Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0024
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Pour une lecture éthique de l’œuvre sadienne : l’exemple d’Apollinaire, Bataille et Paulhan
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Lassàad Héni
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Pour une lecture éthique de l’œuvre sadienne : l’exemple d’Apollinaire, Bataille et Paulhan Lassàad Héni Université de Gabès Longtemps reléguée au second rayon, voire même à l’Enfer des bibliothèques, l’œuvre sadienne a connu au début du XX e siècle un vif regain d’intérêt grâce notamment à la jeune génération surréaliste qui y voyait l’expression éclatante de la révolte d’un homme et de son aspiration à une forme absolue de liberté. Bataille affirme en ce sens que «- certains esprits - surréalistes - s’enflamment à la pensée de renverser - s’entend de fond en comble - les valeurs les mieux établies 1 - » et que dans cette perspective «-l’homme le plus subversif qui ait paru - Sade - est celui qui servit le mieux l’humanité 2- ». Cependant, l’insistance excessive des surréalistes sur la charge subversive de la pensée du Marquis a fini par donner a contrario une image négative de cet auteur qui semblait incapable de fonder un système cohérent d’idées politiques et sociales à l’instar des autres penseurs des Lumières. D’ailleurs, dans «-la mesure réelle où ceux qui les font ne s’éloignent pas de la morale régnante, les éloges de Sade contribuent à renforcer cette dernière-: ils donnent obscurément le sentiment qu’il est vain de vouloir l’ébranler, qu’elle est plus solide qu’on aurait cru 3 .-» Ainsi, voulant rendre un hommage posthume à l’auteur de Justine, les surréalistes n’ont fait en réalité que vider l’entreprise de leur illustre précurseur de tout son sens. Or l’intérêt même de l’entreprise littéraire et philosophique sadienne réside précisément dans la remise en cause de l’échelle des valeurs morales et sociales qui sous-tend les rapports humains de son siècle et sa substitution par une nouvelle éthique de l’individualisme et de la liberté. Dans le présent travail, j’adopterai une démarche comparatiste pour étudier la réception du texte sadien par les auteurs du début du XX e siècle à la lumière de trois préfaces monumentales-: celle des Diables amoureux, dans la Bibliothèque de la Pléiade (1993), où Apollinaire présente une introduction générale à l’œuvre du divin marquis et où il parle entre autres du cycle narratif des Infortunes de la vertu-; celle de Justine, dans l’édition Jean-Jacques 1 Georges Bataille, Préface à Justine ou les Malheurs de la vertu, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1947, p. 10. 2 Ibid., p. 10. 3 Ibid., p. 11. 172 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Lassàad Héni Pauvert (1947), où Bataille présente sa propre lecture de ce roman- ; celle enfin des Infortunes de la vertu, dans la même édition (1945), où Paulhan analyse la structure et le contenu littéraire de ce conte philosophique. Il est de ce fait question de détecter les traces de la dimension éthique de l’œuvre sadienne dans le discours préfaciel de ces auteurs qui n’ont pas hésité à établir tout un réseau de correspondances entre les préoccupations morales du Marquis et leurs convictions les plus intimes dans ce domaine. Dans l’édition Fourcade des Infortunes de la vertu de 1930, Maurice Heine dédie cette première publication moderne d’une œuvre intégrale du Marquis à Apollinaire-: «-À la mémoire de Guillaume Apollinaire qui, dès la première décade de ce siècle plaça l’œuvre de Sade parmi les monuments de la pensée humaine 4 -». Il faut remarquer à ce niveau que l’auteur des Calligrammes envisageait à l’origine la publication et la réflexion sur l’œuvre sadienne dans la perspective d’un projet d’ensemble, celui de la collection des «- Maîtres de l’amour-» dans la Bibliothèque des curieux, qui est l’étude de la question toujours actuelle de l’érotisme. Mais, malheureusement pour les lecteurs «-curieux-», le projet d’Apollinaire n’a jamais abouti à cette collection tant attendue. Il n’empêche que la préface des Diables amoureux nous propose les premiers éléments d’un examen critique complet des œuvres alors encore inédites de Sade telles que les deuxième, troisième et quatrième versions de l’histoire de Justine et de Juliette (Justine ou les Malheurs de la vertu, La Nouvelle Justine qui porte le même sous-titre et L’Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice), Les Cent Vingt Journées de Sodome ou L’École du Libertinage, Les Journées de Florbelle ou La Nature dévoilée, dont le manuscrit originel a été saisi et brûlé par la police impériale à l’instigation de la famille du Marquis, les pièces représentées ou interdites, en particulier Le Comte Oxtiern ou les Effets du Libertinage et Jeanne Laisné ou le Siège de Beauvais). Apollinaire n’exclut de son champ d’étude que La Philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs Immoraux dont «-la fable s’imagine trop facilement pour qu’il soit nécessaire d’y insister 5 - » et Aline et Valcour ou Le Roman philosophique, qui est une œuvre revendiquée par Sade dès la fin du XVIII e siècle. Cet examen consiste en un résumé exhaustif des intrigues de ces fictions narratives suivi de près par le commentaire du préfacier qui établit ainsi un réseau de corres- 4 D’ailleurs c’est Apollinaire qui a été le premier à révéler l’existence du manuscrit de ce conte philosophique- : «- J’ai sous les yeux le manuscrit originel, et qui n’a pas encore été signalé, de la première version de Justine, le premier jet de cet ouvrage avec toutes ses ratures.-» (Guillaume Apollinaire, Pages choisies de l’œuvre du marquis de Sade, Paris, Bibliothèque des curieux, coll. «-Les maîtres de l’amour-», 1909, p. 21). 5 Apollinaire, Préface aux Diables amoureux, Paris, La Bibliothèque de la Pléiade, 1993, p. 814. 173 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Pour une lecture éthique de l’œuvre sadienne pondances secrètes entre ces différents textes. Il s’agit ainsi pour Apollinaire de souligner de façon implicite l’unité d’une œuvre libertine doublement menacée de dispersion en raison de l’anonymat de son auteur et de la censure morale. D’ailleurs, l’hétérogénéité formelle de l’œuvre sadienne, qui semble épuiser toutes les formes littéraires possibles pour traiter la question de l’érotisme, est assez révélatrice à ce niveau dans la mesure où elle répond aux préoccupations esthétiques du préfacier Apollinaire. En effet, le seul texte des Cent Vingt Journées de Sodome, que le Marquis présente métaphoriquement comme «-l’histoire d’un magnifique repas où six cents plats divers s’offrent à [l’] appétit [du lecteur] 6 -», peut être perçu, en dépit de son inachèvement, comme une sorte de «-catalogue raisonné-» des passions sexuelles répertoriées successivement et progressivement en «-simples-», «-doubles-», «- criminelles- » et «- meurtrières- » par les quatre narratrices du château de Silling. En fait, cette œuvre emprunte la technique de la classification encyclopédique qui est assez caractéristique de la philosophie et des sciences des Lumières - en témoigne notamment L’Histoire naturelle de Buffon. Apollinaire affirme dans cette perspective que Les Cent Vingt Journées placent «-le marquis de Sade au premier rang des écrivains du XVIII e siècle [puisqu’] il [y] donne une explication scientifique de toutes les manifestations qui ressortissent à la psychopathie sexuelle 7 - ». Mieux encore, l’auteur des Crimes de l’amour semble annoncer paradoxalement par cet ouvrage les travaux de Richard Von Krafft-Ebing, en l’occurrence sa fameuse Psychopathia Sexualis (1886) où il est considéré comme la manifestation éclatante du déséquilibre psychique du «- sadisme- » opposé depuis au «- masochisme- » de Léopold Von Sacher-Masoch. Apollinaire cite à ce niveau les conclusions du docteur Eugen Duehren, qui établissent la primauté de Sade sur Krafft-Ebing dans l’étude de l’interaction entre la violence et les pulsions sexuelles de l’homme-: Pour le docteur Duehren, [l’] ouvrage [des Cent Vingt Journées de Sodome] est capital, non seulement dans l’œuvre du marquis de Sade, mais même dans l’histoire de l’humanité. On y trouve une classification rigoureusement scientifique de toutes les passions dans leurs rapports avec l’instinct sexuel. L’écrivant, le marquis de Sade y condensait toutes ses théories nouvelles et y créait, cent ans avant le docteur Krafft-Ebing, la psychopathie sexuelle. 8 6 Sade, Œuvres I, Les Cent Vingt Journées de Sodome, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1990, p.-69. 7 Apollinaire, op. cit., p. 813. 8 Ibid., p. 806. Paulhan affirme dans cette même perspective qu’«-un Krafft-Ebing, en les répétant en dix volumes, avec mille exemples à l’appui, [reproduit] les catégories et les distinctions que trace le divin marquis. Un Freud, plus tard, en 174 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Lassàad Héni Cela dit, Apollinaire semble rejeter cette dichotomie à travers les Onze Milles Verges, dont le titre rappelle bien évidemment par résonance phonique celui des Cent Vingt Journées de Sodome, puisque le héros fouetté, qui est un faux masochiste, finit par éjaculer de plaisir, narguant ainsi ses prétendus tortionnaires sadiques. Cette œuvre d’Apollinaire se présente ainsi comme une espèce de postface à sa lecture et à sa réflexion sur l’univers sadien. À ce niveau, on pourrait parler d’une certaine réflexivité entre le travail critique du préfacier et sa production littéraire. La préface des Diables amoureux où il est question d’étudier ce qu’Apollinaire appelle l’opus sadicum, c’est-à-dire l’œuvre sadienne conçue comme une totalité, serait dans cette perspective une sorte d’avant-propos au texte même des Diables amoureux. Ainsi, l’on pourrait dire sur le mode métaphorique que les «- Diables amoureux- » ne sont en fin de compte que Sade et Apollinaire partageant la même passion esthétique pour le Mal et la même vocation d’«-écrivains maudits-». D’ailleurs, l’auteur du Poète assassiné parle en ce sens d’une certaine filiation entre le Marquis et beaucoup d’écrivains et de penseurs modernes qu’il préfère ne point citer de peur de minimiser l’originalité de l’entreprise littéraire sadienne-: On aurait pu alléguer un grand nombre d’auteurs, de savants, de philosophes récents ou même nos contemporains qui ont exprimé des idées très voisines de celles du marquis de Sade. On a été retenu par la crainte d’affaiblir les quelques idées, encore nouvelles, qui se trouvent dans l’opus sadicum. 9 De même, Paulhan établit dans sa préface aux Infortunes de la vertu une relation d’intertextualité entre Sade et un groupe d’hommes de lettres appartenant à des horizons différents. Ainsi présente-t-il Justine comme «- le livre de chevet-» d’un bon nombre d’auteurs dont certains sont paradoxalement reconnus et consacrés par l’institution officielle, ce qui ne les a pas empêchés tout de même de réfléchir sur les rapports entre la littérature et le mal sans atteindre pour autant la hardiesse du Marquis dans ce domaine-: Il faut le dire pourtant-: si Justine a mérité d’être le livre de chevet - à certaine époque de leur vie tout au moins - de Lamartine, de Baudelaire et de Swinburne, de Barbey d’Aurevilly et de Lautréamont, de Nietzsche, de Dostoïevski et de Kafka (ou sur un plan légèrement différent, d’Ewerz, de Sacher-Masoch et de Mirbeau) - c’est que ce livre, étrange bien qu’apparemment simple, que les écrivains du XIX e siècle ont passé leur temps - sans guère le nommer - à reprend la méthode et le principe même.-» (Paulhan, Préface aux Infortunes de la vertu, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1945, p. 24). 9 Apollinaire, op. cit., p. 836. 175 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Pour une lecture éthique de l’œuvre sadienne démarquer, à appliquer, à réfuter, ce livre qui posait une question si grave (l’homme est-il bon ou méchant? ) que ce n’était pas trop de l’œuvre d’un siècle entier pour lui répondre (pour ne pas tout à fait lui répondre). 10 Et si Apollinaire a présenté Sade sous la figure d’un «-Diable amoureux-», expression qui est d’ailleurs le titre d’un roman allégorique de Jean Cazotte (1772), le directeur de La Nouvelle Revue Française finit par jouer à son tour sur les termes dans la mesure où pour lui l’épithète de «-divin-», qui est attribuée à cet auteur par Flaubert, fait de lui une sorte de divinité pour tous ceux qui se sont inspirés de son œuvre insolite. C’est en ce sens que Paulhan établit un système d’échos entre les réflexions disparates de quelques écrivains sur la question de la violence et ce qu’il appelle dans le cas du Marquis «-le plus massif Évangile du Mal qui ait été composé, en pleine conscience et raison, par un homme révolté 11 -»-: Une boutade de Joseph de Maistre- : Malheur à la nation qui supprimerait la torture… un mot de Swinburne-: Le Marquis martyr…, un cri de Lautréamont-: Les délices de la cruauté-! Délices non passagères…, une réflexion de Pouchkine-: …la joie où nous met tout ce qui approche de la mort. Plus encore-: je me défie du plaisir un peu trouble que donne à Chateaubriand - entre autres - l’agonie des femmes qui l’ont aimé, des régimes qu’il a défendus, de la religion qu’il croit véridique. Et ce n’est pas sans raisons - bien qu’il nous soit difficile de mettre au jour ces raisons - que Sade s’est vu couramment appeler divin marquis. Mais il ne faut pas douter qu’un certain nombre de personnes, par ailleurs d’apparence respectable, l’aient tenu pour divin ou pour véritablement diabolique, ce qui est du même ordre. 12 Cependant, en parlant d’«- Évangile- » dans le cas du Marquis poussant à l’infini les fantasmes et les images de la méchanceté humaine, le préfacier subvertit, à l’image de l’auteur de Justine, les catégories traditionnelles du Bien et du Mal, qui forment la question principale de toute réflexion sur l’éthique. Il serait désormais légitime de s’interroger sur la présence de la violence dans les religions. C’est dans cette perspective que Paulhan se livre à une lecture anthropologique de l’œuvre sadienne qui serait pour lui l’expression par excellence de la cruauté intrinsèque aux fêtes religieuses primitives-: 10 Paulhan, op. cit., p. 4. Les parenthèses sont de Paulhan. 11 Ibid., p. 4. 12 Ibid., p. 14. C’est Paulhan qui souligne. 176 DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Lassàad Héni Mais Sade avec ses glaciers et ses gouffres, et ses châteaux terrifiants, avec le procès sans fin qu’il mène contre Dieu - contre l’homme même - […] avec cette poursuite entêtée d’une action sensationnelle mais d’une analyse exhaustive […], avec cet étrange dédain des artifices littéraires mais cette exigence à tout moment de vérité, avec cette allure d’un homme qui ne cesserait à la fois de se mouvoir et de rêver l’un de ces rêves indéfinis que fait parfois l’instinct, avec ces grandes dilapidations de forces et ces dépenses de vie qui évoquent de redoutables fêtes primitives […], avec cette prise simple qu’il est le premier à opérer sur l’homme (et qu’il faut bien appeler, sans jeu de mots, une prise de sang), il fait songer aux livres sacrés des grandes religions. 13 L’approche anthropologique du texte sadien trouve toute sa valeur quand on sait que, bien avant d’être l’homme de lettres et le critique d’art qu’on connaît, le jeune Paulhan était un explorateur et un chercheur d’or à Madagascar, où il a eu l’occasion d’étudier les mœurs de la population autochtone durant les années 1907-1911. Ainsi l’on pourrait dire que l’œuvre du divin marquis, en particulier l’histoire des deux sœurs Justine et Juliette, serait dans cette perspective une véritable «- mine d’or- » pour ce préfacier anthropologue qui pourrait y trouver l’illustration pratique de certaines de ses observations sur les rites et sur les coutumes du peuple malgache en particulier et de l’humanité en général. Mais Paulhan est également connu comme professeur de langues orientales, donc comme un spécialiste du langage, dont l’attention est portée tout entière à l’étude de la place qu’occupe ce moyen de communication dans la vie humaine. Or quoi de plus expressif que la littérature, notamment dans le cas d’un auteur longtemps condamné au silence et obligé de ce fait d’inventer un discours spécifique pour présenter ses vues sur l’homme et sur la société-? Paulhan parle en ce sens de la capacité de Sade à produire un langage déroutant bien en avance sur son temps-: Je me demande, quand je vois tant d’écrivains, de nos jours, si consciemment appliqués à refuser l’artifice et le jeu littéraire au profit d’un événement indicible dont on ne nous laisse pas ignorer qu’il est tout à la fois érotique et effrayant, soucieux de prendre en toute circonstance le contre-pied de la Création, et tout occupés à rechercher le sublime dans l’infâme, le grand dans le subversif […], je me demande s’il ne faudrait pas reconnaître, dans une aussi extrême terreur, moins une invention qu’un souvenir, moins un idéal qu’une mémoire et bref si notre littérature moderne, dans sa part qui semble la plus vivante - la plus agressive en tout cas - ne se trouve pas tout entière tournée 13 Ibid., p. 12-13. 177 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Pour une lecture éthique de l’œuvre sadienne vers le passé, et très précisément déterminée par Sade, comme l’étaient par Racine les tragédies du XVIII e siècle. 14 L’«- événement indicible- » que les écrivains modernes cherchent à dire sans vraiment atteindre l’éloquence du Marquis en la matière n’est autre chose pour Bataille que la «- part maudite- » que l’humanité a toujours essayé de nier et d’inhiber pour ne pas mettre en péril l’existence même de la civilisation. Cette «- part maudite- », qui a été longtemps refoulée, l’œuvre sadienne a osé la nommer et la glorifier à la fin d’un siècle supposé être celui de la sociabilité et du bonheur sous peine de saper les fondements même de toute éthique du comportement humain. C’est ainsi que Bataille pose dans sa préface à Justine les termes du dilemme que vit l’homme ordinaire qu’il qualifie de «-normal-» face à ce roman étrange qui dénigre la cruauté et la fausseté des rapports humains dans la société. D’autre part, le préfacier s’interroge dans cette même perspective sur une éventuelle «- utilité- » du «-sadisme-» au niveau de l’équilibre psychologique de l’être humain et qui pourrait être, paradoxalement, la nature «-première-» de l’homme ensevelie depuis longtemps sous le masque du civisme-: Nous pourrions porter en nous le sadisme comme une excroissance, qui peutêtre jadis eut son utilité, qui n’en a plus, qu’il est possible à volonté d’annihiler, en nous-mêmes par le renoncement, en autrui par des châtiments […]. S’agit-il au contraire d’une part souveraine et irréductible de l’homme, mais qui se dérobait à sa conscience-? S’agit-il en un mot de son cœur, je ne dis pas de l’organe de sang, mais des sentiments mouvementés, du principe intime dont ce viscère est le signe-? 15 D’ailleurs, pour l’auteur de L’Expérience intérieure, qui est fermement persuadé que la littérature authentique est «-prométhéenne-» en ce sens qu’elle déroge à toute règle préétablie pour se frayer un nouveau chemin, l’originalité du Marquis réside dans son appel à une forme de liberté totale et inconditionnée, ce qui nécessite le développement d’une «-hypermorale-» fondée sur le dérèglement, voire même sur la destruction de tous les interdits d’ordre moral ou religieux-: L’œuvre de Sade introduit les irrégularités les plus fortes, […] elle insiste parfois sur les caractères irréguliers du plus simple élément d’attrait érotique, par exemple, sur une mise à nu irrégulière. Toujours est-il qu’aux yeux des personnages de Sade, rien «-n’échauffe-» mieux que l’irrégularité. On pourrait même 14 Ibid., p. 14-15. 15 Bataille, op. cit., p. 28. C’est Bataille qui souligne. dire que le mérite essentiel de Sade est d’avoir découvert et bien montré, dans l’échappée voluptueuse, une fonction de l’irrégularité morale. Nécessairement, l’effet spécifique suppose le sentiment de liens associant une forme de manquement aux possibilités des voies génitales, mais pour Sade, il est possible de jouir, aussi bien en tuant ou en suppliciant, en ruinant une famille, un pays, et plus simplement, en volant. 16 Et comme l’a si bien montré Paulhan, Bataille pense que c’est à travers l’introduction de l’irrégularité dans le langage littéraire que Sade a pu donner corps à son principe de transgression infinie, sans pour autant s’égarer dans l’«-hermétisme-» comme c’est le cas pour les adeptes de la poésie pure à l’instar de Mallarmé et de Valéry, ni renoncer de façon définitive à la signification à travers ce que les surréalistes ont appelé à la suite de Breton et de Desnos l’«- écriture automatique- ». Et pourtant Sade a souvent été considéré par les surréalistes comme l’un des précurseurs de cette nouvelle forme d’écriture conçue dans la première moitié du XX e siècle comme l’expérience unique d’une révolte contre la conscience et comme une libération de l’inconscient qui doit fixer sur le papier la vie intérieure de l’homme. Ainsi, contrairement à ses successeurs et à ses lecteurs modernes, le Marquis a pu exprimer à travers la langue classique le principe de l’irrégularité qui gouverne l’intériorité de l’être humain-: Il est curieux de voir ces vérités (la propension de l’être humain à la destruction de ses semblables) à travers l’œuvre de Sade exprimées par le discours en apparence le plus logique mais profondément déréglé. Comme si le principe du dérèglement ne pouvait être formulé conformément à la règle, comme si, du moins, c’était la chose la plus ardue. 17 Sade serait dans cette perspective celui qui a su pervertir et miner de l’intérieur le discours de la Raison classique pour lui substituer celui de la Déraison. Et pour emprunter le langage de l’auteur de La Littérature et le Mal, l’on pourrait dire que Sade fait de l’«-Interdit-» au sens moral du terme un «-inter-dit-» entre les lecteurs et les censeurs mêmes, à travers ses œuvres qui sont tantôt lues tantôt confisquées. D’ailleurs, Bataille finit par invoquer la figure tutélaire du divin marquis dans Le Bleu du ciel pour avouer la fascination que cet auteur a toujours exercée sur lui et sur ses personnages-: Après ce long silence, une idée se mit à m’agiter intérieurement, une idée stupide, haineuse, comme si, tout à coup, il y allait de la vie, ou plutôt, en 16 Ibid., p. 32. C’est Bataille qui souligne. 17 Ibid., p. 34. Les parenthèses sont de Bataille. Lassàad Héni 178 DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0024 l’occasion, de plus que la vie. Alors, brûlé de fièvre, je lui dis avec une exaspération démente-: -Écoute-moi Xénie, j’ai commencé à pérorer et j’étais hors de moi sans raison, tu t’es mêlée à l’agitation littéraire, tu as dû lire Sade, tu as dû trouver Sade formidable, comme les autres. Ceux qui admirent Sade sont des escrocs, entends-tu, des escrocs… Elle me regarda en silence, elle n’osait rien dire. Je continuai-: -Je m’énerve, je suis enragé, à bout de force, les phrases m’échappent… Mais pourquoi ont-ils fait ça avec Sade-? 18 En fait, dans cette séquence, la voix de Bataille s’identifie à celle du narrateur qui parle de «- l’agitation littéraire- » dont il est saisi à la lecture de Sade. C’est dire que, pour ce préfacier, la réflexion sur l’univers romanesque du Marquis doit déboucher d’une manière ou d’une autre sur une nouvelle réécriture de l’œuvre immortelle de cet auteur. Et les «-escrocs-» qui admirent celui que Pierre Klossowski appelle en ce sens le «-philosophe scélérat-» ne seraient en fin de compte que les écrivains qui ont reproduit dans leurs textes certains des aspects de l’œuvre sadienne. À ce niveau, il est possible de parler d’une forme de «-sadisme littéraire-» qui n’est rien d’autre que la récupération du Marquis par d’autres romanciers et penseurs qui l’ont lu et étudié à l’image de l’auteur de L’Impossible. D’ailleurs, Bataille a peut-être renoncé à son nom premier, Pierre Angélique, pour être digne de son illustre prédécesseur et pour dire surtout la «-bataille-» ou le conflit intérieur qu’il a vécu face à cette œuvre troublante. Nous pouvons donc affirmer que, dans le cas particulier du Marquis, la lecture et l’analyse ne sont pas seulement le lieu d’une réhabilitation mais également celui d’une appropriation symbolique de cette figure majeure du XVIII e siècle. C’est ainsi que les préfaces de ces trois auteurs apparaissent comme une sorte de double prologue, dans la mesure où elles se proposent d’introduire aussi bien à la lecture de Sade qu’à celle de la production littéraire de ces préfaciers qui se placent de ce fait dans la lignée de l’auteur de Justine. L’on pourrait parler en définitive d’un «-détournement de fond éthique- » dans la mesure où les lecteurs modernes du Marquis à l’instar d’Apollinaire, de Bataille et de Paulhan ont su profiter de la souplesse de l’œuvre sadienne, qui comme on le sait se prête aisément à beaucoup de grilles de lecture, pour étayer leurs idées sur l’homme et sur la société. 18 Georges Bataille, Œuvres complètes III, Le Bleu du ciel, Paris, Gallimard, 1971, p. 428. 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