs sont constamment brisés par des obsessions, des inhibitions, des contrordres, des angoisses. L’hospitalisation classique limite considérablement le champ d’action du malade, lui interdit toute compensation, tout déplacement, le restreint au champ clos de l’hôpital et le condamne à exercer sa liberté dans le monde irréel des fantasmes. Il n’est donc pas étonnant que le malade ne se sente libre que dans son opposition au médecin qui le retient. 20 Les conséquences de ces enfermements et restrictions sont similaires. Dans Les Damnés de la terre, ce que l’on appelait «-agitation-» en psychiatrie trouve son équivalent dans la violence sociale qui caractérise les sociétés coloniales-: Le colonisé est pris dans les mailles serrées du colonialisme. Mais nous avons vu qu’à l’intérieur le colon n’obtient qu’une pseudo-pétrification. La tension musculaire du colonisé se libère périodiquement dans des explosions sanguinaires-: luttes tribales, luttes de çofs, luttes entre individus. […] Autodestruction collective très concrète dans les luttes tribales, telle est donc l’une des voies par où se libère la tension musculaire du colonisé. Tous ces comportements sont des réflexes de mort en face du danger, des conduites-suicides qui permettent au colon, dont la vie et la domination se trouvent consolidées d’autant, de vérifier par la même occasion que ces hommes ne sont pas raisonnables. 21 Plus loin dans ce chapitre, ayant analysé le monde irréel des fantasmes religieux, de la transe et de la tourmente onirique comme formes imaginaires et compensatoires de liberté, dans l’enfermement colonial, Fanon note que s’il n’y a pas d’organisation politique capable de canaliser ces décharges émotionnelles vers une construction sociale, il n’y a plus que «-volontarisme aveugle avec les aléas terriblement réactionnaires qu’il comporte-» 22 . Or en psychiatrie, cette construction sociale est ce que Fanon poursuit à Blida par la socialthérapie, c’est-à-dire la création au sein de l’hôpital de structures analogues à celles du monde extérieur, et où le patient sera constamment mis en nécessité de prendre des décisions et, résistant à l’inertie de sa personnalité, chosifiée par la maladie, pourra progressivement retrouver une autonomie-: 20 Écrits sur l’aliénation et la liberté, op. cit., p. 419. 21 Œuvres, op. cit., p. 465 sq. 22 Ibid., p. 469. «-Réactionnaires-» au sens de réactions violentes. 68 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa Dans le cadre de la nouvelle société mise en place, on assiste à la mutation de la vieille symptomatologie à l’état pur, désocialisée, envahie de plus en plus par la sphère motrice (stéréotypies, agitations subintrantes, catatonisation…) telle qu’on en voyait dans les asiles. Il y a au contraire, pour le malade, nécessité de verbaliser, d’expliquer, de s’expliquer, de prendre position. Il y a maintien d’un investissement dans un monde objectal ayant acquis une nouvelle densité. La socialthérapie arrache le malade à ses fantasmes et l’oblige à affronter la réalité sur un nouveau registre. 23 Lorsqu’il parle du traitement de l’agitation par la réforme de l’institution, Fanon a spontanément recours à l’engagement : Le service se transforme de façon lucide et consciente en laminoir, en épurateur. Cette notion d’habileté rigoureuse, de souplesse armée, d’institutions articulées, dès le premier contact, rompt le cercle vicieux où tend à s’installer le malade. Ce qui était imitation de soi-même, auto-intoxication, est replacé dans le cadre d’institutions ouvertes. Et c’est l’engagement dans ces institutions qui libère la conscience du vertige. 24 L’«-organisation politique- » chargée de canaliser la violence dans ce cas est donc le personnel hospitalier dont l’ensemble est tout entier tourné vers cette transformation. D’où l’importance de sa formation, à laquelle, selon tous les témoignages, Fanon accordait une importance et un temps considérables. Ce texte est comparable à la description d’une confrontation authentique et non plus fantasmatique avec le réel dans le processus de décolonisation-: Toutefois, dans la lutte de libération, ce peuple autrefois réparti en cercles irréels, ce peuple en proie à un effroi indicible mais heureux de se perdre dans une tourmente onirique, se disloque, se réorganise et enfante dans le sang et les larmes des confrontations très réelles et très immédiates. Donner à manger aux moudjahidines, poster des sentinelles, venir en aide aux familles privées 23 EAL, p. 420. Sur la critique de l’« agitation » en psychiatrie, voir EAL, p. 265, n.-2, et pp. 333 sq. La série des éditoriaux de Notre Journal est fort utile pour comprendre la valeur thérapeutique de l’organisation d’une société telle que la concevait Fanon (EAL, pp. 260 sq.) et sa critique des dangers d’institutionnalisation (EAL, pp. 281 et 284). Enfin le remarquable article écrit avec Slimane Asselah, «-Le phénomène de l’agitation en milieu psychiatrique-», phénomène étudié sur la base d’analyses de la perception par Merleau-Ponty et de l’imaginaire par Sartre, met en lumière le lien entre agitation et activité hallucinatoire produite par le contexte de l’enfermement, EAL, pp. 372-374. 24 «-Le phénomène de l’agitation en milieu psychiatrique-», EAL, p. 375. 69 Éthique et violence chez Fanon Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 du nécessaire, se substituer au mari abattu ou emprisonné- : telles sont les tâches concrètes auxquelles le peuple est convié dans la lutte de libération. On pourrait multiplier les citations pour montrer que lorsque Fanon réfléchit à la violence dans le contexte colonial il le fait d’abord sous l’angle d’une violence criminelle compensatoire ou bien sous celui de la déréalisation et des fantasmes (deux dimensions explorées dans les romans policiers de Chester Himes que Fanon admirait et dont il parla dans ses cours sur la société et la psychiatrie à l’Université de Tunis 25 ). Tel est le produit d’un monde où les corps sont «-compartimentés-» et la conscience, désormais incapable de projets, chosifiée. Dans le texte de sa conférence d’Accra, Fanon écrit même que la violence permanente de l’oppression coloniale, dans les pays où elle est extrême, a fait de la violence du colonisé une manifestation de son existence animale 26 . Mais lorsqu’il parle de la lutte de libération, il décrit un processus qui n’a plus rien à voir avec l’explosion spontanée et suicidaire produite par la situation coloniale, mais constitue plutôt une phase d’engagement dans des actions concrètes où «- cristallise- » une conscience nationale libre 27 . Quelles sont ces actions et en quoi consiste donc cette conscience-? Elles peuvent être simplement d’organisation et de logistique comme on vient de le voir, mais dans les paragraphes concluant le chapitre 25 EAL, p. 441. 26 «- […] il arrive, dis-je, que dans certaines contrées asservies la violence du colonisé devienne tout simplement une manifestation de son existence proprement animale. Je dis animale et je parle en biologiste, car de telles réactions ne sont, somme toute, que des réactions de défense traduisant un instinct tout à fait banal de conservation.-» «-Pourquoi nous employons la violence-», discours prononcé à la conférence d’Accra, avril 1960. Œuvres, p. 413. Le thème de l’animalisation par la colonisation est une constante de tout l’œuvre de Fanon. Le bestiaire que sa description phénoménologique met en scène dans Peau noire, masques blancs est à l’interface de la schizophrénie et du surréalisme-: «- J’arrive lentement dans le monde, habitué à ne plus prétendre au surgissement. Je m’achemine par reptation. Déjà les regards blancs, les seuls vrais, me dissèquent. Je suis fixé. […] Je me glisse dans les coins, rencontrant de mes longues antennes les axiomes épars à la surface des choses - le linge du nègre sent le nègre - les dents du nègre sont blanches - les pieds du nègre sont grands - la large poitrine du nègre - je me glisse dans les coins. Je demeure silencieux, j’aspire à l’anonymat, à l’oubli. Tenez, j’accepte tout, mais que l’on ne m’aperçoive plus-! -» Œuvres, p. 158. 27 «-Et l’acquisition de la révolution algérienne est précisément d’avoir culminé de façon grandiose et d’avoir provoqué une mutation de l’instinct de conservation en valeur et en vérité. Pour le peuple algérien, la seule solution était ce combat héroïque au cœur duquel il devait cristalliser sa conscience nationale et approfondir sa qualité de peuple africain.-» ibid. p. 415. Je souligne. 70 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa des Damnés sur la violence 28 , Fanon envisage directement la lutte armée et écrit qu’«-au niveau des individus la violence désintoxique-». On a souvent interprété ce texte comme signifiant que toute violence détacherait la conscience de ses intoxications, de ses aliénations. La traduction anglaise parle même de «-force purificatrice-»-: «-At the level of individuals, violence is a cleansing force-» 29 . Toute une littérature critique est née de cette supposée vertu. Or on sait combien Fanon se défie des violences qu’il considère pathologiques. Ainsi condamne-t-il le terrorisme nihiliste-: Le fidaï algérien, à l’inverse des déséquilibrés anarchistes rendus célèbres par la littérature, ne se drogue pas. Le fidaï n’a pas besoin d’ignorer le danger, d’obscurcir sa conscience ou d’oublier. Le «-terroriste-» dès qu’il accepte une mission, laisse entrer la mort dans son âme. C’est avec la mort qu’il a désormais rendez-vous. Le fidaï, lui, a rendez-vous avec la vie de la révolution, et sa propre vie. Le fidaï n’est pas un sacrifié. Certes, il ne recule pas devant la possibilité de perdre sa vie pour l’indépendance de la Patrie, mais à aucun moment il ne choisit la mort. 30 Le choix de la mort au nom d’une croyance religieuse aurait été encore plus étranger à sa pensée politique, non seulement foncièrement athée puisqu’à l’héritage de la culture il veut substituer la formation d’une volonté nationale, mais aussi à sa pensée psychiatrique parce que la religion, comme forme réifiée de la culture, est une pathologie de la liberté 31 . En fait, l’une des fonctions de la lutte armée contre l’oppression lorsqu’on la considère au niveau du groupe social est de produire un «- sens national-» 32 , car elle élimine le tribalisme et les combats de chefferies qu’ali- 28 Chapitre publié d’abord sous forme d’article dans Les Temps Modernes en mai 1961. 29 Première traduction en anglais des Damnés de la terre, par Constance Farrington-: The Wretched of the Earth, New York, Grove Press, 1963, p. 94. La seconde traduction, par Richard Philcox, plus précise, conserve néanmoins cette traduction-: «-At the individual level, violence is a cleansing force-». The Wretched of the Earth, New York, Grove Press, 2004, p. 51. 30 L’An V de la révolution algérienne, Œuvres, p. 293. Dans sa thèse de doctorat, Fanon commentait ainsi la lecture de Hegel par Lacan-: «-Le fou, en présence du désordre du monde (qui est désordre de sa propre conscience, transitivisme), veut imposer la loi de son cœur. Alors, deux solutions demeurent possibles-: il rompt le cercle par quelques violences sur l’extérieur ou il se frappe lui-même par voie de contrecoup social.-» EAL, p. 225. 31 Voir EAL, pp. 181 sq. et pp. 451 sq. Fanon parle d’un «-monde culturel spasmé-» par la colonisation lorsqu’il décrit certains échecs de la psychothérapie en milieu «-indigène-» (EAL, p. 430). 32 Les Damnés, Œuvres, p. 495. 71 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Éthique et violence chez Fanon mentait auparavant le système colonial, au profit d’une lutte de niveau national, répondant par la violence à la violence lorsque celle-ci est devenue nationale et sans merci. Corrélativement, au niveau de l’individu, ce dont elle désintoxique c’est de la servilité et du respect des chefs-: «-Même si la lutte armée a été symbolique-», écrit Fanon, «-la violence hisse le peuple à la hauteur du leader-»-: Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux. Même si la lutte armée a été symbolique et même s’il est démobilisé par une décolonisation rapide, le peuple a le temps de se convaincre que la libération a été l’affaire de tous et de chacun, que le leader n’a pas de mérite spécial. La violence hisse le peuple à la hauteur du leader. D’où cette espèce de réticence agressive à l’égard de la machine protocolaire que de jeunes gouvernements se dépêchent de mettre en place. Quand elles ont participé, dans la violence, à la libération nationale, les masses ne permettent à personne de se présenter en «-libérateur-».-[…] Les démagogues, les opportunistes, les magiciens ont désormais la tâche difficile. La praxis qui les a jetées dans un corps à corps désespéré confère aux masses un goût vorace du concret. L’entreprise de mystification devient, à long terme, pratiquement impossible. 33 Autrement dit la valeur de la participation au combat pour les individus drogués de servitude est la conquête de l’autonomie. Les Damnés de la Terre, livre composé, dans l’urgence politique, de textes écrits pour certains alors que Fanon se savait condamné par la maladie, se projette essentiellement dans l’après-colonisation. Le legs du système colonial est une aliénation et une irresponsabilité qui risquent d’obérer durablement le devenir des nouvelles nations, prises en mains par des bourgeoisies néocoloniales prospérant déjà là où l’indépendance a été simplement donnée par le colonisateur, bien entendu dans ses termes. Les titres des deux chapitres suivant celui sur la violence, l’indiquent clairement-: «-Grandeur et faiblesse de la spontanéité-» et «-Mésaventures de la conscience nationale-». Quant au dernier chapitre, celui sur «-La culture nationale-», il constitue une critique de ceux qui veulent fonder la nation sur une culture au lieu de fonder la culture sur la nation. Son premier titre avait d’ailleurs été «-Négritude et civilisations négro-africaines, une mystification-» 34 . Politiquement, Fanon pense donc le 33 Ibid., p. 496. Je souligne. Fanon utilise plusieurs fois ce concept marxien de praxis dans ses textes politiques et parfois aussi psychiatriques. Il désigne une action dans laquelle le moi tout à la fois s’engage et se forme. 34 EAL p. 558. En raison de l’urgence, Fanon a réduit son ambition initiale d’un livre de sept chapitres, et du coup ce volume conserve ce qui était le plus important 72 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa «- sens national- » comme la conscience libre née dans l’engagement, et ce tant au niveau du groupe que de l’individu. Cette conscience ne peut rester libre que si elle s’invente une nouvelle culture, elle-même productrice de valeurs-: Si l’homme est ce qu’il fait, alors nous dirons que la chose la plus urgente aujourd’hui pour l’intellectuel africain est la construction de sa nation. Si cette construction est vraie, c’est-à-dire si elle traduit le vouloir manifeste du peuple, si elle révèle dans leur impatience les peuples africains, alors la construction nationale s’accompagne nécessairement de la découverte et de la promotion de valeurs universalisantes. 35 C’est sans doute pourquoi même lorsqu’il travaille à la création d’une colonne de volontaires africains qui viendrait soutenir les combattants de l’intérieur par le Sahara, et explore au Mali de possibles canaux de pénétration, Fanon consacre une bonne part de son journal de bord à souligner l’importance de cette entreprise pour les états sub-sahariens eux-mêmes, qui se déchirent déjà en luttes nationalistes-: Depuis près de trois ans, j’essaie de faire sortir la fumeuse idée d’Unité africaine des marasmes subjectivistes, voire carrément fantasmatiques de la majorité de ses supporters. L’Unité africaine est un principe à partir duquel on se propose de réaliser les États-Unis d’Afrique sans passer par la phase nationale chauvine bourgeoise avec son cortège de guerres et de deuils. 36 Mais quelle est donc enfin pour Fanon la fonction de la violence au niveau de la lutte historique concrète pour l’indépendance algérienne- ? Les Damnés de la terre a été écrit alors que Fanon était ambassadeur du gouvernement provisoire de la république algérienne pour l’Afrique sub-saharienne, basé à Accra. Son souci de penser ce combat au niveau international est donc constant et c’est pourquoi l’une des dimensions essentielles du chapitre sur la violence est de l’inscrire dans la situation inédite qu’est la guerre froide. pour lui, un avertissement général à toute nation décolonisée sur les difficultés qui l’attendent. 35 Les Damnés, Œuvres, p. 622. Ce chapitre est le texte d’une communication au deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs qui se tint en 1959 à Rome. En ouverture de son discours, Fanon prévenait contre les failles de la conscience nationale-: «-les dangers graves qu’elles renferment sont le résultat historique de l’incapacité de la bourgeoisie nationale des pays sous-développés à rationaliser la praxis populaire, c’est-à-dire à en extraire la raison-». Ibid., p. 543. 36 Pour la révolution africaine, Œuvres, p. 868. Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Face à la puissance technique du colonisateur le colonisé n’aurait en principe aucune chance de l’emporter et sa violence serait suicidaire-: En 1945, les 45 000 morts de Sétif pouvaient passer inaperçus-; en 1947, les 90 000 morts de Madagascar pouvaient faire l’objet d’un simple entrefilet dans les journaux- ; en 1952, les 200 000 victimes de la répression au Kenya pouvaient rencontrer une indifférence relative. C’est que les contradictions internationales n’étaient pas suffisamment tranchées. Déjà la guerre de Corée et la guerre d’Indochine avaient inauguré une nouvelle phase. Mais c’est surtout Budapest et Suez qui constituent les moments décisifs de cette confrontation. Forts du soutien inconditionnel des pays socialistes, les colonisés se lancent avec les armes qu’ils ont contre la citadelle inexpugnable du colonialisme. Si cette citadelle est invulnérable aux couteaux et aux poings nus, elle ne l’est plus quand on décide de tenir compte du contexte de la guerre froide. 37 À présent, toute répression violente de la lutte anticoloniale sera discutée à l’ONU, la position de la puissance coloniale deviendra de plus en plus intenable et c’est dans l’arène internationale que la guerre sera gagnée, l’armée de libération massée aux frontières n’aura plus d’autres fonctions que d’être l’embryon de la future armée nationale 38 . D’autant, ajoute Fanon, que le capitalisme international voit d’un mauvais œil la destruction potentielle de ces futurs marchés que sont les colonies par une archaïque et désastreuse menée par des empires en décomposition. Le neutralisme, ou le non-alignement, sera donc une stratégie gagnante de ceux qui dirigent le combat puisqu’ils ont désormais le soutien des deux puissances qui se partagent le monde. Certes Fanon critique les sommes énormes englouties dans la confrontation irrationnelle des grandes puissances, qui auraient pu servir à une réorganisation complète des économies et des écologies des nations décolonisées, 39 mais il ajoute toutefois une considération intéressante- sur l’impact psychologique du neutralisme-: Le neutralisme produit chez le citoyen du tiers monde une attitude d’esprit qui se traduit dans la vie courante par une intrépidité et une fierté hiératique qui ressemblent étrangement au défi. Ce refus affirmé du compromis, cette 37 Les Damnés, Œuvres, p. 483, sq. 38 À Tunis, Fanon dit à Claude Lanzmann que le véritable combat de libération était mené par ceux de l’intérieur, et non par l’armée. Voir Jean Khalfa, Claude Lanzmann in conversation, Wasafiri, n° 44, 2005, p. 20. Lanzmann organisa les rencontres de Sartre et de Fanon et apporta à Maspero plusieurs chapitres des Damnés de la terre. 39 Les Damnés, Œuvres, p. 501 et 505. Éthique et violence chez Fanon 73 74 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0016 Jean Khalfa volonté toute dure de ne pas s’attacher rappellent le comportement de ces adolescents fiers et dépouillés, toujours prêts à se sacrifier pour un mot. Tout cela désarçonne les observateurs occidentaux. 40 Le reste de ce chapitre énumère les raisons de douter des possibilités pour ces peuples de relever leur défi national, raisons qui sont celles-là mêmes qui leur ont permis de gagner leur indépendance, la division du monde en grands blocs, qui produit un gaspillage inhumain. Il y présente des avertissements prémonitoires sur la corruption économique et les mystifications identitaires néocoloniales, mais on retrouve ici malgré tout l’idée que l’engagement d’une conscience contre (et entre) les blocs établis et les formes héritées, peut produire une forme de liberté. Intéressante lueur que l’œil vigilant d’un psychiatre aura pu révéler à un certain moment du processus historique. 40 Ibid., p. 486 sq.