eJournals Oeuvres et Critiques 45/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0022
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George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique

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2020
Elyssa Rebai
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique Elyssa Rebai Université Clermont-Auvergne La production romanesque de George Sand, de par son ampleur et sa richesse, porte l’empreinte quasi obsessionnelle du motif végétal. En effet, ce qui frappe par-dessus tout dans les romans est la prédilection sandienne pour la nature et les décors naturels où l’esprit peut s’élever librement loin des édifices humains,-de la pierre et du ciment, jugés artificiels et étouffants. Ce vif intérêt pour l’univers naturel s’explique, chez Sand, par plusieurs raisons. L’enfance passée à la campagne berrichonne entre les jeux, les escapades dans les champs et les promenades au sein du grand domaine de Nohant, l’influence de l’œuvre de Rousseau, pour laquelle Sand éprouvera toujours une grande admiration, sa persévérance infatigable à consolider sa formation intellectuelle et à enrichir ses connaissances scientifiques, enfin, son insertion dans un réseau de sociabilité aux côtés de scientifiques et de savants éminents (comme son précepteur Deschartres qui lui enseignait les sciences naturelles ou encore son ami Jules Néraud, dit le Malgache, qui était pendant de nombreuses années son guide botanique) sont autant de facteurs qui font d’elle une femme sensible à la vie végétale et à ses manifestations les plus simples et immédiates comme les fleurs, les herbes et les jardins. Cette dernière composante, le jardin, représente un décor remarquable qui constelle l’ensemble de l’œuvre romanesque, mais aussi autobiographique de Sand. Mais le jardin ne se réduit pas chez l’auteure à un arrière-plan ou à un simple lieu diégétique où se déroulent péripéties et rebondissements. Il devient surtout, dans son œuvre, un objet spéculatif qui permet de penser et de repenser les esthétiques et, parallèlement, les valeurs. L’objectif de cette réflexion est donc d’examiner dans quelle mesure le lieu du jardin peut être à la fois représentatif de l’esthétique et de l’éthique sandiennes. 142 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai I. L’esthétique du jardin naturel Si les jardins français et anglais constituent des modèles esthétiques assez récurrents dans l’œuvre romanesque de George Sand, il faut néanmoins signaler que la prédilection des héros sandiens va plus aux jardins sauvages, appelés encore primitifs ou naturels. Il nous semble d’abord que la conception du jardin primitif témoigne d’un grand changement au niveau du paradigme esthétique. Rappelons d’abord que l’appellation «- jardin naturel- », qui remonte principalement au XIX e siècle, est attribuée au jardinier irlandais William Robinson, auteur de the Wild Garden (1870) dont l’objectif était d’inscrire les jardins dans la logique du site et d’exploiter le «-déjà-là-». Ces jardins bruts et spontanés- sont, en effet, les plus fréquents dans l’œuvre de Sand. Ils émaillent de nombreux textes sandiens, des romans comme Spiridion (1838), Monsieur Sylvestre (1845), Teverino (1846), Le Péché de Monsieur Antoine (1845), Evenor et Leucippe (1856), Valvèdre (1861), Marianne (1875), Pierre qui roule (1869), Tamaris (1862), des lettres et des récits de voyage comme Nouvelles lettres d’un voyageur (1877) et Un hiver à Majorque (1841), mais aussi des contes comme La Reine Coax (1872), Le Château de Pictordu (1874). Ce rapide repérage montre aisément que les textes écrits surtout après 1850 portent plus haut l’exigence sandienne quant à la préservation de la nature ainsi que son refus de toute altération que lui ferait subir l’intervention humaine. Cette période coïncide avec le retour de George Sand à Nohant, où elle décide de résider de plus en plus longtemps à partir des années 1856. Le retour à Nohant est d’ailleurs toujours vécu par Sand comme un retour aux sources, aux racines, à la Terre-mère où se retremper, se régénérer et renouveler ce contact à la fois physique et affectif avec la nature. L’esthétique du jardin naturel, que permet de dégager l’investigation de nombreux textes sandiens, repose essentiellement sur la conservation de la nature. Le personnage sandien, au lieu de contrôler strictement la végétation et de la «-dompter-» à sa guise, se contente de la guider, préférant le mouvement à la rigidité et la simplicité à la complication. Il accorde une grande importance à la spontanéité et accepte de se laisser surprendre. Il permet en outre aux nouvelles espèces de s’installer où bon leur semble, évite de cultiver les espèces évasives, et laisse pousser la pelouse par endroits. Le jardin sauvage, ce vestige du Beau idéal selon Sand, réhabilite aussi les plantes vivaces discréditées, la flore locale et les plantes indigènes qui servent de support pour la faune et constituent la base des chaînes alimentaires. Dans ce sens, le jardin sauvage, même s’il veut afficher sa totale autonomie, échapper à tout contrôle humain et faire valoir les forces brutes de la nature, nécessite tout de même un minimum de gestion pour pouvoir 143 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 maintenir la diversité des milieux. Si l’homme intervient dans la gestion du jardin naturel, ce n’est pas pour le défigurer ou lui appliquer fièrement une recette de beauté toute prête, mais plutôt pour le protéger, l’aider à mieux évoluer pour qu’il puisse devenir un vrai refuge de la vie sauvage, tant végétale qu’animale. Ce morceau de la terre, dépourvu de perspectives imposantes et considéré, en vertu de son aspect sauvage, de son exubérance et de son abandon, comme supérieur au jardin anglais, semble très cher au cœur des héros sandiens. Protagonistes et narrateurs s’y confrontent le plus souvent pour célébrer sa suprématie et son luxe naturel. Témoin, ce passage du roman sandien, Le Meunier d’Anguilbault-: Jamais jardin anglais ne pourrait imiter ce luxe de la nature, ces masses si heureusement groupées, ces bassins nombreux que la rivière s’est creusée ellemême dans le sable et dans les fleurs, ces berceaux qui se rejoignent sur les courants en ces accidents heureux du terrain, ces digues rompues, ces pieux épars que la mousse dévore et qui semblent avoir été jetés là pour compléter la beauté du décor. 1 Cet art du jardin, qui respecte la volonté de la nature, trouve son point d’orgue dans Monsieur Sylvestre, où le rêve utopique du personnage éponyme donne à voir un jardin naturel dont «-les arbres ne sont pas mutilés-» et dont «-les fleurs ne sont pas foulées aux pieds-» 2 , mais aussi dans Marianne. Citons, à titre d’exemple, ce passage descriptif mettant en scène Pierre André, saisi d’émerveillement et d’enthousiasme en découvrant le jardin secret de la jeune Marianne, parfait témoin de cette esthétique où la main humaine, au lieu d’asservir la nature à son dessein, ne cherche au contraire qu’à coopérer avec elle-: Pierre traversa le verger et pénétra dans l’ancienne pépinière, qui occupait une langue de terrain fermée de haies très élevées et que traversait le ruisseau. Il y fut saisi d’une sorte de ravissement. Marianne avait laissé la nature faire tous les frais de ce petit parc naturel. L’herbe y avait poussé haute et drue en certains endroits, courte et fleurie en d’autres, selon le caprice des nombreux filets d’eau qui se détachaient du ruisseau pour y rentrer après de paresseux détours dans les déchirures du sol. Ce sol, léger, noir et mélangé de sable fin, était particulièrement propice à la flore du pays, et toutes les plantes rustiques s’y étaient donné rendez-vous. Les iris foisonnaient dans l’eau avec les nymphéas blancs et jaunes. L’aubépine et le sureau avaient poussé en arbres 1 George Sand, Le Meunier d’Anguibault [1845], éd. Marielle Caors, Grenoble, L’Aurore, 1990, p. 54. 2 George Sand, Monsieur Sylvestre [1865], Paris, Michel Lévy frères, 1866, p. 112. 144 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai luxuriants. Toutes les orchidées si variées du pays diapraient les gazons avec mille autres fleurs charmantes, les myosotis de diverses espèces, les silènes coupées, les parnassies, les jacynthes sauvages, quelques-unes blanches, toutes adorablement parfumées. Les renflements du terrain, étant plus secs, avaient gardé leurs bruyères roses et leurs genêts grimpants, que perçaient de leurs blanches étoiles, roses dessous, les anémones sylvestres. 3 Ainsi, les fleurs sauvages éparpillées ça et là, les plantes grimpantes, les herbes poussées spontanément à l’endroit qui leur convient, sont le chefd’œuvre de la grande Nature. Capricieuses, libres et autonomes, toutes ces composantes reflètent la suprématie de la vie sauvage sur toute intervention humaine et sur tout artifice. Tout comme Marianne, le châtelain de Châteaubrun, héros du Péché de Monsieur Antoine, affiche sa vénération pour les beautés naturelles et pour le labeur, à la fois muet et libre, de la Nature. Son jardin est un lieu fertile et irrigué qui s’ouvre à lui sans que celui-ci ait besoin de l’altérer ou de l’aménager. Son rôle consiste uniquement à sauvegarder pieusement les arbres et les plantes végétales de son verger- : «-Quand j’ai racheté ma terre-», explique-t-il à Émile, «-tout le monde me conseillait d’abattre ces souches antiques- ; ma fille a demandé grâce pour elles à cause de leur beauté, et bien m’en a pris de suivre son conseil, car cela fait un bon ombrage-» et «-la vieille sève lente et généreuse-» 4 produit des fruits très remarquables et succulents dont la somptuosité fait oublier la rareté. Ainsi, la prospérité et l’irrigation du verger du châtelain sont d’abord le fruit de la lucidité de son propriétaire, préférant soumettre son zèle aux vœux de la nature. Ces jardins sauvages, héritiers du jardin anglais et prédécesseurs du jardin en mouvement de Gilles Clément 5 , ont une origine littéraire indéniable. La déambulation au sein du jardin naturel qui domine les romans sandiens rappelle, à plusieurs égards, l’Elysée de Julie, «-bible de tous les amateurs de pittoresque français 6 - ». Par la gestion minimale, mais très ponctuelle, des données naturelles, par la volonté d’accorder à la nature ses pleins droits en la protégeant de toute intervention capricieuse de l’homme, la Julie de Rousseau semble être la sœur adoptive de plusieurs protagonistes sandiens. La philosophie jardinière de Marianne- : «- Marianne avait laissé la nature faire tous les frais de ce petit parc naturel 7 -» entre clairement en écho avec 3 George Sand, Marianne [1875], Paris, Calmann-Lévy, 1877, p. 344. 4 George Sand, Le Péché de Monsieur Antoine [1847], Meylan, Éditions de l’Aurore, 1982, p. 97. 5 Gilles Clément, Le Jardin en mouvement, de la Vallée au parc André-Citroën, Paris, Sens et Tonka, 1994. 6 Sophie Le Ménahèze, L’Invention du jardin romantique en France, op. cit., p. 353. 7 George Sand, Marianne, op. cit., p. 346. 145 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 celle de Julie-: «-Vous avez fermé la porte, l’eau est venue je ne sais comment, la nature seule a fait tout le reste 8 .-» Si Pierre André apparaît très surpris en découvrant le jardin secret de la jeune fille, Saint-Preux ne l’est pas moins en constatant la richesse botanique du domaine de Julie. Mais la prédilection des héros sandiens pour ces «-jardins qui-sentent le sauvage 9 -», pour reprendre le beau titre de Danièle Duport, n’est en réalité que la fidèle incarnation de l’esprit et du goût sandiens. Si la romancière préfère généralement véhiculer ses pensées et ses choix esthétiques moyennant ses créatures fictives, elle choisit parfois d’accaparer la parole et d’afficher ostensiblement sa vision personnelle, en particulier dans ses lettres et ses récits de voyage. En effet, la poétique du jardin naturel sandien, qui se déploie dans le champ d’une philosophie romantique de la nature, s’exprime directement dans une de ses Nouvelles lettres d’un voyageur, intitulée «- Le Pays des anémones-». George Sand y avoue préférer «-aux jardins arrangés et soignés ceux où le sol, riche par lui-même de plantes locales, permet le complet abandon de certaines parties 10 -». Elle va jusqu’à «-class(er) volontiers les végétaux en deux camps, ceux que l’homme altère et transforme pour son usage, et ceux qui viennent spontanément 11 -». Et c’est cette deuxième catégorie qui lui importe toujours. C’est cet attrait pour «-le végétal libre, heureux, complet, intact, dans toutes ses parties et servi à souhait par le milieu qu’il a choisi 12 -», pour les plantes «-libres, les vraies et dignes enfants de la nature 13 -» que glorifie sans cesse la dame de Nohant puisque ces plantes portent fidèlement l’empreinte du milieu qui les a engendrées et les caractéristiques de la terre qui les a nourries. Dès lors, l’on pourrait mieux comprendre son insensibilité vis-à-vis de la plante acclimatée, docile et trop dépendante qui «-est entrée comme l’animal dans l’économie sociale et domestique-», qui «-s’est transformée comme lui et est devenue monstre ou merveille au gré de nos besoins ou de nos fantaisies 14 -». Quoi qu’il en soit, l’attachement sandien à cet idéal du jardin, loin d’être le simple reflet d’un goût esthétique personnel, permet, plus profondément, de révéler la philosophie, les pensées idéologiques et le système de valeurs auxquels se souscrit la romancière. Cet amour du jardin sans clôture qui 8 Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Paris, Michel Launay, Flammarion, coll.-«-Garnier-Flammarion-», 1967, p. 353, 354. 9 Danièle Duport, Les jardins qui sentent le sauvage-: Ronsard et la poétique du paysage, Genève, Droz, coll. «-Cahiers d’humanisme et Renaissance-», 2000. 10 George Sand, «- Le Pays des anémones- », in Nouvelles Lettres d’un voyageur, Paris, Calmann Lévy, 1877, p. 48. 11 Ibid. 12 Ibid., p. 50. 13 Ibid. p. 47. 14 Ibid. p. 46. 146 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai s’ouvre à l’immensité ne peut-il pas refléter la quête sandienne d’un pacifisme spatial, et en dernière analyse, d’un pacifisme et d’une hospitalité à l’échelle humaine-? Ce jardin sauvage, qui tire sa beauté, non du snobisme stupide et asservissant des jardiniers de l’époque, mais de la nature libre, authentique et spontanée, ne ferait-il pas signe vers une certaine éthique sandienne, consciente du souci écologique et de la nécessaire préservation d’un monde naturel de plus en plus menacé-? II. Jardin et écologie : vers une nouvelle éthique ? L’amour que nourrit George Sand pour les jardins en général et pour les jardins «- sans clôture- et sans culture 15 - » en particulier pousse l’auteure à les contempler avec l’œil aimant d’un artiste, à les ressentir avec l’âme d’un poète, à les étudier avec l’acuité d’un scientifique, mais aussi à les défendre avec tout l’acharnement d’un écologiste. En effet, la lecture des Nouvelles Lettres d’un voyageur (1877) et des Impressions et souvenirs (1873) révèle une nouvelle facette de George Sand-: son plaidoyer pour la conservation et la défense des jardins sauvages, des sites naturels et des forêts séculaires font d’elle à vrai dire une écologiste avant la lettre. Une grande sensibilité envers le règne végétal et une conscience croissante vis-à-vis des divers bouleversements qui, à partir des années 1840, métamorphosent progressivement le milieu urbain et naturel, incitent l’auteure à lancer un véritable cri d’alerte écologique. En effet, comme l’explique très justement Bernard Hamon,-«-le fort accroissement de la population française depuis la Restauration, l’essor technologique, en particulier la diffusion de la machine à vapeur, poussaient à une exploitation intensive des richesses du sous-sol, notamment en fer et en charbon 16 .- » De même, «-l’installation d’un réseau de chemin de fer en étoile à partir de Paris, va à partir de 1842, désenclaver-les espaces ruraux, facilite les communications mais surtout abolir les distances- : alors qu’il fallait dix-huit heures pour venir de Paris à Châteauroux en chaise de poste, le train effectuera le trajet en moins de sept heures sous le Second Empire 17 -! -» À quoi s’ajoutent l’amélioration des rendements agricoles et la multiplication des surfaces cultivées qui, peu à peu, finissent par réduire visiblement le risque de pénurie dont la dernière sévit en 1846. Cet essor économique se renforce encore sous le 15 Expression empruntée à George Sand et figurant dans sa lettre «- De Marseille à Menton-», in Nouvelles Lettres d’un voyageur, Paris, Calmann Lévy, 1877, p. 101. 16 Bernard Hamon,-«-Car il est temps d’y songer, la nature s’en va…-» La nécessaire défense de l’équilibre de la nature-», in Fleurs et jardins dans l’œuvre de George Sand, op. cit.,-p. 287. 17 Ibid. 147 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Second Empire par de nouvelles avancées scientifiques, techniques, liées à l’aménagement urbanistique du Paris d’Hausmann. «-On dirait donc, pour reprendre l’expression chateaubrianesque formulée en 1841 à la fin des Mémoires d’outre-tombe, que l’ancien monde finit et que l’autre commence 18 -». L’on ne sera pas donc surpris, dans de telles circonstances et face à de tels changements, de l’attitude de George Sand, essentiellement marquée par l’appréhension et la méfiance à l’égard de cette brusque accélération de la machine du progrès. Cependant, l’auteure ne dénigre nullement le développement technique et ne semble s’en prendre qu’à ses abus et dérives. Lorsque l’intérêt général l’exige, George Sand admet, non sans quelque regret, les coupes forestières et l’ordonnance des terrains dont la réalisation est nécessaire pour tracer les voies ferrées, susceptibles de diminuer la durée des trajets et de faciliter les échanges. Mais ce qu’elle sollicite ardemment, c’est de veiller, dans la mesure du possible, à la sauvegarde des sites. L’individualisme et le profit excessif ne doivent en aucun cas avoir le dernier mot. Si, au nom du progrès, l’homme exploite de manière très abusive les richesses de la terre, dans le seul souci du gain, il mettra nécessairement en péril l’équilibre du milieu naturel.-La terre ne demande que science et discernement. Le monde ne peut se comprendre, comme l’explique Kenneth White, que dans ce qui émerge «-du rapport entre l’être humain et la terre. Si ce rapport est riche, sensible, intelligent, fertile, nous avons un monde au sens plein du terme, un espace agréable à vivre- ; si par contre, ce rapport est inepte, insensible, pour ne pas dire brutal et exploiteur, nous n’avons plus qu’un monde stérile et vide, un monde immonde 19 -». L’essor scientifique et industriel, revendiqué par les spéculateurs et les gros propriétaires de l’époque, doit donc être appliqué avec beaucoup de circonspection, de sagacité et de respect pour la nature. L’érudition des savants ne doit pas primer sur l’assentiment des habitants ruraux, meilleurs connaisseurs de la spécificité et des contraintes de leurs milieux naturels. C’est, à l’évidence, une idée bien enracinée chez Sand, qui se lit, par exemple, dans Le Péché de Monsieur Antoine. L’auteure n’hésite pas à s’y insurger contre l’attitude irréfléchie et irresponsable de l’industriel Henri Cardonnet qui, afin de contenter ses propres intérêts personnels et satisfaire son égocentrisme, cause un cataclysme à Gargilesse. Ignorant le caractère sauvage et accidenté de l’endroit, il édifie une manufacture dans une zone 18 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Flammarion, 1950, tome II, p. 606. 19 Kenneth White, «-Géopoétique, géocritique, écocritique-: points communs et divergences-», conférence présentée à l’Université d’Angers le mardi 28 mai à 18h à la MSH en tant que professeure invitée par le laboratoire CERIEC (Centre d’études et de recherche sur imaginaire, écriture et cultures), disponible sur internet à l’adresse suivante-: 148 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai où le risque de destruction est pourtant extrêmement élevé. Ce n’est que grâce à la visite de Jean Jappeloup, homme doté d’une connaissance parfaite des caractéristiques du milieu, que Cardonnet se rend finalement compte de l’absurdité et de la gravité de son acte. En l’absence de l’avertissement précieux de Jean Jappeloup, Henri Cardonnet aurait pu payer très cher la rançon de son appât du gain-profit et de sa pensée «-pragmatique-» et étriquée. Il suffit de rappeler ici «-l’entretien-» demandé par Emile à son père, de retour de son excursion avec le charpentier Jean Jappeloup, afin de lui expliquer les dangers de son projet-: Cette excursion fut pénible, mais intéressante, et à son retour Emile demanda un entretien à son père, particulier. […] comme il croyait de son devoir de l’avertir de ce qu’il avait constaté, il entra en matière sans hésitation. - Mon père, lui dit-il, vous m’exhortez à épouser vos projets et à m’y plonger tout entier avec la même ardeur que vous-même. J’ai fait mon possible, depuis quelque temps, pour mettre à votre service toute l’application dont mon cerveau est capable, je dois donc à la confiance que vous m’avez accordée que nous bâtissons sur le sable, et qu’au lieu de redoubler votre fortune, vous l’engloutissez dans un abîme sans fond. - […] Ici Emile entra avec beaucoup de lucidité dans des explications dont nous ferons grâce au lecteur-; mais qui tendaient à établir que le cours de la Gargilesse présentait des obstacles naturels impossibles à détruire sans une mise de fond dix fois plus considérable que celle prévue par M. Cardonnet. 20 Le roman Monsieur Sylvestre est également riche de réflexions écologiques, élaborées par le personnage éponyme. Si celui-ci parle souvent de religion et de philosophie, il s’intéresse aussi au milieu naturel dont il constate de plus en plus la détérioration. Son rêve paradisiaque d’une nature bienfaitrice, libre, belle, respectée et vierge de toute intervention humaine, contraste nettement avec l’image actuelle de la nature, terriblement dégradée par l’action humaine-: Les arbres n’étaient pas mutilés, les fleurs n’étaient pas foulées aux pieds. Il y avait un torrent étroit, cristallin, tour à tour impétueux et caressant, bondissant en cascatelles […] et il n’était pas emprisonné par des écluses, ni souillé par les détritus des usines […] sans doute […] cachées pour ne pas gâter l’agreste physionomie du ravin, et si l’industrie régnait sur ce monde paisible, elle se tenait à distance, respectant les sanctuaires de la nature et conservant 20 George Sand, Le Péché de Monsieur Antoine, Paris, Calmann Lévy, 1880, tome II, p. 30-31. 149 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 avec amour ses grâces et ses splendeurs, comme nous respectons aujourd’hui ces jardins paysagers que l’on crée pour remplacer et reconstruire artificiellement la nature qui s’en va. C’était bien agréable, je vous assure, le jardin naturel que j’ai entrevu-! Il y avait de jeunes bouleaux en robe de satin blanc et de vieux chênes aux bras étendus tout couverts de mousses blondes. Je crois avoir aperçu des chevreuils qui ne fuyaient pas, des perdrix et des faisans qui ne se sauvaient pas devant Farfadet, car il était là, mon chien […]. 21 Et si le personnage sandien tente, malgré tout, de garder espoir en un avenir meilleur où l’homme n’étend pas toute sa puissance néfaste sur le milieu naturel, il «-ne voit pas d’amélioration à horizon visible-»-: «-Plus tard… (vous savez je dis toujours ce mot-là, qui est tout mon fonds de réserve contre les choses mauvaises du présent), plus tard, l’homme comprendra qu’il ne faut pas tant dénaturer la terre pour s’en servir, et que l’on pourrait concilier le beau avec l’utile 22 - ». Ainsi, il serait dérisoire et saugrenu, selon Sand, de penser que l’homme détient seul le pouvoir et a le droit d’étendre toute sa puissance sur la nature, réputée hostile et dangereuse, comme le pensent à la fois les adeptes de Darwin 23 et les représentants de l’Église catholique 24 . Il doit se garder de se servir aveuglément de son intelligence et de sa raison sans laisser une place à la conscience humaine. Cet homme qui ne voit en la nature qu’une source de profit et de gain, qu’un objet de productivisme ayant exclusivement pour but de «-faire pousser deux brins d’herbe là où il n’en poussait qu’un seul-» finit par bouleverser, à cause de son égoïsme et de sa cupidité, l’équilibre du monde végétal-: Les forêts qui subsistent sont à l’état de coupes réglées et n’ont point de beauté durable. Les besoins deviennent de plus en plus pressants, l’arbre, à peine 21 George Sand, Monsieur Sylvestre, op. cit., p. 112-113. 22 Ibid., p. 246. 23 Selon Darwin, la nature constitue un milieu hasardeux et hostile, en proie à de nombreux risques et agressions, susceptibles de mettre en péril la survie de l’espèce humaine. Il ne sera donc pas erroné que l’homme détient la loi du plus fort, jugée la meilleure selon la pensée darwinienne, puisqu’elle avait réussi à accorder une place à l’homme dans un monde de compétition acharnée pour la survie. 24 L’Église- soutient elle aussi l’idée que l’homme constitue le centre du monde, et qu’il a été créé par Dieu, à son image et pour sa gloire. En témoignent les propos de L.P. Marotte, un catéchiste de ce temps qui cherchait à reformuler le raisonnement divin-: «-Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux du ciel et sur les animaux et sur toute la terre et sur tous les reptiles qui se meuvent sur la terre.-» (L.P.Marotte, Cours complet d’instruction chrétienne, Paris, Victor Retaux et fils, 1893. L’abbé Marotte fut vicaire, ce qui ne laisse aucun doute à la crédibilité de la lettre des évêques envoyée à l’auteur qui reflétait bel et bien la position de l’Église. 150 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai dans son âge adulte, est abattu, sans respect et sans regret. Que de colosses admirables les personnes de mon âge ont vu tomber-! Il n’y en a plus, il faut inventer des charpentes en fer, on ne pourra bientôt plus trouver ni poutres, ni chevrons. Partout le combustible renchérit et devient rare. La houille est chère aussi, la nature s’épuise et l’industrie scientifique ne trouve pas le remède assez vite. La forêt vierge va vite aussi et s’épuise à son tour. Si on n’y prend garde, l’arbre disparaîtra et la fin de la planète viendra par desséchement sans cataclysme nécessaire, par la faute de l’homme. 25 Ainsi, l’harmonie de la nature se dissipe de plus en plus, les domaines agricoles se rétrécissent de jour en jour, et les fantaisies de la culture tendent peu à peu à abolir la beauté primitive des jardins naturels et à faucher ce végétal libre de forme et de composition. L’on pourrait ainsi comprendre pourquoi George Sand vante avec autant d’insistance, en particulier dans ses Nouvelles Lettres d’un voyageur, les jardins bruts, «- sans clôture et sans culture-», la liberté végétale et les mauvaises herbes, qui cherchent à conserver leur beauté originelle, leur distinction et leur autonomie, refusant de se plier aux recettes des jardiniers-horticulteurs, aux menaces des investisseurs et aux caprices des gros propriétaires. De même, la promptitude sandienne à prendre la plume pour s’élever contre les abus infligés aux jardins naturels et au monde végétal, tient certes de sa conscience écologique d’avant-garde, mais aussi de sa foi en la sensibilité de tout élément végétal. George Sand estime à cet égard que «-si la plante cherche avec effort et une merveilleuse apparence de discernement les conditions nécessaires à son existence 26 - » pour s’adapter au milieu et développer sa beauté, c’est qu’elle est dotée d’une «- âme- » qu’il faut respecter, une-«-âme qui régit le domaine de la vie spécifique. C’est cette âme qui permet à la plante d’exprimer une souffrance élémentaire lorsqu’on l’arrache ou l’agresse, car si elle ne sait rien de cette souffrance, elle "saigne et pleure à sa manière", et il faut, en conséquence, lui donner le droit de vivre 27 .- » C’est pourquoi d’ailleurs Georges Sand ne manque pas d’écrire, dans «-Le Pays des anémones-», une lettre à Juliette Lambert-où elle exprime 25 George Sand, «-La Forêt de Fontainebleau-», in Impressions et souvenirs, Paris, Michel Lévy Frère, 1873, disponible en ligne à l’adresse suivante-: http: / / www.malfaille.com/ Livreet/ livret/ fichiers%20pdf/ Sand_impressions_souvenirs.pdf, p. 327-328. 26 Ibid., p. 137. 27 Bernard Hamon, «-La nécessaire défense de l’équilibre de la nature-», in Fleurs et jardins dans l’œuvre romanesque de George Sand, études réunies et présentées par Simone-Bernard Griffiths et Marie-Cécile Levet, Presses universitaires Blaise Pascal, collection-«-Révolutions et Romantismes-», 2004, p. 291. 151 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 son mécontentement vis-à-vis de l’attitude agressive de celle-ci prenant du plaisir à arracher et à cueillir les fleurs des prés-: Vous me saignez le cœur, [avoue l’auteure à son amie], quand vous dévastez avec votre charmante fille une prairie émaillée pour faire une botte d’anémones de toutes nuances qui se flétrit dans nos mains au bout d’un instant. Non, cette fleur cueillie n’a plus d’intérêt pour moi, c’est un cadavre qui perd son attitude, sa grâce, son milieu. Pour vous deux, jeunes et belles, la fleur est l’ornement de la femme- : posée sur vos genoux, elle ajoute un ton heureux à votre ensemble - ; mêlée à votre chevelure, elle ajoute à votre beauté; c’est vrai, c’est légitime, c’est agréable à voir - ; mais ni votre toilette, ni votre beauté n’ajoutent rien à la beauté et à la toilette de la fleur, et, si vous l’aimiez pour elle-même, vous sentiriez qu’elle est l’ornement de la terre, et que là où elle est dans sa splendeur vraie, c’est quand elle se dresse élégante au sein de son feuillage, ou quand elle se penche gracieusement sur son gazon. 28 La «-bonne dame de Nohant-», de plus en plus révoltée contre le projet de lotissement et d’abattage des arbres de la forêt de Fontainebleau, accepte de signer une pétition pour contester ce «-vandalisme-» inacceptable, allant jusqu’à afficher une profession de foi écologiste, dans un article paru au journal Le Temps en novembre 1872. Elle s’y emploie à défendre ces forêts séculaires et primitives qui constituent, selon elle, un élément indispensable pour l’équilibre physique de la planète et pour l’harmonie de la vie végétale, animale ou minérale puisqu’elles sont des réservoirs d’humidité aussi bien pour l’air qu’elles respirent que pour le sol qu’elles fertilisent. L’abattage de ses forêts provoque l’appauvrissement des terrains et le desséchement de l’atmosphère, et signifie l’amputation des «-principes de vie-» et l’éradication de ce qui représente l’un des fondements de l’équilibre du milieu naturel. Dans son recueil Impressions et souvenirs (1873), Sand lance encore un cri d’alerte face à cette situation alarmante. Si elle reconnaît que c’est à l’homme qu’est dévolue la mission d’explorer et d’exploiter la nature, elle refuse néanmoins l’utilisation malsaine de l’intelligence humaine, selon laquelle ces sources inépuisables de fécondité et ces «- remparts contre les crises atmosphériques 29 -» que constituent les forêts ancestrales, sont impitoyablement ravagées-: Triste époque, en vérité-! que celle où, d’un côté, l’émeute détruit les archives de la civilisation tandis que, de l’autre, l’État, qui représente l’ordre et la 28 George Sand, «- Le Pays des anémones- », Nouvelles Lettres d’un voyageur, op. cit., p. 42. 29 Ibid., p. 186. 152 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai conservation, détruit ou menace les grandes œuvres du temps et de la Nature…Pourtant, les forêts séculaires sont un élément essentiel de notre équilibre physique, […] elles conservent-; dans leurs sanctuaires, des principes de vie qu’on ne neutralise pas impunément, et tous les habitants de la France sont directement intéressés à ne pas laisser dépouiller la France de ses vastes ombrages, réservoirs d’humidité nécessaire à l’air qu’ils respirent et au sol qu’ils exploitent… Les grands végétaux sont des foyers de vie qui répandent au loin leurs bienfaits… Supprimez les arbres qui, par leur ombre, rendent au sol la fraîcheur bue par leurs racines, vous détruirez une harmonie nécessaire, essentielle du milieu que vous habitez. 30 En vérité, les craintes de l’auteure quant au déséquilibre du milieu naturel ne font que s’accentuer au fil des années. Alarmée, George Sand constate l’asservissement continuel de la nature, la rapide détérioration des forêts, des terrains d’agriculture et des jardins primitifs, et l’épuisement des ressources humaines, autant de phénomènes risquant sérieusement de compromettre l’avenir. En voyant ainsi «-le domaine de la nature se rétrécir de jour en jour et les ravages de la culture mal entendue supprimer sans relâche le jardin naturel 31 - », George Sand, non sans dépit et horreur, avoue ne reconnaître désormais en l’homme qu’-«-un affreux vandale, qu’il a plus gâté les types qu’il ne les a embellis, que pour quelques améliorations il a fait cent bévues et cent profanations, qu’il a toujours travaillé pour son ventre plus que pour son cœur et son esprit, que ses créations de plantes et d’animaux les plus utiles sont précisément les plus laides, et que les modifications tant vantées sont, dans la plupart des cas, des détériorations et des monstruosités 32 - ». Même dans la campagne, le paysan détruit sans répit- : «- Tout est abattis, nivellement, redressement, clôture, alignement, obstacle 33 - », déplore l’auteure en 1872. Nulle réparation ne semble possible et le rêve d’un univers écologique harmonieux et précieusement préservé semble donc irrémédiablement brisé. Peuvent dès lors apparaître comme prophétiques les propos formulés, dès 1833, dans Lélia-: 30 Ibid., p. 185-187. 31 George Sand, «-Lettres d’un voyageur à propos de botanique-», in La Revue des deux mondes, 1 er juin 1868, p. 580. 32 George Sand, «- Le Pays des anémones- », Nouvelles lettres d’un voyageur, op. cit., p. 87. 33 George Sand, «-La Forêt de Fontainebleau-», in Impressions et souvenirs, Paris, Michel Lévy Frère, 1873, disponible en ligne à l’adresse suivante-: http: / / www.malfaille.com/ Livreet/ livret/ fichiers%20pdf/ Sand_impressions_souvenirs.pdf, p. 327-328 et p.-191. 153 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Sans doute, [répondait l’héroïne à son compagnon Sténio qui lui vantait le charme de l’équilibre naturel], il nous faudrait vivre ici pour conserver le peu qui nous reste au cœur-; mais nous n’y vivrons pas trois jours sans flétrir cette végétation et sans souiller cet air. L’homme va toujours éventrant sa nourrice, épuisant le sol qui l’a produit. Il veut toujours arranger la nature et refaire l’œuvre de Dieu. Vous ne seriez pas trois jours ici, vous dis-je, sans vouloir porter les rochers de la montagne au fond de la vallée, et sans vouloir porter le roseau des profondeurs humides sur la cime aride des monts. […] Encore quelques heures d’agonie convulsive, et le vent de l’éternité passera indifférent sur un chaos de nations sans frein, réduites à se disputer les débris d’un monde usé qui ne suffira plus à leurs besoins. 34 Ainsi, l’originalité sandienne tient à cette capacité de prévoir l’avenir et de défendre autant que possible l’écologie, «-cette éthique verte-», principe vers lequel George Sand dirige de plus en plus son attention et auquel elle accorde une large place dans ses œuvres romanesques et ses lettres de voyage. Le texte sandien souligne à répétition que l’intérêt humain ne saurait être le seul intérêt légitime. L’auteure n’écrit pas exclusivement un discours pour l’humain, mais aussi pour la terre, pour l’environnement naturel. L’écriture sandienne, toujours engagée, exprime le besoin ardent d’une nouvelle perspective et d’une certaine humilité qui permettraient de protéger le monde naturel, dans une sorte de compromis pacifique entre nature et culture. Consciente de l’absurdité d’une pensée duelle et conflictuelle de la nature et de la culture, Sand opte pour une démarche résolument réconciliatrice, fondée sur l’interaction et l’échange féconds entre ces deux domaines. L’homme romantique, qui cherche à fuir l’excès de la modernité, a certes le droit de retourner à la nature, cet univers originaire et sain, mais sans oublier ni abandonner ses semblables. Il doit vivre dans la nature comme dans la société. De son côté, l’homme moderne a aussi le droit de suivre l’ère moderne et de chercher dans la nature tout ce qui lui permet d’assurer le progrès industriel et technique de son époque. Mais pour être salué, il faudrait que ce profit soit modéré, acceptable et respectueux, et ne bascule pas dans l’asservissement et la mesquinerie. Le monde humain, pour sa prospérité et sa croissance, a donc besoin de ces deux fondements (la nature et la culture) qui doivent coexister sereinement, se soutenant l’un l’autre, sans abus et sans machiavélisme. Par ces réflexions, novatrices en son temps, au sujet de l’écologie, valeur de plus en plus incontournable aujourd’hui, George Sand pourrait être considérée, avec plusieurs scientifiques très influents de l’époque, en parti- 34 George Sand, Lélia, Paris, Calmann Lévy, 1881, p. 123-124. 154 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Elyssa Rebai culier Alexandre Humboldt 35 , comme l’un des auteurs féminins précurseurs de la pensée écologique 36 . Le texte sandien, par les valeurs écologiques qu’il exprime et défend fermement, et par les réflexions qu’il fournit sur le rapport entre la littérature et l’environnement naturel, s’apparente à un manifeste «-écocritique-» avant l’heure 37 , même si le terme ne prendra réellement naissance qu’au début des années 1990. Saisie sous cet angle, l’œuvre sandienne vise à sensibiliser le lecteur quant aux risques écologiques auxquels est confronté le monde et à renouer le dialogue entre la littérature, la terre et l’environnement naturel. Le discours de George Sand, par ces éclairs écologistes prémonitoires, garde en réalité une étonnante modernité, montrant encore une fois la justesse de la vision de l’auteure quant aux dangers des excès de la modernité et à l’urgence de préserver un monde naturel de plus en plus fragilisé. Aux expérimentations d’Alexandre Humboldt et aux écrits littéraires sandiens et hugoliens qui ont fait naître cette conscience écologique succèdent les sérieux efforts écologiques de l’État à la fin du XIX e siècle, à travers l’amé- 35 George Sand a sans doute lu l’ouvrage d’Alexandre Humboldt Le Manuel Général des plantes. Alexandre Humboldt (1769-1859) peut être considéré comme le précurseur scientifique des grands concepts de l’écologie. Le premier, il a entrepris d’étudier les rapports entre les organismes vivants et l’environnement. Il a mis en relation les espèces végétales et les climats, décrit les zonations de végétation avec la latitude ou l’altitude, expliqué la distribution géographique des plantes par les données géologiques. Il est allé jusqu’à soulever le problème des relations entre la végétation et la physicochimie du milieu dans laquelle elle se développe. Il a produit dès 1805 un Essai sur la géographie des plantes, qui a été édité à Paris. 36 Le terme «- écologie- » vient du terme grec oїkos , synonyme d’- «- habitat- ». Forgé par Ernest Haeckel en 1866, il désigne, selon Alexandre Humboldt, «- la science de l’économie, du mode de vie, des rapports vitaux externes et internes des organismes-». 37 L’écocritique a pris naissance au début des années 1990 dans des universités américaines et s’est développée avec la création de l’Association for the Study of Literature and Environment. L’ouvrage collectif The Ecocriticism Reader, publié en 1996 marque le début d’un ensemble de réflexions sur le rapport entre littérature et environnement. Voici comment Cheryl Clotfelty définit justement cette notion de l’écocritique dans l’introduction de cet ouvrage-: «-Qu’est-ce que l’écocritique-? Dit simplement, l’écocritique est l’étude du rapport entre la littérature et l’environnement naturel. Tout comme la critique féministe examine le langage et la littérature et l’environnement naturel. Tout comme la critique marxiste apporte une conscience des rapports de classe et des modes de production à sa lecture des textes, l’écocritique amène une approche centrée sur la Terre aux études littéraires.- » (C. Clotfelty et H. Fromm dirs., The Ecocriticism Reader, «- Introduction- », Athènes et Londres, University of Georgia Press, 1996, p. 3-4, traduction de Nathalie Blanc, Denis Chartier, Thomas Pughe citée dans leur «-Introduction-», Ecologie et Politique, n°36, «-Littérature et écologie-: vers une écopoétique-», 2008, p. 17-27. nagement des jardins et des squares publics, mais aussi les créations littéraires du XX e siècle qui mettent davantage l’accent sur l’éthique écologiste et sur la nécessité de prendre un certain recul par rapport aux «-exploits-» positivistes et technologiques qui, au-delà de leur efficacité, font paradoxalement ressentir à l’homme moderne ce besoin urgent de revenir à la nature, de recréer des jardins et de refaire survivre l’environnement qu’il vient de détériorer. Nombreux sont en effet les auteurs qui consacrent, en partie, leurs œuvres aux rapports de l’être humain et de la nature. L’œuvre de Jean Giono, à titre d’exemple, révèle l’image d’un écrivain amoureusement penché sur la nature. Sa patiente analyse de l’univers naturel-invite, à la manière rousseauiste, au retour à la vie saine, à la nature-mère. Le roman de Maurice Genevoix, Raboliot (1925), le roman de Colette, Prisons et Paradis (1932), l’ouvrage Toucher terre, de Henri Pourrat (1936), la nouvelle de Jean Giono, L’homme qui plantait des arbres (1953), Les Animaux dénaturés de Vercors (1952) ont tous en commun de souligner cette nécessaire coexistence entre le monde naturel et le monde humain, essentiellement fondée sur le respect et l’harmonie 38 . L’esthétique sandienne du jardin sauvage permet ainsi de révéler, outre les goûts personnels de l’auteure en rapport avec le beau et l’idéal, toute une éthique personnelle. Sans vouloir faire de Sand une «- patronne des écologistes 39 - », pour reprendre l’expression de Georges Lubin, nous avons du moins essayé de montrer son rôle capital en tant que femme de lettres dans la défense du milieu naturel. La création littéraire chez Sand est en effet fortement imprégnée de valeurs morales que la romancière n’a de cesse de défendre et de clamer. L’écriture sandienne, en particulier, et littéraire plus généralement, peut être perçue comme un moyen très efficace capable de toucher la conscience du lecteur moderne, de l’inciter à évaluer plus objectivement les impacts de l’action humaine sur l’environnement naturel et de 38 Citons encore Villa Aurore de Le Clézio (1999), L’An I de l’ère écologique d’Edgar Morin, Ecolocash-: une écologie de circonstance d’Alice Audouin (2007), Par-delà Nature et Culture de Philippe Descola (2005), ou encore Manifeste de la terre et de l’humanisme de Pierre Rabhi (2008). Les propos de cet auteur recoupent parfaitement la pensée de George Sand, chez qui l’intérêt humain n’est pas le seul légitime et ne doit en aucun cas primer sur l’intérêt naturel. Toutefois, Pierre Rabhi n’écrit pas un manifeste pour l’être humain, mais aussi pour la Terre. Il dit à ce propos-: «-Et nous voilà délivrés des tourments incessants par l’admiration et la gratitude, enfin au cœur de notre vacation, à savoir aimer et prendre soin de nous-mêmes, de nos semblables, de créatures compagnes et de notre planète mère qui ne nous appartient pas mais à laquelle nous appartenons. Indubitablement, nous passons, elle demeure.- », in Manifeste de la terre et de l’humanisme, Paris, Actes Sud, 2008, p. 98. 39 Georges Lubin, Correspondance, t. XXIII, p. 296, note 2. 155 George Sand et le jardin naturel : de l’esthétique à l’éthique DOI 10.2357/ OeC-2020-0022 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) lui apprendre, très pédagogiquement 40 , que la planète ne lui appartient pas, et que c’est à elle, plutôt, qu’il appartient. Cessant de s’appréhender narcissiquement comme l’espèce dominante dans le monde et comme le centre exclusif des choses, l’être humain finit par saisir qu’il n’est qu’une partie d’un système bien plus grand et complexe, qu’un maillon de la chaîne vitale de l’écosystème. La responsabilité de l’homme envers l’environnement naturel et envers l’ensemble de la planète fait ainsi partie intégrante de la portée éthique de l’œuvre de la «-bonne dame de Nohant-» et l’esthétique sandienne du jardin se double nécessairement d’une éthique humaniste de l’humilité. 40 Voir à ce propos l’article de Simone Vierne, «-George Sand et la pédagogie de la morale- », in Ethique et écriture, Jeanne-Marie Baude éd., Paris, Klincksieck, 1994, p. 71-82. Elyssa Rebai 156 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0022