eJournals Oeuvres et Critiques 45/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0020
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Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau

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Evelyne Lloze
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau Evelyne Lloze Université Jean Monnet - Saint-Étienne Donner à lire les manières dont s’élaborent et se structurent, loin de toute assignation stéréotypée ou de toute uniformisation, les littératures «- francophones- », les types de «- dépaysement- » exploratoire, les neuves intelligibilités comme la fécondité critique qu’elles font germer et mettent en œuvre, voilà assurément l’une des tâches fondamentales de la recherche aujourd’hui dans ce domaine. Car ces littératures offrent bien, pour la plupart, une réflexion proprement anthropologique - et par là-même politique −, qui travaille et repense le lien social, la chose publique, nos rapports au monde et à l’altérité et notre devenir commun. Ainsi le questionnement esthétique, formel, est-il le plus souvent noué à celui, éthique, du vivre-avec, l’autre et le monde, affirmant par là-même un profond souci de «-réenchantement éthique-» du vivre-ici. Chamoiseau, dans la lignée de Glissant, témoigne clairement d’un tel souci, d’une telle exigence, avec des ouvrages qui s’attachent toujours à promouvoir une intelligence profonde, poétique et utopique à la fois, de la réalité, une intelligence à maints égards engagée. Il est clair en tout cas, et c’est ce que nous voudrions évoquer ici, que la question écologique, des plus vitales et des plus essentielles actuellement, hante de plus en plus l’œuvre de Chamoiseau, lui qui, dès les premiers textes d’ailleurs, s’est montré si attentif au Divers, à la «-Diversalité-» et à la précieuse «-Pierre-Monde-» … Lui qui n’hésite pas, du reste, à souligner combien il ne peut y avoir «-de haute conscience sans conscience écologique-» 1 . Notons au préalable qu’entre attraction, lieu d’abandon et de connivence, geste de maîtrise, conquérant et souvent destructeur, entre régime affectif et emprise captatrice, l’expérience du paysage (et donc notre rapport à l’ici), éminemment révélatrice de notre manière d’habiter le monde, se conjugue au pluriel pour chacun d’entre nous. Et l’on oscille alors entre les paradigmes de l’idéalisation, de l’invention esthétique, de l’usage purement 1 «- Entretien avec Hannes de Vriese- », Revue critique de fixxion française contemporaine, Écopoétique, numéro 11, 2012, (dir.) A. Romestaing, P. Schoentjes et A. Simon. Texte non paginé. 114 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Evelyne Lloze utilitariste, du décor sans présence ou encore de la matière d’un apparaître sensible tout autant que symbolique capable de réactiver du lien, de mettre, bel et bien, en consonance. Dans cette dernière perspective, et au-delà de cet «- écocide- » que nous sommes en train de vivre aujourd’hui, n’oublions pas combien, pour Glissant, ami et maître à penser de Chamoiseau, l’écrire se doit de «-nous (rapprocher) des paysages du monde-», «-d’ouvrir les paysages et d’en faire saisir le sens profond- », et cela même, «- c’est de la politique- », voire «- le maximum du politique-» 2 -…. En conséquence, «-notre rapport à la nature est à refonder- » 3 et ne saurait se limiter ni à une topographie hiérarchisée, abstraite et objectivante, ni à une perspective strictement anthropocentrique mobilisant trop de rêves ou d’images projectives. De telles formules ont en outre le mérite de nous inviter à opérer un travail de renversement de nos habituels rapports dissymétriques au monde et à éclairer d’autres évidences concernant nos liens avec ce qui nous entoure. Sans compter qu’elles nous enjoignent à introduire enfin un surcroît d’être et de conscience dans le vivre-ici, le vivre-avec. Car il faut absolument, oui, «-cultiver la mise-en-relations, cultiver le lier et le relier-» 4 , pour inaugurer ainsi «-une interaction positive avec chacune des diversités du Monde-Relié-» 5 … C’est sans doute dans Les neuf consciences du Malfini 6 , publié en 2009, que P. Chamoiseau nous exhorte le plus à cette exigence nécessaire de ce qu’il nomme un «- horizontal partage- » (p. 267) avec tout «- l’infini du vivant- » (p. 263), toute la «-poésie de la matière-» (p. 263), tout le devenir de présence des «-allants de vie-» (p. 266). Cet ouvrage, en effet, s’assigne à dire, sur le mode de la fable mi-poétique, mi-philosophique, la «-menace écologique-» qui guette (cf. la quatrième de couverture). Plus précisément, nous avons un tableau ici brossé et entièrement pris en charge, dès les premières lignes et jusqu’à la fin, par la voix d’un oiseau de proie, le Malfini, qui ne veut ni «- raconter- », ni «- témoigner- » (p. 18), mais plutôt faire de sa vie (grâce au magnétisme d’une seule rencontre), la pierre de touche, le fondement programmatique d’une réflexion toujours ouverte, cherchant à nous permettre de «- rester disponible dans le monde- » (p. 19) et, tentant, par une simple 2 É. Glissant, «- Entretien avec Ph. Artières- », dans Pour une littérature-monde, (dir.) M. Le Bris et J. Rouaud, Gallimard, 2007, p. 80. (Sauf indication contraire, le lieu d’édition est toujours Paris). 3 «-Entretien avec Hannes de Vriese-», op. cit. 4 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Gallimard, «-folio-», 2002, p. 315. 5 Ibid., p. 315. 6 P. Chamoiseau, Les neuf consciences du Malfini, Gallimard, «- folio- », 2010. Toute citation extraite de cet ouvrage sera dorénavant suivie du numéro de page donné entre parenthèses. 115 Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 «-récitation à portée d’un besoin-» (p. 19), de nous mener à une neuve appréhension / compréhension de notre lieu et de notre habiter le lieu. En vérité, il y a là toute l’audace d’une logique et d’un enjeu initiatiques, qui lèvent en parabole, osent déporter le sens vers de l’éthique et forcent à l’éveil d’une «- conscience écologique- » (voir la quatrième de couverture). L’écrivain invente ici, en empruntant le chemin d’une conversion à une conscience-oiseau (n’oublions pas que les jeux sur son nom propre sont déjà présents, chez Chamoiseau, dans sa trilogie autobiographique 7 ), une forme de poème-chronique où, comme souvent, à l’extrême de l’imaginaire et du chant s’incarnent des vérités, se réactivent une sagesse et le pouvoir en définitive de mieux «-vivre au vivant-» (p. 255)… La plongée dans «-l’autre part du réel- » (p. 17) nous installe ainsi dans une chorégraphie de conte 8 mêlant dans une même dynamique, une même alchimie de «-ritournelle-» (p. 45), un même charroi de «-mille et une trajectoires jaillies du plus immémorial-» (p.-95), la voix du narrateur-rapace, l’obscur exemplaire et inspirant du colibri-«-magicien-» (p. 175) mythifié en «-maître-» 9 et l’infinie saveur de résonance(s) de paysages dont l’énergie certes s’épuise, mais qui, parce qu’ils «- (constituent) une sorte d’arbre relationnel qui (nous relie) à de multiples lieux de par le monde- » 10 , savent recréer de l’intense et ouvrir au sens de l’être-avec. Dédié, entre autres, à Pierre Rabhi (p. 9) 11 , si, dans Les neuf consciences du Malfini, Chamoiseau ne se risque jamais à s’enliser dans l’autorité d’un geste de prédicateur, il s’aventure néanmoins à dialoguer avec d’autres horizons culturels pour mieux, en fait, donner à penser. Il adosse même une bonne part de son travail poétique comme philosophique à tout le champ de réflexion propre au bouddhisme, à certaines de ses notions fondamentales, et 7 Id., Une enfance créole II- Chemin d’école, Gallimard, «- folio- », 2011- : «- Son nom était un machin compliqué, rempli de noms d’animaux, de chat, de chameau, de volatiles et d’os.-»… (p. 54). 8 On ne peut que souligner ici l’importance, centrale, essentielle, du Conteur, chez Chamoiseau… 9 Le terme est sans cesse repris dans l’ouvrage, notamment à partir de la page 143. 10 P. Chamoiseau, Césaire, Perse, Glissant, Les liaisons magnétiques, Philippe Rey, 2013, p. 92. 11 Pierre Rabhi, qui a non seulement publié en 2006 un ouvrage intitulé La part du colibri-: l’espèce humaine face à son devenir (en référence à une légende amérindienne évoquant un colibri s’évertuant à jeter des gouttes d’eau lors d’un feu de forêt et répondant à ceux qui soulignent l’inutilité de son geste qu’il «-fait sa part-» … Ce qui évidemment nous renvoie très clairement au geste du colibri-abeille dans Les neuf consciences du Malfini…), mais qui a également fondé un «-Mouvement pour la terre et l’humanisme-» appelé en 2007 «-Colibris-». 116 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Evelyne Lloze cela dès le titre 12 . En d’autres termes, Chamoiseau joue à nouveau à explorer et conjoindre les potentiels d’intelligibilité et de présence qu’octroie tout le Divers. Il reconfigure nos espaces de réflexion en ouvrant d’emblée la vision à d’autres possibles imaginaires, au profond d’autres arrière-plans capables d’offrir tant une pensée du vivre qu’une pensée du commun, plus fécondes, et soucieuses enfin de rétablir de l’éthique dans les rapports d’intersubjectivité qui nous lient à ce qui nous entoure. Il y a là, certes, quelques accents utopiques peut-être, puisqu’il s’agit bien de recréer du «- lien symbolique collectif-» 13 , de retrouver «-le Lieu du “nous”-» 14 , mais ce vouloir de la Relation, cette quête d’échanges et de partages chère à Chamoiseau, ce goût d’une «-identité relationnelle-» qui ne sait «-(s’oxygéner qu’) aux fraternités expansives de l’amour-grand-» 15 , voilà qui requiert du rêve, du mythe, de la fable, du chant, du conte. Bref, voilà qui requiert tout le vrac de beauté et de sens que sédimente l’imaginaire, et vaille que vaille de surcroît, des coulées de lectures, une emmêlée de savoirs, et même jusqu’à l’étrange ferveur de «-vibration de sutras-» (p. 254) ou de «-(mantras)-» (p. 245). Car pour «-artiser-», «-poétiser-» (p. 271) ou «-chanter le vivant-» (p. 254), Chamoiseau se fie aux bons offices d’une structure répétitive. Celle-ci, par jeux d’additions successives et d’avancées par rayonnements centrifuges, fait du livre une sorte de dispositif-entonnoir dans lequel la voix du Malfini, à partir de la rencontre avec le colibri «-Froufrou, puis Foufou-» (p. 36), «-une chose-» pourtant «-infime. (Juste) un acabit d’insecte-» (p. 27), s’affranchit petit à petit de tous les «- tourments- » (p. 190) qui l’occupent, prend de l’ampleur - l’humilité en effaçant peu à peu les contours trop subjectifs et surtout trop égocentriques −, en même temps qu’elle épouse à mesure le rythme vital du monde, et gagne de plus en plus, «-dans une hospitalité sans limites-» (p. 195), en proximité et en résonance…. «-Mantra-», «-sutra-», «-ronde-» (p. 245) ou «-comptine-» (p. 254) alors, le dire se veut et se révèle bien irrigué ici de l’énergie d’un souffle musical, de la «-ritournelle-» (p. 48) démente et envoûtante à la fois du Foufou (sur laquelle s’ouvre Les neuf consciences du Malfini) à la «-Récitation sur le vivant-» (p. 247) dont la dernière partie du livre fait décompte. Et «-en créole-», n’oublions pas que «-réciter-», c’est, à l’instar de Césaire, «-utiliser la langue française comme un poète, c’est-à-dire en écartant sa fonctionnalité pure pour ne 12 Le titre renvoie clairement aux neuf consciences de la pensée bouddhiste nichiren-: les 5 premières consciences seraient à rapprocher de nos 5 sens, la 6 e équivaudrait à notre conscience, la 7 e à l’inconscient freudien, la 8 e à l’inconscient collectif jungien et la 9 e nous permettrait de participer pleinement à l’univers, sans séparation, sans frein. 13 P. Chamoiseau, Césaire, Perse, Glissant, op. cit., p. 45. 14 Ibid. 15 Ibid., p. 83. 117 Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 conserver que ses assises lexicales, sur lesquelles il va précipiter des transmutations du mot, des débraillements de rythmes, des ruptures de mythes et de symboles, des incandescences vertigineuses d’images-; dès lors, il ne s’agira plus d’une langue, mais d’une incantation, sinon magique, mais esthétique, capable de bouleverser la vision que nous avons de l’ordre du monde et des choses établies- » 16 . À cet égard, ce qui relève de «- l’incantation- », et quasi magique effectivement, apparaît comme un motif majeur du texte, un motif qui promeut, entre régime d’exigence poétique et consistance morale, expérience libératoire de l’imaginaire et souci d’une perspective toujours relationnelle de l’exister, un projet tout autant rhétorique qu’axiologique, esthétique qu’éthique, dans un jeu d’attraction réciproque qui métamorphose la parabole en véritable cantique et le monologue de conte merveilleux en aventure de dépaysement de soi, vers simplement toute l’altérité d’un «-Lieu partage-» 17 . On a donc bien affaire là à un ouvrage composite, sans véritable assise générique, entre roman, conte, fable, poème, essai. Mais cet ouvrage (comme la plupart de ceux de Chamoiseau d’ailleurs) sait tisser du commun parce qu’il exalte justement un «-Écrire-ouvert-» 18 fondateur d’«-une élévation de conscience partagée du Monde-relié-» 19 . Sans compter qu’il nous engage à «- vivre- » éperdument «- au vivant- » (p. 255) dans un rapport enfin d’«-horizontal partage-» (p. 267). Entre utopie propre à un véritable «-imaginaire de combat- » 20 , et souci de se défaire de «- l’humanisme vertical, solitaire, orgueilleux, suffisant, prédateur-» 21 , la parole de Chamoiseau ne semble dès lors rien d’autre, vraiment, qu’une célébrante «- Récitation sur le vivant- » (p. 247, 260-261, …). C’est pourquoi nous voudrions explorer la manière dont Chamoiseau repense et questionne, dans son ouvrage, les liens entre l’être humain, ce vrai «- Nocif- » (terme qui, tout au long du livre, nous est dévolu) et son environnement, la teneur également des multiples modes de déplacement, inversion et contestation de l’autorité humaine révélateurs de l’amplitude de vision et de réflexion propre à la philosophie de la Relation glissantienne telle que notre auteur, avec révérence 22 , se l’est appropriée, et cette façon encore, dans une continuité de variation toute dynamique, de l’habiter, 16 Ibid., p. 42. 17 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 227. 18 Ibid., p. 293. 19 Ibid., p. 315. 20 Ibid., p. 335. 21 P. Chamoiseau, «-Entretien avec Hannes de Vriese-», op. cit. 22 Voir la fin de Césaire, Perse, Glissant, op. cit., p. 211. 118 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Evelyne Lloze de l’approfondir et de l’infléchir vers une problématique clairement écologique. Si on évoque en premier lieu la manière de procès engagé ici contre les pouvoirs des «- Nocifs- », seuls capables de «- s’épanouir dans leurs contagieux cimetières-» (p. 99) ou dans «-ces nécropoles aiguës qu’ils (instituent) partout-» (p. 100), il est clair que le travail et les choix énonciatifs comme scénographiques ou narratifs, ouvrent, par jeux d’écarts successifs, à une intelligence autre du monde. Ils parviennent en outre à mettre en place et mieux, à incarner - ne serait-ce qu’en évitant le piège du discours purement spéculatif ou trop monologique - une rectitude tout à fait étonnante du vivre et du devenir dans «-une harmonie active avec tout le vivant connu ou deviné, supposé, espéré…-» (p. 265). Davantage, Chamoiseau prend plaisir à entrelacer les pistes interprétatives, à démultiplier à tout-va les possibles sémantiques, à tresser enfin, avec les figures qu’il convoque, une véritable «- féérie labile- » (p. 77), et cela à partir pourtant d’une matrice du récit réduite à l’extrême. D’abord, un espace circonscrit en Martinique, «- Rabuchon- », «- petit quartier de la commune de Saint-Joseph-», «-(gisant) dans un creux, protégé par les flancs des Pitons- » (p. 257). Puis deux personnages principaux- : le Malfini et le Foufou-; et enfin, une unique voix narrative-: celle du rapace…. Bref, un art d’écrire radicalement sans concessions par l’évidence objective du peu qui le structure, mais la langue toujours aussi baroque et lyrique de Chamoiseau lui assure une densité, des lointains et une beauté manifestes. Cet art d’écrire s’évertue par ailleurs à revisiter les genres de la fable philosophique et du conte merveilleux à la Lewis Carroll (cité au demeurant à l’orée du texte, page 17), et se révèle en l’occurrence centré sur un processus d’éveil progressif de la conscience, avec pour socle historial exclusif-: une rencontre et la quête, le cheminement initiatique qu’elle occasionne tout au long du livre, tant pour le Malfini, guidé par son petit «-maître-»-Foufou, que pour le lecteur, ce «-frère vivant-» (p. 17, p. 256, …) interpellé et convié à l’écoute dès l’initiale de l’exorde. Écarts et déplacements font ainsi se télescoper, réactivant leur expressivité et leurs formes et visées propres, des modèles et registres absolument canoniques de notre histoire littéraire, qu’il s’agisse du conte philosophique à la Voltaire par exemple, pensant le monde en jouant sur la fonction médiatrice et axiologique des paraboles, qu’il s’agisse de la fable lafontainienne avec ses processus d’homologie homme-animal, ou du récit initiatique, image spéculaire et formatrice de notre avancée dans la vie, ou encore de la prosopopée, opératoire par le dialogisme auquel elle donne lieu et par l’intuition d’unité du tout à partir de laquelle elle travaille. 119 Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 À cela se surajoutent également des formes et types d’expressions relevant d’horizons tout autres. Et avant tout bien sûr, il y a le conte créole qui privilégie la stylisation et la théâtralité suggestives de l’oral avec adresses constantes, cadences et rythmes qui transportent. Le conte dans lequel règne le personnage majeur du Conteur, lui qui non seulement «-parle avec-», «-fait parler ensemble-» 23 , «-sait perdre de sa clarté pour des hypnoses incantatoires-» 24 , mais sait aussi privilégier tout le «-réel dévoilé en Merveille-» 25 , et jouer avec toute la puissance d’incarnation et de mystère à la fois des silhouettes animales. Et on ne peut oublier non plus de noter cette confiance déterminante accordée ici au réalisme magique de la littérature sud-américaine, comme à la toute-puissance de la philosophie de la Relation glissantienne et jusqu’aux concepts même de la pensée bouddhiste et à nombre de ses impératifs éminemment humanistes… Oui, rien de monochrome chez Chamoiseau, plutôt le choix d’une richesse sans précédent des sources, des traces, des images, et la valeur autant herméneutique qu’éthique d’un texte, «-Récitation sur le vivant-» (p. 260-261), tentant éperdument de nous convaincre que «-vivre, c’est seulement vivre en plénitude, au plus sensible à la beauté de l’horizontale plénitude-» (p. 271)… Mieux encore, la charge d’extension des écarts, la dynamique d’intensification propre aux jeux de déplacements que le livre met en œuvre, défont et les enlisements ordinaires de la pensée et les absolus bien commodes de la doxa scientifique, technique ou économique, privilégiant ainsi une forme de réflexion littéraire hors dogmes et autorités, hors «-soigneux ancrages-» et «-réflexes horlogés en systèmes-» 26 , une pensée dès lors a-topique, «-hétérotopique- » (voir M. Foucault et É. Glissant), originale du moins, où du sens se rend effectif mais toujours dans du lien et du partage, «- (ouvrant) de nouveaux horizons sans pour autant les désigner- » (p. 255)… Tel est ainsi le cas, comme un vouloir d’écriture conjuguant oblicité, étrangeté et dépaysement, du changement de cadre et de «- personnel- » énonciatif, puisque le texte nous place, humains, dans une exemplaire extériorité. En vis-à-vis ne demeurent en effet que paysages et animaux, et les plus «-indéfinissables- » (p. 31), les plus lointains de nous peut-être, «- choses volantes à moitié invisibles-» (p. 31) entre lesquelles se déploient des strates d’ondes et d’alchimies complices de toutes sortes, un entre-nous à vrai dire autant salutaire que vital. 23 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 186. 24 Ibid., p. 185. 25 Ibid., p. 171. 26 P. Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse, Gallimard, «- folio- », 1999, p. 146. 120 DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Evelyne Lloze Seul à irriguer de sa voix le récit, mais sans relever du statut de sujet solipsiste ou proprement insulaire, plutôt dans ce travail de résonance désaccaparée de soi du Conteur, le Malfini abandonne ici sa prétention à dominer, vieux réflexe d’un leurre empêchant toute «-mise-en-relation-» 27 . Et il choisit de surcroît pour «- guide- » (p. 191) un oiseau-bouffon, fantaisiste et déraisonnable, excentrique et aventureux, mystérieux, plein de joie et insolent à la fois, le «-Foufou-», image idéale du «-Sage-» (p. 239) qui, a contrario de la plupart des modèles habituels, ne dit jamais rien. Mais il se montre, par son attention, capable d’une telle complicité avec le monde qu’il nous engage bel et bien de plain-pied dans tout l’immédiat du vivre, du vivre-ensemble, avec une remarquable exemplarité. Ces oiseaux-médiateurs et porte-voix déjouent clairement en tout cas les dévoiements d’un anthropomorphisme facile en refusant pour l’un, la tentation discursive, et pour l’autre la geste moralisatrice, de manière à nous hisser à la conscience de ce que certains n’ont pas hésité à appeler la «-vraie vie-». Quant au paysage mobilisé, il est accueilli avec toute la vigilance de regard, de perception et de «-contemplation- » (cf. p. 197) requise, pour mieux pouvoir en savourer cet «- hosanna qui (naît) de partout, tout le temps-» (p. 195). Voilà dès lors qui fait chant, présence dans le livre, voilà qui fait vibrer «-un commerce incertain de visible et d’invisible-» (p. 77) et qui montre sans doute à quel point il y a bien chez Chamoiseau l’envie, non d’édifier un savoir, ou de nous renvoyer à un messianisme d’un nouveau genre (? ), mais plutôt une invitation à repenser notre rapport à l’altérité, dans une parole qui incarne une utopie éthique des plus concrètes, une utopie simplement, du vivre, ou du moins une utopie capable de réenchanter enfin le vivre. Et pour penser la vie, le comment vivre, l’écrivain non seulement nous exclut de la scénographie narrative, défaisant ainsi la sorte de verrou idéologique de notre autorité native et proprement hégémonique - demeure juste, en arrière-plan, significativement, l’emprise d’angoisse et de menace que nous, «-Nocifs-», représentons. Mais il se libère en outre de la tentation du grand œuvre, du grand récit, pour d’autres échappées, du côté de la fable, du conte, du merveilleux, comme un nécessaire revenir à l’intelligence et aux vertus d’un propos dégagé d’une logique fictionnelle trop complexe, pour rien qu’un imaginaire nourri aux ressources de l’oralité, du magique et du symbolique. Et ce n’est pas pour autant qu’une ambition littéraire et critique ne prévale pas ici, mais elle rompt avec une certaine tradition canonique de genre, de forme, de registre, de type de contenu notionnel même 27 On peut dès lors noter combien on dépasse ici les habituelles asymétries, puisque le narrateur humain «-(s’accroupit)-» tel un enfant, «-une petite personne-» (p. 17), pour mieux prêter l’oreille à la parole du Malfini… 121 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau ou de système de croyances. Et elle laisse place plutôt à d’autres dispositifs d’écriture et de vision alliant les fonctions imageante et axiologique à la fois de l’apologue, susceptible de mieux nous confronter à l’immédiateté et singularité de présence d’un voici, véritable «-bien commun-» que nous menons au «- désastre- » (p. 51) et à la «- catastrophe- » (p. 155), susceptible de faire réentendre au bout du compte, une neuve conscience du «-vivre au vivant-» (p. 255). Divergeant d’une logique strictement réaliste ou rationnelle parce que pensé à travers les paradigmes propres en outre au conte initiatique, Chamoiseau, en ancrant son histoire dans des circonstances et un espace-temps qui sont ceux de notre expérience sensible aujourd’hui, crée plus de connivence encore avec le lecteur et parvient à mettre en place ainsi un cadre interprétatif et spéculatif qui évite maints écueils idéologiques tout en donnant à penser dans un mouvement aussi bien de connaissance empirique (puisque focalisé sur notre hic et nunc) que de réflexion compréhensive (avec un remarquable travail de distanciation complice). Un mouvement qui tient à privilégier beauté, sagesse, amour et solidarité au détriment d’une certaine science et des savoirs techniques et économiques, pour rendre à nouveau possible une plénitude d’adéquation au monde et à soi. Fondé, qui plus est, sur une règle élémentaire d’accord constamment maintenu, tout au long du livre, entre le charme poétique, plein d’éloquence lyrique, et la confession à visée éthique du Malfini- ; avec cet ouvrage, notre auteur joue à plein, non seulement sur le caractère inductif d’un exemple de vie «-juste-», pourrait-on dire (celui du Foufou), mais également sur la capacité d’éveil de la fable et son indiscutable pouvoir de porter en avant la conscience (voir les attendus du titre). Bref, l’ensemble relève bien ici d’une herméneutique, livrée sans ambages avec une insolente radicalité de voix et de vision et un merveilleux dont on sait cultiver tous les effets. En d’autres termes, nul doute qu’on ne cherche pas à argumenter, il n’y a là ni plaidoyer, ni stratégie purement démonstrative, ni même assujettissement idéologique, rien que la prégnance de sagesse d’un imaginaire - remplissant pleinement, sous cet angle, sa fonction spéculative -, un imaginaire qui, sur un mode presque badin, fait sourdre sans désigner explicitement et promeut sans jamais clore. Rien donc que le discours déterminant d’un oiseau donnant forme à une sorte de philosophie poétique autant que narrative, et qui invite à creuser le sens «-des mystères de la vie, de la souffrance, du plaisir, du bonheur, de la mort- » (p. 137) pour mieux tendre à une vraie «-présence au monde-» (p. 197). Ambiguïtés, nuances, génie séducteur du récit et intelligence éclairée d’animaux qui nous renvoient à nos mortifères «-insuffisances-» (p. 255), tout en désertant le terrain d’un didactisme asséchant, Chamoiseau invente, sur un mode des plus simples, une fable procédant d’un schéma initiatique, une fable porteuse de connaissances et qui inaugure, ou plutôt rend manifeste une vision du monde placée sous le signe de la Relation, entre volonté d’être-ensemble et désir d’exister-avec-: «-Le plein sens d’une présence est donné dans l’harmonie de sa relation aux présences de son entour, et donc dans sa vision de l’horizontale plénitude…-» (p. 272). Force est de reconnaître par ailleurs que le Foufou, véritable modèle d’ethos éthique, qui s’assigne avec bonheur à sa tâche de pollinisateur luttant contre «-la désolation-» (p. 171) de la «-mort lente-» (p. 182, 187, 203, …) qui progresse partout, «- dans une nécessité majeure qui (est) celle de tous, tout autant que strictement la sienne- » (p. 232), n’est pas sans nous rappeler à quel point, dans les littératures caribéennes, le colibri occupe une place symbolique essentielle, du colibri rebelle, résistant et «-vaillant-» 28 de Lafcadio Hearn et d’Aimé Césaire, au «-cœur foufou-» 29 de Daniel Maximin et Simone Schwartz-Bart dont la «- manière d’existence- » 30 fait vibrer tant de ferveur, qu’elle semble à nouveau rendre possible des levées d’enchantements, de joie et de «-grâce-» (p. 240). Autant dire qu’il est hors de question ici de ne pas nouer éthique et poétique, dans un mot-valise que le poète G. Perros avait d’ailleurs déjà promu 31 , façon de reconnaître et l’extrême perméabilité parfois des deux notions, et le champ d’attraction heuristique qu’elles peuvent susciter ou découvrir. Car on a bien, avec Les neuf consciences du Malfini, une féconde interaction associant poétique, éthique ainsi qu’écologie, pour un ouvrage d’ailleurs, que certains n’hésiteront pas à associer au domaine de l’écopoét(h)ique. Ainsi, sans jamais quitter le champ axiologique qui a toujours été le sien, qu’il s’agisse de sa façon de travailler l’écrire - voix de l’oiseau ici témoin-conteur, scénographie dialogique, force de l’imaginaire déconditionnant notre rapport au réel et ouvrant à d’autres dimensions de présence comme à tout l’éloge du Divers -, ou qu’il s’agisse de la question du vivre tout simplement et des «- valeurs- » auxquelles adhérer parce qu’elles «- (rallient relayent relient)- » 32 , dans Les neuf consciences du Malfini, Chamoiseau oriente et concentre même le regard du côté de ce «- sens du sacré- » (p. 256) qu’il nous revient, nous aussi, à l’instar du Foufou, d’avoir «- l’audace-» (p. 254) d’interroger (p. 256), de rêver, de surprendre (p. 255), d’aimer 28 A. Césaire, Tropiques, N° 4, 1942, p. 10-11. 29 D. Maximin, L’Isolé-soleil, Seuil, 1987, p. 12- ; et L’invention des désirades et autres poèmes, Seuil, «-Points-Poésie-», 2009, p. 88. 30 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 230. 31 Terme (et notion) repris et travaillé par J.-C. Pinson ensuite, de manière magistrale, dans la plupart de ses essais. 32 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 267. Formule en italique dans le texte qui renvoie bien sûr à Glissant. DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Evelyne Lloze 122 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0020 et de connaître, dans un bouleversement (p. 255) qui ne propose «-aucune pratique, aucun rite, aucun enseignement, juste l’aptitude à contempler une fleur-» (p. 254)… Il y a peut-être là- «- sortilège- » (p. 255) certes, mais surtout, selon nous, appel décisif de sens (et des sens conjoints), appel d’un engagement de tout l’être, appel à d’autres modes d’«-appartenance-» au monde, appel enfin des plus concrets, à un vivre-ensemble placé «-sous l’aube claire d’une éthique-» (p. 256). S’il faut en tout cas réenchanter l’exister par l’écriture pour tenter de déjouer les malédictions et les catastrophes actuelles et à venir, Chamoiseau, qui se veut «- guerrier de l’imaginaire- » (formule omniprésente dans Écrire en pays dominé…), y réussit à merveille et promeut en même temps une profonde pensée de l’altérité, une pensée du commun, du nous et de la consonance. En cela, Chamoiseau s’inscrit bien dans la lignée des écrivains-poètes qu’il admire le plus, qu’il s’agisse par exemple de Césaire, Perse, Char ou Glissant, ces «-découvreurs de beauté-» 33 , rêveurs ou «-guerriers de l’imaginaire-» 34 qui témoignent de la capacité «-à mettre en œuvre la mise en relation harmonieuse des diversités préservées-» 35 et qui savent combien «-une atteinte au vivant est indécente quand elle relève d’un appétit hors mesure, hors équilibre, hors équité, hors prudence et hors sobriété, hors toute inclinaison vers un horizontal partage…-» (p. 266). 33 P. Chamoiseau, Césaire, Perse, Glissant, Les liaisons magnétiques, Philippe Rey, 2013, p. 159. 34 Id., Écrire en pays dominé, op. cit., p. 306 (entre autres…). 35 Id., Césaire, Perse, Glissant, op. cit., p. 155-156. Éthique et poéthique du monde relié chez Chamoiseau 123