Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0017
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Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms
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Eric Hoppenot
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms Eric Hoppenot Sorbonne Université - ESPE de Paris À Michel Agier, ma reconnaissance L’hospitalité consiste moins à nourrir l’hôte qu’à lui rendre le goût de la nourriture en le rétablissant au niveau du besoin, dans une vie où l’on peut dire et supporter d’entendre dire-: «-Et maintenant, n’oublions pas de manger.-» Maurice Blanchot, «-Sublime parole-» Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées. Paul Ricœur «-Sunt lacrima rerum-», Virgile Dans «- La vie des hommes infâmes 1 - », Michel Foucault interrogeait ces existences d’hommes «-infâmes-», c’est-à-dire sans considération, des existences comme indignes d’accéder à la narration et destinées à ne laisser aucune marque de leur passage. Des vies invisibles, frappées d’un double déficit social et symbolique- : déni de justice et déni de reconnaissance. Si le motif de l’invisibilité sociale est venu depuis quelque temps au centre de nombreuses recherches, Hannah Arendt, dans son Essai sur la Révolution, avait déjà souligné avec force la double négation de justice qui accable le pauvre. En effet, la blessure de la pauvreté, ce n’est pas seulement l’incapacité à satisfaire ses besoins vitaux, c’est aussi la honte d’être rejeté dans l’obscurité de l’existence, être voué à l’absence de toute vie publique et donc, en un sens, être privé de toute forme de reconnaissance. Au commencement donc, la vie défaite, le dénuement souvent brutal et la multiplicité de l’exclusion-: exclusion de chez soi et exclusion de tout lieu que le réfugié traverse ou dans lequel il voudrait se poser. Le réfugié comme la figure contemporaine de l’exclusion absolue, il est, par essence, le hors- 1 Michel Foucault, «-La vie des hommes infâmes-», Les Cahiers du chemin, n° 29, 15 janvier 1977, p. 12-29, réédité dans Dits et Ecrits Tome III-: 1976-1979, Gallimard, 1994. (Sauf indication contraire, le lieu d’édition est toujours Paris). 76 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Eric Hoppenot la-loi. Rebut du monde. Michel Agier dans sa stimulante synthèse, Aux bords du monde, les réfugiés 2 , a défini la temporalité qui régit le cheminement du réfugié en trois temps, qui peuvent représenter plusieurs mois et souvent plusieurs années, le temps de la destruction (guerre, misère, changement climatique), le temps de l’attente (traversée, transit, errance) et le temps de l’action, celui de la quête d’un nouveau statut, d’un droit, mais qui bien souvent s’inscrit dans l’illégalité, la marginalité. Loin du mythe romantique qu’il a pu symboliser, en découvrant ailleurs la possibilité d’un nouveau «- chez-soi- », le réfugié contemporain, dont le tout monde aimerait bien se débarrasser à bon compte, appartient à ce peuple de l’ombre des «-hommes infâmes-», ces vies dont on voudrait tout ignorer pour préserver l’absence de sens qu’on leur octroie. Surtout ne pas les voir. Les reconduire, sinon les éconduire. Souvenons-nous pourtant des généreux principes de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 qui affirmait que «-toute personne a le droit de circuler et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État-». Énoncé qui se concrétise politiquement par la création du HCR (1950) et l’adoption d’une Convention internationale relative au statut des réfugiés 3 (1951). Mais souvenons-nous aussi que moins de cinquante ans plus tard, le gouvernement français de 1995 impose «- le délit d’hospitalité 4 - ». Ces lois humanitaires de l’après-guerre ont-elles encore un sens aujourd’hui où l’on dénombre plus de cent millions de déplacés, dont plus de 60-% en raison des guerres et des persécutions-? On lit dans la presse que l’on dénombre plus de 33000 migrants et réfugiés qui sont morts depuis 1993 5 , et qu’aujourd’hui des migrants sont vendus comme esclaves sur les marchés libyens. Dans les quelques pages qui vont suivre, nous souhaiterions interroger la figure du réfugié telle qu’elle peut apparaître (et disparaître) dans quelques 2 Michel Agier, Aux bords du monde, les réfugiés, Flammarion, 2002. 3 Article 1 er . A, 2 de la Convention de Genève-: «-[…] le terme réfugié s’appliquera à toute personne […] craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, [qui] se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays […]-». 4 Dès 1945, l’article L. 622-1 du Code du séjour des étrangers et du droit d’asile, stipule que «- toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger en France, encourt jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende-». A contrario, La Nouvelle-Zélande vient de créer un passeport singulier pour les réfugiés climatiques, lesquels seraient environ 20 millions tous les ans. 5 Le quotidien allemand Der Tagesspiegel a publié en novembre 2017 une liste de ces milliers de morts, en donnant chaque fois que cela s’avérait possible, les noms, les âges, les pays d’origine et les causes de la mort. 77 Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 œuvres narratives et poétiques ultra-contemporaines. S’agit-il pour les écrivains de donner hospitalité à des corps et à des voix qui en dehors de la fiction ou du témoignage se voient doublement exilés, de leur pays puis de celui où ils espèrent trouver refuge-? S’agit-il pour ces écrivains de «-réparer le monde-» comme le suggère le titre du dernier essai d’Alexandre Gefen-? Ou s’agit-il de lire dans cette altérité radicale l’émergence de possibles figures héroïques-? La traversée… ou le naufrage Dans nos récits sur les réfugiés, il n’est pas de témoignage direct ou indirect, de fictions qui ne se nouent autour de l’apocalypse qui se trame dans les eaux de la Méditerranée. À la fin de son plaidoyer Frères migrants, Patrick Chamoiseau écrit- : «- Les poètes déclarent que la Méditerranée entière est désormais le Lieu d’un hommage à ceux qui y sont morts, qu’elle soutient de l’assise de ses rives une arche célébrante […] 6 -». La Méditerranée s’expose à devenir un sanctuaire, un no man’s land entre Europe et Afrique, gigantesque tombeau pour une foule d’anonymes disparus. Entassés dans des bateaux dont certains sont volontairement choisis parce que les passeurs savent exactement qu’il existe une importante probabilité pour qu’ils coulent en pleine mer. Le bateau de réfugiés surgit dans les images comme un immense radeau de la Méduse contemporain, deux cents ans après l’œuvre de Géricault. Comme en a pu témoigner l’œuvre de Pierre Delavie, «- Le Radeau de Lampeduse- » trop brièvement exposée 7 sur la Seine et qui représente la photo d’un naufrage de migrants 8 . Des remous lointains de la Méditerranée aux bords de la Seine où vient s’échouer une part des rescapés, c’est l’image qui vient jusqu’à nous pour provoquer nos regards et nos consciences. Cette œuvre de Delavie résonne avec le travail de Jason deCaires Taylor qui crée des sculptures de réfugiés immergées 9 , lesquelles n’ont rien d’un cimetière sous-marin et ne remplacent nullement 6 Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Éditions du Seuil, 2017, p. 135. 7 Pierre Delavie, Le radeau de Lampeduse, a été affiché le 11 janvier 2017 sur les quais de Seine à Paris, mais faute d’autorisation, l’œuvre a dû être retirée moins d’une semaine après son installation. Il s’agit d’une photo qui s’inspire du Radeau de la Méduse de Géricault (1816), elle représente un bateau de réfugiés sur laquelle Pierre Delavie a collé des photos de Parisiens afin de les interpeller, Pierre Delavie justifiait ainsi son œuvre-: «-J’ai voulu mettre les habitants face à eux-mêmes. Je veux qu’ils disent-: -“Eux, c’est nous”.-» (Cité par Arthur Dubois, Le Figaro, 13 janvier 2017). 8 En 2016, les chiffres de l’ONU comptabilisent 5000 réfugiés morts en Méditerranée. 9 Ces sculptures sont immergées depuis 2016 au Museo Atlantico, dans les eaux de l’île de Lanzarote. Voir notamment les œuvres-: «-The Raft of Lampedusa-» et «-The human gyre-». 78 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Eric Hoppenot tous les corps noyés, à jamais disparus. Songeons aussi à l’œuvre baptisée Lampedusa, de l’artiste brésilien Vik Muniz, exposée en mai 2015 lors de la Biennale de Venise. Elle représente un bateau en bois recouvert d’une reproduction géante de la première page d’un numéro d’un grand quotidien italien relatant le naufrage d’un bateau de migrants. Une fois encore, derrière ce bateau à l’allure d’un bateau en papier enfantin, il s’agit de réveiller les consciences du public. Le bateau n’est plus perdu, invisible dans les eaux méditerranéennes, il est, là, symbolique devant les yeux des spectateurs qui ne peuvent échapper à la vision de l’œuvre. Nombreuses sont ces créations plastiques et visuelles qui, en silence, espèrent qu’elles susciteront un mouvement d’hospitalité envers les déshérités 10 . Dans le film de Lioret, Welcome (2009), il n’est pas question de traverser la Manche en bateau car tout mode de transport pour rallier l’Angleterre depuis les côtes françaises est devenu impossible pour es réfugiés. Ce n’est qu’à la nage qu’il pourra espérer tenter la traversée, tentative vouée d’avance à l’échec. Pour le réfugié, tout espace est susceptible de devenir une frontière infranchissable. Seule la photo de la fille qu’il aime et surtout le téléphone est symboliquement à même de réunir au moins par la voix les deux jeunes séparés. Le personnage de Simon, le maître-nageur qui aide Bilal à nager et le recueille, se trouve lui-même exclu de ses proches et inquiété par la police. À la fin du film, le corps noyé de Bilal est finalement découvert à quelques centaines de mètres des côtes anglaises pour finir par être inhumé en France. Le film de Lioret dénonce un monde où seulement certains ont le droit de circuler librement sur n’importe quel territoire de la planète, tandis que pour les plus pauvres cette libre circulation est formellement proscrite. La seule distance qui aura pu être traversée par Bilal, c’est celle d’un homme à un autre, l’hospitalité d’un chez-soi de transit. L’ouverture à l’autre comme remède ponctuel à la fermeture des frontières, telle semble être l’une des leçons de vie que nous accorde le film de Lioret. Le bateau est le lieu même de la déréliction. L’opticien de Lampedusa raconte l’histoire de deux couples qui se trouvent sur leur voilier et doivent sauver le plus de naufragés dans une mer qui ne cesse de happer et de se refermer sur des corps pris comme dans un piège. Le récit narre une double terreur, celle des naufragés qui espèrent être secourus et celle des sauveteurs qui se désespèrent de n’avoir pu sauver davantage de réfugiés. La main tendue vers autrui comme premier geste éthique. Le récit de L’opticien de Lampedusa offre une configuration particulièrement pathétique de l’échec du témoin, comme si l’horreur imposait l’impossible accomplissement de 10 Kenneth Roth, avec un regard plus ironique, mais tout aussi efficace crée un photomontage où tous les grands de ce monde se trouvent debout sur un radeau de migrants, avec cette légende «-Je suis un migrant (If only)-». 79 Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 l’éthique-: «-Avant même de sauter sur le pont, l’opticien sait qu’il lui faudra choisir entre ceux qui pourront vivre et ceux qui devront mourir. 11 ». Le sauvetage des uns implique nécessairement l’abandon, voire le sacrifice des autres. Combien de morts pour quelques vies sauvées-? C’est bien ce traumatisme qui ne va cesser de hanter les sauveteurs. Certains devenant au fur et à mesure du temps qui s’écoule après le drame, des naufragés de l’existence. Dans le récit autobiographique de Maylis de Kerangal, se construit un parallèle entre la vision du film de Visconti adaptant Le Guépard de Lampedusa et le naufrage d’un bateau en octobre 2013 sur les côtes de Lampedusa. Au contraire du récit précédent, le témoin sur les lieux du naufrage n’est pas soumis à l’injonction éthique de porter secours, la narratrice d’À ce stade de la nuit, entend l’annonce et les commentaires du naufrage dans sa radio. C’est alors que le bref récit qui s’attachait au film de Visconti, va peu à peu, au fil de la nuit qui progresse, dériver vers le nom et l’île de Lampedusa et les dernières pages sont une reconstruction, une véritable vision du naufrage, qui se construit pratiquement comme un long zoom cinématographique-: «- […] l’événement cristallise doucement, il instaure une scène qui se précise, tranchée, épouvantablement nette. J’ai distingué le sillage du rafiot […], j’ai vu l’embarcation […], j’ai reconnu une cargaison humaine […], j’ai distingué les yeux […], j’ai recomposé des visages possibles […] j’ai contenu le chalutier dans mon regard jusqu’à ce que les remous s’atténuent à la poupe, se dissolvent progressivement dans le bleu de la mer - l’azur vertical - jusqu’à ce que la fin du mouvement signe la fin de tout. 12 -» Puis une fois le bateau devenu invisible perdu, l’écriture n’est plus vision, mais spéculation-: «- […] j’ai pensé que les passagers avaient dû attendre, espérer des secours […] j’ai pensé enfin que la plupart des passagers ne devaient pas savoir nager […] 13 - » Et le chapitre s’achève sur l’éthique compassionnelle, en un hommage aux habitants de Lampedusa-: «-Et ceux de l’île, isolés et pauvres eux-mêmes, les avaient recueillis, une couverture sur les épaules, un abri, un repas- : ils avaient hébergé ces étrangers, plus pauvres que pauvres, ces êtres qui n’avaient plus rien et ne pouvaient plus prononcer leur nom-; ils les avaient relevés de l’humanité entière avec eux. Hospitalité. 14 -» Le dense récit de Maylis de Kerangal aura en quelques pages, égrené un nom, celui de Lampedusa, du cinéma au drame, du drame finalement narré comme une scène de cinéma. Pas de leçon, pas de discours, mais la sensibilité d’un regard, d’une narration fragile, économe de la langue et de ses effets rhéto- 11 Emma-Jane Kirby, L’opticien de Lampedusa, (trad. Mathias Mazard), Éditions des Equateurs, 2016, Éditions J’ai lu, 2017, p. 42. 12 Maylis de Kerangal, À ce stade de la nuit, Verticales, Gallimard, 2015, p. 68-70. 13 Ibid., p. 70-71. 14 Ibid., p. 71. 80 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Eric Hoppenot riques. On pourra pourtant regretter cette saturation obscène du «- je- » de l’écrivaine, comme si, au milieu de sa vision, elle pouvait faire taire son ego. Il faudrait aussi lire le bref roman de Maryline Desbiolles, Lampedusa, qui lui aussi résonne peut-être avec un autre nom du cinéma, mais plus obliquement, il s’agit de Pasolini et de son article «-La disparition des lucioles-». Il est aussi question de disparition des lucioles sur l’île de Lampedusa. Aux souvenirs de rêve de vacances à Lampedusa, rêve jamais réalisé en raison de la mort du père de la narratrice, se mêlent des souvenirs littéraires liés à l’histoire de l’île. Ce n’est que dans la deuxième partie du récit que le drame des réfugiés se noue intimement à l’existence de l’enfant narratrice. Elle se lie d’amitié avec une jeune migrante libyenne, Fadoun qui arrive en France après être arrivée à Lampedusa. Le nom de Lampedusa fait retour dans le récit non plus comme un espace désiré, mais comme le lieu qui stigmatise la misère planétaire. C’est par le récit de Fadoun que la narratrice saisit le drame de la petite libyenne, rescapée d’un naufrage. Nulle méditation dans ces narrations d’enfant, mais la brutalité des faits. Écrit pour de jeunes lecteurs Lampedusa ne tire aucune leçon, son écriture poétique est loin de toute fable morale, mais elle énonce qu’il y a dans cette tragédie du naufrage quelque chose qui ne peut advenir à la parole, comme dans cette scène où la narratrice cauchemarde qu’elle naufrage, s’identifiant à son amie- : «- Je touche les bras, une main s’agrippe à ma cheville, les vagues me giflent, me recouvrent, je bois la tasse, une fois, deux fois, je n’entends pas les mots, ils me rentrent dans la bouche, dans la gorge. Je les bois, je les mange, ils sont trop gros pour moi, ils passent difficilement, m’écorchent les muqueuses. Je ne sais même pas si Fadoun a les mots pour me raconter comment on se débat dans l’eau obscure […] 15 -». Le naufrage des corps est naufrage de la représentation, naufrage du langage qui lui aussi échoue, s’échoue sur l’indicible. À Lampedusa, le président de l’association Askavusa, Giacomo Sferlazzo émet le désir en 2015, de créer sur l’île ce qu’il voudrait nommer «-un musée de silence-» lequel rassemblerait les objets des réfugiés pêchés à la suite des naufrages. Objets dérisoires, restes d’une vie disparue qui tiennent à la fois du souvenir personnel et de l’identité (cassette, papiers), des textes religieux, de vêtements, et d’objets dédiés spécialement à la migration (tuba, boussole). Ainsi, les idées et les bonnes volontés ne manquent pas pour archiver les traces et les pertes. Si l’on a bien en tête ces impossibles traversées maritimes, les traversées terrestres ne sont guère plus favorables. Au réfugié, l’Europe voudrait imposer l’impossibilité de se mouvoir. Le réfugié, c’est celui qui ne passe pas. Arrêté aux frontières par des barbelés spécialement érigés pour lui. Les fictions des réfugiés - du moins celles que nous avons pu lire - accordent une place, 15 Maryline Desbiolles, Lampedusa, L’école des loisirs, 2012, p. 68. 81 Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 semble-t-il, beaucoup moins visible aux traversées terrestres. Peut-être les documentaires filmiques, voire journalistiques, sont-ils plus à même de rendre compte de ces mouvements migratoires poussés par les guerres, le climat ou les conditions économiques. Le film de Niki Giannari et Maria Kourkouta, Des spectres hantent l’Europe 16 , offre une image particulièrement saisissante de ce que peut être le temps indéfini de la marche. Le film commence par une caméra fixe, installée au bord d’un chemin boueux, à l’arrière-plan, une nature verte, humide, sans limites. Devant la caméra, autrement dit, devant le regard du spectateur des corps marchent, seuls, en couples, en famille, des bagages de fortunes sur leurs dos trempés, ils passent devant nos yeux, sans un mot et sans le moindre regard vers la caméra (hormis un). Cette séquence interminable dure de longues minutes, le film nous saisit là, sur ce petit morceau de terre boueux où la pluie tombe sans discontinuer. On ignore où la scène est filmée, certains semblent revenir et marchent dans l’autre sens et dans cette marche à contre-courant, on ne saurait dire s’ils renoncent ou s’ils s’en vont vers une autre errance. Le plus terrible peut-être c’est ce que cette séquence nous suggère, que non seulement le temps de la marche ne passe pas, mais que l’espace lui-même, ce petit bout de chemin saisi par la caméra, n’ouvre sur aucun avenir. La caméra pourrait demeurer en ce point pendant des jours et des semaines, elle ne filmerait rien de plus, rien de moins. On ne saura jamais d’où ils viennent, ni où les conduit ce chemin. Si la littérature, comme dans le roman de Laurent Gaudé Eldorado, peut narrer le passage des frontières, le temps de l’attente et de l’errance d’un espace à l’autre, elle peine, reconnaissons-le, à dire quelque chose de la traversée maritime des migrants. Dans le roman de Gaudé, on y assiste, en un sens, mais comme un récit «-à l’envers-» où le capitaine d’un bateau achète une petite embarcation, parce que révulsé par sa propre attitude face aux migrants, il décide de tout abandonner, de se rendre en Afrique dépossédé de tout y compris de son identité, pour entrevoir lui-même l’expérience du migrant. Mais nous ne sommes jamais sur le bateau des réfugiés. Le point de vue interne sur le mode fictionnel apparaît encore impossible, au mieux, la posture la plus proche de l’horreur du naufrage ne peut-elle être que celle du témoin. 16 Le film est réalisé au début du printemps 2016 (mars-avril-? ), au moment où l’Europe ferme les frontières de la Macédoine bloquant ainsi 12000 réfugiés en Grèce. La route des Balkans est désormais inaccessible. Le camp d’Idomeni a été évacué par les autorités fin mai 2016. Tous les observateurs ont témoigné des conditions particulièrement inhumaines dans lesquelles se trouvaient plusieurs milliers de réfugiés à Idomeni (voir les articles de presse, ainsi que les reportages photos comme celui de Büllet Kiliç). 82 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Eric Hoppenot L’encampement Si le réfugié peut, parfois, miraculeusement se jouer des frontières successives et des mers, ce qui l’attend au bout du voyage, c’est généralement une vie dans les camps qui peut durer des mois et se prolonger des années. Le concept d’encampement 17 est utilisé par Michel Agier pour désigner la politique de mise en camps des populations-; il l’emprunte à Barbara Harrel-Bond (Université d’Oxford). Il s’agit de souligner que le camp devient depuis quelques décennies, non pas seulement un lieu de protection, mais le résultat d’une politique de mise à l’écart qui se substitue à une réelle hospitalité. Selon Agier, le camp est la mise en œuvre d’une organisation sanitaire, policière et alimentaire. Des dizaines de millions de personnes dans le monde vivent aujourd’hui dans des camps. On peut dire qu’ils vivent dans un «- ici- » pensé comme un «- ailleurs- »- : on vous concède un morceau de sol, mais vous vivrez séparés, ailleurs de notre communauté. Michel Agier évoque un mode de gouvernance qui vise à «- gérer l’indésirable- » et dont l’un des aspects les plus signifiants est d’instaurer une forme très singulière de rapport au temps. Si nous repensons le camp, on peut dire que souvent le camp d’urgence devient camp de transit, puis camp d’accueil et finalement camp de résidence, c’est-à-dire un quasi-enfermement. Le réfugié paraît sans cesse menacé par l’appréhension d’un temps dont l’unique modalité devient celle d’une attente infinie. Peuple non pas tant hors-la-loi que peuple privé de loi, où l’accès même à la loi ne serait-ce que pour faire reconnaître ses lois est, au mieux, un périple de longue haleine. Tel le pestiféré ou le lépreux, le réfugié est le séparé par excellence. Séparé de son origine et séparé du lieu où il échoue dans un État qui ne veut surtout pas de lui et procède à sa mise à l’écart, la plus radicale possible. Séparé, il est, comme le souligne Agier «-au bord du monde-», mis à l’écart de l’écart, le lieu où il peut résider est un espace toujours désertique, c’est à la condition de la présence d’un désert que peut s’ériger la dimension d’un camp officiel, ou sauvage. Les concepts d’hospitalité, d’humanisme, censés traduire les valeurs de l’État démocratique perdent toute signification, car seule demeure la peur de l’autre. À ce titre, certains noms propres de lieux d’encampement résonnent symboliquement dans le champ littéraire, que l’on songe seulement à deux noms propres emblématiques, l’île de Lampedusa et «-la jungle de Calais-». C’est à partir de 2011 que le nom de Lampedusa 18 , jusque-là associé au film et au livre Le Guépard, que cette île devient la première porte de l’Europe 17 Michel Agier, «-L’encampement du monde-», introduction à Un monde de camps, Sous la direction de Michel Agier, La Découverte, 2014, p. 11-28. 18 Voir le texte de Louise Tassin, «-Lampedusa (Italie). Un laboratoire de la rétention en Europe.-», Un monde de camps, Sous la direction de Michel Agier, La Découverte, 2014, p. 312-325. 83 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms où échouent les migrants qui viennent de Tunisie et de Libye, à la suite des différentes révolutions arabes. Plusieurs œuvres contemporaines se réfèrent à Lampedusa, comme À ce stade de la nuit (2015) de Maylis de Kerangal que nous avons déjà évoqué ou Eldorado (2006) de Laurent Gaudé, des témoignages, direct comme Les larmes de sel (2017) de Pietro Bartolo ou indirect comme L’opticien de Lampedusa (2016) de la journaliste Emma-Jane Kirby, ou encore la toute récente pièce de Guido Nicolosi, Lampedusa (2017). L’opticien de Lampedusa, que nous avons déjà abordé, décrit avec force la manière dont a pu se construire une frontière intérieure entre les réfugiés et les autochtones, rendant impossible toute forme de contact, fût-ce entre les naufragés et leurs sauveteurs. Cet enfermement à ciel ouvert rend impossible la publication de la parole du réfugié. Victime de l’Histoire et victime à laquelle on impose le silence 19 . La perception devient d’autant plus terrible lorsque les sauveteurs assistent en présence des survivants à une réception en hommage aux disparus, ils écoutent la longue liste des morts, mais, là encore la parole échoue, et plus encore peut-être une forme de confusion des langues qui atteste du caractère dérisoire de la cérémonie- : «-Le prêtre récite comme un long poème les noms des morts. Des sonorités étrangères qui s’enchaînent de telle sorte que l’on ne sait où un nom se termine, où le suivant commence. 20 - » En somme, même l’énonciation de leurs noms propres en terre étrangère les relègue définitivement dans l’anonymat. Plus loin encore, l’un des naufragés annonce à son sauveteur qu’il est retenu dans un camp en Sicile et que chacun est affublé d’un numéro. Comme si le nom propre ne suffisait pas à conserver la mémoire d’une existence, il faut, probablement, comme le soulignait Ricœur que les vies soient racontées. En France, ce sont les noms de Sangatte, Grande-Synthe ou de Calais. Cette ville a déjà une histoire bien avant la venue des réfugiés dans les années 2010, vingt ans avant, elle était un lieu de passage pour les Kosovars qui rêvaient d’atteindre l’Angleterre. En 1999, le gouvernement français pour faire face aux réfugiés Kurdes, Somaliens et Sri-lankais, crée le camp de Sangatte. Comme pour tous les camps de réfugiés, il s’agit d’un même souci politique-: regrouper les migrants et les rendre les plus invisibles possible. Ces dernières années, l’attention s’est beaucoup focalisée sur Calais, mais elle n’impose pas la même approche littéraire que Lampedusa- ; s’il existe bien des témoignages, des essais sociologiques ou des témoignages journalistiques, la «-jungle de Calais-» ne participe guère d’un processus de fiction 21 . 19 Voir à ce sujet l’article de Michel Agier, «-Le camp des vulnérables. Les réfugiés face à leur citoyenneté niée-», Les Temps modernes, n°627, Gallimard, 2004, p. 120-137. 20 L’opticien de Lampedusa, déjà cité, p. 108. 21 Même s’il y a toujours des exceptions, comme le polar d’Olivier Norek, Entre deux mondes, Michel Lafon, 2017. 84 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Eric Hoppenot Même si le lieu appelle des titres qui mettent en jeu des relations intertextuelles, on peut songer à Le livre de la jungle de Calais ou Bienvenue à Calais-: les raisons de la colère. La presse française et étrangère a largement médiatisé la «-jungle-» pour en dénoncer la profonde inhumanité et donner aux invisibles, sans doute davantage un visage qu’une véritable parole, comme si cette tour de Babel interdisait la possibilité de porte-paroles, autrement que par la voix des associations. La «-jungle de Calais-» résonne en France comme un espace qui cristallise toutes les tensions autour de la notion même de frontière et de libre circulation. Frontières entre la France et le reste du monde, frontière singulière entre la France et la Grande-Bretagne. La «-jungle de Calais-», dans toutes les barrières qu’elle a pu dresser, incarnait à elle seule la forme particulièrement violente d’un choix politique qui est celui du refus de l’hospitalité. Le paradigme de «- jungle- » recèle à lui seul toutes les connotations d’un espace sauvage au sein duquel l’idée même d’humanité et de droits a été bannie. Parmi les approches singulières de Calais, retenons l’article publié par Emmanuel Carrère, «-Lettre à une Calaisienne 22 -», où sur le mode d’une enquête journalistique, il répond à une lettre d’une habitante (qui signe d’un pseudonyme), qui l’accuse de venir à Calais pour témoigner comme d’autres de la «- jungle- ». Mais le parti pris de Carrère n’est pas celui d’un témoin qui viendrait s’immiscer dans la «- jungle- » (ou la «- djeungueule- » comme la désignent les Calaisiens promigrants) pour décrire la vie inhumaine des réfugiés, son enquête porte essentiellement sur les témoins à demeure, c’està-dire les Calaisiens eux-mêmes. Un des constats de Carrère est d’affirmer que les postures antithétiques de «- promigrants- » et «- antimigrants- » ont toutes les deux un point commun en ce qu’elles ne sont tenables, ni l’une ni l’autre. Carrère explique que se rendant dans la jungle, il lui est impossible de la décrire, tant c’est un lieu de misère et d’inhumanité. Son récit n’a rien d’extraordinaire, mais il prend le temps de rencontrer, de questionner les Calaisiens, ceux qui rejettent les migrants et ceux qui les soutiennent. Rien de surprenant dans les discours des uns et des autres, mais des mots qui interrogent aussi sur l’état de la société française, où certains peuvent se penser plus pauvres et moins soutenus que les réfugiés eux-mêmes. Dans l’effroi de l’encampement ressurgit dans certaines paroles de témoins, nombre de fantômes inquiétants, de vieux démons toujours éveillés. La misère du réfugié exposée comme un miroir de sa propre exclusion. C’est ainsi que de sa quinzaine calaisienne, Carrère retient une ville partagée en deux, et pour le moment sans doute irréconciliable. La présence des réfugiés génère irrémédiablement un flot de paroles, une somme de récits où l’on ne départage pas 22 Emmanuel Carrère, «- Lettre à une Calaisienne- », Revue XXI, n° 34, Printemps 2016, p. 34-43. 85 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms aisément le réel de la fiction. Il ne saurait y avoir d’éthique de la littérature sans cette dimension testimoniale qui recueille et lègue les mots de ceux qui en sont dépossédés. Il faut de nouveau relever parmi ces œuvres contemporaines qui nous questionnent sur l’encampement, le film bouleversant de Niki Giannari et Maria Kourkouta, Des spectres hantent l’Europe auquel nous devons être particulièrement attentifs et dont Georges Didi-Huberman propose un stimulant commentaire 23 . La première partie (les trois quarts du temps du film) est tournée avec une caméra vidéo, en couleurs, sans le moindre commentaire. Le parti pris qui régit la structure de l’œuvre a été de tourner pratiquement toutes les séquences en plans fixes, et comme si le regard se trouvait à hauteur du regard d’un enfant. Des corps cheminent inlassablement devant nous, ils marchent, tout ce qui reste de leur vie tient dans quelques sacs. Ces minutes interminables de la séquence d’ouverture où les corps défilent nous appellent à mesurer le temps. L’immobilité de la caméra face à ces marcheurs dont nous croisons les corps anonymes et fragiles. Dans le camp d’Idomenia il ne cesse de pleuvoir, le camp est un immense terrain de boue, l’herbe a disparu depuis longtemps. Dans ce camp, la caméra se fige de longues minutes sur un groupe de réfugiés dont il ne reste comme énergie que la puissance de la parole- : «- Open the border- ! - » répètent-ils inlassablement. On entend des voix sans voir les visages (ou si peu), la caméra ne bouge pas, elle demeure comme témoin, au bord des corps, comme si par pudeur la réalisatrice avait décidé de demeurer au bord, à la marge, s’interdisant d’être intrusive. La seconde partie du film, la plus brève, est filmée avec une caméra 16 mm en noir et blanc, sans le moindre commentaire comme dans la première partie, mais sans les paroles des réfugiés. Seul existe le poème de Niki Giannari lu par la chanteuse Lena Platonos. C’est donc comme un immense retour qui se joue sous nos yeux, dans la langue de Platon et celle d’Aristote, ces langues philosophiques qui ont fondé notre pensée du politique. Dans cette langue grecque dont nous héritons du beau nom de démocratie, les mots de ce poème résonnent alors étrangement en voyant ces visages d’enfants, ces plans maintenant rapides que l’on pourrait croire venus du lointain, et qui pourtant sont à nos portes - irrémédiablement closes. C’est alors que se superposent dans nos mémoires ces voix entendues quelques minutes avant- : «- Open the border- ! Open the border-! -». La supplication ne s’arrête jamais. Mais le camp, cet enfermement dehors, dont parlait Foucault, devient toujours aussi le lieu d’une reconstruction sociale où se rejoue dramatiquement une autre manière d’habiter le monde. Une nouvelle sociabilité s’impose, un rapport à une loi interne se construit, une ouverture cosmopolite 23 Georges Didi-Huberman, Passer, quoi qu’il en coûte, Minuit, 2017. 86 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 Eric Hoppenot qui fait du camp, une forme de nouveau monde intérieur qui n’attend plus rien de l’extérieur que le minimum qui l’aide à survivre. Écrire pour le plus faible : « donnez-leur un nom ! » Je poursuivrai ce trop bref parcours par Hannah Arendt- »: «- Seule la célébrité peut éventuellement fournir la réponse à l’éternelle complainte des réfugiés de toutes les couches sociales-: “ici, personne ne sait qui je suis”-; et il est exact que les chances du réfugié célèbre sont plus grandes, tout comme un chien qui a un nom a davantage de chance de survivre qu’un chien errant qui n’est qu’un chien en général. 24 -» Pris dans les rets de la fiction ou d’une poétique dont il est encore essentiellement l’objet plus que le sujet, le réfugié n’a peut-être pas encore acquis une réelle identité narrative, hormis lorsqu’il doit convaincre un juge de lui accorder le droit d’asile. Le groupe, la foule dont il ne peut s’extraire le condamne en un sens à ne pas pouvoir sortir de l’anonymat dans lequel il est enfermé par le regard de l’autre. On ne dit presque jamais «-le migrant-» ou «-le réfugié-», comme si son essence était celle de la masse. Il est possible que le documentaire filmique 25 et le cinéma de fiction 26 aient trouvé avant la littérature une manière de faire émerger davantage des singularités. Il est également probable que le discours sous forme de pathos dans lequel les réfugiés se trouvent enserrés, qu’il s’agisse d’une parole compassionnelle ou au contraire, hostile et polémique, entrave encore l’émergence d’une identité racontable. Peut-être enfin, manque-t-il aux réfugiés des figures héroïques qui permettraient de fonder un récit épique 27 . Leurs héros ne sont hélas que des victimes, que des morts noyés ou comme cette figure enfantine échouée sur une plage et dont plus personne ne se souvient, ni de son nom, ni de sa nationalité. Aylan Kurdi, trois ans, syrien et dont la photo a ému le monde entier 28 . Dans le recueil Bienvenue 34 auteurs pour les réfugiés, Jean-Michel Ribes publie un court texte de deux paragraphes, intitulé sobrement «-Réfugiés-» et dont le second est une évocation anonyme de l’enfant syrien-: «-Heureusement, il y a aussi tous ceux qui savent que les gens qui se noient avant 24 Hannah Arendt, Les Origines du Totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, édition établie sous la direction de Pierre Bouretz, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 566. 25 Notamment, Des spectres hantent l’Europe de Niki Giannari et Maria Kourkouta, 2016. 26 Par exemple Welcome (2009) de Philippe Lioret et Le Havre (2011) de Aki Kaurismäki. 27 Sylvie Kanté y parvient en un sens, mais son récit déplace la temporalité. 28 Cette photo a fait couler beaucoup d’encre dans la presse, jusqu’à Libération qui, dans l’après-midi du 3 septembre, par la plume de Johan Hufnagel s’excuse de n’avoir pas publié la photo, parce que la rédaction n’a pas su déceler son retentissement. Photo qui a été d’ailleurs très recadrée comme la célèbre photo de la petite vietnamienne. Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 d’aborder Lampedusa où ce petit garçon de trois ans immobilisé par la mort sur une plage de Bodrum, c’est notre famille, notre fils. Ils sont tous ce que nous sommes, des humains. Il est urgent de nous accueillir. 29 » L’un des vers de Nikki Giannari que nous évoquions ne dira pas autre chose. La littérature qui nous alerte, la littérature compassionnelle n’aurait - et ce serait déjà immense - d’avoir pour seule tâche éthique de nous rappeler le sens réel du mot «-fraternité-», fut-il, un mensonge originel. Mensonge «-noble-» selon Platon pour que puisse advenir une gouvernance- : «- l’idée qu’ils sont vos frères, les enfants de la même terre 30 -». Régis Jauffret, dans le même recueil, publie également un texte-mémoire pour l’enfant, titré «- Aylan- » où par le jeu que permet l’énonciation, le narrateur délègue fictivement sa voix à l’enfant mort-: «-J’ai à peine existé. Elle était petite ma vie. […] La mort m’a annulé comme une erreur. […] Je ne suis pas tous les enfants du monde à la fois. Je suis celui qui ne vivra pas. Que ma photo rejoigne le néant où vous m’avez envoyé sans même me laisser le temps de savoir le nom du néant. 31 - » Si le texte de Ribes agissait comme une interpellation, une injonction à l’hospitalité, celui de Jauffret s’inscrit dans une autre modalité rhétorique où domine une forme de gravité oratoire. À travers la prosopopée, c’est comme si la voix imaginaire d’Aylan nous parvenait comme la figure allégorique de tous ces enfants morts, noyés et anonymes, sans autre sépulture que les fonds marins. À cet enfant maintenant déjà quasi oublié, Pierre Demarty a consacré un merveilleux livre, dont on eût aimé qu’il ne fût qu’un roman 32 … L’auteur ne mentionne (sauf erreur de notre part) jamais le nom d’Alyan Kurdi, comme si le titre du roman Le petit garçon sur la plage advenait en lieu et place d’un nom propre qui n’advient jamais dans l’écriture. Le récit n’est nullement un roman sur les réfugiés, ni même une réflexion sur l’horreur de l’événement. Il s’agit davantage d’être le témoin attentif d’un drame, de décrire au plus près l’indicible de cette photo, comment s’approcher par les mots au plus près, non pas du corps, mais de l’image du corps. De l’image comme reste. Dans le roman, le nom propre paraît mort avec l’enfant, noyé, seul subsiste inscrite, réitérée et mise en exergue par la typographie, la date du 3 septembre 2015, date de la prise de la photo du cadavre de l’enfant. À la fin du récit un bref chapitre rédigé sans ponctuation sans majuscule 29 Jean-Michel Ribes, «-Réfugiés-», Bienvenue, 34 auteurs pour les réfugiés, Points Seuil, 2015, p. 149. 30 Platon, La République, III, 413-414, Œuvres Complètes I, Gallimard, La Pléiade, 1950, p. 975. Mensonge qui provient selon Platon d’une institution phénicienne, mais «-que racontent et font croire les poètes-». 31 Id., Régis Jauffret, «-Aylan-», p. 125. 32 Pierre Demarty, Le petit garçon sur la plage, Lagrasse, Verdier, 2017. Sur la page de garde, l’œuvre est désignée comme «-roman-». Le réfugié, le suppliant. Abandonner les sans noms 87 88 Eric Hoppenot Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0017 mêle la mort de l’enfant à nombre d’événements mineurs survenus le même jour-: «-il n’avait que trois ans et il est mort avec son frère et sa mère dans la nuit de mardi à mercredi en tentant de rejoindre la grèce-»-; le texte a beau répéter à peu près les mêmes mots dans la même page et encore dans les pages suivantes et réitérer la mort de l’enfant, son nom propre, au contraire d’autres, n’advient pas. Il semblerait donc que le flux des informations participe aussi d’une forme de noyade cette fois symbolique du corps de l’enfant, non plus dans la mer, mais dans l’océan des nouvelles. Pourtant, la litanie de sa mort, le caractère quasi obsessionnel de la mention objective de sa mort nous imposait de nous souvenir à jamais non pas de l’existence de l’enfant, mais de la photo ineffaçable de sa mort. Dans son roman, Demarty a fait le choix d’une narration et surtout d’une description la plus neutre, la plus objective possible, rappelant parfois certains traits du Nouveau Roman. La puissance de ce texte réside sans doute dans son choix d’évacuer toute forme de pathos et d’appel compassionnel. L’événement qu’est l’image de la photo, sa mise en mots supplée toute forme de discours de charité. Demarty aura fait justice à l’enfant. Tombeau de mots qui paraît exclure la possibilité même des larmes. En somme, le réfugié n’a peut-être même pas (encore) le statut du suppliant 33 . Qui écoute ses gémissements-? Qui se penchera sur ses mots inaudibles, intraduisibles-? On peut aussi convenir que noyé dans la confusion des langues et des nationalités, le réfugié ne peut encore faire entendre réellement sa supplication. Ces vies minuscules, ces «-identités enfermées-» (Michel Agier), encore, pauvres, mais riches de récits que nous ne voulons pas entendre, nous font pourtant signe, elles exigent comme le soulignait Ricœur d’être racontées. Entassés dans des bateaux, jetés à la mer ou les pieds dans la boue des camps, la parole des suppliants est toujours prière adressée à des parents sourds. L’étranger est-il venu au monde pour demeurer dehors-? L’éthique de l’hospitalité ne consiste pas à accueillir, mais pour reprendre la pensée de Levinas, il s’agit de devancer l’appel… et nous sommes irrémédiablement en retard. Très en retard. 33 Depuis la rédaction de cet article, des mois ont passé, des récits, des romans ont paru, rien ne semble avoir changé. Le silence et l’hostilité continuent de proliférer. Le réfugié n’a toujours pas la parole (souvenons-nous de l’épisode des lèvres cousues…). Le film L’Héroïque Lande (la frontière brûle) (2018) si important, si urgent, de Nicolas Klotz et d’Elisabeth Perceval, n’a connu qu’une diffusion éphémère et n’est toujours pas accessible au plus grand nombre. Comme l’écrit Nathalie Quintane : «-In a tunnel, is nowhere to escape-», (Les enfants vont bien, P.O.L. 2019, p. 163). L’exemplaire de presse que j’ai acheté de ce livre est emballé dans du papier cristal, je découvre que la page d’avant-titre, a été grossièrement arrachée, sans doute pour ne conserver de ce livre consacré aux réfugiés, que la dédicace de l’auteur de ce recueil.