Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0026
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Enjeux éthiques de l’attention littéraire
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Samia Kassab-Charfi
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Samia Kassab-Charfi Université de Tunis Yves Citton Université de Paris 8 Éthique et choix des textes Samia Kassab-Charfi- : Yves Citton, treize ans se sont écoulés depuis la parution de votre ouvrage intitulé Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires-? (2007), dans lequel vous proposez de refonder les études littéraires en reformulant les termes de leur nécessité, proposition qui ravive l’idée que l’avenir d’une œuvre est plus que jamais dans sa lecture. Cette refondation prend appui en particulier sur une réinterrogation du geste critique et une réévaluation de l’épistémologie de l’herméneutique. En effet, régulièrement, vous soulevez la problématique de l’interprétation-: qu’est-ce qu’interpréter- ? Comment «- actualiser les virtualités- » d’un texte- ? D’une part, ces questions obligent à remonter vers la littérature même, et à évaluer le sens qu’elle émet dans notre monde. D’autre part, et à la faveur de cette reconception, l’œuvre se prononçant désormais dans «-l’accueil- », le caractère jubilatoire de l’acte de lecture se trouve être accru, non seulement du fait que «- la lecture devient approche, accueil ravi de la générosité de l’œuvre-», mais aussi parce que le lecteur pérennise l’œuvre en la renouvelant significativement, en la faisant parler, lui. Quelle éthique alors pour lire la littérature aujourd’hui-? Par ailleurs, comment, après que l’on ait étudié ses classiques, choisir librement la littérature sur laquelle éprouver ses outils de compréhension critique-? Une éthique de la littérature ne soulève-t-elle pas le problème de ce choix-? Or nos choix littéraires ne sont-ils pas entravés, et même aliénés par les diktats académiques, par les injonctions éditoriales-? Je ne peux ici m’empêcher de penser par analogie aux laboratoires pharmaceutiques qui, d’une certaine manière, influent sur les résultats des recherches scientifiques et travaillent à renforcer leur poids en matière de décision médicale et d’AMM (Autorisation de Mise sur le Marché). Or, j’ai un peu l’impression que les lecteurs que nous sommes sont téléguidés, qu’on décide pour eux de ce qu’il faut lire, de ce qu’il faut mettre sur le mercato de 200 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton la critique, et, en somme, de la manière dont il faut lire. Mais déjà, au titre de quelle éthique la littérature nous enjoint-elle de la lire-? Yves Citton-: Votre remarque est très profonde. À l’Université de Paris 8, où je viens d’être recruté, nous sommes justement en train de discuter de cela- : devons-nous donner à nos étudiants de littérature une liste d’auteur(e)s canoniques qu’il faudrait avoir lu(e)s durant des études de lettres-? Certains sont contre a priori, en se réclamant d’une liberté et d’une hétérogénéité qui font la valeur de la littérature, justement - on ne peut ni la limiter, ni la définir par avance, elle vient toujours de là où on ne l’attendait pas. Ils ont raison, mais je souligne aussi que nous avons toujours des «-communs-» qui nous permettent de co-opérer, de nous comprendre, et de jouer nos dissensus autour de références communes. Donc je pousse pour que nous essayions effectivement de dire ce qui, pour nous, en 2017, à Paris 8, nous semble important à proposer aux étudiants dans le cadre d’études de Lettres. Cela peut aussi bien inclure des «-grands classiques-» (Rousseau, Proust) ou des écrivaines «- mineures- » (Isabelle de Charrière) que des anthropologues (Anna Tsing), des psychanalystes (Jacques Lacan) ou des philosophes (Achille Mbembe). La liberté de choix n’implique pas forcément l’individualisation des choix. Le pouvoir se situe aujourd’hui au niveau des architectures de choix, et proposer une certaine liste collective orientant lesdits choix individuels me semble tout à fait justifié - ne serait-ce que pour ne pas être livrés pieds et poings liés aux listes algorithmiques agencées par (et pour) YouTube ou Amazon. L’éthique est ici une affaire d’orientation collective au sein de la multiplicité d’offre proposée à notre attention. Il nous incombe de nous aider les uns les autres à orienter et structurer nos choix, pour ne pas subir la seule loi du marché de l’attention. La littérature ne demande pas à être lue, pas plus que les traités de théologie du XVII e siècle que plus personne ne lit aujourd’hui… Il y a un désir de fiction, un besoin de récit, une soif de réflexion dans nos populations, mais le marché publicitaire de l’attention nous bombarde de produits qui nous attirent vers le bas. On pourrait appeler «-littérature-» tout ce qui nous attire vers le haut… S.K.-C.-: Une fois cette liberté de choix conquise, le lecteur ne doit-il pas prendre conscience que l’auteur lui-même, dans son propre rapport lire/ écrire, a dû choisir, élire-? La littérature comme exercice technique - et l’écriture -, ne sont-elles pas elles-mêmes le résultat d’un rapport herméneutique-? En ce sens la littérature serait le contraire exact d’une définition de l’entité divine- : née de et donnant naissance à, elle articule l’avant de l’écrire - la 201 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 lecture - et son moment d’actualisation - le li(v)re du lecteur, puisqu’elle naît de la lecture et qu’elle engendre la lecture… Y.C.- : Tout à fait d’accord- : la «- littérature- », si elle existe, on la fait exister ensemble, auteurs, lecteurs, critiques, enseignants, en renouvelant constamment nos imaginations, nos soifs de compréhension, nos besoins de partages affectifs, nos sensibilités, nos capacités de jeu et de critique. Il y a «-littérature-» quand nous jouons le jeu des mots pour faire avancer ces imaginations, compréhensions, affections, sensibilités, critiques. Éthique et herméneutique S.K.-C.- : À la source de la recherche, de la réinterrogation critique des grands textes, il y a la fréquentation des bibliothèques. Or, dans les régions mal desservies par les circuits de documentation, par les flux informationnels scientifiques, la question des bibliothèques comme centres cristallisant des traces de savoirs, comme sites archéocritiques, se pose, et d’une façon délicate. Y a-t-il une herméneutique spécifique au sujet décentré (des bibliothèques)- ? Peut-on travailler, servir une herméneutique réellement digne de ce nom sans recours massif à la documentation-? Michel Serres écrivait en 1991 dans Le Tiers-instruit-: «-Il faut fréquenter les bibliothèques, certes-; il convient, assurément, de se faire savant. Étudiez, travaillez, il en restera toujours quelque chose. Et après- ? Pour qu’il existe un après, je veux dire quelque avenir qui dépasse la copie, sortez de la bibliothèque pour courir au grand air-; si vous demeurez dedans, vous n’écrirez jamais que des livres faits de livres. Ce savoir, excellent, concourt à l’instruction, mais celle-ci a pour but autre chose qu’elle-même. Dehors, vous courrez une autre chance-» (op. cit., p. 99). L’ombre de Jean Dubuffet et du malaise qu’il formulait dans Asphyxiante culture, en 1968, ne plane-t-elle pas sur ces mots du philosophe-? Y.C.-: Cette question du statut et des fonctions des bibliothèques est très intéressante, et demande à être considérée à partir des spécificités de chaque lieu de la planète. Vivre dans une ville comme Paris qui offre des dizaines de bibliothèques, de la BNF aux médiathèques de quartier, toutes merveilleusement riches, est très différent de vivre dans un village tunisien. La question générale tient aux rapports entre le site matériel localisé d’une bibliothèque-médiathèque et l’offre de biens culturels disponibles en ligne par connexion numérique. Cette dernière offre une opportunité unique dans l’histoire de l’humanité pour permettre à presque chacun(e) d’accéder à une quantité inouïe d’informations, d’images, de sons. C’est une avancée proprement merveilleuse en soi. Cela s’ajoute à la réalité antérieure, mais 202 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton sans la remplacer - ce qui est un principe fondamental de l’approche proposée par «-l’archéologie des media-» que j’essaie avec d’autres de promouvoir dans l’espace francophone. On consulte toujours son écran depuis quelque part, au sein d’un certain environnement matériel et social. Même si les médiathèques de demain devaient ne plus offrir que des écrans - ce que je ne crois nullement- : les livres papiers offrent une expérience unique et irremplaçable -, elles offriraient un certain environnement favorable à un certain type d’expérience, expérience qu’on peut qualifier grossièrement comme étant «-de recherche-». Cela implique un espace de silence, de suspension de notifications (éteindre son portable), la mise en visibilité de certaines possibilités sur lesquelles est attirée notre attention (vitrines, posters, fiches d’informations, conférences, ateliers, rencontres avec des auteurs, etc.), la présence de conseillers humains qui nous aident avec leur présence humaine à mieux mener nos recherches. La phrase de Michel Serres est très belle, et rend compte de l’autre côté de cette même réalité-: la vertu d’une médiathèque est de nous isoler d’une certaine réalité immédiate qui nous attache à l’actualité-; son danger est bien entendu de nous détacher excessivement de cette réalité actuelle, et il faut donc savoir aussi sortir de la bibliothèque pour «-courir au grand air-». Mais l’important est d’avoir accès aux deux, parce qu’ils se complémentent, et non de choisir l’un contre l’autre. S.K.-C.-: La question des bibliothèques nous renvoie systématiquement à celle de l’interprétation et du rapport à l’interprétation. Se situer relativement à la critique antérieure - aux prédécesseurs - nécessite aussi de prendre la mesure de l’écart, de la distance à adopter vis-à-vis de cette critique. Cette distance est elle-même inférée par le processus de réfutation engagé par le chercheur et qui est inhérent à toute démarche de questionnement. La lecture «- affabulante- », dans ce qu’elle appelle comme fictionnalisation du récit critique, dans la manière dont elle autorise le décollement hors de la stricte fiction de l’auteur, hors de son intention rhétorique initiale, et même dans la manière dont elle stimule l’aptitude fictionnelle du récepteur, ne relève-t-elle pas d’une «- philosophie de la question- » (M.-A. Ouaknin, Le Livre brûlé)- ? En nous obligeant à questionner nos habitudes d’attribution du sens, la littérature ne nous renvoie-t-elle pas, dangereusement peut-être, à notre propre être, qui demeure à questionner-de nouveau, constamment-? Y.C.- : On peut en effet prendre la bibliothèque - locale ou virtuelle - comme le lieu où sont engrangés les savoirs, les mythes et les interprétations du passé. Sous cet aspect aussi, il faut savoir en sortir (ce qui présuppose qu’on y soit préalablement entré) pour aller «-courir au grand air-», à savoir sortir des chemins déjà battus. Jouer le jeu de la réfutation n’est qu’une des possibilités, qui nous pousse à inscrire ce que l’on fait contre ce dont on 203 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 hérite. C’est en quelque sorte inévitable, puisqu’on se situe toujours relativement à quelque chose dont on se distingue, mais on peut aussi jouer les jeux de la complémentation, de l’approfondissement, de la dérivation, de la bifurcation. Tout cela repose en effet sur ce que vous évoquez comme une «-philosophie de la question-»-: et vous suggérez très bien que cette question, c’est en apparence nous qui l’adressons au texte que nous lisons («-Qu’as-tu à nous dire de nouveau-? -»), mais que c’est tout aussi bien le texte qui nous l’adresse à nous («-Comment peux-tu rendre compte de ce que je te fais-? -»). Mais pour que le texte nous fasse quelque chose d’intéressant, il faut que nous cultivions une certaine disponibilité à son égard, à l’égard de ce qu’il peut nous faire de nouveau et d’encore indicible. Jean-Marie Schaeffer, dans sa Petite écologie des études littéraires (2011), montre bien que tout un versant des études de lettres conduit au contraire à étouffer cette disponibilité. Apprendre aux élèves et aux étudiants à appliquer des catégories (narratologiques, sémiotiques, linguistiques, rhétoriques, historiques, théoriques) sur un texte, en leur mettant des notes qui les punissent s’ils n’ont pas trouvé la bonne catégorie à utiliser, est le meilleur moyen d’inhiber ce questionnement plus fondamental-: non pas «-Suis-je un narrateur intraou extra-diégétique- ? - », mais «- En quoi est-ce que je t’interpelle- ? Où est-ce que je te touche-? De quoi est-ce que je te fais douter-? -». Ou plus fondamentalement encore-: «-Qu’est-ce que je te dis-? -». Le sens du texte n’est jamais figé dans des catégories préexistantes, il est toujours en avant de lui, dans ce qu’on en fera aujourd’hui et demain. Il émerge toujours dans un certain a posteriori. Herméneutique du texte religieux S.K.-C.- : Restons sur ce droit à donner un «- sens a posteriori- » au texte littéraire. S’il y a un domaine où ce droit est vital, et où il me semble même qu’il devient un devoir, c’est celui de l’herméneutique du texte religieux - redondance, en vérité, puisque nos méthodes d’approche du texte littéraire dérivent de certaines techniques d’exégèse biblique… L’acte interprétatif étant dans ce domaine un ijtihad 1 constamment reconduit, l’intérêt d’une lecture actualisante n’est jamais aussi crucial que lorsqu’on aborde la (re) lecture et la (ré)interprétation des textes sacrés. Aussi la meilleure preuve de l’utilité de la lecture actualisante est-elle la nécessité de l’actualisation du texte religieux. Dans les sociétés menacées par l’intégrisme, où les textes profanes du patrimoine culturel sont dévalués sinon escamotés au profit du seul intérêt pour la parole divine ou para-divine, dans ces sociétés où règnent 1 Dans l’herméneutique musulmane, ce terme désigne l’effort maintenu, toujours renouvelé, de la quête des significations que l’on peut affecter au texte sacré. 204 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton souvent des herméneutiques timorées car sidérées, cette nécessité de la mise à niveau de la «-compétence herméneutique-», et du courage qu’implique la mise en pratique de cette compétence, s’impose. Aviez-vous considéré les choses sous cet angle un peu particulier - et qui selon moi, constitue l’un des arguments majeurs en faveur de votre théorie-? Y.C.- : Je suis vraiment très content que vous souligniez cet aspect de la question parce qu’il me semble en effet très important - sans doute dans le contexte tunisien qui est le vôtre, mais tout autant dans le contexte nord-américain que je connais mieux, ainsi que, différemment, dans le contexte français actuel. D’abord, comme vous le soulignez vous-même, il faut rappeler que notre herméneutique littéraire (occidentale, moderne) a été largement informée par l’herméneutique religieuse des siècles passés. Hans-Georg Gadamer, dès les années 1950, a posé un cadre de réflexion qui me semble très pertinent en montrant la continuité et la similarité des gestes que font le critique littéraire construisant une interprétation littéraire, le religieux construisant son prêche à partir d’un fragment de texte sacré et le juge construisant un jugement à partir de textes de loi (qu’ils relèvent du code civil ou de la jurisprudence antérieure). Tous trois cherchent appui dans un texte hérité du passé, texte investi d’une certaine autorité, pour à la fois inspirer et légitimer une affirmation concernant le présent. Le critique prétend énoncer ce que le texte littéraire nous dit «-vraiment-», et que les lecteurs antérieurs n’auraient pas identifié avec suffisamment de précision-; le religieux prétend énoncer ce que le texte sacré implique comme injonctions comportementales dans le contexte de nos vies actuelles- ; le juge prétend énoncer ce que la loi implique comme punition dans le cas particulier d’une accusation de délit ou de crime portée devant sa juridiction. Dans les trois cas, il me semble qu’on peut opposer deux attitudes très proches entre elles, mais qu’il est important de distinguer finement. L’attitude littéraliste (avec un «-l-») prétend que l’interprète ne fait qu’appliquer mécaniquement ce que le texte (littéraire, sacré, juridique) dit lui-même de façon univoque et irréfutable. Cette attitude considère l’interprétation comme une simple lecture automatique, du type de celle qu’un ordinateur fait d’un programme-: le programme a été écrit de façon non-ambiguë pour que l’ordinateur puisse décider mécaniquement d’un et d’un seul traitement-réponse à fournir aux données-questions qu’on lui présentera. Dans cette attitude littéraliste, la lettre du texte commande son interprétation de façon univoque, comme le programme codé commande le comportement de la machine informatique. Le critique, le prêtre et le juge ne sont que des «-computeurs-» - et on pourrait imaginer de les remplacer un jour par des ordinateurs électroniques. 205 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 L’attitude littérariste au contraire (avec un «-r-») reconnaît que, pour le dire en forme de boutade, tout est littérature-: elle reconnaît que, comme dans le cas des œuvres littéraires, tout texte peut être interprété de plusieurs façons différentes, et cela parce que sa lettre même renferme toujours (et inéluctablement) des ambiguïtés, des équivoques, des polysémies, qui permettent à ses différents interprètes d’en tirer des significations différentes suivant les contextes, les agendas, les attentes, les parti-pris au sein desquels ils le situent pour le comprendre. Je prends des termes très proches - littéraliste et littérariste - pour souligner que les deux attitudes s’attachent à la lettre des textes. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Les approches scientifique et philosophique, par exemple, telles qu’elles ont été développées en Occident au cours des quatre derniers siècles, ne s’intéressent pas à la lettre des textes, mais aux concepts, aux modèles, aux régularités, aux rapports quantitatifs que ces textes essaient d’exprimer. Du point de vue religieux aussi, on a des traditions de croyance qui vont chercher le référent principal de la légitimité dans la conscience intime, personnelle, ou dans les rituels collectifs que nous pouvons observer sans nous attacher à la lecture d’un texte. Le littéralisme et le littérarisme ont donc bien quelque chose en commun. La différence entre les deux est toutefois cruciale dans leurs effets sociaux, lorsqu’on sort de l’herméneutique littéraire pour entrer dans le domaine de la religion et du droit. Les littéralistes, en se prétendant n’être que des computeurs mécaniques d’une vérité déjà établie, s’efforcent d’imposer leur interprétation comme la seule valable. Ils nient le travail de médiation et de construction de sens - travail humain, trop humain - qui est le leur. Ils imposent des préceptes moraux et des règles de loi, des interdictions et des condamnations, comme si c’était «-la loi- » ou «-Dieu- » ou «-les Pères fondateurs- » qui parlaient immédiatement à travers leur bouche - dont nous devrions pourtant tous savoir d’évidence qu’elle est fatalement humaine, trop humaine. Les littéraristes, au contraire, soulignent la part décisive que joue la médiation interprétative dans la construction même de la signification tirée du texte investi d’autorité. Ils nous demandent de rester aussi attentifs que possible au texte lui-même, à sa lettre, ils l’investissent bien d’une certaine autorité, mais ils reconnaissent que les textes (les articles de loi, les paroles divines, celles des Pères fondateurs) ne parlent jamais directement, jamais automatiquement, à travers ceux qui interprètent la lettre de ces textes. Un exemple parmi des milliers d’autres, qui nous sort du contexte tunisien ou français, serait celui du «- Second amendement-» à la Constitution des USA. Le texte en est le suivant-: «-A well regulated militia, being necessary to the security of a free state, the right of the people to keep and bear arms, shall not be infringed-». Les littéraristes doivent bien entendu repartir de la langue originale dans laquelle le texte a été écrit, et toute traduction est déjà une 206 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton interprétation. En l’occurrence, je traduirais cela par- : «- Une milice bien réglementée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit accordé au peuple de posséder et de porter des armes ne devra pas être enfreint.-» Voilà le texte. Les littéralistes de la National Rifle Association (NRA) disent qu’il n’y a aucune ambiguïté à trouver là-dedans-: le texte énonce on ne peut plus univoquement le droit de chaque membre du peuple de posséder et de porter sur lui une arme. Ils prétendent ne faire qu’appliquer ce que dit le texte lui-même (et à travers lui, les Pères fondateurs de la nation états-unienne) à la situation contemporaine lorsqu’ils s’opposent à toute réglementation qui limiterait («- enfreindrait- ») ce droit de porter des armes. L’évidence a l’air d’être de leur côté a priori - de même que de ceux qui s’abritent derrière tel verset de la Bible ou du Coran pour imposer ou pour interdire telle ou telle pratique sociale (le port d’un certain habillement, l’homosexualité, l’avortement). Les littéraristes nous invitent à considérer les choses de façon plus critique. Que veulent donc dire les termes «-arms/ armes-» ou «-people/ peuple-». Le droit accordé au «- peuple- » s’applique-t-il aux enfants de 2 ans d’âge- ? aux prisonniers- ? Ils font bien partie du «- peuple- », d’un certain point de vue. Mais même les littéralistes les plus enragés de la NRA ne prônent pas la distribution d’armes aux prisonniers. C’est donc qu’ils limitent implicitement la signification du mot people, parmi tous les gens qui font partie du peuple états-unien, à ceux qui ont plus qu’un certain âge, qui ne sont pas en prison, ni en asile d’aliénés etc. De même pour le terme arms-: aucun littéraliste n’inclut dans les «-armes-» en question la possession d’un missile nucléaire. Ici aussi, ils limitent implicitement donc la signification du mot arms à certaines des choses auxquelles il peut faire référence, pour en exclure d’autres. Autrement dit-: ils construisent une certaine interprétation du texte de loi, alors que d’autres interprétations du même texte de loi seraient également possibles à la lecture de la lettre de ces textes. Ces problèmes ne se résolvent pas en sortant de la lettre des textes pour aller chercher la réponse dans les intentions des auteurs. Les membres de la NRA et les activistes qui demandent une limitation du droit de porter des armes peuvent aller chercher d’autres textes où chaque parti prouvera que l’un des Pères fondateurs aurait exclu, dans telle lettre à un ami, le fait de distribuer des armes aux prisonniers ou aux enfants. Mais un activiste rétorquera que Thomas Jefferson ne pouvait pas inclure un fusil-mitrailleur sous le terme arms puisque les fusils-mitrailleurs n’existaient pas à son époque. Bref, on sera dans un débat interprétatif, au sein duquel chaque parti propose de construire la signification de la lettre du texte selon d’autres hypothèses, principes et visées concurrentes. Les littéraristes reconnaissent que toute signification tirée de la lettre d’un texte peut faire l’objet d’un débat interprétatif. Les littéralistes le dénient. 207 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 À mon avis - qui reprend celui de penseurs constructivistes (Bruno Latour) ou dé-constructionnistes (Jacques Derrida, Stanley Fish) bien connus - il est crucial de nous ranger du côté des littéraristes afin de reconnaître les conséquences socio-politiques énormes du fait que les débats interprétatifs sont omniprésents et inévitables - et que ceux qui les dénient représentent des menaces très dangereuses pour nos sociétés. C’est précisément en ceci que les études de lettres me semblent être profondément politiques-: en faisant de nous des littéraires, elles nous forment à devenir des littéraristes conséquents, ouverts aux débats interprétatifs, capables à la fois d’en mesurer les difficultés, d’en limiter les dangers et d’en développer les potentiels émancipateurs, égalitaires et démocratiques. S. K.-C.- : Au-delà de l’interprétation des textes, la question de l’herméneutique religieuse soulève celle du statut de la fiction et des récits fictionnels (constitutifs de toute culture). Selon vous, «-le récit fictionnel-» doit devenir «-un opérateur essentiel dans la formation des "valeurs" autour desquelles se retrouvent et se battent nos sociétés-». «-Les fictions-et leurs interprétations littéraires- », soulignez-vous, «- apparaîtront comme un espace unique de négociation des croyances, où peut se construire une culture proprement col-lective - réfléchissant ensemble à ses lectures - qui déjoue à la fois les dangers d’une croyance rigidement bloquée (intégriste, fondamentaliste) et ceux d’une croyance excessivement labile (désengagée, désolidarisée, "opportuniste")- ». Pour interagir avec vous, je dirai ceci- : il est vrai que dans cette perspective, lire/ élire, c’est prendre le parti de ne pas respecter la distribution des parts en termes de littérature advenue dans telle aire géoculturelle, distribution qui s’est effectuée selon le ratio ethno-politique ou ethno-confessionnel (c’est le cas des littératures des minorités, par exemple). Or, actualiser la lecture de ces textes-là implique aussi - et peut-être même est-ce le seul moyen, je pense ici à la littérature judéo-maghrébine - de les réengager dans un processus de lecture collectif inclusif, solidaire, et non plus solitaire, qui en accentuerait à l’inverse l’appartenance minoritaire. Cet engagement qui re-collectivise, qui refonde une collectivité culturelle est d’autant plus effectif que c’est le lecteur même qui «-crée-» le texte, qui le fait exister en l’élisant comme texte à interpréter - «-Michel Charles et une réflexion sur les implications de la critique dite "génétique" en arrivent à présenter la "réalité objective" du texte (et non plus seulement la signification qu’on lui reconnaît) comme une création de son interprète-éditeur-». La lecture qui actualise est ainsi celle qui brouille les frontières entre littérature majoritaire et littérature minoritaire, en reconsidérant l’ensemble des motifs littéraires constituant un patrimoine culturel donné. Je crois que cette question est essentielle, parce que relire selon cette approche, c’est délocaliser, c’est également défaire le plissage herméneutique habituel du texte, le 208 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton prendre différemment. Or cette «-délocalisation-» de la lecture par rapport aux sillons déjà tracés a pour effet de réordonner notre propre «- localisation- » - identitaire, géoculturelle… Opérant ce «- déplacement d’univers- » que vous évoquez, elle nous oblige par ailleurs à «-rompre l’accoutumance-» (Saint-John Perse). Or c’est là mon plaisir même en tant que lectrice-: lorsque «- des lectures "inspirées" et inspirantes (plutôt que scolairement "méthodiques") peuvent […] faire de la rencontre avec une œuvre l’occasion d’une redéfinition de mes priorités et d’une redescription de mon identité-»… Y.C.: Au moins deux points me semblent à souligner dans ce que vous venez de dire, qui me semble vraiment très important. D’abord, le fait que nos lectures sont toujours un peu «-collectives, solidaires, et non seulement solitaires-». Je ne lis jamais seul, ne serait-ce que parce que je lis dans une langue qui doit m’être commune avec l’auteur(e), ainsi qu’avec les milliers ou millions de gens qui contribuent à faire vivre cette langue commune. Nos lectures sont collectives parce qu’elles sont l’occasion de raviver en nous, comme vous le dites aussi très bien, des «-récits constitutifs de toute culture-», que ces récits se présentent comme fictionnels ou comme historiques. L’éthique des études de lettres consiste donc à nous aider à reconnaître la dimension solidaire de nos pratiques de lecture, même lorsqu’elles ont l’air d’être solitaires. Les récits, les connaissances, les beautés, les vérités n’existent - entre nous et en nous - que dans la mesure où nous les faisons circuler parmi nous, que dans la mesure où nous nous en servons pour faire ce que nous faisons au milieu de et avec autrui. Mais sur ces questions, il faudrait aussi regarder de beaucoup plus près que je ne l’ai fait la question des pratiques collectives de lecture, comme nous invite à le faire François Cusset. Il y a beaucoup de contextes dans lesquels nous lisons et interprétons ensemble-: les cours et séminaires d’études littéraires, bien sûr, mais aussi les book clubs, les ateliers participatifs, les discussions de bistrot, les chat rooms, les sites où chacun(e) peut poursuivre la rédaction des fictions les plus célèbres, de façon souvent interactive. Il y a là tout un monde que les études littéraires classiques occultent en faisant comme si l’expérience littéraire était un plaisir solitaire, au lieu d’être aussi une pratique collective. Je trouve aussi très stimulant ce que vous dites de la dynamique dont participe l’expérience littéraire entre le majoritaire et le minoritaire. Toute langue commune est «- majoritaire- » au sein de la communauté donnée qui s’en sert. Mais comme nos langues se superposent les unes aux autres à l’occasion de la mondialisation, et comme aucune langue n’est parfaitement commune, puisque chaque classe sociale, chaque région, chaque idéologie, chaque «- sous-culture- » invente constamment des sociolectes marginalement différents des autres sociolectes pratiqués en d’autres sphères de la 209 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 société, nos solidarités relèvent très souvent de collectivités minoritaires. L’attention littéraire - littérariste - portée aux textes et à leur interprétation est justement un lieu de négociations constantes des frontières entre le majoritaire et les minoritaires qui se superposent, s’opposent, s’interposent entre nous et en nous. Se demander ensemble, dans des débats interprétatifs, ce que veut dire la lettre de tel ou tel texte dont on essaie de construire ensemble une signification commune - ou au moins des significations partageables - voilà précisément ce qui nous aide, individuellement et collectivement, à opérer un travail d’adaptation constante de nos «-valeurs-» (à savoir de nos significations) au sein d’un monde qui est lui aussi en changements constants. Lecture et herméneutique dans les anciens pays colonisés S. K.-C.- : Cette (re)construction constante de collectivité que vous soulignez à l’instant suggère que l’éthique de l’herméneutique pose ipso facto celle de la transmission. Devons-nous, en tant qu’enseignants, transmettre un savoir - ce qui, à mon sens, est de moins en moins «-urgent-» puisque Google se substitue beaucoup au professeur - ou plutôt cultiver chez l’apprenant une aptitude à réinterroger et à ouvrir les possibilités d’imaginer une autre «-vision prophétique du passé-» du texte-- pour reprendre la formule d’Édouard Glissant-? Si l’on suit votre logique, «-transmettre-», c’est accepter de renoncer à la prérogative de la pensée canonique, du plan-type du professeur. Quelque part, la lecture actualisante démet l’enseignant de son pouvoir herméneutique, pouvoir souvent abusif car il contrecarre l’ambition interprétative personnelle de l’apprenant. Ambition inhibée par une forme d’aliénation dans la mesure où, dans les anciennes colonies ou anciens protectorats de la France, on maintient de façon étonnante au programme des textes sans aucun intérêt pour le chercheur local, et qui sont de surcroît considérés sans la moindre proposition exégétique de renouvellement, c’està-dire sans être confrontés à l’épreuve d’être déchus du traditionnel piédestal herméneutique sur lequel la critique métropolitaine les a dressés. Dans cette perspective, la lecture actualisante consiste aussi à prendre conscience que le texte - le roi -, est nu, qu’il est destiné à s’éprouver autrement, sans les étais de la critique… Y.C.-: Je ne dirais pas forcément que «-la lecture actualisante démet l’enseignant de son pouvoir herméneutique-», mais plutôt que, dans la mesure où elle s’articule en une pratique du débat interprétatif (forcément collectif), elle distribue le pouvoir herméneutique d’une façon moins centralisée, et donc potentiellement moins «- abusive- ». Mais le point central de votre 210 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton réflexion est le décalage potentiel entre d’une part un canon littéraire, imposé par l’enseignant(e) et l’administration qui en conditionne les actions, et d’autre part des attentes ou des besoins de la part des étudiant(e)s. La situation coloniale où des petits Algériens doivent apprendre les dates des victoires de «- nos ancêtres- », Gaulois ou Francs, sur les envahisseurs arabo-musulmans à Roncevaux est à la fois caricaturale et emblématique de deux problèmes plus profonds, à distinguer entre eux. D’une part, on pourrait y voir le fait que la plupart des cultures doivent aujourd’hui se cultiver au sein d’un mille-feuille de cultures superposées-: il y a la culture du quartier, celle de la région, celle de l’État-nation, celle de la communauté linguistique, et celle d’une culture de consommation mondialisée qui s’infiltre toujours plus profondément en nous et entre nous. Il n’est donc pas absurde de s’instruire sur l’histoire de France, sur la Guerre de Sécession des USA ou sur l’évolution de la Chine au cours des dix derniers siècles, puisque, même en vivant dans une petite ville tunisienne, on est exposé à des forces (culturelles, sociales, économiques) qui viennent de France, des USA et de Chine, et donc que nous vivons bien, que cela nous plaise ou non, sur une seule et même planète, au sein d’une histoire appelée à converger. Mais il faut aussi, d’autre part, y voir le symptôme d’un impérialisme culturel à combattre dans les conséquences multiples, impérialisme qui poursuit jusqu’à aujourd’hui la colonisation des pays par la colonisation des esprits. Je ne connais pas de meilleure analyse de cet impérialisme culturel que celle donnée par le penseur allemand Georg Franck, dans ses travaux sur «-l’économie de l’attention-» et le «-capitalisme mental-». Je me permettrai de le citer longuement parce qu’il condense une série de phénomènes qu’il me semble essentiel de mieux comprendre-: Dans l’économie mondiale de l’attention, les cultures sont les agents économiques de base, au même titre que les économies nationales dans l’économie générale. Les cultures entretiennent des échanges, comme le font les économies nationales. Les cultures exportent des biens d’information et en retirent de l’attention ou alors elles importent des biens d’information, qu’elles paient sous la forme d’attention. Pour que l’échange soit équitable et rentable, il n’est pas nécessaire que les balances commerciales soient équilibrées pour chaque acte d’échange pris isolément, mais elles doivent être équilibrées à l’échelle mondiale. Si l’on considère pourtant la situation culturelle dans le monde aujourd’hui, on observe un déséquilibre entre la culture du capitalisme mental avancé et la culture du reste du monde. Les cultures les plus avancées - occidentales - exportent massivement de l’information et importent en direct d’énormes quantités d’attention, tandis que les cultures des autres régions 211 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 exportent des quantités d’information très modestes et n’en tirent par conséquent que très peu d’attention. Dans la sphère de la culture - et tout particulièrement dans cette sphère - il y a aussi à l’évidence des gagnants et des perdants par rapport à la mondialisation. Le monde est submergé par une culture de masse occidentale qui essaie tant bien que mal de dissimuler sa prédominance en disséminant des morceaux de multiculturalisme dans ce qu’elle exporte. Le fossé se creuse entre cultures riches et pauvres en considération, comme se creuse le fossé économique entre pays riches et pauvres en général. Le fossé culturel n’est pas moins inquiétant. On ne gagne peut-être pas sa vie avec les revenus de l’attention, mais la considération que l’on gagne alimente l’estime de soi. Le revenu d’attention détermine le degré de perception de sa propre valeur dont on est susceptible de jouir. L’estime de soi, des individus aussi bien que des cultures, dépend de l’appréciation qu’ils reçoivent. Si leur estime de soi est ébranlée, les pays comme les individus peuvent n’avoir d’autre choix que de recourir à l’autodéfense. Ils peuvent être forcés de se convaincre, et de convaincre autour d’eux, que ceux qui leur dénient toute considération sont indignes de leur propre considération. Le dénigrement forcé de ceux dont nous ne pouvons supporter le manque de considération est une source d’agression très ancienne. Dans le capitalisme mental, il devient en effet un mécanisme de défense naturel chez ceux qui se retrouvent du côté des exploités. Le type d’exploitation qui caractérise le capitalisme mental s’exerce à l’encontre de ceux, en très grand nombre, qui prêtent toujours attention et considération, mais qui n’en reçoivent guère en retour. Le mécanisme d’autodéfense typique de cette forme de capitalisme consiste à dénigrer ce que l’on désire pour ne pas en ressentir le manque. Les souffrances liées au déficit d’estime de soi peuvent être aussi douloureuses que l’indigence physique- ; la soif de reconnaissance peut rendre aussi agressif qu’un estomac vide. Le désir d’humilier ceux qui refusent de nous accorder le respect dont on a besoin pour sa propre estime de soi est à l’origine des violences terroristes auto-sacrificielles contre différents symboles de la culture d’exportation occidentale. Il permet par ailleurs de rendre compte des ressentiments que manipulent les mouvements populistes de droite, ainsi que de la violence démonstrative ou des symboles nazis que le lumpenprolétariat utilise pour attraper le peu d’attention qu’il ne pourrait autrement jamais recevoir dans l’économie de la considération. (Georg Franck, «-Capitalisme mental-», Multitudes, n°-54, 2014, p. 165-166). Je ne connais pas de meilleure analyse des causes (médiatiques) de ce qu’on appelle «-terrorisme-» ou «-populisme-» dans la France d’aujourd’hui, dont il me semble qu’une grande partie des causes doit être cherchée dans les effets-boomerangs du colonialisme sur les métropoles. 212 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton S. K.-C.-: L’un de ceux qui ont réfléchi à ces questions de la façon la plus stimulante est le philosophe et écrivain martiniquais Édouard Glissant, dont vous tirez parti, qui a revendiqué à plusieurs reprises un «-droit à l’opacité-». Est-ce que cela ne va pas dans le sens inverse de ce que suggère Georg Franck ci-dessus- ? Dans la mesure où vous appelez à critiquer autrement, à changer nos habitudes herméneutiques raidies par l’historicisme, enjoignant à tirer davantage l’interprétation du côté du lecteur - ainsi, d’ailleurs, que le préconise Iser dans L’Acte de lecture -, on pourrait avancer que la lecture actualisante construit une forme de «- digenèse- » (Glissant) de la lecture. C’est-à-dire de «-détour-» - indiscipliné et non transdisciplinaire, dites-vous - hors des chemins battus de l’histoire littéraire, laquelle est en quelque sorte à la genèse de l’herméneutique littéraire. Cette «-digenèse-» - ou détour hors de la voie royale de l’interprétation - peut déboucher elle-même sur le delta d’herméneutiques très diversifiées, car tout comme est aboli le privilège herméneutique de l’enseignant, l’ancienne prérogative de l’interprétation du texte se trouve ébranlée - un parallèle peut être fait ici avec la confiscation par le pasteur Luther, au XVI e siècle, du «-monopole de l’interprétation légitime et de la délivrance des sacrements-» 2 . Vous formulez ainsi cet état de fait-: «-les acquis sociaux et culturels ne pourront être préservés, et approfondis, que moyennant leur réinscription au sein d’un monde véritablement décolonisé, dans lequel les “nations” militairement et économiquement dominantes ne feront plus seulement parade de leurs passeports, de leurs “droits” et de leur “culture” pour maintenir des privilèges hérités de l’oppression coloniale, mais entreprendront sérieusement d’inventer un autre monde possible, dans lequel la jouissance de ces droits et la créativité productrice de cette culture pourront être partagées au-delà des anciennes frontières nationales-». Je suis tentée d’ajouter-: «-… ne feront plus parade de leurs interprétations dogmatiques-»… Y.C.- : Cela me semble très important en effet. En plus de revendiquer un très important droit à l’opacité, dans un monde qui fétichise la transparence, Glissant propose aussi une théorie très fine des effets de l’économie médiatique de l’attention, telle qu’elle est actuellement dominée par des logiques publicitaires, sur le développement ou l’étouffement de la diversité culturelle. Il me semble important, de ce point de vue, de lire ensemble les travaux d’Édouard Glissant et ceux de Georg Franck, bien synthétisés dans l’article cité ci-dessus. C’est ce que j’ai essayé de faire dans mes deux derniers livres, Pour une écologie de l’attention (2014) et Médiarchie (2017). 2 Olivier Christin, «-L’«-éthique protestante-» et le monde moderne-», in L’Histoire (Hors série), «-Luther. 1517, le grand schisme-», n°75, avril-juin 2017, p. 91. 213 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Éthiques de l’intégrité et de la vérité S. K.-C.- : La lecture actualisante n’est pas sans soulever, également, la problématique du dépaysement lectorial, puisque selon vous, l’interprétation devrait «-apporter un éclairage dépaysant sur le présent-» (Chapitre 3 de Lire, interpréter, actualiser). Quand un texte est lu par un tout autre public que celui auquel il était au départ destiné, et à une tout autre époque, quand le texte se voit propulsé dans une sphère de lecture dépaysante (F. Jullien), la réponse critique de ce nouveau lecteur (exote - V. Segalen - de la lecture- ? ) ne peut être qu’une proposition hétérotopique qui, selon les termes de M. Foucault, inverse et conteste l’interprétation canonique. Mais comment garantir, dans ces conditions de turbulences, l’intégrité du texte-? Et est-il de notre devoir de garantir cette intégrité-? Et qu’est-ce que l’intégrité d’un texte-? Comment ici ne pas penser à la réticence formulée par certains philosophes talmudistes, réticence relative à l’idée de la sacralité du texte religieux, en raison du fait qu’ainsi sacralisé et immobilisé dans une adoration non interrogeante, ce texte court alors le risque de devenir un objet d’idolâtrie- ? Dès lors, traduire revient à dépayser doublement. En éjectant le texte hors de son «-habitat-» linguistique inaugural, en le faisant migrer vers une autre langue (et vers une autre culture d’accueil), ce qui revient à l’immerger dans les eaux d’un autre imaginaire linguistique et culturel, qui vont altérer, nourrir et modifier son aura de significations, l’herméneutique devient - comme l’expérience de la traduction - une initiation à l’étrangeté de tout texte, une épreuve d’hospitalité (Derrida et Khatibi)… Y.C.- : Ces questions de l’intégrité se posent à moi comme à vous. Je m’aperçois que j’ai beaucoup de difficultés à mettre des œuvres longues au programme de mes enseignements, parce que je crains que les étudiants n’aient pas la disponibilité de les lire sérieusement en entier. En même temps, je rechigne à ne lire une œuvre littéraire que par extraits. Donc je me rabats généralement sur des textes brefs, ce qui n’est pas une solution satisfaisante. Je fais parfois un cours d’un semestre sur une seule œuvre, et c’est sans doute le plus intéressant, parce que, justement, on se donne alors les moyens de laisser opérer le texte comme une réalité intégrale et intégrante. Je réduis ainsi «- l’intégrité- » à «- l’intégralité- », mais c’est pour dire qu’il faut peut-être les considérer comme une seule et même chose. Ce que nous faisons en lisant et en interprétant, c’est toujours sélectionner. L’exigence d’intégrité serait une exigence (impossible) d’accorder la même attention à l’intégralité du texte. J’y vois l’horizon le plus exigeant et le plus enrichissant de l’expérience littéraire. La vraie question est celle d’assurer les conditions de possibilité concrètes d’une telle expérience (en termes de temps et d’attention disponibles). Le véritable dépaysement est bien celui-ci-: 214 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 Samia Kassab-Charfi, Yves Citton sortir de notre petit bac à sable qui ne nous habitue à sélectionner que ce que nous voulons voir et entendre, pour nous déplacer sur le terrain du texte dans son intégr(al)ité, qui nous appelle à consacrer notre attention à ce que nous n’aurions pas remarqué en n’y imposant que notre mode de lecture habituel. S. K.-C.-: Ce déplacement/ dépaysement est aussi temporel. Le plaidoyer en faveur d’une lecture qui fait «- fructifier les anachronismes- » nous invite à nous rendre compte que l’approche privilégiant le recours à l’histoire littéraire est elle-même une approche qui considère le temps dans un seul sens, dans la mesure où l’interprète s’aligne sur une fiction temporelle chrono-logique, comme si le temps était un récit. Or même la fiction narrative admet les analepses, les sorties hors-des-rails de la chronologie… Cultiver les anachronismes et les hétérotopismes n’est-il pas une manière, en brouillant la carte-mémoire originelle du texte, de doter la lecture, et donc l’œuvre lue nouvellement, d’une plasticité herméneutique inédite, qui la déterritorialise-(hors de l’origine du texte) à la faveur de cette démarche anachronique d’appropriation- ? Déterritorialisation qui me semble constituer d’ailleurs le meilleur antidote à l’ostracisme culturel… Et en ce sens, ne marche-t-on pas, finalement, sur les pas du sémioticien des cultures François Rastier qui affirme si justement qu’«-une œuvre appartient à son lectorat-», ou du philosophe anglo-ghanéen Anthony Kwamé Appiah, lequel plaide pour un «-cosmopolitisme des cultures-» basé sur l’acquisition d’une conscience culturelle responsable, faisant par exemple qu’un Britannique puisse héberger dans son Panthéon national des œuvres du patrimoine zoulou ou égyptien, mais aussi qu’un Africain aie le droit de pouvoir admirer un (vrai) Picasso dans son musée local-? Y.C.-: Cet idéal est en partie déjà en voie de réalisation, et de plus en plus, dans la mesure où les œuvres venant des zones dominées par l’hégémonie occidentale commencent à être lues, interprétées, enseignées au même titre que les classiques de la littérature anglaise ou française. Les études postcoloniales, comme les études féministes, ont obtenu des succès remarquables, encore très partiels et insatisfaisants, mais dont il faut néanmoins les féliciter. Cela dit, en dehors des départements de lettres, des études universitaires et de la haute culture, nous restons massivement sous la domination néocoloniale des dynamiques attentionnelles très inégalitaires qu’analysait Georg Franck dans la citation donnée plus haut. Rien n’est simple, puisque la musique soul ou le rap sont des formes hybrides largement influencées par des traditions issues d’Afrique et qu’on peut dire que toute la planète, au XXI e siècle, écoute désormais de la musique africaine… Mais c’est une musique formatée par des studios qui sont encore de façon très majoritaire 215 Enjeux éthiques de l’attention littéraire Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 commandés par des esthétiques et des modèles économiques venant de l’Occident (USA/ Europe). Les hétérotopismes sont partout quand on regarde dans le détail des hybridations, mais nulle part quand on regarde les distributions effectives du pouvoir et des richesses. Économie du littéraire S. K.-C.-: Justement, si l’on reste sur les questions d’économie, la viabilité du concept de «-Not for profit-» (Martha Nussbaum) ne me semble jamais aussi particulièrement vivace que dans nos régions (au sud de la Méditerranée), pour les raisons suivantes. D’abord, du point de vue économique, nous «-suivons-» le flux européen. Les grandes décisions politiques et surtout financières sont toutes au service d’une meilleure employabilité et s’inscrivent dans une pensée du progrès socio-économique, pensée qui s’articule à une inscription de plus en plus radicale dans le néolibéralisme. Or cette pensée-là évacue totalement l’idée de valorisation des biens culturels, l’aptitude à repenser le monde par l’attention à l’art. Pourtant, c’est ici que le capital culturel et les compétences semblent devoir être réinvestis et refondés. Pourquoi- ? Parce que cette reconception participe aussi de l’exigence d’innovation qui est partie prenante de la prospérité économique. Contrairement à des pays comme la France, qui ont développé depuis longtemps la conscience très forte de leur excellence en matière de patrimoine culturel (j’inclus dans ce champ la littérature et les écrivains), les pays en voie de développement n’ont pas misé sur la valorisation de cette conscience- ; ils ont même plutôt eu tendance à mettre en veilleuse ce patrimoine au profit de la reconduction d’un arsenal de stéréotypes qui, au besoin, est exhibé à la manière des clichés fétichistes de type orientaliste. Or, se ressaisir de ce capital culturel, c’est aussi prendre part au concert du monde, non en «-se vendant- », mais en développant sa capacité à montrer que la «- différence intraitable- »- (A. Khatibi) constitutive de notre «- identité culturelle- » est comptabilisable dans notre PIB. Qu’en pensez-vous-? Y.C.- : Je suis pour ma part de plus en plus sceptique sur la capacité des dynamiques capitalistes à ne pas nous faire percuter de plein fouet le mur écologique dont se rapproche le train à grande vitesse lancé dans une course écocidaire-: «-la croissance-». Oui, comme je le suggérais en 2007 dans Lire, interpréter, actualiser, les gouvernants tunisiens comme français, comme les chefs d’entreprise, devraient reconnaître qu’il est de notre intérêt commun (et donc du leur aussi) de valoriser les formations de lettres, les créativités culturelles, les partages de contenus qui nous rendent tous plus intelligents (et «-innovants-», pour reprendre un terme-fétiche du discours néolibéral) 216 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0026 ensemble. Mais non, rien ne semble indiquer que les dynamiques financières qui dirigent nos développements sociopolitiques soient capables, en l’état, de prendre en compte - puisque c’est bien de comptabilité qu’il s’agit - ce qui fait notre richesse réelle. En renversant le slogan TINA (There Is No Alternative, sous-entendu- : aux réformes néolibérales), je dirais qu’il n’y a pas d’alternative à inventer des alternatives au capitalisme néolibéral. Et je reprendrais le slogan rival qui fleurit désormais, TAMA-: There Are Many Alternatives- ! Il y a de très nombreuses façons de développer des cultures littéraires, musicales, cinématographiques, culinaires alternatives, dans les marges, dans les résistances, dans les oppositions au néolibéralisme dominant. Il appartient à chacun(e) de nous de le faire, dans nos salles de classe, dans nos bibliothèques, dans nos revues, dans nos ciné-clubs, dans nos sites de partage, dans nos quartiers, dans nos associations. Cela se fait déjà partout, et c’est de ces alternatives que naît déjà le monde de demain. Les hétérotopies - qui fonctionnent sur autre chose que le profit financier - sont déjà partout, à petite échelle encore. Le véritable défi consiste à leur inventer des cadres leur permettant de rivaliser avec les logiques financières à une échelle beaucoup plus large. Comment cultiver nos «-différences intraitables-» pour en tirer des communs partageables qui nourrissent tous nos estomacs et pas seulement les esprits de quelques privilégiés parmi nous- ? Voilà la grande question politique, qui ne se résoudra optimalement qu’en multipliant les débats interprétatifs - sans quoi nous serons soumis à des despotes plus ou moins éclairés, et plus ou moins bienveillants, qui nous imposeront leur conception du bien et leurs intérêts dominants. C’est pourquoi, encore une fois, les études de lettres méritent d’être considérées comme essentielles à notre futur commun. Elles constituent un moyen merveilleux - pas le seul, bien entendu mais un des plus satisfaisants - pour former, structurer, raffiner, multiplier ces débats interprétatifs dont devront émerger les valeurs qui réorienteront notre avenir loin des rails écocidaires où se dirige aveuglément notre TGV planétaire de «-la croissance-» du PIB. Samia Kassab-Charfi, Yves Citton
