eJournals Oeuvres et Critiques 45/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0018
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Un artifice du diable. Garanti sans moraline de Patrick Declerck ou l’éthique à l’épreuve du mal

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Mohamed Djihad Soussi
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Un artifice du diable. Garanti sans moraline de Patrick Declerck ou l’éthique à l’épreuve du mal Mohamed Djihad Soussi Les hommes étaient autrefois plus proches les uns des autres. Par obligation. Leurs armes ne portaient pas loin. Stanisław Jerzy Lec Pour peu qu’elle soit sérieuse, toute réflexion sur l’éthique doit affronter l’énigme du mal, mais si légitimes qu’en paraissent les prétentions et solides les moyens, elle n’en débouche pas moins sur une suite de paradoxes et n’en bute pas moins sur quelques écueils. Car on ne peut définir une éthique sans cartographier le mal et on ne peut entreprendre de le cartographier sans aussitôt douter des propositions éthiques- : si les gens ne se valent pas, il arrive parfois que des gens perpètrent des actes d’une atrocité telle que l’on se demande légitimement si l’espèce vaut quelque chose. Que nous soyons capables du meilleur comme du pire et que le pire dont nous sommes capables ne nous rende pas d’emblée coupables, le sens commun en convient. Que le discours et le sens commun peinent néanmoins à jeter une lumière sur bon nombre d’épisodes de l’histoire récente, il est à peine besoin de le mentionner. Ainsi nous empressons-nous de faire du «- bien- » et du «- mal- » des valeurs à relativiser, d’une part, et de juger quelques événements à l’aune du «- mal radical- », de l’autre- ; de postuler qu’au moment où le bien et le mal ne survivent qu’à titre de catégories de jugement, il subsiste «- par-delà toute manifestation empirique 1 », comme un point noir, que la théologie a du mal à intégrer et l’arsenal des droits de l’homme à faire disparaître. Autrefois, nous disposions de la figure du «-pécheur-» sans laquelle il n’y aurait nulle «-rédemption- ». Or nous voyons à présent disparaître et le pécheur et la rédemption, les folies collectives ayant ébranlé les fondements de la sotériologie chrétienne et miné l’espace symbolique où se jouait une dramaturgie dont le dénouement semblait être jusqu’alors certain 2 . Ce que Dieu a permis, sa morale n’a pu l’endiguer- : il n’existe pas, puisqu’il l’a 1 Bernard Sichère, Histoires du mal, Paris, Grasset, coll. «-Figures-», 1995, p. 14. 2 «-Reste, ainsi que le remarque Bernard Sichère, la succession enchantée d’instants qui semblent complets en eux-mêmes et qui n’appellent aucune transcendance susceptible de "relever" leur déploiement immanent-». Ibid., p. 198. 90 Mohamed Djihad Soussi Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 permis, ou il l’a permis et il existe, quoique sous les traits d’un Mauvais démiurge, rompu à nous malmener. * «-Si, depuis Auschwitz, le salut du genre humain n’est guère pensable, serait-il à tout le moins possible d’envisager le salut de quelques-uns-? -», c’est l’une des questions que pose Patrick Declerck dans son recueil de nouvelles Garanti sans moraline 3 , lequel recueil, imaginons-nous, aurait pu être intitulé Je dénonce l’humanité 4 , si la formule n’avait été déjà employée par Frigyes Karinthy, écrivain hongrois, qui, comme Declerck, «-ne plaisante pas avec l’humour- », renvoie dos à dos les éthiques «- maximalistes- » et «- minimalistes 5 », tout en se plaisant à donner des coups de pied dans la fourmilière de ce que Nietzsche appelle la «-moraline 6 », moralinfrei, toujours à l’œuvre dans le christianisme, et, d’une manière générale, dans toutes les propositions normatives à vocation universelle. Captive du ressentiment, elle lui enjoint de se mettre à la solde du Ciel et, par voie de conséquence, en route pour un arrière-monde à la fois hypothétique et invivable. Rien dont elle ne s’empare et qu’elle ne subordonne au Créateur-; point de souffrance qu’elle n’apaise en la gonflant et qu’elle n’abrège en en alimentant d’autres. Le rachat est à ce prix, la conversion du mal en bien n’étant pas, en dernier lieu, complètement impensable-; d’autant que la Miséricorde du Très-Haut est aussi infinie que le temps que l’on passe devant les postes de télévision et que l’on consacre aux émissions de télévision, où le coupable se repent, où le repentir est sincère, et la sincérité de mise. On se vautre dans son passé, guette ses confessions, recueille ses confidences, joue au juge et au psychiatre, sent les 3 Patrick Declerck, Garanti sans moraline, Paris, Gallimard [1 re édition Flammarion, 2004], 2008, coll. «-Folio-». 4 Frigyes Karinthy, Je dénonce l’humanité, trad. de l’hongrois par Judith et Pierre Karinthy, Paris, Viviane Hamy, 2014. 5 Nous empruntons ces dénominations à Ruwein Ogien. Voir L’éthique aujourd’hui-: Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, coll. «-Folio Essais-», 2007. 6 Le titre de l’œuvre de Declerck renvoie explicitement à un fragment de L’Antichrist- : «- Non pas la satisfaction, mais davantage de puissance, non pas la paix en elle-même, mais la guerre- ; non pas la vertu, mais l’étoffe (vertu dans le style de la Renaissance, la virtù, la vertu exempte de moraline)- ». Friedrich Nietzsche, L’Antichrist, dans Œuvres, trad. de l’allemand par Éric Blondel, Paris, Flammarion, coll. «- Mille & une pages- » 2017, p. 566. Voir à ce sujet l’excellent article de Christophe Bouriau, Nietzsche et la réappropriation des normes de la Renaissance,-Philosophia Scientiæ-[En ligne], 12-2-|-2008, mis en ligne le 01 octobre 2011, dernière consultation le 09 juillet 2017. URL- : %20 http: / philosophiascientiae.revues.org/ 131- ; %20DOI- : %2010.4000/ philosophiascientiae.131http: / / philosophiascientiae.revues.org/ 131- DOI- : 10.4000/ philosophiascientiae.131 91 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Garanti sans moraline de Patrick Declerck ou l’éthique à l’épreuve du mal larmes monter aux yeux et la douleur dans tous ses membres, découvre que le bonhomme est digne de pardon et que nous sommes prompts à tout lui pardonner. * «-Que faire après l’horreur des camps-? -- construire des camps- nouveaux- », telle est la conviction du chancelier von Pumpernickel 7 , dans «- Le camp du Gai savoir- », sans doute la nouvelle-clé du recueil. L’auteur recourt au dialogue à dessein d’exposer sa vision du monde, le dialogue ayant lieu entre Karen Reed, reporter au New York Herald, et le double de Declerck, Dr Manfred Kraps, «-fonctionnaire du ministère de la Culture et commandant du camp n°427 8 ». «- L’Allemagne est notre laboratoire, dit-il, et nous tentons rien de moins que d’y bâtir l’homme nouveau enfin libéré de ses médiocrités, de ses bassesses, de ses vulgarités. En un mot, nous luttons pour l’éradication de la vulgarité humaine 9 ». Au premier abord, ce discours n’a rien à envier à celui des dirigeants nazis qui ne répugnaient ni à exprimer leur dégoût ni à le combattre en essayant de réduire l’Europe en servitude. Toutefois, à examiner l’échange de plus près, il apparaît que le locuteur s’emploie à pervertir le langage du III e Reich. Parce que l’Homme est mort dans les chambres à gaz conçues par des Allemands, c’est en Allemagne qu’il faut le ressusciter, qu’il faut «- prendre- Nietzsche au sérieux- » 10 . Ainsi, pas plus que le Surhomme ne doit être uniquement abordé en tant que «- personnage conceptuel- », pas plus ne doit-on le concrétiser pour aussitôt le confondre avec un ignoble tortionnaire. Finies les excuses, tranche le commandant. Les si seulement j’avais eu de la chance. Les j’avais la grippe le jour de l’examen. Les si j’avais su, si j’avais pu, si seulement j’avais encore le temps… Words, words, words. Fini le conditionnel. 7 «- […] Il se passe de drôle de choses en Allemagne, consigne le narrateur, depuis une dizaine d’années. Il y eut d’abord, contre toute attente, l’élection démocratique avec 53,4% des suffrages exprimés, du chancelier Wilhelm von Pumpernickel du übervolks Partei, le Parti du Peuple Supérieur-», Patrick Declerck, Garanti sans moraline, op. cit., p. 188. 8 Ibid., p. 188 9 Ibid., p. 194-195. 10 «-Je commencerai donc plus simplement par vous rappeler ces mots de Nietzsche-: "- Ce sont les hommes véritables, ceux qui ont triomphé de l’animalité, les philosophes, les artistes, les saints.- " Eh bien, on s’est enfin décidé, en Allemagne, sous le gouvernement actuel et pour le bien de l’espèce, à prendre Nietzsche au sérieux-». Ibid. p. 194. 92 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Mohamed Djihad Soussi La révolution est grammaticale-! Terminée, la visqueuse psychologie des intentions vides et des regrets éventés, qui font la litière des ratés… Advient là, au milieu de cette tiédeur, la terrible loi. La seule loi véritable. La loi comptable. Bilan. Crédit. Débit. Solde. Le reste est silence… 11 - Au lieu d’une éducation et d’une culture de masse, parés d’un vernis de culture, et initiant les individus aux bienfaits du crétinisme, le gouvernement souhaite produire des hommes nouveaux, armés d’une culture nouvelle-; non pas tant celle qui applaudit toutes les nouveautés de peur d’être taxée de «-réactionnaire-», mais plutôt de cette culture réconciliée avec les classiques et avec ce qu’il y a de classique chez les modernes-; une culture, somme toute, intempestive, fustigeant les mous et la mollesse, pérennisant un ascétisme qui, plutôt que de nier les instincts, s’évertue, au contraire, à les hiérarchiser, la hiérarchisation des instincts allant de pair avec la hiérarchisation des valeurs 12 , celle-ci ne passant que par celle-là, l’homme ne devenant ce qu’il est qu’à la seule condition de devenir autre. «- Prendre Nietzsche au sérieux- », ce n’est pas donner libre cours à ses fantasmes- ; c’est interroger les prises de position du philosophe, toujours actuelles, sur l’«-élevage-» ou la «-domestication-» de l’homme, et oser les examiner sans pour autant les décontextualiser ni céder aux projections paresseuses 13 . Certains termes, bien qu’ils soient à présent associés à une époque barbare, gagnent à ne pas y être enfermés-: ils la précèdent et, assez souvent, d’une manière ou d’une autre, ce à quoi ils réfèrent leur survit. On n’évince pas la chose en supprimant des vocables, de même que rien ne plaît autant aux personnes nuisibles que de leur laisser le monopole des mots. Au surplus, ce dont on procède, on n’a pas à y régresser-: reconnaître ce que nous sommes ne signifie nullement perdre de vue ce que nous devrions être, admettre que nous sommes une «-volonté de puissance-» ne nous autorise pas à écraser systématiquement ceux qui veulent, mais qui ne peuvent pas- ; ceux qui peuvent, mais qui ne veulent pas- ; ceux qui ne peuvent ni ne veulent nous écraser. On commettra également l’erreur la plus funeste en émasculant le langage, en réduisant la compréhension à la complaisance, l’intransigeance à la grossièreté,-la bonté à la bonasserie, le bonheur à quelque vision fixiste, l’amor fati au fatalisme, le monde au monde moderne, 11 Ibid., p. 210. 12 «- De même qu’un individu sera dit sain ou malade, fort ou faible, une culture sera dite haute ou basse, supérieure ou décadente, en fonction de ses préférences fondamentales ou «-moralité des mœurs-». Dorian Astor, Deviens ce que tu es-: Pour une vie philosophique, Paris, Éditions Autrement, coll. «-Les Grands Mots-», 2016, p. 66. 13 Id., Nietzsche-: La détresse du présent, Paris, Gallimard, coll. «-Folio-», 2014, p. 126- 134. 93 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Garanti sans moraline de Patrick Declerck ou l’éthique à l’épreuve du mal l’éducation à la didactique, la politique aux décrets du Sénat et l’art à un décret de mort. Sont internés dans nos institutions, explique Dr Kraps, par décision des tribunaux culturels, des personnes majeures des deux sexes, qui se sont rendus coupables en moins de deux ans d’un minimum de trois infractions au Vernunft-Gesetz, notre code de la raison. Ce dernier est un ensemble de lois qui régissent le fonctionnement intellectuel et culturel des citoyens allemands. Un code qui définit le fonctionnement cognitif minimal exigible d’Homo sapiens. Et vraiment quelle délicieuse ironie taxinomique que ce sapiens… 14 Aux antipodes des éthiques dites «-minimalistes-» qui rechignent à «-protéger les gens d’eux-mêmes-» 15 et se contentent de leur suggérer des attitudes possibles face à des situations fréquentes ou singulières, le chancelier von Pumpernickel adopte un paternalisme d’État et impose à de nombreux-citoyens un «- sevrage brutal-». Ce qui agace les dirigeants des Lager égare le peuple- : la téléréalité, les talk-shows, les sports collectifs rapportent trop, mais soutirent aux gens le peu d’intelligence dont ils sont dotés-; l’alcool et le tabac stimulent l’esprit, mais ravagent le corps-; les religions accouchent de quelques saints, mais de la plupart des monstres. Bref, les camps visent à remettre l’homme sur pied, à le décrasser, à minimiser les effets indésirables de l’ère actuelle et à le débarrasser de ce qui l’a toujours apparenté à un effet indésirable de la nature. * Tandis que nous partons souvent du constat que les gens aiment la culture et qu’ils ont le droit d’être cultivés, le gouvernement, lui, arrive au constat qu’il importe moins d’aimer la culture que d’être réellement cultivé 16 . Sans doute cela suppose-t-il la foi en l’homme, la croyance que le genre humain peut être redressé et que ce redressement pourra le sauver. Or, à plusieurs 14 Patrick Declerck, Garanti sans moraline, op. cit., p. 198. 15 Ruwein Ogien, L’éthique aujourd’hui, op. cit., p. 14. 16 «- Les débordements qui sortent du cadre strictement éducatif relèvent du Code pénal, soutient-il. Pour les manquements qui nous concernent directement, ceux relatifs aux contrats éducatifs, nous disposions de cachots, suffisamment chauffés et de confort adéquat, rassurez-vous, dans lesquels les pensionnaires sont enfermés, seuls, jusqu’à ce qu’ils y maîtrisent un sujet précis défini d’un commun accord avec la commission pédagogique. Il peut s’agir, diversement, d’apprendre un ou deux livres de L’Iliade par cœur, de parvenir à déchiffrer une partition de Chopin au piano, d’écrire un essai d’histoire de l’art, de faire un peu d’algèbre… Que sais-je-? Les sujets ne manquent pas…-» Patrick Declerck, Garanti sans moraline, op. cit., p. 216. 94 Mohamed Djihad Soussi Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 reprises, Dr Kraps ne cache pas son scepticisme-: les espèces surgissent, évoluent et s’éteignent-; nous avons, d’une manière énigmatique, surgi-; nous avons, d’une manière énigmatique, évolué et nous nous éteindrons de la manière la plus naturelle. «-Sommes-nous vraiment sûrs, ironise-t-il, que ce serait une si grande perte pour l’univers 17 ? -» Serions-nous conscients des menaces qui pèsent sur nous que nous n’aurions pas nécessairement les moyens de nous en prémunir. Les mêmes conclusions-ressortent de la première nouvelle, «-Auschwitz, Sandwich 18 »-: le narrateur portant le deuil de son grand-père, ne le consolent qu’une discussion avec un courlis et l’inscription de la mort de son grand-père dans la grande durée, rien ne justifiant que les individus s’éternisent, alors que les planètes meurent et que les étoiles explosent 19 . À vrai dire, si Manfred Kraps tient à tempérer son discours, ce n’est que pour mieux camoufler la réalité. Sitôt qu’il achève la conversation avec 17 Ibid., p. 218. 18 Patrick Declerck, «- Auschwitz, Sandwichs- », dans Garanti sans moraline, op. cit., p. 13-74. 19 «- Oui. Oui, peut-être. Et dans quatre milliards d’années, le soleil commencera à se fatiguer. Alors, son éclat faiblira. La terre sera plongée dans une rougeoyante obscurité. Et il fera très froid. Et tout mourra. Tout gèlera. Puis le soleil grandira, grandira… Grandira jusqu’à avaler la terre et la lune et toutes les autres planètes. Il grandira jusqu’à remplir tout le ciel. Et lorsqu’il aura fini… Lorsqu’il aura bien tout avalé… Alors, d’un coup, tout, tout, dans un éclair aveuglant très beau qui se verra très très loin dans l’univers, alors tout disparaîtra. Tous les arbres et toute l’eau. Tous les poissons et tous les oiseaux. Tous les chiens et tous les chats. Tous les hommes et tous les bateaux. Tous les bateaux et leurs compas. Et même le Nord… Même le Nord, disparaîtra. Avec tout ce qu’il restera des cendres de Gaspar et de moi. Et du courlis, mon ami. Et même des raviolis. Tout, tout disparaîtra-». Ibid., p. 52-53. Ces phrases ne sont pas sans rappeler les vers que Pessoa avait consignés, sous l’hétéronyme d’Alvaro de Campos, dans son «-Bureau de tabac-»-: «-Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, et à la porte il s’est arrêté. Je le regarde avec le malaise d’un demi-torticolis et avec le malaise d’une âme brumeuse à demi-? Il mourra, et je mourrai. Il laissera son enseigne, et moi des vers. À un moment donné mourra également l’enseigne, mourront également les vers de leur côté. Après un certain délai mourra la rue où était l’enseigne, ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits. Ensuite mourra la planète tournante où tout cela est arrivé-». Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro avec Poésies d’Alvaro de Campos, trad. du portugais Armand Guibert, Paris, Gallimard, coll. «-Poésie-», 1987, p. 209. 95 DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Garanti sans moraline de Patrick Declerck ou l’éthique à l’épreuve du mal Ms Reed, il en engage une nouvelle avec son assistant, Franz Steiner. Des constats amers s’imposent-: pendant qu’il vaticine et qu’il annonce la mort - réelle, et non symbolique - de l’Homme, des hommes meurent déjà dans son camp. Ces détenus acceptent d’en finir avec la vie plutôt que de vivre dans un endroit où on les incite à en finir avec le divertissement de masse. Beaucoup se sont suicidés dans les camps nazis, car ils préféraient la disparition à l’humiliation. Certains ont fait de même dans celui de Kraps, parce que le raffinement y était perçu comme une humiliation et les lectures intenses comme un acte de torture. À connaître des changements qualitatifs et à amorcer une nouvelle évolution, les gens ne semblent pas disposés. Von Pumpernickel prône le Surhomme. La foule réclame le dernier. Au moment où il livre cette analyse, Dr Kraps a sûrement en mémoire le célèbre passage d’une lettre que Sigmund Freud avait adressée à Lou Salomé, le 25 novembre 1914-: Je ne doute pas que l’humanité se remettra aussi de cette guerre-ci, mais je sais avec certitude que moi et mes contemporains ne verrons plus le monde sous un jour heureux. Il est trop laid- ; le plus triste dans tout cela, c’est qu’il est exactement tel que nous aurions dû nous représenter les hommes et leur comportement d’après les expectatives éveillées par là ψα .-[…] J’avais conclu dans le secret de mon âme que puisque nous voyions la culture la plus haute de notre temps si affreusement entachée d’hypocrisie, c’est qu’organiquement, nous n’étions pas faits pour cette culture. Il ne nous reste qu’à nous retirer et le grand Inconnu que cache le destin reprendra des expériences culturelles du même genre avec une nouvelle race. Je sais que la science n’est morte qu’en apparence, mais l’humanité semble vraiment morte. C’est une consolation que de penser que notre peuple allemand est celui qui s’est le mieux comporté en la circonstance-; peut-être parce qu’il est sûr de la victoire. Le négociant avant la banqueroute est toujours fourbe 20 . Il serait néanmoins judicieux d’ajouter qu’en dépit de leurs similarités, les déclarations de Freud suivent de peu le début de la Grande Guerre, tandis que celles de Kraps procèdent directement de l’expérience d’Auschwitz. Aussi n’y a-t-il rien de surprenant à ce que les premières s’avèrent plus optimismes que les secondes 21 . La science ni la morale ne sont capables de 20 Sigmund Freud-Lou Andréas Salomé, Correspondance (1912-1936), suivie de Journal d’une année (1912-1913), Paris, Gallimard, coll. «-Connaissance de l’Inconscient-», 1970, p. 29. 21 À la fin de son Traité de la violence, Wolfgang Sofsky juge également «-optimistes-» les conclusions de Freud, comme il aurait, à n’en pas douter, trouvé ineptes les «-ambitions-» du gouvernement de Pumpernickel. «-La violence, affirme-t-il, est elle-même un produit de la culture humaine, un résultat de l’expérience cultu- 96 DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Mohamed Djihad Soussi rédimer le genre humain, pas plus que la communauté internationale n’est prête à cautionner la politique du nouveau chancelier. Une invasion étant imminente, le commandant propose à Franz de renier Kulturkampf et de présenter sa démission au ministère. Les «-bons samaritains-» des États démocratiques ne toléreront pas longtemps ces activités suspectes 22 . Ils ne conçoivent pas que l’on puisse prendre très au sérieux l’expérience culturelle sans prendre à la légère les «-droits de l’homme-». Patrick Declerck sourit de la «-naïveté-» du Surhomme, à l’instant où il lui rend un bel hommage. Ainsi parlait Zarathoustra porte comme sous-titre «-un livre pour tous et pour personne-»-; tout au plus est-il un livre pour quelquesuns. Car il n’est pas d’expérience collective qui ne tourne tôt ou tard à la farce ou au désastre, à supposer que les désastres ne recèlent pas depuis toujours quelque chose de farcesque. La transsubstantiation des valeurs ne déroge pas à la règle-: les uns semblent prompts d’embrasser une vision-; les autres de s’en dessaisir. Tous la défendent aussi longtemps qu’elle les réconforte, mais aussi forte soit-elle, elle n’est pas en mesure de les réconforter indéfiniment. En outre, les systèmes mènent une vie organique semblable à celle des individus. Le déficit immunitaire du corps chrétien et le passage - Broch l’a bien théorisé - d’un grand système centralisé sur la foi à des microsystèmes, dotés chacun d’une éthique plutôt sectaire 23 , continuent à nous apporter un enseignement, dont nous n’avons pas encore tiré toutes les conséquences. * Critique à l’égard de la portée des thèses de Nietzsche, l’auteur ne l’est pas tout autant à l’égard de ses aspirations à une forme de lucidité et à une relle. Elle opère au niveau où se trouvent sur le moment les forces destructives. Seul peut parler de régressions celui qui croit aux progrès. Or, les hommes ont depuis toujours détruit et tué volontiers et tout naturellement. Leur culture leur sert à donner forme et structure à cette potentialité […] Si Freud avait vécu jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il aurait difficilement pu éviter de se demander s’il fallait qu’une expérience de culture soit quelque jour réitérée-». Wolfgang Sofsky, Traité de la violence (1996), trad. de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, coll. «-Tel-», 2015, p. 210-211. 22 «- Ah, leurs belles âmes… Leur cher humanisme… Cette tiède excuse à tous les compromis, à toutes les souillures, à toutes les veuleries… Ils vont nous envahir et nous balayer comme des fétus de paille, Franz. Comme des fétus de paille…-» Patrick Declerck, Garanti sans moraline, op. cit., p. 228. 23 Voir Hermann Broch, Logique d’un monde en ruine.- Six essais philosophiques, trad. de l’allemand par Christian Bouchindhomme et Pierre Rusch, Paris-Tel-Aviv, Éditions de l’Eclat, coll. «-Philosophie imaginaire-», 2005. ascèse du regard. Il corrobore, au contraire, ses «- exercices spirituels 24 » et revendique la fiction comme moyen de s’y mettre. Les idées sont relatives. On gagnera, ce nonobstant, à se rappeler qu’elles ne sont pas pour autant interchangeables. Certes, la lucidité est luciférienne - il suffirait de considérer son étymologie -, mais n’eût été son désir de voir «-clair-», l’homme, ou - soyons justes - quelques-uns ne seraient jamais parvenus à proposer une cartographie du mal, les œuvres d’art n’ayant de valeur ni de portée éthique que si elles tâchent de délimiter ces régions et de préparer le récepteur à y entrer, dût-il y abandonner tout espoir. Cela dit, dans les textes de Declerck, il revient souvent aux bêtes de nommer le mal 25 . Il leur arrive également de nous l’infliger, ce qui signifie à quel point nous le leur infligeons au quotidien. Un cochon rédige, par exemple, une lettre à sa femme, où il lui avoue l’horreur que lui a inspirée l’abattage des hommes 26 . Que cette nouvelle puisse constituer la suite naturelle de La ferme des animaux 27 , il ne serait pas difficile de l’imaginer-: à présent qu’ils se trouvent au sommet de la chaîne alimentaire, les cochons n’hésitent pas à traiter les humains d’une façon aussi atroce que s’ils n’étaient créés que pour leur servir d’alimentation-: ils les battent d’abord afin de venir à bout de toute résistance-; ensuite, ils les trient en séparant les enfants de leur mère et les mâles des femelles. Des machines les attendent-; une mort industrielle et, à de rares exceptions près, rapide. À ces cochons, il ne manque ni l’intelligence ni la méthode-; uniquement l’originalité-: ils nous réservent non seulement ce que nous leur réservons, 24 Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, préface d’Arnold I. Davidson, Paris, Albin Michel, 2002. 25 La connaissance est peut-être un péché, mais il n’en est pas de plus grand que de la répudier. C’est ce qu’illustre «-Dasein de morpion-», fable où l’auteur nous embarque dans le monde des poux, en décrivant avec beaucoup d’humour la géomorphologie de la «- terre- » qu’ils peuplent, et en levant le voile sur leurs hantises et leurs déceptions. En effet, alors qu’ils arpentent un corps, ces petites créatures en ignorent presque tout. Si la plupart s’en contentent, une poignée s’obstine à en savoir davantage. Aussi organise-t-elle une expédition, où tous les poux y perdent la vie, à l’exception d’un seul, le chef, lequel, une fois de retour, se heurte aux doutes, aux accusations, à la lâcheté de ses concitoyens. La multitude accomplit son devoir, elle le renie-; sa femme, le sien en l’incitant à abandonner sa carrière scientifique. L’instinct grégaire triomphe des aspirations du «-chercheur-». L’homme est un cosmos pour le morpion, autant qu’il est un morpion face au cosmos. Aucun redressement d’optique dans la nouvelle. La bête ne se rend pas compte qu’elle prospère aux dépens d’une autre, ni qu’elle a en commun avec son hôte l’ambivalence des désirs et la rage d’en assouvir les plus bas. 26 Patrick Declerck, «- Comment un cochon devint végétarien- », dans Garanti sans moraline, op. cit., p. 75-85. 27 George Orwell, La ferme des animaux [1945], Paris, Gallimard, coll. «-Folio-», 1984. 97 Garanti sans moraline de Patrick Declerck ou l’éthique à l’épreuve du mal DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) mais ce que des êtres humains osent réserver à leurs semblables. En variant ses cibles, Declerck dénonce les massacres qui ont eu lieu pendant la Seconde Guerre mondiale, et ceux qui continuent d’avoir lieu, sous prétexte que l’homme n’est pas une bête et que la bête n’a ni nos aptitudes rationnelles 28 ni la complexité de nos affects. C’est oublier qu’une différence de degré n’implique nullement une différence de nature, et qu’à cause de leur inaptitude à verbaliser la douleur, les animaux souffrent, au contraire, davantage que les hommes. «- L’enfer n’existe pas pour les animaux- ». Qu’il nous soit permis d’ajouter qu’à l’évidence, ils y sont, mais qu’ils y sont seuls, leur enfer n’étant point le nôtre- : au moins pouvons-nous imaginer un paradis. Engagés dans un processus d’autodestruction, la plupart n’admettent pas que le vivant s’en dégage, ni qu’il leur survive. Séparés du réel, ils croient en présenter le centre. Parce qu’ils se prennent pour le nombril du monde, ils renoncent à prendre n’importe quoi en pitié. Le cochon manifeste dans la nouvelle une empathie dont ils ne sont guère capables. Sans doutes, l’auteur fait-il siennes ici les observations de Schopenhauer sur la souffrance des animaux et place-t-il la pitié au centre de la réflexion éthique, nul ne méritant de séjourner ici-bas s’il n’enveloppe pas d’un regard lucide la condition humaine et qu’il ne sente pas tout ce qu’il y a d’humain dans le regard d’un animal. Ainsi le décentrement est-il cette brèche à laquelle la majorité préfère l’impasse. Comme elle a fixé son choix, il ne lui viendra pas à l’esprit de le reconsidérer. À moins que la brèche ne se ferme définitivement. 28 «-Je sais bien que c’est ridicule. Procomorphisme, nous assurent les savants, mais comment ne pas y penser-? Et si les savants se trompaient-? Tu te rends compte-? Si les savants se trompaient et que ces humains étaient tout de même capables d’une sorte de pensée-? S’ils étaient plus proches de nous qu’on ne le croit-? Quelle vertigineuse horreur, alors. Et que des crimes. Des millions et des millions de crimes. Des montagnes de victimes muettes. Cette banalité, ce quotidien, ne serait plus qu’un immense charnier-», Patrick Declerck, Garanti sans moraline, op. cit., p. 79-80. Mohamed Djihad Soussi 98 DOI 10.2357/ OeC-2020-0018 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020)