Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0025
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De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire
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2020
Mounir Triki
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire 1 Mounir Triki LAD, FLSHS, Université de Sfax 0. Introduction Bauman et Briggs (1990, p. 59-60) et Bauman (2004) notent que les chercheurs ont hésité pendant des siècles entre deux évaluations opposées du rôle de la poétique dans la vie sociale. D’une part, a prévalu une longue tradition de réflexion sur la langue et la société qui considère que l’art verbal fournit une force dynamique centrale dans l’élaboration de la structure et de l’étude linguistiques. D’autre part, la poétique a souvent été marginalisée par les anthropologues et les linguistes qui soutiennent que les usages esthétiques du langage sont simplement parasitaires en comparaison avec des domaines «- fondamentaux- » de la linguistique comme la phonologie, la syntaxe et la sémantique. Cependant, Bauman et Briggs (1990, p.- 59- 60) affirment que l’attention a été détournée de l’étude de la structuration formelle et du contenu symbolique des textes à l’émergence de l’art verbal dans l’interaction sociale entre les artistes et le public. Ces auteurs soulignent l’intérêt grandissant de nombreux linguistes pour la signification indexicale (par opposition à la signification purement référentielle ou symbolique) du discours naturel et pour l’hypothèse selon laquelle la parole est hétérogène, dynamique et multifonctionnelle dans la construction sociale de la réalité. Respectant la dialectique entre la performance et son contexte socioculturel et politico-économique plus large, Bauman et Briggs (1990, p. 59-60) soulignent la manière dont les motifs poétiques extraient le discours d’événements de discours particuliers et explorent sa relation à une 1 Une partie essentielle de cet article a paru en anglais sous le titre «- The Ethical Turn and Beyond- : Investigating Postmodernist Poetics through Pragmatic Lenses-» dans Lotfi Salhi, dir., Postmodern and Postcolonial Intersections, Newcastle upon Tyne, Lady Stephenson Library, Cambridge Scholars Publishing, Britain, 2020, p. 7-22. Nous publions la version française avec la permission de Cambridge Scholars Publishing (Published with the permission of Cambridge Scholars Publishing). 182 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki diversité de contextes sociaux à travers les deux processus de décentration et de recontextualisation. Dans cette perspective, nous nous interrogerons, dans le cadre de cet article, sur l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire. L’ensemble de notre réflexion s’articulera en trois volets, à savoir le contexte de l’étude, les préoccupations de la critique éthique et les enjeux théoriques futurs. 1. Contexte de l’étude 1.1. Aperçu historique Zhang (2010, p.-i) a bien noté un renouveau du discours éthique dans la critique littéraire anglo-américaine depuis les années 1980, assuré à la fois par des philosophes moraux et des hommes de lettres. La critique éthique contemporaine brasse une large gamme de méthodes et de positions hétérogènes que fédèrent essentiellement leur souci commun de la relation entre la littérature et l’éthique et l’étude des effets d’interaction pouvant exister entre ces deux pôles. Ce regain d’intérêt pour la dimension éthique de la littérature a contribué à promouvoir une attitude plus franche chez les chercheurs travaillant sur des questions éthiques dans les œuvres littéraires. Zhang (2010, p.- 1-2) reconnaît, au cours des trois dernières décennies, les efforts considérables des critiques dans le domaine littéraire et philosophique, qui ont conduit à un environnement plus propice à l’expression de la critique éthique que dans l’ère théorique. Pour justifier la critique éthique comme un discours critique légitime et véritablement porteur, ces critiques devaient montrer dans quelle mesure la critique éthique se distingue de la censure, du moralisme et du jugement, et se défendre contre les accusations de la critique humaniste, surtout à l’ère du post-structuralisme, d’être intellectuellement superficielle et politiquement naïve. La fiction morale de Gardner (1978) représente une des toutes premières tentatives visant à aborder ce sujet important et longtemps exclu du champ de la discussion. Selon Gardner, l’intérêt exclusif porté par l’art contemporain et la critique pour la structure et la texture, pour le style plutôt que pour le contenu moral est vain et même nuisible. Il proclame que l’art «- vrai- » est nécessairement moral et appelle à la clarté morale et à la responsabilité artistique dans l’art et la critique. Le livre de Gardner a été reçu avec prudence, mais il a également été loué pour sa «-force sérieuse-» qui a rappelé au lecteur «-que l’art est par et pour les êtres humains-». Cependant, cette tentative isolée n’a pas été assez forte dans son argumentation. Pour Von Dahlern (2012, p.- 1), la littérature, en général, et le récit, en particulier, par l’attention qu’ils portent aux particularités concrètes des 183 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 situations humaines et leur capacité à engager nos émotions, fournissent un domaine particulièrement riche pour l’exploration des questions éthiques. De même, Cosgrove (2007, p.-2-3) soutient que les nouvelles théories de la littérature et de l’éthique (celles, par exemple, de Hillis Miller, Nussbaum et Booth) se concentrent sur le processus de lecture parce que «- la fiction littéraire débat des normes et des valeurs-» (Pavel, 2000, p.-532). 1.2. Pour une synergie de la sociologie pragmatique et de la critique littéraire Pour Illouzii (2010, p.-1-15), les disciplines de la sociologie et des études littéraires ont connu un intérêt renouvelé pour la morale et l’éthique au cours des dernières décennies, mais il y a eu assez peu de dialogue entre les deux domaines. Reconnaissant que les ouvrages littéraires, classiques et populaires, peuvent servir de critique morale et que les lecteurs, de tous types et de toutes classes, servent souvent de critiques moraux, Illouzii (2010) cherche à appliquer certains points de vue de la sociologie pragmatique au domaine de la littérature par l’exploration des façons dont les revendications morales sont exprimées, évaluées et négociées par des textes et des lecteurs. S’appuyant sur la nouvelle sociologie pragmatique française, représentée par des sociologues tels que Luc Boltanski et Laurent Thévenot, Illouzii (2010) affirme que la fiction a un double rôle dans la société. Tout d’abord, les romans servent de critique par leur capacité à formaliser et à dramatiser des logiques généralisables d’évaluation et à susciter des débats en soulignant les insuffisances et les affrontements entre ces logiques d’évaluation dans la vie de leurs personnages. Deuxièmement, le public de la lecture est souvent amené à formuler ses propres critiques d’un roman, en louant ou en dénonçant son contenu, sa forme ou son intention perçue, et en exerçant ainsi sa capacité morale dans la sphère publique. Selon Illouzii (2010, p.- 16-17), il existe une forte connexion entre les lecteurs et les textes. Certes, à première vue, une approche qui considère la morale à travers la lentille de la logique et des controverses formalisées peut sembler incapable d’incorporer l’aspect émotionnel de la critique et de promouvoir une vision rationnelle et réfléchie de la littérature. La critique, cependant, est aussi intimement liée aux émotions que la morale, et agit comme le lien clé entre les textes, les lecteurs et la vie sociale. Le lien entre les émotions et la morale n’est guère une nouvelle idée pour les sociologues, car l’une des affirmations centrales de Durkheim était que les états émotionnels forts - «-états d’effervescence-», pour utiliser son terme - sont constitutifs des codes moraux. Alors que la sociologie pragmatique ne s’intéresse pas aux noyaux émotionnels de l’action morale ou de la dénonciation, son accent mis sur l’affect concorde avec les développements récents de la psychologie morale, et en particulier avec l’approche intuitionniste sociale 184 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki qui considère les émotions plutôt que le raisonnement logique comme étant au cœur du jugement moral. La sociologie de la critique, comme proposée par Illouzii (2010, p.- 20), offre un compte rendu des diverses façons dont les acteurs sociaux s’opposent, résistent ou défendent leurs positions. Tandis que les travaux de Boltanski et de Thévenot décrivent six des logiques de justification les plus répandues dans la société occidentale contemporaine, ceux-ci ne sont en aucune façon finalisés ou oppressifs, les acteurs ayant la capacité d’adapter des codes et des formulations et de chercher des façons élaborées et novatrices exprimant leurs préoccupations. Non seulement cette approche n’abandonne pas la vocation critique de la sociologie, mais elle l’adopte en fait très volontiers, même si elle se traduit par de nouveaux termes et par un changement d’orientation. Illouzii (2010, p.- 22) soutient que le fait que la sociologie pragmatique donne aux lecteurs de tous les milieux une capacité critique, évitant l’herméneutique du soupçon qui caractérise une grande partie des études culturelles contemporaines, ne la rend pas aveugle à l’existence d’intérêts et d’inégalités cachés. Cependant, l’acteur individuel est tout aussi capable de comprendre et de critiquer des phénomènes sous-jacents comme le sociologue. Pour Illouzii (2010, p.-22), l’importance de cette position épistémologique est particulièrement significative dans le contexte multiculturel de la société contemporaine, un contexte dans lequel une abondance de groupes sociaux définis par des facteurs tels que le sexe, l’ethnicité et la religion crée une multiplicité de besoins et d’expériences distinctes. Pour Bessière (2008, p.-3), les réflexions sur les rapports entre littérature et éthique sont aujourd’hui souvent négligées, particulièrement par la critique européenne. Ces réflexions peuvent cependant retrouver une actualité dans le contexte des études littéraires multiculturelles. Poser la question éthique dans ce contexte permet d’éviter un relativisme strict et un universalisme abstrait. Une approche spécifique de la question éthique suppose que l’on examine l’expression de cette question suivant les cultures et les littératures, et que l’on identifie l’œuvre littéraire à une singularisation et à une problématisation de ces questions, pour dessiner ce que l’on pourrait appeler une pragmatique de l’altérité. 1.3. Quelques applications / études de cas L’étude de Zhang (2010, p.-i) applique la critique éthique à six romans de Thomas Hardy et à un ensemble de poèmes, et explore comment les thèmes tirés de la pensée éthique récente peuvent les éclairer efficacement. Zhang soutient que l’imagination littéraire et la pensée éthique sont étroitement liées dans les œuvres de Hardy. Son réalisme, sa propre complexion intellectuelle et la nature des situations à partir desquelles il construit ses récits 185 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 rendent la critique éthique particulièrement adaptée à ses œuvres. Zhang (2010, p.- i) aborde les travaux de Hardy sous différents angles, mais avec le même but de découvrir où interagissent la vision éthique de Hardy et sa vision littéraire. Pour ce critique, la critique éthique dans son ensemble présente une approche valable et utile à la compréhension de l’œuvre de Hardy. 1.4. Les théories éthiques de la littérature La thèse de Cosgrove (2007, p.- 1) vise l’examen de nouvelles théories éthiques du roman pour savoir si le roman peut inspirer des mœurs éthiques. Pour ce faire, Cosgrove s’appuie sur un texte qu’il considère comme central dans l’étude de l’éthique et du roman, à savoir le travail de Booth (1961-; 1988) sur la rhétorique de la fiction qui traitait des effets éthiques des pratiques rhétoriques (Hale 2007, p.-187). Vingt ans plus tard, Nussbaum (1983- ; 1986- ; 1987- ; 1990) a examiné le rôle de la littérature du point de vue du philosophe moral. Importants aussi à cet égard sont les travaux de Miller. Les poststructuralistes ont également tenu à tracer ce champ, y compris Geoffrey Harpham, avec une insistance particulière sur la théorie post-structurelle, Judith Butler, qui met l’accent sur les études de genre et la théorie psychanalytique, et Gayatri Spivak, à travers le prisme de Jacques Derrida et du postcolonial. Ce vaste ensemble de travaux consacrés à l’éthique et au roman démontre un véritable intérêt théorique pour la question, en dépit des nuances «-romantiques-» qui ont plongé les idées éthiques sous le structuralisme. Cosgrove (2007, p.- 1) cite Culler (1975, p.- 230) pour qui «- le structuralisme va à l’encontre des notions d’individualité et de riche cohérence psychologique souvent appliquées au roman-». Les notions d’-«-individualité-» et de «-riche cohérence psychologique-» sont des aspects essentiels pour un théoricien qui étudie la notion d’éthique au sein du roman. L’intérêt de ce fignolage est que si un personnage est un produit de combinaisons, dénoté par la récurrence des sèmes, selon Barthes, ou simplement un outil pour comploter davantage, comme le préconise Todorov, l’idée d’analyser une éthique de la littérature prend un sens différent de la dimension moralisante chez les humanistes. Dans ce sens, Cosgrove (2007, p.- 2) propose une théorie éthique du roman, c’est-à-dire comment la lecture du «- roman littéraire- » (en tant que catégorie de livres) peut être une activité éthiquement chargée par opposition au fait de décrire certains romans spécifiques et de discuter des valeurs éthiques de la représentation des personnages et des éléments de l’intrigue. 186 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki 1.5. L’ambigüité des termes « éthique » et « morale » Cosgrove (2007, p.-1) cite le dictionnaire Collins australien (2003, p. 563) pour définir l’éthique comme «-l’aptitude morale d’une décision, d’un plan d’action, etc.- » Pour cet auteur, l’examen de la littérature et de l’éthique implique un engagement avec les principes moraux ou les valeurs intrinsèques à la littérature. Dans ce contexte, la «-morale-» est «-liée au comportement humain ou à celui-ci, en particulier la distinction entre le bien et le mal, le bon et le mauvais comportement-: le sens moral…-» (Collins 2003, p.- 1058). Déjà ceux qui sont scolarisés dans le post-structuralisme se méfient des «-règles et principes qui doivent régir-» la conduite humaine parce qu’elles soulèvent des questions de subjectivité et de pouvoir- : qui décide quelles règles devraient gouverner les règles de conduite humaine au sein de la fiction littéraire et qui décide si ces règles doivent êtres maintenues ou discutées- ? Le but d’une enquête éthique sur le roman est-il d’étudier des textes en y cherchant un sens moral-? (Hale 2007, p.-189). Brie & Rossiter (2010, p.- 1) citent Oscar Wilde qui a écrit à la St James Gazette le 25 juin 1890, en réponse à un compte rendu de The Picture of Dorian Gray, que «-la sphère de l’art et la sphère de l’éthique sont absolument distinctes-» (Beckson, 1974, p.-67). Ces auteurs réfutent cette assertion dans leur examen des interrelations complexes qui existent entre la littérature et l’éthique. Encore faudrait-il nuancer le sens du terme «-littérature-». En effet, Brie & Rossiter (2010, p.-2) soutiennent que ce mot «-littérature-» a besoin d’être affiné (de quels genres de littérature parlons-nous- ? Les Classiques? Heat magazine ou National Enquirer-? Ou le «-meilleur qui a été pensé et dit dans le monde-», comme Matthew Arnold (1932, p. 6) l’avait une fois posé-? ) En effet, le terme «-littérature-» est chargé de connotations qui pourraient égarer dans un paysage culturel marqué par le relativisme post-structuraliste. 1.6. La complexité de l’articulation des actes de communication dans un texte littéraire Phelan (2004: 632-3, cité dans Cosgrove 2007, p.- 4) théorise la relation éthique du lecteur à la littérature en soutenant que la position éthique du lecteur résulte de l’interaction de quatre principes éthiques-: 1. celle des personnages du monde de l’histoire-; 2. celle du narrateur par rapport au récit-; 3. celle de l’auteur implicite en relation avec le narrateur, le récit, le dit, et l’auditoire 4. celle du lecteur en chair et en os par rapport à l’ensemble des valeurs, des croyances et des lieux opérant dans les situations (1-3). (Voir aussi Triki 1989-; 1991) 187 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Selon Cosgrove (2007, p.-6), les nouveaux «- éthiciens-» littéraires (de la filière post-structuraliste) travaillent à partir de l’hypothèse que la lecture construit une empathie avec l’autre par un changement de perspective et par la subordination du monde réel au fictif. L’empathie est donc une composante critique de ce débat théorique qui est inextricablement lié au processus d’écriture et de lecture. Keen (2006, p.- 209, cité dans Cosgrove 2007, p.- 6) affirme que les récits véhiculés par la prose et le cinéma manipulent nos sentiments et invitent notre capacité intégrée à se sentir avec les autres. Cela serait lié au fait de capter l’altérité sur le mode littéraire si la fiction consistait à présenter d’autres perspectives et à sensibiliser les lecteurs à la vie intérieure d’autres humains (Pavel 2000, p.-524, cité dans Cosgrove 2007, p.-6). Par le biais de la fiction littéraire, les lecteurs peuvent «- occuper- » d’autres perspectives, s’engager dans d’autres situations, contextes et dilemmes moraux. Pavel (2000, p.-529) rattache ce partage de «-l’altérité-» à la question de la compréhension du monde. Cosgrove (2007, p.-2-3) préconise trois conditions préalables pour qu’une fiction puisse être classée comme littéraire et éthique. Premièrement, elle doit s’engager avec la condition humaine. Pavel (2000, p.- 522) affirme que la littérature est un tremplin pour la réflexion sur la condition humaine car elle constitue un «-forum-» pour la contemplation de ce que signifie être humain, ce qui est essentiel à sa définition. Cosgrove (2007, p.-2-3) soutient que la fiction littéraire doit fonctionner à plusieurs niveaux- : le «- sous-texte-» et le symbolisme, toujours présents, offrent un potentiel de lectures multiples d’un texte. Phelan (2004, p.-630- 31) défend cette idée de stratification et pense que l’éthique littéraire rhétorique appréhende «-le texte littéraire comme un site d’une communication "étagée" entre l’auteur et le public, qui implique l’engagement de l’intellect du public, la psyché, les émotions et les valeurs. Le texte littéraire doit donc avoir plusieurs strates de sens avec lesquelles communiquer et le lecteur doit être engagé afin que le processus de lecture ait lieu. Si le lecteur n’est pas intéressé - si son intellect, la psyché, les émotions et les valeurs ne sont pas engagés - alors il est possible qu’il interrompe sa lecture et que le circuit écrivain-lecteur soit brisé.-» Troisièmement, toujours pour Cosgrove (2007, p.-2-3), il doit y avoir une synthèse entre la forme et le contenu-: la façon dont l’histoire est racontée ne peut être séparée de l’histoire. Les techniques narratives mises en jeu dans une œuvre littéraire (structure, caractérisation, point de vue, mise en scène, stimulation, utilisation du langage, imagerie) doivent fonctionner en relation dialogique avec le sujet de la dite œuvre littéraire. L’éthicien littéraire, lorsqu’il approche un roman, doit pouvoir se concentrer à la fois sur «-les dimensions éthiques de ce qui est représenté et sur les 188 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki conséquences éthiques de la représentation de ces choses-» (Phelan, 2004, p.-630-631). Ainsi, une éthique littéraire rhétorique doit se concentrer sur le texte comme un objet construit, avec une conscience de l’interaction entre les événements qui se déroulent dans le récit et de la manière dont ces événements sont représentés. Ceci s’explique par le fait que «- l’action d’un personnage a une dimension éthique, et le traitement des événements par un narrateur transmettra inévitablement certaines attitudes au sujet et au public…-» (Phelan 2004, p.-632). C’est l’interaction entre l’auteur, le narrateur et le lecteur qui est indissociable de l’éthique- : «-La situation de communication doublée de la narration fictive… - quelqu’un nous disant que quelqu’un dit à quelqu’un que quelque chose s’est passé - est elle-même une situation éthique stratifiée-» (Phelan 2004, p.-632), ce qui signifie que l’auteur dit au lecteur que le narrateur dit à un lecteur implicite un cours d’événements et que la nature même de ce récit stratifié est éthique (Triki 1989; 1992). 2. Quelques préoccupations de la critique littéraire éthique 2.1. Revoir le périmètre du canon L’une des difficultés avec le roman «- éthique- », selon Cosgrove (2007, p.- 6-7), est que la littérature anglaise, en tant que discipline, est basée sur des idées du canon. Tompkins traite de la question des intérêts sexuels au service du canon littéraire (Hale 2007, p.-188) et Phelan (1996, p.-257) examine des attitudes changeantes envers le canon, mais le problème, selon Cosgrove, est que les attitudes envers le canon changent et que le périmètre du canon est en train de s’ouvrir au sein des établissements universitaires pour y inclure des écrivain(e)s, «-de couleur-», etc. 2.2. Les romans ne questionnent pas les normes hégémoniques Beaucoup de travaux théoriques ont été réalisés sur la façon dont divers genres (le genre romanesque) travaillent à soutenir les normes socialisées et ne fonctionnent pas dans un cadre d’altérité. Comme le dit Hale (2007, p.-195, cité dans Cosgrove 2007, p.-6-7)-: «-Les modèles actuels de politique sociale atténuent la capacité générique de l’altérité du roman, puisqu’ils n’attirent pas le lecteur dans une position de liaison émotionnelle, n’installent pas le lecteur dans une relation d’amour avec les personnages en tant qu’autres sociaux- ». Le lecteur peut sûrement être émotionnellement attaché aux personnages et aux situations qui soutiennent les structures sociales hégémoniques, bien que l’ingrédient essentiel de l’altérité soit absent de l’équation de la lecture éthique. Cependant, si nous suivons le point de vue de Hale, alors ce n’est pas simplement le processus de lecture, mais l’es- 189 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 thétique du roman qui affecte l’impact éthique potentiel d’un roman. Cela pose-t-il problème- ? Non, répond Phelan (2004, p.-648) pour qui les deux sont entrelacés-: «-le problème de l’esthétique est le plus facilement résolu par l’éthique littéraire rhétorique, parce que l’éthique rhétorique considère la dimension éthique de l’expérience littéraire comme partie intégrante de l’esthétique-». 2.3. La dimension politique Cosgrove (2007, p.- 7-8) voudrait savoir si les valeurs humanistes de l’émotion du lecteur peuvent avoir une valeur politique positive après le post-structuralisme. Après tout, le post-structuralisme n’a-t-il pas théorisé une impasse politique-? Et si nous essayons de ressusciter une idée d’éthique, ne dépend-elle pas des idées pré-structuralistes du sujet libéral autonome-? Après tout, c’était Henry James qui disait-: «-Deux choses garantissent la portée morale plus large du roman-: l’acuité du romancier et le degré auquel ses romans peuvent stimuler l’investigation critique et la réflexion-» (Rallings 2006, p.- 107). Cette déclaration semble très fidèle à l’éthique post-structuraliste de la littérature, mais Hale soutient que le retour à l’éthique est plus compliqué. Pour elle (Hale 2007, p.- 188), ce changement théorique ne consiste pas à retourner au pré-structuralisme et à revivre les notions d’agence pour le lecteur ou l’auteur à la lumière de l’action politique- ; il s’agit de théoriser la valeur sociale positive de la littérature et de l’étude littéraire. Elle soutient (2007, p.-190) que cette nouvelle théorie de l’éthique est différente de l’idée d’un sujet libéral autonome à cause du «-statut consciemment invérifiable de l’altérité que le sujet éthique cherche à produire- ». Cela signifie, pour elle, qu’il est impossible de repérer le niveau d’altérité du lecteur et que cette «-inexécutabilité-» empêche la théorie de tomber dans un pré-structuralisme naïf. 2.4. Les avantages de la critique éthique Pour Aggarwal (2015, p.-107), la nouveauté de la critique éthique contemporaine est double-: ré-articulation et ré-contextualisation d’un cadre épistémologique-herméneutique établi, et déplacement et refonte de celui-ci dans les conditions et exigences culturelles et socio-historiques du présent (Eskin, p.-560). On lui attribue une force novatrice pour l’importance itérative en revisitant, en déplaçant et même en réinscrivant les réflexions existantes sur leur interface. La ré-itérabilité souligne également la vision commune que la littérature est en quelque sorte éthiquement plus efficace que la philosophie morale. En outre, tout comme Aggarwal (2015, p.- 107) et Wittgenstein, Phelan prend aussi l’éthique et la littérature / l’esthétique pour être inextricablement liées à l’importation éthique de ce qui est représenté à la lumière de 190 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki ses ramifications pour le comment de la représentation (et vice versa). Les deux critiques imposent la notion personnaliste, dynamique et synthétique de «-forme-» dans laquelle l’éthique et l’esthétique se montrent. Pour Aggarwal (2015, p.-107-108), les critiques comme Martha Nussbaum et William Walters ont étudié la praxis de l’importation éthique dans la littérature. Avec eux, nous pouvons conclure que notre sensation, intuition, perception, connaissance ou connaissance du fait que dans la littérature «- l’effet esthétique est … sa force éthique- » est finalement basée sur notre abandon au toucher même ou à la prise d’un texte donné. Notre lutte quotidienne avec les significations et les conséquences de nos actions est souvent comprise dans les structures narratives. 2.5. Subjectivité ou universalité ? Selon Aggarwal (2015, p.-108), l’universalité dans la pensée d’Edward Saïd a un rôle éthique et humaniste plutôt qu’un rôle intellectuel à jouer. Son intérêt réside dans l’examen de la relation entre la vérité et l’universalité et l’application des concepts, en particulier les espaces subjectifs. Le problème fondamental est donc de savoir comment concilier son identité et les réalités de sa propre culture, de sa société et de son histoire avec la réalité des autres identités, cultures et peuples. L’universalité dans les termes de Saïd a sa base dans des principes humanistes, mais les vérités éthiques universelles sont sujettes à la discussion et à l’amendement contrapuntique. Même Julia Kristeva écrit, dans un passage relatif à la permanence de la pensée d’Aristote, que la littérature prend les significations les plus concrètes, les concrétise au plus haut degré et les élève simultanément à un niveau d’universalité qui surpasse celui du discours conceptuel. 2.6. Visées littéraires ou philosophiques de la question éthique ? Pour Aggarwal (2015, p.-108-109), la littérature et la philosophie peuvent à la fois montrer ces éléments qui leur sont essentiels ainsi qu’à notre réception, mais pas de la même manière. Les deux disciplines diffèrent quant aux façons de penser moralement. La vraie médiation entre les deux est à la fois importante et difficile. Ainsi, la critique éthique est focalisée sur la vie du lecteur à travers les caractères littéraires à l’engagement de l’auteur qui a façonné la production et la performance du récit. Même Frederick Jameson considère que le code prédominant dans la fabrication de la littérature est son être éthique- : le conflit moral du protagoniste. Enfin, Iris Murdoch traite constamment de la littérature comme étant quelque chose entre une «- analogie- » et un «- cas- » de pensée morale. La lire, la prendre au sérieux, la critiquer, est donc aussi un mode de réflexion éthique. 191 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 2.7. Éthique : universalisme et droits de l’homme Brie & Rossiter (2010, p.-4) conviennent avec Badiou (2001) que le terme «-éthique-» se rapporte surtout au domaine des droits de l’homme, ou, par dérivation, aux droits des êtres vivants. Pour Badiou en effet, nous sommes censés supposer l’existence d’un sujet humain universellement reconnaissable possédant des «- droits- » qui sont en quelque sorte naturels […]. Ces droits sont jugés évidents et résultent d’un large consensus. L’éthique consiste à nous occuper de ces droits ou à nous assurer qu’ils sont respectés (Badiou, 2001, p.-5). 3. Enjeux théoriques futurs 3.1. L’avenir d’une critique littéraire éthique Biwu (2014, p.- 34-35) suggère trois directions pour développer une critique littéraire éthique-: Premièrement, un ensemble de principes de la critique littéraire éthique doit être proposé. Malgré ses cadres et ses terminologies applicables, la critique littéraire éthique doit également offrir aux critiques un ensemble de règles ou de principes à suivre lorsqu’ils tentent de poursuivre une critique objective d’une œuvre littéraire donnée. Biwu (2014, p.-34-35) propose une procédure en trois étapes de lecture éthique de la littérature-: la reconstruction, la description et l’évaluation-: La première étape consiste à reconstruire l’environnement éthique, les identités éthiques des personnages, l’ordre éthique régissant un monde fictif donné, etc. La deuxième étape consiste à décrire les changements des identités éthiques des personnages, la rupture de l’ordre éthique et leurs conséquences respectives, etc. La troisième étape est d’évaluer les inclinations morales projetées par les œuvres et de révéler leurs implications morales pour la société contemporaine. Deuxièmement, les interconnexions entre l’éthique et les formes narratives doivent être examinées. Les œuvres littéraires varient dans l’efficacité de transmission de leur expérience éthique et dans l’édification des lecteurs. On peut supposer que tous les auteurs recourent aux récits comme moyen d’atteindre leurs objectifs éthiques. Dans ce cas, il est nécessaire d’étudier l’emploi des stratégies narratives par les écrivains et leurs conséquences sur l’expression des valeurs éthiques. Troisièmement, un dialogue doit être mené entre la critique éthique en Occident et la critique éthique dans d’autres cultures, dans le cadre d’une étude comparée. 192 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki 3.2. De l’opportunité de l’interrogation éthique Selon Bessière (2008, p.-3-4), l’opportunité de l’interrogation éthique provient de deux raisons. D’une part, si l’éthique concerne les valeurs que l’on reconnaît, que l’on pratique et que l’on inscrit, éventuellement d’une manière explicite, dans une œuvre littéraire, puisque ces valeurs dépassent certainement l’individu et, en conséquence, l’œuvre singulière, et touchent à la communauté et aux communautés - l’éthique ne peut se défaire, par principe, dans un relativisme culturel -, il est donc manifeste que la pluralité des littératures engage, dans leur comparaison, un point de vue éthique. D’autre part, la critique et la théorie littéraire contemporaine ont le plus souvent écarté l’interrogation éthique pour elle-même. Elles ont inclus cette perspective dans ce qui est un projet critique, où la perspective éthique est indissociable d’une critique idéologique et de l’affirmation de la littérature en elle-même et pour elle-même. Si la littérature est, en elle-même, une valeur, elle doit être tenue, dans ces conditions, pour l’ultime valeur. Bessière-(2008, p.-3-4) soutient que c’est parce que la littérature est tenue, majoritairement dans la critique et la théorie littéraires contemporaines, comme l’ultime valeur que l’on peut revenir à la première raison et considérer comment la littérature, en tant que valeur ultime, peut, par là même, être une exposition des valeurs. Bessière (2008, p.-5-6) propose une interrogation éthique et critique des théories littéraires contemporaines. Il ne s’agit évidemment pas de dire que l’examen des rapports entre littérature et éthique ne présente aucun intérêt, mais de souligner que les formalismes contemporains, le relativisme culturel, et la suspicion attachée à une assertion trop nette de valeurs par une œuvre littéraire ont largement réduit l’importance de cet examen. Enfin, l’hypothèse d’une fin de l’histoire - ce que l’on appelle la «-post-histoire-» - et quelles que soient les critiques que l’on peut adresser à cette notion, traduit le constat de l’absence d’orientations de valeurs claires et éventuellement une difficulté à discriminer parmi ces orientations. Il pourrait encore sembler peu pertinent de s’attacher à une telle réflexion sur les rapports de la littérature et de l’éthique parce que le primat reconnu à l’autre, aussi bien dans les études culturelles que dans les études qui ont partie liée avec la psychanalyse, a contribué à transformer l’impératif kantien en une sorte d’évidence culturelle ou psychique, dans une sorte de détermination des conduites de l’individu et, en conséquence, de l’œuvre littéraire. 3.3. L’au-delà du post-modernisme et l’éthique Brie & Rossiter (2010, p.-5-6) discutent les moments culturels tracés par la littérature et l’éthique. S’il existe une herméneutique éthique, inspirée d’une morale inhérente à la lecture de la littérature, elle est, selon ces au- 193 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 teurs, intertextuelle, non pas le produit d’une œuvre individuelle, mais de ce que Hans Robert Jauss appelle l’Erwartungshorizont du lecteur. Elle est construite à partir de l’histoire herméneutique du lecteur (1982, p.-44). C’est cette intertextualité qui distingue peut-être l’étude post-postmoderne de la littérature et de l’éthique-: certains codes et pratiques éthiques se retrouvent dans la littérature parce que les nouvelles œuvres de la littérature sont éclairées par la lecture d’ouvrages littéraires plus anciens. Ainsi, la littérature et l’éthique envisagent, non seulement comment les considérations éthiques des textes sont éclairées par la société et l’histoire dans lesquelles elles ont été produites, mais aussi comment l’intertextualité permet la continuité à travers les frontières chronologiques. Au fur et à mesure que la société évolue, son éthique se déroule, et ceux qui tiennent à l’éthique du changement précédent sont aptes à défendre leurs codes face à ce changement. Toutefois, Dalziell (2005, p.- 51) admet qu’une des choses qui déconcertent Nussbaum et qui semble principalement motiver son intérêt pour la littérature en tant que site pour la pensée éthique est le refus apparent de la critique littéraire et de la critique culturelle de s’engager avec l’éthique. Pour Nussbaum, la théorie critique (lue ici comme un concept plutôt réducteur du «-poststructuralisme-») a plus généralement évité d’entrer dans le débat animé sur l’éthique qui marque la pensée philosophique contemporaine. En centrant l’attention sur le différé du langage plutôt que sur des aspects pratiques inhérents à la façon dont les êtres sociaux vivent dans le monde et entre eux, la critique littéraire a contourné certaines des questions les plus urgentes auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui. C’est ce que suggère Nussbaum face à cette apparente réticence à s’engager avec l’éthique, dans le contexte de créer un «-libre jeu-» immuable et nihiliste du post-structuralisme-: Renverser radicalement cette prétendue réticence en proposant que la littérature reste inégalée dans son potentiel éthique. Nussbaum soutient que le monde est conçu pour une inspection intime et éthique aussi bien dans les formes que dans les thèmes de la littérature. La pertinence de cette section réside dans le phénomène de l’Au-delà du postmodernisme (Cette section résume les grandes tendances décrites dans Rudrum et Stravis, 2015). Il s’agit tout d’abord du Remodernisme / Stuckism (Childish et Thomson 1999), qui est le mouvement fondamental du remodernisme dans la peinture. La base de l’art devient l’exploration de son âme par l’artiste, réaffirmant l’importance de la spiritualité. L’ironie, la parodie ou le pastiche et le bricolage en tant que modes de production de recyclage, perdent leur statut. L’authenticité, la sincérité, la beauté, le contenu et la compétence sont revigorés en tant que concepts et recherchés en tant qu’effets. 194 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki On parle aussi du Performatisme (Eshelman 2008), qui peut être défini simplement comme une époque où un concept unifié de signe et de stratégies de fermeture ont commencé à concurrencer directement - et à déplacer - le concept de signe divisé et les stratégies de transgression typiques au postmodernisme. Une autre tendance est l’Hypermodernisme (Lipovetsky 2004) pour la nouvelle phase au-delà du postmodernisme, suggérant que la modernité n’a pas pris fin. Le préfixe «-hyper-» souligne le «-culte de l’excès-» engendré par le consumérisme, et qui soumet le postmodernisme - avec ses ambitions libératrices - à la logique du marché. En outre, l’Automodernity (Kirby, Lipovetsky) suggère l’interaction de l’autonomie humaine et de l’automatisation technologique, et considère la technologie derrière le départ du postmodernisme, en accord avec Alan Kirby. Après Lipovetsky, il attire l’attention sur un nouvel individu paradoxal et responsabilisé. D’autres tendances incluent le Renouvellisme (Toth et Brooks 2007). Il est à noter que John Toth ne suggère pas un retour simpliste aux valeurs de l’illumination à savoir la vérité, le sens et le progrès. Il ne prêche pas non plus le déni dogmatique postmoderne de ces valeurs. Toth souligne plutôt une attitude artistique dominante qui reflète un «-(re) tournant vers des idéologies apparemment pré-postmodernes … très tempérées par les leçons du postmodernisme-». On parle aussi d’Altermodernisme (Bourriaud 2009). Bourriaud expose la thèse de cette nouvelle orientation dans l’art, lors de son exposition en 2009 à Londres pour le spectacle triennal Tate. Il met l’accent sur la créolisation en remplacement du multiculturalisme, la communication accrue à travers les voyages et la mondialisation, comme les traits fondamentaux d’un altermodernisme qui redéfinit le modernisme occidental blanc. Il conçoit l’altermodernisme comme une «-synthèse entre modernisme et postcolonialisme- », au-delà de tout «- retour obsessionnel vers le passé-». La liste n’est pas exhaustive puisqu’elle englobe aussi le Digimodernisme (Kirby 2009). L’anti-élitisme postmoderne a muté en populisme bas, privilégiant la culture basse, au lieu du postmodernisme qui ironise à la fois le haut et le bas. Il critique les effets pervers de la technologie. En contre partie, le Métamodernisme (Vermeulen et van den Akker 2010) subvient à un besoin généralisé de «-réponses-» et l’espoir a remplacé le scepticisme postmoderne, l’illusion et l’ironie. En tant que tels, les artistes métamodernes articulent ce que les théoriciens considèrent comme le tournant néo-romantique, une foi renouvelée dans l’individu en tant qu’agent d’expression et de désir. Ce qui suit de ces lectures est un sentiment de dépassement, pas un départ brusque, un mouvement qui est modélisé par les «-leçons-» du postmodernisme - l’attaque de la vision occidentale du monde, sur le totalitarisme, sur les notions d’absolu et vérités universelles -, ce qui peut être qualifié de Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 195 De l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire résultat positif du postmodernisme. Cependant, il y a une tendance radicale à rejeter le nihilisme, le manque de sens et le cynisme, en faveur d’un renouveau réaliste, éthique et spirituel, et une nouvelle foi dans l’individu et l’artiste, et leur responsabilité envers la communauté. 3.4. Pour une pragmatique de l’altérité Les propos de la pragmatique de l’altérité sont propres à Bessière (2008, p.-11-12) pour qui la pragmatique de l’altérité est le fondement de l’éthique et ne peut être conçue si on ne réussit pas à allier rationalité éthique et relativisme ou relativisation éthique. Bessière soutient qu’il n’y a de pragmatique de l’altérité que selon une singularisation de l’affirmation éthique, qui désigne la place faite à l’autre. Par pragmatique de l’altérité (propos de Meyer, 2000-; Sartre, 1983), il faut comprendre que toute question éthique est indissociable d’une reconnaissance spécifique d’autrui et que cette reconnaissance n’est pas elle-même dissociable d’un choix d’action. Selon Bessière- (2008, p.- 11-12), la perspective éthique que portent les œuvres littéraires peut être ultimement définie comme une solution à la dichotomie de l’universel éthique et du relativisme éthique. Bessière entend plutôt souligner que l’œuvre est ce moment énonciatif où universel et relativisme vont ensemble. La lecture est la reprise de ce moment énonciatif, par rapport auquel le lecteur peut ou doit se situer. Ainsi, la rationalité éthique est indissociable de ce moment énonciatif et l’exposé explicite d’un relativisme éthique - celui dont se réclame le multiculturalisme - ne peut aller contre cette rationalité. L’œuvre littéraire, selon Bessière (ibid), par sa figuration de la pragmatique de l’altérité, par le moment réflexif de l’éthique qu’elle expose, préserve un égal droit de cité à l’universel et au relatif en éthique. Par là-même, elle fait explicitement de la question éthique une question existentielle. Dans ces conditions, Bessière considère que la question éthique en littérature, dans le cadre de la littérature comparée, doit sans doute commander des typologies, les diverses expressions de la question éthique suivant les cultures, les littératures, suivant les genres littéraires-; elle doit aussi prendre directement la question de l’universalisme et du relativisme, non pour trancher en faveur de l’un des deux termes, mais pour examiner systématiquement comment les œuvres littéraires, suivant les cultures, disposent cette singularisation des perspectives éthiques et comment elles figurent la pragmatique de l’altérité. Cette dimension nous paraît un enjeu théorique futur qui va préoccuper les critiques littéraires pour les décennies à venir. 196 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Mounir Triki 4. Conclusion Il s’avère que le grand enjeu est le concept présumé de l’autonomie du texte littéraire vis-à-vis des contre-discours. Par contre-discours, il faut comprendre que la littérature et ses œuvres se trouvent dans une opposition aux divers discours sociaux, culturels, que l’on peut dire dominants, même s’ils ne le sont pas dans les faits. Par cette opposition, Bessière-(2008, p.-7) nous avertit que la littérature et ses œuvres deviennent en elles-mêmes des lieux de valeurs, sans que ces valeurs soient caractérisables autrement que par ce jeu d’opposition. Toutes ces remarques peuvent se résumer de manière simple-: qu’il s’agisse de la «-post-histoire-», de l’autre, ou du contre-discours, la littérature et les œuvres deviennent en elles-mêmes l’espace de la valeur, sans qu’il y ait à considérer, de manière plus précise, une caractérisation de la valeur. En effet, Bessière-(2008, p.-7) met en contraste deux perspectives. La première perspective est illustrée par la philosophie morale, telle qu’elle se pratique aux États-Unis et en Grande Bretagne. Cette perspective rappelle qu’il y a une tradition éthique qui caractérise la littérature et qui s’est explicitement exprimée d’Aristote à Henry James. Cette tradition est moins celle d’une assertion directe des valeurs que celle de la caractérisation de l’agent humain ce qu’est précisément la question éthique-: comment devons-nous vivre-? Il est tout à fait exact que la plupart des œuvres littéraires posent cette question fondamentale. Il est aussi tout à fait exact que cette question soit un moyen direct pour susciter, chez le lecteur, des interrogations éthiques. On doit dire que cette perspective définit ce qui peut être tenu pour la manifestation la plus directe du jeu réflexif que porte et qu’engage l’œuvre. Une seconde perspective, selon Bessière (2008, p.- 7), est impliquée par l’essentiel de la théorie et de la critique littéraire contemporaine, mais n’est pas ouvertement formulée. La question éthique, que porte une œuvre littéraire, renvoie alors à la rationalité éthique, telle qu’elle peut être lue dans l’œuvre, d’une part, et, d’autre part, à la reconnaissance des choix éthiques spécifiques que l’œuvre autorise. Bibliographie Abrams, M. H. & Geoffrey Harpham, eds. A Glossary of Literary Terms, Boston, Wadsworth Cengage Learning, 2009. Aggarwal, M.G. (2015). Praxis of the Ethical Turn through Literature. International Conference on Humanities, Literature and Management (ICHLM’15) Jan. 9-10, Dubai (UAE) Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0025 Baker, Peter. Deconstruction and the Ethical Turn, Florida, UP of Florida, 1995. Baker, Steven. The Fiction of Postmodernity, Edinburgh, Edinburgh UP, 2000. Bauman, R. A World of Others’ Words-: Cross-Cultural Perspectives on Intertextuality, Malden, MA: Blackwell Pub., 2004. Bauman, R. & Ch. L. 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