Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0021
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René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ?
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Valentine Meydit Giannoni
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? Valentine Meydit Giannoni Sorbonne Université, Centre d’étude de la langue et des littératures françaises, UMR 85-99 Introduction «- La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de défaillance, s’assimiler à la science ou à la morale- ; elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’elle-même-», écrivait Baudelaire en 1857. Voici le mot d’ordre de la modernité poétique qui aura durablement inspiré les théoriciens de l’Art pour l’Art faisant de l’autotélisme le principe même de l’écriture poétique moderne. Cette exigence de pureté, qui connaîtra une étonnante longévité pendant plus d’un siècle, implique la neutralité axiologique et politique du poème, son refus de tout didactisme moral et engagement social. Selon cette conception, le poète deviendrait donc technicien, en quête de beauté et de plaisir esthétiques, et l’œuvre d’art devrait ainsi se suffire à elle-même pour préserver son «- intégrité- », que des considérations morales ou politiques pourraient entamer par leur essence utilitaire. Il n’est donc guère évident, pour des poètes du XX e siècle tels que René Char et Henri Michaux, héritiers de la tradition poétique moderne incarnée par Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud, de donner à leur écriture poétique une perspective et un questionnement éthiques. Pourtant, dans l’évolution de l’autotélisme, la Première Guerre Mondiale va amorcer un processus de remise en question éthique-: faut-il écrire pour dénoncer, faut-il écrire pour se souvenir, pour s’évader- ? La Seconde Guerre Mondiale va considérablement durcir ces questionnements en les résumant avec brutalité-: «-faut-il écrire ou se taire-? -», comme si la guerre constituait un rappel à l’ordre de la poésie et une «-embarcation-» forcée, pour reprendre le lexique sartrien. Si tant est qu’elle ne soit pas de trop dans le monde actuel, peut-elle quoi que ce soit, a-t-elle une quelconque efficacité, et donc légitimité-? L’argument de sa vanité pousse certains penseurs à la bannir, tandis que d’autres poètes et théoriciens entament pour leur part un processus de légitimation, suivant parfois des voies adverses-; en effet, si certains entendent justifier la poésie en s’inscrivant dans la lignée de l’Art pour l’Art, la vouant à n’être consciemment et volontairement que «-le libre jeu autotélique du langage-», d’autres, en revanche, ne conçoivent désormais la poésie que comme «-embarquée-» 126 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni dans le monde. Tandis que les premiers sont désignés par J-C-Pinson dans Habiter en poète 1 comme les partisans du «-modèle textualiste-» ou «-régime de la lettre-», les derniers constituent les partisans d’une poésie ontologique et éthique, visant au mieux vivre-; c’est à cette catégorie de poètes que notre étude s’intéresse, parmi lesquels figurent René Char et Henri Michaux. Cette posture, essentiellement éthique, n’implique pas nécessairement de ses partisans qu’ils rompent avec l’héritage de la modernité, mais qu’ils l’infléchissent seulement. René Char comme Henri Michaux se distinguent en effet par le caractère éminemment métapoétique de leur écriture-; mais ils maintiennent cette écriture métapoétique enracinée dans le réel, dans la praxis, ayant pour thème central la question traditionnellement moraliste de la conduite de la vie. Cette tendance éthique s’incarne dans leur pratique poétique par une écriture prescriptive s’épanouissant au cœur d’une esthétique fragmentaire, rappelant sensiblement l’écriture des auteurs du Grand Siècle, qui va inspirer une abondante production critique ayant recours au terme issu du vocabulaire dix-septiémiste de «- moraliste- » pour désigner nos poètes, d’ailleurs souvent rapprochés l’un de l’autre dans de mêmes analyses, engendrant ainsi un véritable «-mythe-» critique dont il serait bon de questionner les fondements. I- L’après-guerre et l’émergence d’une modalité éthique inédite dans l’écriture poétique de René Char et d’Henri Michaux a) Une embarcation forcée : l’écriture poétique et le tournant de la guerre et de l’après-guerre Après l’épreuve de la guerre, rappelant la poésie à l’ordre de l’action et de l’efficacité ou la condamnant au silence, selon les partis pris propres à chaque écrivain, l’après-guerre est un temps de remise en question de la «-mission-» du poète et de redéfinition de sa «-fonction-». S’affrontent alors diverses positions contradictoires parmi les poètes et les théoriciens, et cela très longtemps après la guerre, comme le montre la persistance de l’interrogation près d’un demi-siècle après les événements. La catastrophe dans laquelle le monde s’est plongé en 1939 a donc eu pour conséquence un bouleversement profond de la théorie poétique, mais aussi de sa pratique. Si le poète est touché de plein fouet par les nouveaux débats, la poésie l’est bien sûr en même temps. Mettre en question l’existence des poètes en temps de détresse, c’est aussi interroger l’existence même de la parole poétique. 1 Pinson, Jean-Claude, Habiter en poète, essai sur la poésie contemporaine, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 13. 127 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Comment celle-ci pourrait-elle échapper à la condamnation de vanité et d’impuissance face à l’horreur qui s’étale sous les yeux du monde-? N’y a-t-il pas quelque indécence à faire encore de la poésie-? C’est une position qui a trouvé ses adeptes. Mais d’autres plus nombreux ont continué d’écrire. Parmi eux se trouvent des poètes comme René Char et Henri Michaux, qui ont entrepris un processus de légitimation particulier-: rompant avec le refus de compromission morale de la poésie moderne qui date de la seconde moitié du XIX e siècle, ces derniers ont senti la nécessité de faire de la poésie une interrogation morale et existentielle permanente, du monde, de l’homme tout en conservant sa «-pureté-», ou plutôt son intégrité. En effet, moraliste n’est pas moralisateur, et la poésie ne se met pas à donner des leçons de morale sous forme versifiée ou en prose poétique-; il ne s’agit pas d’une poésie gnomique, mais d’une poésie demeurée poésie, n’excluant pas sa réflexivité, (au contraire puisqu’un rappel constant des limites de l’écriture poétique semble garant de sa légitimité) mais qui l’accueille au sein d’une perspective éthique visant à une meilleure habitation du monde. b) Ruptures 1- René Char-: du surréalisme à l’épreuve du réel À ses débuts, peu de critiques auraient pu prévoir la fortune d’une lecture moraliste de René Char, choisissant d’abord de suivre la mouvance du surréalisme, après quelques rencontres faites au hasard de la publication de ses premiers textes dans des revues, qui le mèneront à la connaissance déterminante de Paul Éluard. Pourtant, dès 1937 le poète infléchit sa poésie en l’inscrivant dans la référentialité, avec des prises de parti essentiellement politiques, comme on le voit dans Placard pour un chemin des écoliers et Dehors la nuit est gouvernée, en réaction à la guerre d’Espagne. Avec Seuls demeurent, c’est véritablement le tournant de la production du poète, prolongeant son inscription dans la référentialité, à la grande joie de la critique voyant enfin un passage à se frayer au sein d’une écriture réputée hermétique 2 . Cette inscription dans la référentialité historique implique nécessairement une perspective éthique, en ce qu’il s’agit pour Char de rappeler à un moment où elles sont menacées d’anéantissement, les valeurs d’un «- humanisme conscient de ses devoirs 3 - » au prisme desquelles le poète se fait instance de jugement, et c’est précisément la tâche que semblent assumer les Feuillets d’Hypnos, recueil poétique en même temps que «-manuel-» prescrivant 2 Voir Mathieu, Jean-Claude, La poésie de René Char ou le sel de la splendeur, II, Poésie et résistance, Paris, Corti, 1988, p. 90. 3 Char, René, «-Feuillets d’Hypnos-», in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1983 p. 173. 128 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni l’écriture et l’action au maquis et au-delà. «-Tournée vers la réalité, [la poésie de René Char] est aussi transitive, chargée de juger au nom d’une éthique l’histoire et de transmettre des valeurs jugées essentielles par le poète 4 -» liton dans l’ouvrage collectif intitulé Autour de René Char. Après-guerre, la production poétique de Char, quoique très riche, semblera toujours avoir pour dénominateur commun l’existence en son principe d’un substrat éthique, foisonnant d’interrogations et de constats d’ordre existentiel ou métaphysique mais surtout de principes et préceptes de conduite, comme on peut le voir notamment dès 1945 avec «-Le Poème pulvérisé-» (1945-1947), Les Matinaux (1947), La Parole en Archipel (1952-1960) puis encore avec Recherche de la base et du sommet, paru en 1965. 2- Henri Michaux-: de l’inactuel à la responsabilité Comme pour Char, c’est la Seconde Guerre qui permettra le virage éthique pris par l’écriture d’Henri Michaux, l’enracinant de force dans le réel, dans la praxis, obéissant, comme le dit très bien David Vrydaghs dans Michaux l’Insaisissable, aux «-injonctions faites aux écrivains de tout bord et de tout âge à partir de la défaite de Mai 1940-: faut-il collaborer ou non-? Faut-il refuser de publier ou non-? Faut-il participer à la résistance ou non 5 -? -» La question de l’efficacité de la parole poétique et de son action potentielle impliquera pour le poète un dilemme qui le partagera longtemps-; il sera pris entre le désir d’être utile 6 et la révolte contre cette «- injonction faite au personnel littéraire de se situer-» à laquelle il répond par «-un conseil de méfiance-», visant à ne pas se laisser embrigader 7 . Malgré des productions de contrebandes et certains recueils façonnés par l’Histoire (comme Ailleurs, Épreuves et exorcismes) sa tentation de l’abstention lui vaut d’être reconnu par Gide en 1940 comme étant le juste hériter de Baudelaire et Rimbaud, se prononçant «- en faveur d’un positionnement marginal et désintéressé du poète dans la société- », pour citer Vrydaghs. En vérité, lorsque Michaux revendique «- le droit de revenir à une poésie d’avant la guerre 8 - », faisant abstraction de l’histoire, de la société et de toute responsabilité éthique, ce n’est pas en vertu d’un idéal autotélique qu’il tiendrait des théoriciens de l’Art pour l’Art, mais en vertu de la liberté d’action et du désintéressement qu’il re- 4 Alexandre, Didier, Autour de René Char, Fureur et Mystère, Les Matinaux, Actes de la Journée René Char du 10 mars 1990, Paris, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1991, à propos de l’analyse de Georges Nonnemacher. 5 Vrydaghs, David, Michaux l’insaisissable, Paris, Droz, 2008, p. 118. 6 Voir Martin, Jean-Pierre, Henri Michaux, écritures de soi expatriations, Paris, Corti, 1994 et la première lettre citée signée du poète, p. 322. 7 Vrydaghs, op.cit., p. 127. 8 op.cit., p. 158. 129 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 connaît comme relevant des privilèges du poète. Malgré ces revendications, la poésie de Michaux connaîtra des mutations, et le recueil de 1949, La Vie dans les plis, un an plus tard Passages, et en 1954 Face aux verrous amorcent une ère poétique et un style nouveau, empreint d’analyse et d’exploration de la conscience et des comportements humains, et qui feront dire à Robert Bréchon en 1959 qu’il ne s’agit pas pour le poète dans ces recueils «- d’échapper à la condition humaine, mais de vivre authentiquement et totalement. Cette aventure se situe dans le contexte d’une vie d’homme- ; elle ne débouche pas dans la folie, elle s’ouvre sur une sagesse 9 -», si bien que «-l’œuvre de Michaux apparaît donc de plus en plus comme une entreprise métaphysique et éthique 10 - », qui atteindra son paroxysme avec un de ses derniers recueils, Poteaux d’angle. c) La modalité prescriptive : injonction éthique et axiologie Lorsqu’on parle de l’infléchissement éthique d’une écriture poétique, il s’agit d’une certaine tendance à assigner à la poésie une fin extérieure à ellemême, visant la détermination d’une conduite de vie et d’action qui permette l’accès au bonheur personnel. Chez nos poètes, les textes conséquents à cet infléchissement révèlent plusieurs caractéristiques, parmi lesquelles se trouve ce que nous appelons «-modalité prescriptive- », recoupant aussi bien l’injonction que l’évaluation normative (que nous appelons axiologie, renvoyant à la question du Bien et du Mal), et que nous nous proposons d’étudier à partir de quelques exemples. Les occurrences injonctives ne manquent pas dans la production poétique de nos poètes à partir de la Seconde Guerre-; au contraire, elles deviennent récurrentes, posant sans cesse la question du destinataire des impératifs et conseils proférés. S’agit-il du lecteur, s’agit-il du poète lui-même-? La réponse à la question de l’adresse détermine l’invalidation ou la confirmation de l’hypothèse moraliste, comme nous le verrons- ; en revanche, elle n’influe en rien sur le constat de l’existence d’une finalité éthique de l’écriture, si l’on veut bien admettre que l’éthique constitue la règle individuelle que l’on se donne afin d’atteindre le bonheur personnel, à distinguer de la morale conçue comme ensemble de prescriptions collectives à vocation universelle. Nous avons choisi d’organiser notre propos en distinguant plusieurs grands principes venant constituer les assises d’une éthique propre à nos deux poètes, formulés par des impératifs et/ ou jugements axiologiques. 9 Bréchon, Robert, Henri Michaux, Paris, Gallimard, «-Pour une bibliothèque idéale-», 1959, p. 32 10 Op. cit., p. 33. 130 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni Dès Feuillets d’Hypnos, l’injonction comme l’évaluation normative commencent à devenir consubstantielles à l’écriture chez René Char-; il est ainsi souvent question de jugements dont découlent des conseils, sur-: 1- La nécessité de s’adapter à la nature de l’homme inconstante et versatile-: N’étant jamais définitivement modelé, l’homme est receleur de son contraire. Ses cycles dessinent des orbes différents selon qu’il est en butte à telle sollicitation ou non 11 … tout en s’en méfiant-; comme nous le verrons chez Michaux, l’impératif est de ne jamais «-s’agglomérer-», mais préserver son autonomie à l’égard de toute communauté, comme on le lit dans Les Matinaux-: La sagesse est de ne pas s’agglomérer, mais, dans la création et dans la nature communes, de trouver notre nombre, notre réciprocité, nos différences, notre passage, notre vérité, et ce peu de désespoir qui en est l’aiguillon et le mouvant brouillard 12 . de sorte que celui qui s’y frotte devra faire l’apprentissage de la tolérance et du tact s’il veut pouvoir malgré tout manœuvrer au sein des hommes-: Ne pas tenir compte outre mesure de la duplicité qui se manifeste dans les êtres. En réalité, le filon est sectionné en de multiples endroits. Que ceci soit stimulant plus que sujet d’irritation 13 .- tout en conservant toujours une distance et une méfiance dans les rapports humains-: Considère sans en être affecté que ce que le mal pique le plus volontiers ce sont les cibles non averties dont il a pu s’approcher à loisir. Ce que tu as appris des hommes - leurs revirements incohérents, leurs humeurs inguérissables, leur goût du fracas, leur subjectivité d’arlequin - doit t’inciter, une fois l’action consommée, à ne pas t’attarder trop sur les lieux de vos rapports 14 . mais aussi à l’égard des valeurs collectives et des universaux-: 11 Char, René, «-Feuillets d’Hypnos-», in éd.cit., p. 188. 12 Char, «-Les Matinaux-», in éd.cit., p. 330. 13 Char, «-Feuillets d’Hypnos-», in éd.cit., p. 202. 14 op.cit., p. 231. 131 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 La perte de la vérité, l’oppression de cette ignominie dirigée qui s’intitule bien (le mal, non dépravé, inspiré, fantasque est utile) a ouvert une plaie au flanc de l’homme que seul l’espoir du grand lointain informulé (le vivant inespéré) atténue 15 . 2- Chercher en toute chose l’authenticité L’exigence et l’existence d’une authenticité toutefois permise à l’homme, nuançant le constat d’une nature humaine trompeuse et versatile, constitue l’honneur de l’homme, consistant en l’épreuve intime et intègre du réel et l’adhésion pleine de l’intention et de l’attention au présent de l’action. Toute l’autorité, la tactique et l’ingéniosité ne remplacent pas une parcelle de conviction au service de la vérité. Ce lieu commun, je crois l’avoir amélioré 16 . 3- Connaître la précarité de la condition humaine La nature humaine dépeinte par le poète est souvent une nature humaine paradoxale, et donc dysfonctionnelle, venant nourrir le thème de la précarité de la condition, un des thèmes les plus prégnants de la poésie d’aprèsguerre de René Char, rappelant sensiblement l’écriture pascalienne, particulièrement dans Feuillets d’Hypnos-: Nous sommes écartelés entre l’avidité de connaitre et le désespoir d’avoir connu. L’aiguillon ne renonce pas à sa cuisson et nous à notre espoir 17 . Ou encore, dans La Nuit Talismanique qui brillait dans son cercle-: Nous n’avons pas plus de pouvoir s’attardant sur les décisions de notre vie que nous n’en possédons sur nos rêves à travers notre sommeil. À peine plus. Réalité quasi sans choix, assaillante, assaillie, qui exténuée se dépose, puis se dresse, se veut fruit de chaos et de soin offert à notre oscillation. Caravane délectable. Ainsi va-t-on 18 . Misère d’une condition d’autant plus précaire qu’elle est tout à fait soumise au temps qui passe, rendant impossible ou du moins néfaste à l’homme 15 op.cit., p. 217. 16 op.cit., p. 177. 17 op.cit., p. 184. 18 Char, «-La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle-», in éd.cit., p. 491. 132 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni l’anticipation comme la nostalgie, le minuscule arpent de temps dont il dispose étant ce présent qui n’est que naissances successives-: Nous vivons collés à la poitrine d’une horloge, qui, désemparée, regarde finir et commencer la course du soleil 19 . Loin d’avoir fait le tour de tous les principes de l’éthique charienne, nous pouvons toutefois en esquisser les contours-; M. Jarrety la désigne comme une «- éthique de la rupture- », rupture avec le temps présent, puisque, le vivant étant mouvement et mutation perpétuels, l’homme ne doit jamais s’attarder, se fixer à un état. D’autre part, le présent n’étant qu’une succession de ruptures et de naissances, il s’agit de ne vivre qu’en l’intervalle précaire de ses transformations, sans penser ou miser sur l’avenir et résister à l’anticipation. L’éthique charienne consisterait donc à nous composer une «-santé du malheur 20 -», équanimité d’esprit résistante à tout optimisme qui mise sur l’anticipation d’un avenir constamment heureux, mais aussi à tout pessimisme, convaincu d’un malheur également permanent, là où tout n’est qu’inconstance et réversibilité. Chez Michaux également, les injonctions et évaluations fleurissent tout au long de sa production littéraire, parfois plus cruelles et plus intransigeantes que chez Char. Comme on détesterait moins les hommes s’ils ne portaient pas tous figure 21 . écrit-il dans Tranches de savoir. En effet, dès Face aux verrous, le poète sème les préceptes qui composeront son éthique, une éthique visant à permettre au sujet de se constituer en tant qu’individu insulaire, étanche au monde extérieur et aux Autres. 1. Être impénétrable Le poète prône ainsi le contrôle de soi et la pratique d’une certaine impénétrabilité de son être et de sa parole, sur lesquels devraient toujours rebondir les mots et les pensées de l’Autre, résistant ainsi à toute tentative d’élucidation, et par là d’aliénation. En effet, toute l’éthique de Michaux consiste à préserver l’individu de ce risque de sujétion que constitue Autrui, risque que l’individu court dans les situations de communication et d’interaction. Il y a un texte particulièrement éloquent dans La Vie dans les plis, 19 op.cit., p. 360. 20 Char, «-À une sérénité crispée-», in éd.cit., p. 748. 21 Michaux, Henri, «-Tranche de savoir-» in Face aux verrous, Paris, Gallimard, 1967, p. 37. 133 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 où le «-je-» poétique évoque sa désertion récente des cinémas, qu’il apprécie tant-; c’est que depuis quelque temps, les personnages du film se sont mis à l’interpeller, et à l’accaparer-: Je n’observe plus les acteurs qu’à la dérobée, mes regards prêts à «-rompre le contact- ». Mais si prompt que je sois, à l’instant que je baissais les yeux et que les paupières alliées me protégeaient de leur douce nuit, l’un d’eux m’a accroché. J’aurais dû m’en douter 22 . Les «- paupières alliées- » opacifiant le monde aux yeux du spectateur le préservent donc de l’emprise de l’Autre se trouvant «-dans le besoin d’une âme fraternelle-» pour partager sa tristesse-; là encore, la relation avec autrui est refusée. Ainsi prodigue-t-il toujours dans Poteaux d’angle des conseils d’opacité, permettant de faire écran à la visibilité de l’Autre-: Cherchant une lumière, garde une fumée 23 . et des exhortations à ne rien divulguer de soi-: Détourne-toi des rusés aux longues oreilles 24 . En effet, le masque est l’apanage de l’individu social, cachant sa véritable nature comme ses intentions, parfois désireux d’aliéner et d’assujettir l’Autre s’il en a l’occasion-: Dans une société de grande civilisation, il est essentiel pour la cruauté, pour la haine et la domination si elles veulent se maintenir, de se camoufler, retrouvant les vertus du mimétisme. Le camouflage en leur contraire sera le plus courant 25 . 2. Ne pas s’agréger à la masse Les groupes, les communautés et autres agrégats de relations humaines sont aux yeux du poète encore plus menaçants pour l’intégrité de l’individu que le loup solitaire-; Considère en conséquence tes compagnons de séjour avec discrimination, traitant les roches d’une façon, le bois, les plantes, les vers, les microbes d’une 22 Michaux, La Vie dans les plis, Paris, Gallimard, 1972 p. 87. 23 op.cit., p. 36. 24 op.cit., p. 65. 25 op.cit., p 21. 134 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni autre façon, et les animaux et les hommes d’une autre façon encore, sans jamais te confondre avec les uns et les autres et surtout pas avec ces créatures à qui la parole semble avoir été donnée principalement afin d’arriver à se mêler au plus grand nombre 26 . 3. Éliminer les corps étrangers L’expression évoque la nécessité hygiénique d’évacuer de soi tout ce qui vient de l’extérieur, possiblement aliénant, représentations, opinions, vocabulaire… tout ce qui n’est pas profondément vécu par l’individu, intimement, et expérimenté, est pensé par le poète comme relevant du corps étranger qu’il lui faudra expulser-: N’accepte pas les lieux communs, non parce que communs, mais parce qu’étrangers. Trouve les tiens, observe-les sans les révéler, seulement pour connaitre tes demi-vérités apparemment nécessaires, rideaux vétustes, erreurs incomplètement éteintes qui ont leur place en ta vie et sont là non comme vérité, mais comme stabilité […] 27 . La contamination des idées fausses des autres est vite arrivée, et le poète se montre rassurant-: «-Tant que tu gardes ton terrain, tu n’as aucune chance de prendre leurs mauvaises idées 28 .-» 4. Se connaître soi-même Il est salutaire que le «- je- » connaisse toutes ses propriétés, toutes ses couches, en profondeur-; seule cette connaissance le rend pleinement maître de lui-même et lui permet d’accéder à l’insularité qui le tiendra loin de l’Autre en le rendant apte à se reconnaître et donc à se défaire des corps étrangers qui se sont imposés en lui-; il lui faut seulement dérober à la vue d’autrui les résultats de ses explorations. Adulte, tu as montré ta première couche, celle qui fréquemment revenant tourner autour de toi, te plaisait ou te gênait. Bien. Tout le monde ne l’a pas réussi. Maintenant trouve les autres pour ta gouverne et afin de pouvoir ensuite les repousser et faire de la place. Il te reste tellement à découvrir. Cependant ne deviens pas un «-montreur-». C’est toujours à toi avant tous, que tu dois montrer l’inapparent-; pour toi c’est vital 29 . 26 op.cit., p. 23. 27 op.cit., p. 47. 28 op.cit., p. 68. 29 op.cit., p. 29. 135 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 II- …À l’origine d’une hypothèse moraliste dans la critique charienne et michaldienne… a) La formation du « mythe moraliste » dans la critique poétique de l’après-guerre Pour Char comme pour Michaux, le recours au terme de «- moraliste- » s’est très vite imposé dans les années 1950 et justifié auprès de la majeure partie des critiques par l’infléchissement de leur pratique poétique- : par la rupture avec le surréalisme pour Char, suivie par le tournant pris par sa poésie, revêtant une dimension directement référentielle et surtout axiologique avec les Feuillets d’Hypnos, et par le tournant éthique et métaphysique pris par Michaux avec la publication des Passages et de Misérables miracles. Si dans les années 1950, le terme est employé à un niveau qu’on pourrait qualifier d’endémique, on peut observer une phase de stagnation de la fin des années 1960 au milieu des années 1980-; le terme fait encore quelques apparitions sous la plume de quelques critiques, mais de façon bien moins systématique qu’à l’origine. Mais après cette phase s’amorce une nouvelle phase de systématisation, où le terme figure de plus en plus au sein d’études nouant éthique et poétique, s’intéressant au substrat éthique des poétiques étudiées. Antoine Compagnon, dans sa leçon inaugurale pour le Collège de France, désignait le phénomène comme le «-regain d’intérêt de la critique éthique sur les pouvoirs de la littérature- » débouchant sur une «-réflexion sur les valeurs créées et transmises par la littérature- ». Dans la-dite leçon, donnée en 2006, «- un tournant des études littéraires vers les usages et les pouvoirs de la littérature, vers la littérature comme action, et vers la critique comme pragmatique de la littérature- » était observé par le critique, après qu’il eut pourtant affirmé l’impossibilité de toute morale en littérature, hormis la morale de la perplexité. Ce tournant, Compagnon l’explique comme réaction et regain après des décennies d’éviction du sujet dans les années 1960 et 1970 encouragée par la vague du structuralisme, sous prétexte que La critique éthique était bourgeoise, idéologique, moins morale que moraliste ou moralisatrice, aliénante et aliénée- : pensez-vous, la littérature nous rend meilleurs-! Quelle «-moraline-», suivant le mot de Nietzsche. On ne fait pas de littérature avec des bons sentiments, aurait dit Gide selon la rumeur-de sorte que «-le structuralisme et le post-structuralisme ont tourné le dos au sujet et donc à l’éthique tout comme à la politique 30 . 30 Antoine Compagnon, «- Morales de Proust- », Littérature française moderne et contemporaine- : histoire, critique, théorie. Cours au Collège de France, p. 724. Url- : 136 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni On ne doit donc pas s’étonner de constater un recul des études s’intéressant à l’éventuelle posture moraliste de nos poètes, sachant que l’existence d’un substrat et d’une finalité éthiques constituait l’axe principal de cette théorie. Toute idée d’un mieux-vivre, permis par la littérature était donc évincée en ces années, comprise comme un humanisme déplacé. «-La portée ou la valeur morale de la littérature relevait d’une tradition dont il était temps de se débarrasser- : l’idée humaniste, perpétuée jusqu’au milieu du XX e siècle, qu’on vit mieux avec la littérature-», écrit en effet Compagnon. Évincée, mais pas bannie. Et en effet, pour citer Compagnon, «- la lecture morale n’a pas disparu, elle a existé en souterrain-». Ce revirement éthique de la critique, particulièrement visible dans l’analyse poétique, a donc permis de donner un élan nouveau à l’hypothèse moraliste chez Michaux et Char. Ce retour de flamme attirant un regain d’intérêt pour la dimension et le pouvoir éthiques de la littérature n’a fait qu’encourager une banalisation du recours au terme de «-moraliste-» au sein de la critique contemporaine, banalisation impliquant nécessairement une altération du concept. b) Les limites de la lecture moraliste L’appellation de «-moraliste-» est tentante face à des écritures poétiques aussi imprégnées de questions éthiques, mais elle est sujette à caution. En effet, le «- moraliste- » est si profondément enraciné à la société du XVII e siècle, à son histoire, à sa culture, à sa religion, que l’on peut douter qu’au XX e siècle un auteur, quand bien même il poursuivrait le même objet (l’élucidation du cœur humain), adopte la même méthode, les mêmes outils d’analyse et de compréhension et le même dessein. La morale et ses phénomènes au XX e siècle ont-ils quoi que ce soit de commun avec ceux qui animent le XVII e siècle-? Aujourd’hui, explique le plus grand spécialiste de la question moraliste, Louis Van Delft, la tendance même en critique littéraire, est d’appeler «-morale-» ce qui se rapporte à une attitude, quelle qu’elle soit, devant l’existence. Le domaine de cette «-morale-» est particulièrement vaste et mal circonscrit. On en vient ainsi à parler de «- moralistes- » sans tenir compte d’essentielles différences de cultures, de formes, d’inspiration, de motivation 31 . Il semblerait que parler de «-moralistes-» au XX e siècle relève d’un certain goût pour l’anachronisme, si l’on pense que les caractéristiques majeures de cette figure littéraire sont enracinées dans le Grand Siècle. L’exemple de l’adresse est particulièrement éclairant-; l’écrivain moraliste au XVII e siècle www.college-de-france.fr/ media/ antoine-compagnon/ UPL49209_Antoine_Compagnon_cours_0708.pdf 31 Lous Van Delft, Le Moraliste classique. Essai de définition et de typologie, Paris, Droz, 1982, p. 88. Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 137 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? n’existe comme tel que parce qu’il se fonde sur la croyance sincère en un partage de valeurs, morales, religieuses, culturelles, avec la communauté humaine de son temps- ; certes, la forme brève du moraliste, cultivant la finesse, loin d’être démocratique, ne s’adresse qu’à une partie de la communauté, toutefois elle n’existe que pour être partagée, elle n’existe qu’en vertu d’un désir d’adresse à l’Autre. L’écrivain moderne se confronte quant à lui à l’aporie de sa parole et de son partage, mais surtout à l’impossibilité d’une adresse au sein même de son écriture. Au XX e siècle s’amorce véritablement le double mouvement de la modernité, ambivalent, recoupant «-d’un côté l’affirmation d’une individualité qui refuse de se laisser inscrire dans un groupe, dans une communauté redéfinie par un ensemble de valeurs qu’elles soient religieuses ou morales - affirmation qui trouve son expression privilégiée dans une pratique littéraire de plus en plus individuelle et solitaire-; de l’autre côté, on trouve la face négative de cette affirmation, à savoir la crise de cet individu qui doit se construire seul, et à qui il peut arriver de rêver d’une communauté perdue ou d’une nouvelle communauté 32 - », explique brillamment Jelena Rose dans un numéro de la revue Modernité consacré à la question de l’adresse littéraire. On reconnaît là bien sûr Michaux comme Char, dans la distance qui les sépare de toute collectivité et agrégats d’individus, mais aussi dans leur méfiance envers toute forme d’universalité. Comment dire de Michaux et de Char qu’ils sont moralistes, alors qu’ils font de la «-rupture-» leur principal mode d’être, qu’ils n’encouragent rien plus vivement que la formation de l’individu, et qu’ils refusent les valeurs et les codes établis selon de soi-disant universaux, la vertu au sein du monde social cachant le vice pour Michaux, et «- l’ignominie dirigée- » prenant le nom de «-bien-» si l’on en croit Char-? Si nos deux poètes établissent une éthique, c’est une éthique visant au bien individuel, et non pas une morale cherchant à poser les fondements d’une vie au sein d’une communauté humaine, et c’est la raison pour laquelle nous avons évité le concept de «-morale-» depuis le début de notre propos. Au moment où nos deux poètes écrivent, la «-morale-», dans son sens le plus usuel, code de prescriptions à valeur collective est conspuée de toute part-; si la poésie après-guerre traverse l’épreuve de sa légitimité, la morale en paye également les frais, elle qui a laissé se produire l’Innommable. D’où les multiples et tentatives de re-fondations venant d’écrivains et d’intellectuels, cherchant malgré tout à retrouver quelques repères axiologiques au sein d’une communauté dissolue, que leur fournira l’éthique, conçue plus humblement comme règle de vie individuelle propre à chacun. Nos poètes 32 Jelena Rose, «-Le paradoxe de Michel Leiris- : Cratyle en manque d’une communauté-», in En quel nom parler-? , dir. Dominique Rabaté, Modernité 31, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2010, p. 229. 138 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni sont de ceux-là. Est-ce à dire que la modalité prescriptive qui traverse leur écriture ne cherche pas à orienter un lecteur, à guider ses pas dans l’existence-? Est-ce à dire que le poète soliloque, ne s’adressant qu’à lui-même-? Cette question mérite de plus amples développements. Pour l’instant, il faudrait déjà se demander si c’est bien une «-éthique-» à proprement parler que développent nos poètes, ou si en rappelant la pensée de Foucault, ce n’est pas une autre «-morale-» et une autre «-éthique-» que nos poètes et d’autres intellectuels développent après-guerre, que le philosophe définit dans L’Usage des plaisirs comme «-la manière dont on doit “se conduire”, […] dont on doit se constituer soi-même comme sujet moral-». Pour un code donné en effet, «-il y a différentes manières de “se conduire” moralement, […] non pas simplement comme agent, mais comme “sujet moral” de cette action-». Cette constitution de soi en tant que «-sujet moral-» nécessiterait selon le philosophe «- des modes de subjectivation- », qui ne sont rien d’autre que des «-pratiques de soi 33 - », ascèse, exploration de soi, maîtrise de soi, accomplissement des devoirs, détachement, retraite…et autres pratiques qui ne sont pas étrangères à nos poètes. Cette autre «- morale- » constituerait une «-esthétique de l’existence-», voire un art de vivre, proche de la morale antique dans laquelle Char pourrait se reconnaître, lui pour qui Héraclite constitue un allié substantiel, mais aussi des sagesses orientales et extrême-orientales qui gagnent alors du terrain en Occident, et qui séduisent Michaux. Ce qui est extrêmement intéressant chez nos deux poètes, et qui vient renforcer l’hypothèse d’une esthétique de l’existence et nuancer l’intérêt et la légitimé d’une lecture moraliste, c’est l’imbrication parfaite de «-l’éthique-» qu’ils proposent et de leur esthétique-; la lecture moraliste nous fait oublier que c’est avant tout la règle poétique qui engendre la règle éthique à laquelle elle enjoint de se conformer- ; pour Michaux comme pour Char, les principes qui s’appliquent à l’écriture doivent s’appliquer dans la vie. Prenons quelques exemples. Chez Michaux, une analyse des prescriptions consacrées à la question du rapport à l’Autre et la nécessité d’une certaine opacité montrera aisément qu’il s’agit avant tout de la règle de conduite du poète, devant toujours faire du dispositif textuel un voile qui le préserve des lumières inquisitrices d’Autrui, assez opaque pour ne pas l’exposer-; ne pas s’agréger à la masse renvoie entre autres à la nécessité pour le poète de ne pas prostituer sa plume à la multitude, ou à une quelconque cause collective, ni de chercher la reconnaissance du lectorat, lui qui dira d’ailleurs détester ses lecteurs et n’écrire que pour un lecteur inconnu-; éliminer les corps étrangers impliquera aussi 33 Foucault, Michel, L’Usage des plaisirs dans l’Histoire de la sexualité, tome II, Paris, Gallimard, 1984, p. 35-36. Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 (mais pas seulement) de se délester du poids de toute influence littéraire qui viendrait altérer son intégrité et son identité, et donc aliéner sa plume, de sorte que se connaître soi-même renverra ainsi à la maîtrise de sa parole et de sa pensée proprement personnelles, individuelles, cultivées dans leur singularité et dans leur authenticité-; pour le poète rien ne doit s’écrire qui ne vienne pas des profondeurs intimes du sujet. On retrouve cette idée chez Char, pour qui seule l’épreuve personnelle légitime la parole poétique, d’où la nécessité de l’authenticité. L’imagination n’a pas son droit de cité. La nécessité de s’adapter à la nature de l’homme inconstante et versatile renvoie au devoir du poète s’il veut guider l’homme-; nous répondons partiellement à la question de l’adresse précédemment lancée- ; si chez Michaux le constat est sombre, il y a chez Char un véritable humanisme qui ne désespère pas d’être transmis, et dont le poète n’est qu’un dépositaire, soumis aux mêmes difficultés, et non pas le prophète. La précarité de notre habitation du temps présent touche également le poème, lui à qui l’accès à la vérité est provisoire et conditionné, permis seulement par la superposition temporaire du sujet lyrique, (qui n’est pas tout à fait le sujet biographique) et du sujet éthique qui doit dans le poème dépasser son individualité personnelle pour que se produise la conjonction elle-même temporaire du poème avec la poésie, et donc le réel. Il y a chez Char une fracture entre le poème et la poésie, comme entre l’homme et le monde, que seul peut abolir l’espace d’un instant l’écriture poétique Conclusion La dimension métapoétique de René Char et Henri Michaux n’a jamais manqué de commentateurs- ; pourtant, ces trente dernières années ont vu paraître de nouvelles approches, s’intéressant aux valeurs morales forgées par l’écriture poétique, jusqu’à faire de ces poètes des «- moralistes- ». Une étude de réception révèle en fait que le recours au terme de «- moraliste- » devient endémique dès les années 1950, jusqu’à la fin des années 1960 marquant le «-régime de la lettre-» sous l’influence du structuralisme, dont les premiers signes d’essoufflement reporteront l’attention des critiques sur le versant éthique de ces poètes. Du côté des poètes, dès l’après-guerre, l’intérêt pour la question morale est constant. 1945 amorce une remise en question de la «-fonction-» du poète. L’idée d’une indécence de la poésie a trouvé ses adeptes, mais Michaux et Char sont de ceux qui théorisent une nouvelle légitimation-: rompant avec la méfiance envers la morale et la tentation d’un pur autotélisme inaugurées par Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud, ces poètes pressentent la nécessité de faire de la poésie une interrogation morale et existentielle constante tout en conservant son intégrité-; loin de contredire 139 René Char et Henri Michaux, un mythe moraliste ? 140 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0021 Valentine Meydit Giannoni tout à fait l’idéal autotélique moderne dont elle hérite, cette écriture fait fusionner questionnement éthique et questionnement poétique. Tandis que la poésie fondée sur une exigence morale devient art de vivre, la «-morale-», répondant à des exigences poétiques, ne se convertit pas seulement en une éthique mais en une «-esthétique de l’existence-», sur le modèle des sagesses antiques et orientales, précisément au moment où celle-ci, en tant que code de prescriptions collectives et valeurs consensuelles, dans la seconde moitié du XX e siècle, perd tout crédit. Et c’est ainsi peut-être que la parole poétique peut se trouver une raison d’être dans le monde de l’après-guerre, dans cette remise en question permanente d’elle-même jointe à sa vocation pratique pour aider au mieux vivre.
