Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0019
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Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux
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2020
Makki Rebai
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux Makki Rebai Université de Sfax Les Années 1 d’Annie Ernaux est une œuvre ambitieuse publiée à l’issue d’un travail de gestation et de mûrissement qui s’est étalé environ sur deux décennies. Entamé vers 1985, écrit en partie dans les années 1990 et achevé seulement en 2006, ce récit testimonial, à mi-distance du singulier et du collectif, du privé et du public, interroge, selon une construction parfaitement chronologique reproduisant les «- âges de la vie dans leur succession- » 2 , la mémoire de plusieurs générations françaises, à travers des images, des mots et des formules toujours étroitement rapportés à leur contexte socioculturel. Le succès à la fois critique et populaire du livre s’explique sans doute en partie par sa linéarité et sa lisibilité chronologiques, ainsi que par l’ampleur et la labilité de la mémoire sollicitée qui permettent à tout un chacun de retrouver ses propres souvenirs et de se retrouver dans cette gigantesque remémoration ernausienne. Mais le succès considérable des Années nous semble aussi s’expliquer par la mise en place d’une véritable poétique de l’éthique de la transmission qui régit de bout en bout ce-récit testimonial. C’est cette poéthique de la transmission que nous voudrions ici interroger en examinant, par le menu, les procédés, les moyens, les choix formels et thématiques qui la fondent et la rendent pleinement opératoire dans le récit des Années. Dans un souci de clarté, ces choix ou principes d’écriture seront déclinés et analysés tour à tour, mais il est évident que ce sont là des choix complémentaires et interdépendants, et que leur signification est à saisir de manière globale, à l’échelle des Années, sinon de l’œuvre ernausienne dans son ensemble. Ces choix relèvent à la fois de la construction du récit, de son énonciation et de son contenu thématique. 1 Annie Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, 2008, Les références à cette œuvre seront désormais indiquées par un numéro de page entre parenthèses. 2 Antoine Compagnon, «- Désécrire la vie- », in Critique, janvier-février 2009, n° 740-741, p.- 49-60. Disponible sur Internet- : https: / / hal.archives-ouvertes.fr/ hal- 01330350 102 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Makki Rebai La transmission : une question de forme et de structure La question de la forme à donner à son œuvre a toujours interpellé l’auteure des Années. Trouver une forme, chez Ernaux, est indissociable d’une éthique de la vérité. Lors d’un entretien avec Philippe Vilain, elle avoue être fascinée par «- l’aspect témoignage- » qu’elle découvre, encore jeune, dans l’œuvre de Simone de Beauvoir, mais ne cache pas sa réticence à l’égard de la «-forme traditionnelle-» de son écriture. Comme Marx qu’elle cite alors, elle croit que «-les moyens font aussi partie de la recherche de la vérité-» 3 . Dans L’Usage de la photo, elle écrit encore-: «-J’ai cherché une forme littéraire qui contiendrait toute ma vie-» 4 . Ailleurs, dans un autre entretien, elle déclare à propos des Années, très précisément-: «-J’ai voulu saisir l’histoire d’une fille (enfin, moi, car c’est tout de même la fille que je connais le mieux) dans le temps, dans sa génération, dans l’histoire. Mais cette fusion m’a longtemps posé des problèmes, je cherchais la forme. Ce désir de totalité, ce passage du temps dans une vie m’a pris pratiquement vingt ans. Et tout a commencé vers la quarantaine-» 5 . Le terme «-forme-» revient d’ailleurs comme un leitmotiv obsédant dans les toutes dernières pages des Années, qui en sont comme la postface ou l’excipit-: «-C’est maintenant qu’elle doit mettre en forme par l’écriture son absence future, entreprendre ce livre, encore à l’état d’ébauche et de milliers de notes, qui double son existence depuis plus de vingt ans, devant couvrir du même coup une durée de plus en plus longue-» (p. 237. Le terme «-forme-» est ici souligné par l’auteure)-; «-Cette forme susceptible de contenir sa vie, elle a renoncé à la déduire de la sensation qu’elle éprouve, les yeux fermés au soleil sur la plage, dans une chambre d’hôtel, de se démultiplier et d’exister corporellement dans plusieurs lieux de sa vie, d’accéder à un temps palimpseste-» (Ibid. Nous soulignons)-; «-La forme de son livre ne peut donc surgir que d’une immersion dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l’époque, l’année, plus ou moins certaine, dans laquelle elles se situent-» (p. 239. Nous soulignons). C’est dire que Les Années est une œuvre rigoureusement construite, patiemment composée, au sens plein du terme, à l’image de certains recueils de poésie à l’architecture longuement mûrie et savamment agencée. Ainsi, contrairement à ce qu’une lecture hâtive de l’œuvre - ou, au moins, à ce que l’ouverture du livre, avec cette première impression d’éclatement, de morcellement et de désordre qui se dégage en particulier de la prédomi- 3 Voir Philippe Vilain «- Entretien avec Annie Ernaux- : Une “conscience malheureuse” de femme-»,-LittéRéalité-9.1, printemps-été 1997, p. 71. 4 Annie Ernaux, L’Usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 27. Nous soulignons. 5 Annie Ernaux, «-Je n’ai rien à voir avec l’autofiction-», entretien par Christine Ferniot et Philippe Delaroche,-Lire, n° 362, février 2008, p. 84-99. Nous soulignons. 103 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux nance du style nominal, de la disparate inhérente à l’effet de liste mobilisé, et de la récurrence des blancs typographiques - pourrait laisser supposer, le récit des Années est très fortement structuré. Des principes de composition majeurs méritent ici une attention particulière-: l’effet de symétrie et de circularité résultant de la présence marquée, en amont et en aval du récit, d’une «-ouverture-» et d’une «-clausule-» qui se font directement écho et entrent dans un jeu de miroir saisissant-; les «-rituels de scansion temporelle du récit-» 6 que forment les repas de famille et les arrêts sur images (les descriptions «- objectives- » de photographies et, plus rarement, de séquences filmiques balisant le récit), rituels auxquels il faudrait ajouter en amont le choix de l’année comme étant l’unité de mesure temporelle la plus partageable et la plus universelle 7 . Symétrie et circularité Les Années présentent une remarquable structure en boucle, une structure circulaire. Le récit s’ouvre d’abord en effet sur un «-prologue-» (ou un incipit, pour rester dans la terminologie romanesque) et se clôt sur une «-clausule-» (ou excipit) qui se répondent à plusieurs égards. Jérôme Meizoz rappelle très justement que «-pour organiser la temporalité de sa mémoire, la narratrice recourt donc à des procédés-» et que «-Prologue et épilogue se répondent en miroir, tous deux donnés sur le mode de la liste, inventaire hétérogène et brisé d’images et souvenirs, à la manière de Georges Perec-» 8 . Cet effet de liste ou d’inventaire fédère indubitablement les deux textes, leur donne une unité et confère à l’ensemble du récit une dimension proprement poétique, incitant le lecteur à reprendre la lecture à rebours, à établir des liens et des rapprochements entre ces deux moments du livre, et 6 Jérôme Meizoz, «-Annie Ernaux. Temporalité et mémoire collective-», dans Dominique Viart, Laurent Demanze (éds.) Les Fins de la littérature. Vol. 2. Historicité de la littérature contemporaine, Paris, Armand Colin, 2012, p. 182. 7 «- C’est pourquoi, cherchant l’échelle commune aux temporalités singulière et collective, commune aussi aux deux sexes, Ernaux choisit l’unité de temps des années. Plus que les heures et les jours, ce découpage contingent et qui pourtant donne forme, rétrospectivement, à la mémoire, est un indicateur de l’Histoire, et plus encore, de “la dimension vécue de l’Histoire” (A- 239) qui intéresse le projet. Qu’il s’agisse des meilleures années d’une vie, des années 70 ou des années Mitterrand, “les années” forment un repère minimal et suffisant pour situer à la fois l’historicité d’une vie et celle d’une société- », Snauwaert, Maïté (2012). «- Les Années d’Annie Ernaux- : la forme d’une vie de femme- ». Revue Critique De Fixxion Française Contemporaine, 0(4), p. 105. Disponible sur Internet- : http: / / www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/ rcffc/ article/ view/ fx04.10/ 619 8 Jérôme Meizoz, «- Annie Ernaux. Temporalité et mémoire collective- », art. cité, p. 182. 104 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Makki Rebai même à chercher une sorte de trajectoire à l’ensemble du récit. Mais les deux textes d’ouverture et de fermeture du «- récit testimonial- » d’Ernaux sont plus profondément régis par une interrogation brûlante sur la dialectique de la disparition et de la résurrection (ou du salut). À l’inaugural «-Toutes les images disparaîtront-» (p. 11) répond ultimement et tout aussi lapidairement le poignant et impérieux «-Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais-» (p. 242). Par ailleurs, le prologue et l’épilogue des Années convergent nettement sur le plan stylistique et typographique-: dans un cas comme dans l’autre, les énoncés sont marqués par une très grande brièveté syntaxique, adaptant parfois le mode de l’asyndète, par la fréquence du style nominal et par le retour inlassable de la construction «-article défini-» + «-nom-» («-la femme accroupie-», «-la figure pleine de larmes-», «-l’homme croisé sur un trottoir de Padoue- » (p. 11) ⁄⁄⁄ «- le petit bal de Bazoches-sur-Hoëne- », «- la chambre d’hôtel- », «- la tireuse de vin au Carrefour- » (p. 241), et dans le prologue comme dans l’épilogue, les blancs typographiques reviennent de manière obsessionnelle comme revient la lettre minuscule, et non la majuscule de rigueur, en début de phrase. Rituels de transmission familiale Le récit des Années est également régi par des scènes de la vie privée ou familiale, plus exactement, des repas familiaux de jours de fête au nombre de dix, répartis entre 1945 et 2005. Lieu exemplaire de la mémoire collective, le repas de famille est assimilé par Ernaux à une cérémonie rituelle, qui a ses heures de gloire comme d’agonie. Ainsi ces scènes modernes de la vie privée permettent de retracer les heurs et malheurs de la transmission orale de la mémoire familiale, tour à tour triomphale-: «-Les voix mêlées des convives composaient le grand récit des événements collectifs, auxquels, à force, on croirait avoir assisté- » (p. 23), épique- : «- Dans la polyphonie bruyante des repas de fête, avant que surviennent les disputes et la fâcherie à mort, nous parvenait par bribes, entremêlé à celui de la guerre, l’autre grand récit, celui des origines-» (p. 28), contrariée- : «- C’était le roman de notre naissance et de notre petite enfance, qu’on écoutait dans une nostalgie indéfinissable […]. Mais dans le ton des voix il y avait de l’éloignement. Quelque chose s’en était allé avec des grands-parents décédés qui avaient connu les deux guerres…- » (p. 59-60), étiolée- : «-À la fin des années soixante-dix dans les repas de famille, dont la tradition se maintenait malgré la dispersion géographique des uns et des autres, la mémoire raccourcissait- » (p. 134)- ; «-L’égrènement des souvenirs de la guerre et de l’Occupation s’était tari, à peine ranimé au dessert avec le champagne par les plus vieux […]. Le lien avec le passé s’estompait. On transmettait juste le présent […]. Le temps des enfants remplaçait le temps 105 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux des morts-» (p. 136-137)-; presque vaine et impossible, enfin-: «-Au milieu des années quatre-vingt-dix, à la table où l’on avait réussi à réunir un dimanche midi les enfants bientôt trentenaires et leurs amis-amies - qui n’étaient pas les mêmes que l’année d’avant […], le passé indifférait-» (p. 189). Arrêts sur images Le texte des Années est jalonné par quatorze descriptions de photos (et, plus rarement, de séquences filmiques), réparties entre 1941 et 2006, qui confèrent un rythme et en outre une unité à l’ensemble du récit. Pour Ernaux, la photographie joue le rôle d’un catalyseur du souvenir, d’un stimulant de la mémoire, mais aussi d’un document irrécusable qui authentifie le récit. La photo, sans être insérée à même le livre, est décrite de la manière la plus précise et objective possible- ! «-C’était une photo sépia, ovale, collée à l’intérieur d’un livret brodé d’un liseré doré, protégée par une feuille gaufrée, transparente-» (p. 21). Comme le note Jérôme Meizoz, «-la narratrice ne s’y décrit pas en «-je-», elle ne s’y reconnaît pas en quelque sorte, mais se contente de se décrire de l’extérieur en «-elle-» («-une petite fille-», «-une jeune fille- », «-une jeune femme- », etc.). Distance du point de vue, nécessaire apparemment pour échapper à la perception familière et garantir une description à visée objectivante-» 9 . La succession chronologique des photos, dans Les Années, mime le passage et la fuite inexorables du temps, le fatal vieillissement des objets et des êtres. Mais, plus profondément, la valeur de la photo, pour Ernaux, semble être essentiellement d’ordre documentaire. L’objectivité descriptive et la prise de distance de l’instance énonciatrice dans pareilles séquences font de la photo moins un médium d’une expérience individuelle ou singulière qu’un document muet, mais authentique, témoignant «-de la banalité statistique de ces souvenirs personnels-: le elle de ces photographies est identifiable par les changements de mode qui affectent ses vêtements, historicisé par les progrès même du médium photographique […] Chaque cliché dénonce une historicité de la pose, du sourire ou de son absence, du tableau de famille, agencés suivant les époques de telle sorte que dans l’élection apparente de la photographie, chacun en réalité pénètre un cadre qui lui préexiste. Par ce biais, la vie personnelle rentre dans le rang des existences similaires-» 10 . Ainsi, cette distance et cette froideur descriptive favorisent en retour cette «-transpersonnalisation-» ou, plus simplement, ce partage apaisé du souvenir à laquelle nous invite Les Années. 9 Jérôme Meizoz, «- Annie Ernaux. Temporalité et mémoire collective- », art. cité, p. 184. 10 Maïté Snauwaert, «-Les Années d’Annie Ernaux- : la forme d’une vie de femme-», art. cité, p.-108. 106 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Makki Rebai Une énonciation du partage Dans cette somme mémorielle, Annie Ernaux adopte une stratégie énonciative inédite, afin de «-faire de sa voix individuelle l’héritière de la rumeur du monde-» 11 . Selon Anne Strasser, «-une énonciation originale frappe dès les premières lignes [des Années]. C’est sans conteste Annie Ernaux qui porte au plus haut degré de réalisation le choix d’une énonciation déconcertante-» 12 . Le choix du transpersonnel La réflexion sur les vertus du «-transpersonnel-» 13 , chez Ernaux, est assez ancienne. Dans Les Années, le choix de ce mode est inséparable d’une volonté de situer le récit testimonial à mi-chemin de la sphère individuelle et de la sphère collective-: «-Aucun “je” dans ce qu’elle voit comme une sorte d’autobiographie impersonnelle - mais “on” et “nous” - comme si, à son tour, elle faisait le récit des jours d’avant.- » (p. 240). Comme le rappelle Emile Benveniste-: «-“nous” n’est pas un “je” quantifié ou multiplié, c’est un “je” dilaté au-delà de la personne stricte, à la fois accru et au contour vague. […] Le “nous” annexe au “je” une pluralité indistincte de personnes-» 14 . Dans Les Années, l’évitement de la forme personnelle (du «-je-» conventionnel de l’autobiographie) suggère la volonté d’effacer tout ce qui, dans le récit, pourrait paraître par trop personnel ou égocentré. Cet évitement de la première personne du singulier va de pair avec un élargissement de la palette pronominale. Ainsi à la place du «-je-», que le lecteur pourrait plus ou moins prévoir, Ernaux choisit d’employer la troisième personne du singulier en recourant au pronom «-elle-», mais aussi le pronom indéfini «-on-» et la première personne du pluriel «-nous-». Ces pronoms, assez inopinés en l’occurrence, évitent à la voix de la narratrice de basculer dans le subjectivisme naïf et permettent au contraire de la fondre et de l’intégrer dans un ensemble collectif bien plus large. 11 Véronique Montémont, «-Les Années-: vers une autobiographie sociale-», dans Danielle Bajomée, Juliette Dor (dir),-Annie Ernaux, Se perdre dans l’écriture de soi, Paris, Klincksieck, 2011, p. 118. 12 Anne Strasser, «-Quand le récit de soi révèle la fonction élucidante de l’écriture-», Temporalités- [En ligne], 17- |- 2013, mis en ligne le 24 juillet 2013. URL- : http: / / temporalites.revues.org/ 2419 13 «-[Le je] est d’ailleurs plus «-transpersonnel-» qu’impersonnel, dans la mesure où il inclut le lecteur dans cette mise en situation socio-historique de l’expérience individuelle-», A. Ernaux, «-Raisons d’écrire-», dans Jacques Dubois, Pascal Durand et Yves Winkin, Le symbolique et le social. La réception internationale de la pensée de Pierre Bourdieu, Liège, Editions de l’Université de Liège, 2005, p. 346. Voir aussi d’Annie Ernaux, «-Vers un je transpersonnel-», dans Jacques Lecarme (dir.), Autofiction & Cie, RITM, n° 6, Université de Paris X, 1994, p.-221. 14 Cité par Véronique Montémont, art. cité, p. 121. 107 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux Les questions de la voix et de l’énonciation préoccupent au premier chef Annie Ernaux, comme le montrent ses entretiens ou encore de nombreux textes où elle réfléchit ouvertement sur sa pratique scripturale. Jérôme Meizoz décèle trois modes énonciatifs sollicités au fil de l’œuvre ernausienne-: «- d’abord celui du «- je- » fictif des romans à la première personne (Les Armoires vides, 1974), ensuite celui du «- je- » autobiographique des récits familiaux (La Place), et enfin, dans Les Années (2008), l’abandon du «-je-» au profit d’une énonciation sur soi à la troisième personne («-elle-») ou d’une énonciation collective propre au milieu social («-on-»)-» 15 . Dans ce dernier livre qui nous intéresse ici directement, le mode énonciatif assumé par l’auteure s’avère des plus complexes et singuliers-: dans sa conduite du récit, Ernaux fait alterner le «-elle-» (et, parfois, le «-elles-»), le «-nous-» et le «-on-». L’évitement du «-je-» au profit de ces pronoms, qui peut de prime abord surprendre dans une œuvre, somme toute, à forte teneur autobiographique, n’aboutit cependant pas à un effacement de la conscience individuelle, mais plutôt à une subtile extension du champ de l’individuel, favorisée par cette énonciation «-dilatée-», rendue possible essentiellement par le «-elle-», le «-on-» et le «-nous-». Véronique Montémont a ainsi raison d’écrire, à propos de l’écriture des Années, qu’-«-un travail grammatical et énonciatif d’une finesse de dentellière permet de reporter des traits propres à la première personne sur d’autres pronoms, qui deviennent porteurs d’une conscience subjective et d’un ressenti collectif, sans qu’une dimension exclue l’autre. On pourrait parler d’énonciation dilatée, comme Benveniste parlait de je dilaté, pour désigner ce mécanisme inédit qui évite les deux écueils redoutés par le livre, étroitesse subjective et froideur objective-» 16 . Cette énonciation déroutante facilite en définitive le jeu d’identification imaginaire et le mode de réception empathique auxquels peut se prêter le lecteur et, à plus forte raison, la lectrice des Années d’Ernaux. La « coulée » de l’imparfait Autre choix énonciatif qui nous semble renforcer la proximité, l’adhésion, sinon l’identification du récepteur des Années d’Ernaux, l’emploi de l’imparfait comme temps principal de la narration- : «- La religion était le cadre officiel de la vie et réglait le temps. Les journaux proposaient des menus pour le temps du carême, dont le calendrier des Postes notifiait les étapes, de la septuagésime à Pâques. On ne mangeait pas de viande le ven- 15 Jérôme Meizoz, «- Éthique du récit testimonial, Annie Ernaux- », Nouvelle revue d’esthétique, 2010/ 2 (n° 6), p. 113. Disponible sur Internet-: www.cairn.info/ revuenouvelle-revue-d-esthetique-2010-2-page-113.htm 16 Véronique Montémont, art. cité, p. 122. 108 DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Makki Rebai dredi-» (p. 46). L’usage prépondérant de l’imparfait a pour effet de faire du Temps l’actant principal de l’œuvre, de diluer les événements dans une sorte de flux temporel continu, mais surtout de les déréaliser, de leur donner une aura atemporelle ou «-mythique-» où l’imagination du lecteur aurait tout le loisir de se déployer-: «-On cherchait des modèles dans l’espace et le temps, l’Inde et les Cévennes, l’exotisme ou la paysannerie. Il y avait une aspiration à la pureté-» (p. 113)-; «-On était transplantés dans un autre espace-temps, un autre monde, celui de l’avenir probablement- » (p. 128)- ; «-L’espérance, l’attente se déplaçait des choses vers la conservation du corps, une jeunesse inaltérable-» (p. 153). À la fin des Années, Ernaux commente rétrospectivement le choix de l’imparfait-: «-Ce sera un récit glissant, dans un imparfait continu, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure jusqu’à la dernière image d’une vie. Une coulée suspendue, cependant, à intervalles réguliers par des photos et des séquences de films qui saisiront les formes corporelles et les positions sociales successives de son être-» (p. 240. Nous soulignons). La transmission en acte Dans Les Années d’Ernaux, cette poéthique de la transmission trouve encore à s’incarner dans l’extrême perméabilité de l’œuvre à la «- rumeur du monde-» (historique, sociale, économique, politique, médiatique), mais aussi dans des questionnements cruciaux autour du temps, de la mémoire et du vieillissement. L’œuvre réceptacle ou la chambre d’échos Le récit frappe en effet par sa grande ouverture à une multitude de discours rapportés, que Véronique Montémont propose de répartir en trois catégories-: «-les paroles privées-» ayant trait, en particulier, au «-chœur familial-», au sociolecte de l’école et de l’adolescence-; «-les paroles publiques-» renvoyant aux «-contenus culturels partagés et diffusés par les médias-», enfin ce qui a déjà été appelé «-le troisième secteur-» (faits divers, programmes, modes d’emploi, slogans publicitaires, affiches, etc.) 17 . Les Années sont aussi un récit qui montre dans quelle mesure la conscience de soi et la conscience historique de l’individu peuvent être façonnées et travaillées par la parole publique. Le texte montre, au fil des pages, comment dans la France d’après-guerre, sous l’effet du progrès technologique et de l’impulsion accrue des médias, la vie privée devient de plus en plus perméable à la rumeur du monde- : «- Les immeubles de la Reconstruction sortaient de terre dans le grincement intermittent du pivotement des grues. 17 Ibid., en particulier, p. 122-123. 109 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux Les restrictions étaient finies et les nouveautés arrivaient, suffisamment espacées pour être accueillies avec un étonnement joyeux, leur utilité évaluée et discutée dans les conversations. Elles surgissaient comme dans les contes, inouïes, imprévisibles. Il y en avait pour tout le monde, le stylo Bic, le shampoing en berlingot, le Bulgomme et le Gerflex, le Tampax et les crèmes pour duvets superflus, le plastique Gilac, le Tergal, les tubes au néon, le chocolat au lait noisettes, le Vélosolex et le dentifrice à la chlorophylle-» (p. 42)-; «-Le progrès était l’horizon des existences. Il signifiait le bien-être, la santé, les enfants, les maisons lumineuses et les rues éclairées, le savoir, tout ce qui tournait le dos aux choses noires de la campagne et de la guerre. Il était dans le plastique et le Formica, les antibiotiques et les indemnités de la sécurité sociale…-» (p. 44). L’œuvre retrace ainsi méthodiquement, et abstraction faite de toute vision moralisante ou didactique, l’histoire de l’envahissement de la société française d’après-guerre par la publicité (slogans, affiches, réclame, etc.) et, plus généralement, par la frénésie de la consommation encouragée par le modèle de la société capitaliste. Véronique Montémont rappelle à cet égard qu’- «- on peut relever dans le texte soixante-seize noms de produits et de marques différents, dont certains, comme la voiture résument à eux seuls l’intégralité d’un cheminement social-» 18 . Selon Antoine Compagnon, «- l’ordre [du récit] est fidèle à la chronologie, aux âges de la vie dans leur succession- : la première photo représente un bébé, la dernière une grandmère portant sa petite-fille sur les genoux. La vie d’une femme est parcourue à grande vitesse, replongée dans l’actualité, l’air du temps, les modes, les marques, la publicité, de l’Occupation à la guerre d’Irak en passant par l’Indochine et l’Algérie, Mai 68 et Mai 81, le 21 avril et le 11 septembre, le Coop et le Familistère, Prisu et les Nouvelles Galeries, la Fnac et Auchan, la 2CV et la 4CV, la Dauphine et la R8, la DS et la Mini. Rien n’y manque-» 19 . Une mémoire en partage et en péril Pour Ernaux, la mémoire individuelle n’a de sens que si elle est au service de la mémoire collective- : «- Et c’est avec les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante, capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par la mémoire collective- » (p. 54). Les souvenirs n’importent qu’en tant que révélateurs des signes propres à une époque-: «-Ce que le monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui - pour, en retrouvant la 18 Ibid., p. 128. 19 Antoine Compagnon, «-Désécrire la vie-», art. cité. mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire-» (p. 239)- ; «-Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu’on l’entend généralement, visant à la mise en récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l’imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité…-» (ibid.) Cette notion capitale de «-mémoire collective-» chez Annie Ernaux semble tout droit venue des sciences sociales. Maurice Halbwachs distingue en effet la «- mémoire collective- » aussi bien de la mémoire individuelle que de la mémoire véhiculée par les livres d’histoire. La mémoire collective, selon Halbwachs, advient dès lors que l’individu est «-capable à certains moments de se comporter simplement comme le membre d’un groupe qui contribue à évoquer et entretenir des souvenirs impersonnels, dans la mesure où ceux-ci intéressent le groupe-» 20 . Une hantise pèse sur le récit des Années-: la hantise de l’oubli et de l’amnésie individuelle et, partant, collective. Cette angoisse viscérale, étroitement liée chez Ernaux à celle du vieillissement 21 , s’exprime clairement dans les dernières pages du livre- : «- C’est un sentiment d’urgence qui le remplace [le sentiment d’avenir], la ravage. Elle a peur qu’au fur et à mesure de son vieillissement sa mémoire ne redevienne celle, nuageuse et muette, qu’elle avait dans ses premières années de petite fille - dont elle ne se souviendra plus […]. Peut-être un jour ce sont les choses et leur dénomination qui seront désaccordées et elle ne pourra plus nommer la réalité, il n’y aura que du réel indicible-» (p. 237) La formule initiale et vaguement apocalyptique «-Toutes les images disparaîtront-» résonne en effet comme une funeste prémonition ou un avertissement prophétique, tandis que la formule conclusive «-Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus- », dans sa concision et son humilité poignantes, assigne à l’écriture d’Ernaux un impératif foncièrement éthique, une mission proprement salvatrice et de la plus grande urgence. À une époque où, plus que jamais, des termes comme «-engagement-» et «-écriture engagée-» peuvent souvent être perçus comme pompeux, suspects, voire anachroniques, la critique spécialisée semble réticente à qualifier ouvertement d’engagée l’œuvre ernausienne, dont le geste fondateur nous apparaît pourtant éminemment éthique 22 . Mais cette réticence de la critique 20 Cité par Jérôme Meizoz, art. cité, p. 185. 21 «- Elle est cette femme de la photo et peut, quand elle la regarde, dire avec un degré élevé de certitude […]-: c’est moi = je n’ai pas de signes supplémentaires de vieillissement-», Les Années, op. cit., p. 233. 22 «-Plutôt qu’un engagement au sens sartrien du terme, l’auteur nous semble manifester, tout comme François Bon, une implication forte dans l’histoire et le réel DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Makki Rebai 110 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0019 peut être expliquée par, au moins, deux autres raisons-: d’une part, Ernaux, elle-même, au pis, ne revendique pas le terme d’- «- engagement- » et, au mieux, l’emploie dans une acception qui en restreint la portée à l’acte même de l’écriture. Aussi préfère-t-elle évoquer «-[son]-engagement d’écriture-» dans un de ses livres les plus récents 23 . D’autre part, l’écriture ernausienne adopte souvent un ton ou un «-ethos-» de l’humilité qui finit par faire de ce mot d’ordre qui clôt le récit des Années un vœu, voire un vœu pieux-: «-Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais- » (p. 242. Nous soulignons). qu’elle dépeint-», écrit, par exemple, Aurélie Adler-: «-Annie Ernaux-: émiettement et consolidation du sujet auctorial-», dans Fort, Pierre-Louis (dir.)-; Houdart-Merot, Violaine (dir.),- Annie Ernaux- : un engagement d’écriture.- Nouvelle édition [en ligne]. Paris- : Presses Sorbonne Nouvelle, 2015. Disponible sur Internet- : http: / / books.openedition.org/ psn/ 134. Dans la même perspective, Bruno Blanckeman décèle dans l’œuvre ernausienne «- une éthique appliquée, référée à une expérience de la vie commune, une éthique- impliquée, fondée sur le constat d’être partie prenante d’un tout, d’une collectivité, de ses événements et de ses années de vie commune, dont tout un chacun est à la fois agent et objet, en partie responsable, en partie contraint-», ibid., Disponible sur Internet-: <http: / / books.openedition.org/ psn/ 162>- 23 Annie Ernaux,-Regarde les lumières mon amour, Paris, Seuil, 2014, p. 22. Nous soulignons. Poéthique de la transmission dans Les Années d’Annie Ernaux 111
