eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 46/90

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2019-0001
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2019
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Le «Pologue de l’impatience»: Quand un prologue métathéâtral devient une archive pour l’histoire du théâtre

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Flavie Kerautret
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PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 Le « Prologue de l’impatience » : Quand un prologue métathéâtral devient une archive pour l’histoire du théâtre F LAVIE K ERAUTRET (U NIVERSITÉ P ARIS N ANTERRE ) En 1959 paraît à l’occasion du 29 Gala de l’Union des artistes, un disque vinyle de 33 tours reprenant des extraits de pièces interprétés par des célèbres comédiens français alors disparus 1 . Ce disque, produit pour les archives de la RTF, constitue un acte de célébration symbolique qui accompagne le geste de filmer intégralement le Gala de l’Union des artistes, pour la première fois, en vue d’une projection dans les salles de cinéma. Par ces publications du Gala, il s’agit de mettre en valeur la réunification des deux syndicats des acteurs (le Syndicat National des Acteurs, syndicat historique, et le Comité National des Acteurs, présidé par Gérard Philippe) alors que l’année précédente (1958) avait été un moment de scission matérialisée par la représentation de deux galas au lieu d’un seul 2 . Plus largement, le vinyle répond à une entreprise patrimoniale, à la fois du côté des textes choisis et du côté de leurs interprètes. Dans cette perspective, l’enregistrement sélectionne des dramaturges du répertoire, des auteurs canoniques tels que Molière, Shakespeare ou encore Tchekhov. De manière plus inattendue, on y trouve également le « Prologue de l’impatience 3 » de 1 1 er disque du Gala de l'Union des artistes. Paris, Vega, 1959. Gala annuel de charité organisé au cirque d’hiver par l’Union des artistes au profit de ces derniers. L’Union des artistes deviendra le Syndicat National des Acteurs. Pour une histoire de cette organisation syndicale, voir Marie-Ange Rauch, De la cigale à la fourmi. Histoire du mouvement syndical des artistes interprètes français (1840-1960), Paris, Éditions de l’Amandier, 2006. 2 Marie-Ange Rauch, « Le Gala de l’Union des années 1960 aux années 1980 », dans Le Gala de l’Union des artistes, 1971-1975. Photographies de Daniel Lebé, Paris, Association Paris-Musées, 2006. 3 Jean Gracieux, dit Bruscambille. Œuvres complètes, éd. Hugh Roberts et Annette Tomarken, Paris, H. Champion, 2012, p. 206-208. Toutes les citations de ce Flavie Kerautret PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 8 Bruscambille, un comédien du début du XVII siècle, prononcé par Louis Jouvet 4 . Ce discours décrit le public tumultueux de l’hôtel de Bourgogne, lieu généralement considéré comme la première salle de spectacle spécialisée de la capitale 5 . La lecture de ce discours, qui sert d’ouverture à la face B de ce vinyle et rejoue ainsi sa fonction introductive, semble incongrue dans ce paysage puisque ce farceur des années 1610-1630 est tombé dans l’oubli, ou du moins qu’il est appréhendé comme un auteur « mineur » d’une période ellemême un peu marginalisée dans l’histoire du théâtre, celle-ci la considérant surtout comme un moment d’essor avant son institutionnalisation 6 . Un tel choix interpelle et invite à regarder de plus près ce discours pour comprendre cette intrusion d’une figure oubliée dans un panel de « grands auteurs » à vocation patrimoniale. Ce « Prologue de l’impatience » peignant la foule agitée de l’hôtel de Bourgogne, fait partie des 115 prologues qui paraissent de manière compilée sous le nom de Bruscambille à partir de 1609. Ces recueils de harangues scéniques introductives constituent un véritable phénomène éditorial dans le premier tiers du XVII siècle si l’on tient compte du grand nombre d’éditions qui nous sont parvenues (43 éditions entre 1609 et 1635, plus des discours isolés) et de la dispersion de leur publication sur le territoire français (Paris, Rouen, Lyon, Troyes et même au-delà avec une traduction allemande 7 ). Ces recueils rassemblent de brefs discours en prose farceur proviennent de cette édition qui contient une bibliographie détaillée, des indications biographiques et une liste de travaux concernant cet acteur auxquelles on pourra se référer. Pour y renvoyer, nous indiquerons à présent uniquement la mention OC, suivie du numéro de pages entre parenthèses. 4 Cette lecture du « Prologue de l’impatience » par Louis Jouvet sera reprise dans une compilation réalisée en hommage à ce comédien, intitulée Grands moments de l'Athénée (Paris, Adès, 1976). 5 Sur la place centrale de l’hôtel de Bourgogne dans la vie théâtrale au XVII siècle, voir Pierre Pasquier, « L’Hôtel de Bourgogne et son évolution architecturale : éléments pour une synthèse », dans Les Lieux du spectacle dans l’Europe du XVII siècle. Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII siècle européen, Université Michel de Montaigne - Bordeaux III, 11-13 mars 2004. Charles Mazouer (dir.), Tübingen, G. Narr, p. 47-71. 6 Déborah Blocker, Instituer un « art ». Politiques du théâtre dans la France du premier XVII siècle, Paris, H. Champion, 2009. 7 Grillenvertreiber, das ist, Newe wunderbarliche Historien seltsame abentheurliche Geschichten kauderwelsche Ratschläg und Bedencken : so wol von den Witzenburgischen als auch Calecutischen Commissarien u. Parlaments Herren unterschiedtlich vorgenommen, beschlossen u. ins Werck gesetzt : erstlich in zwey Bücher verfasset [...] durch Conradum Agyrtam, von Bellemont, sampt vorgehendem Formular [...] gegeben Le « Prologue de l’impatience » PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 9 qui prétendent servir d’introductions à des pièces plus longues alors qu’on ne sait pas s’ils ont été dits sur scène et qu’on ne connaît pas grand-chose de ce contexte puisque ces prologues ne présentent pour la plupart ni personnages ni intrigues, préférant développer des anecdotes comiques, des éloges paradoxaux ou des propos apparemment sans queue ni tête 8 . Alors que la plus grande partie des écrits parus sous le nom de Bruscambille sont délaissés par la critique, le « Prologue de l’impatience » occupe une place non négligeable dans les œuvres qui disent faire l’histoire du théâtre et se retrouve même assimilé à des publications patrimoniales comme celle du Gala de l’Union des artistes. La plupart de ces publications lui confèrent une valeur de source historique, ce qui n’est pas sans effet sur l’image du public de Bruscambille et plus généralement du théâtre dans les premières décennies du XVII e siècle. À travers ce prologue, c’est peut-être la fabrique de l’histoire des conditions de représentation que l’on voit à l’œuvre. En effet, ce discours métathéâtral acquiert progressivement la valeur qu’on accorde à une « archive », au sens de document renseignant sur une période donnée et pouvant servir à écrire l’histoire de celle-ci. En adoptant un parcours chronologique, il s’agit de faire l’expérience de pister un énoncé spécifique, en sériant ses différentes apparitions et en les prenant comme des points d’observation pour s’interroger sur les manières de faire l’histoire des conditions de représentation. En bout de course, quelques hypothèses tenteront d’expliquer la réussite de ce prologue spécifique au fil du temps. Des recueils de prologues aux écrits de l’histoire du théâtre : vers un statut d’archive (XVII e siècle - XVIII e siècle) Le « Prologue de l’impatience » se présente comme une harangue d’un comédien, comme une ouverture de théâtre qui remplit sa mission introductive en réalisant une description du public et en énonçant des consignes pour que le spectacle se déroule dans de bonnes conditions. En voici le début : soll benebens Bruscambille Phantaseyen, Franckfurt am Main, 1670. La troisième partie est une traduction des Fantaisies de Bruscambille. 8 Sur la pratique de l’éloge paradoxal par Bruscambille, voir notamment Annette Tomarken, « “Un beau petit encomion” : Bruscambille and the Satirical Eulogy on Stage », Renaissance Reflections : Essays in memory of C. A. Mayer, P. M. Smith et T. Peach (dir.), Paris, H. Champion, 2002, p. 247-67 ; et sur le galimatias, voir les travaux de Hugh Roberts et notamment le blog : « Gossip and Nonsense. Excessive Language in Renaissance France » : http: / / gossipandnonsense.exeter.ac.uk/ . Flavie Kerautret PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 10 Vous sçavez bien, ou le devez scavoir (spectatores impatientissimi) que quand les medecins, parce qu’il y en a d’uns & d’autres, veulent guerir un corps cacochime, ils commencent par la purgation de l’humeur peccante, tout ainsi vostre impatience qui m’indicque une grande alteration de cerveau, & que vous estes travaillez la pluspart d’une colique sainct Mathurin, servira de matiere à ce petit discours pour voir si en attendant le voyage que vous y devez, il y auroit moyen d’user de quelque cure palliative par de belles petites remonstrances au vieil loup. Je vous dy donc que vous avez tort, mais grand tort de venir depuis vos maisons jusques icy pour y monstrer l’impatience accoustumée, c’est-à-dire pour n’estre à-peine entrez, que dès la porte vous ne criez à gorge despaquetée, commencez, commencez. Nous avons bien eu la patience de vous attendre de pied ferme & recevoir vostre argent à la porte, d’aussi bon cœur pour le moins que vous l’avez presenté, de vous preparer un beau Theatre, une belle piece qui sort de la forge, & est encor toute chaude, mais vous plus impatiens que la mesme impatience, ne nous donnerez pas le loisir de commencer. A-t’on commencé c’est pis qu’entan, l’un tousse, l’autre crache, l’autre pette, l’autre rit, l’autre gratte son cul, il n’est pas jusques à messieurs les Pages & Lacquais qui n’y veullent mettre leur nez, tantost faisant intervenir des gourmades reciproquées, maintenant à faire plouvoir des pierres sur ceux qui n’en peuvent mais : Pour eux je les reserve à leurs maistres, qui peuvent au retour avec une fomentation d’estrivieres appliquées sur les parties posterieures esteindre l’ardeur de leurs insolences. (OC, p. 206) Bruscambille fait mine de choisir un sujet à l’impromptu, en l’occurrence l’impatience de l’assemblée présente. Comme dans la grande majorité des harangues de son fait, ce prologue n’introduit pas une pièce particulière et c’est sans doute ce qui favorise sa reprise, des années plus tard, par Louis Jouvet. Du point de vue de la publication, ce prologue ne se distingue pas non plus des autres discours de ce comédien, d’une part parce qu’il ne relève pas de ses premiers prologues imprimés en 1609, sa première parution étant effectuée en 1612 dans Les Fantaisies de Bruscambille 9 et, d’autre part, parce qu’il ne fait pas non plus partie de ses textes les plus réimprimés. En effet, il est présent dans 19 éditions sur les 50 parues au cours du XVII siècle tandis que d’autres prologues non métathéâtraux sont repris de manière beaucoup plus marquée comme, par exemple, le 9 Jean Gracieux, dit Bruscambille. Les Fantaisies de Bruscambille. Contenant plusieurs Discours, Paradoxes, Harangues & Prologues facecieux. Faits par le Sieur des Lauriers, Comedien, Paris, J. Millot, 1612. Le « Prologue de l’impatience » PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 11 « Prologue pedentesque sur un plaidoyer », présent dans au moins 28 éditions depuis sa première version en 1609 10 . La publication imprimée des recueils de Bruscambille diminue fortement après 1634-1635 et la mort supposée du farceur 11 , même si elle réapparaît de manière sporadique et connaît un bref regain dans les années 1660 où ce type de texte plaisant et scabreux redevient à la mode pour complaire à un nouveau public. Le « Prologue de l’impatience » ne figure pas parmi les prologues sélectionnés dans les recueils qui sont encore édités dans la seconde moitié du XVII siècle, sans doute parce qu’il peint l’hôtel de Bourgogne comme un espace d’agitation alors que cette salle est devenue l’un des lieux dramatiques parisiens les plus en vue et qu’il abrite une troupe royale de plus en plus reconnue 12 . À l’exception d’une édition plus tardive en 1647, le « Prologue de l’impatience » est presque exclusivement édité entre 1612 et 1635 ce qui prouve que son extraction n’a pas été immédiate et qu’il n’a acquis sa valeur d’archive que dans le temps. Sa singularisation est bien plutôt le fait de l’histoire littéraire et théâtrale qui isole ce prologue parce qu’il parle du théâtre, et ce surtout à partir du XVIII siècle. C’est au cours de ce siècle, période où l’image du XVII e siècle comme « Grand siècle » ou « siècle de Louis XIV 13 » pour reprendre l’appellation consacrée par Voltaire, commence à se mettre en place, que le « Prologue de l’impatience » reparaît, et qu’il est singularisé en changeant de cadre de publication. En effet, ce prologue ne figure plus au sein de rééditions ou adaptations des recueils de Bruscambille, mais il est cité dans des ouvrages qui affichent leur volonté de proposer une histoire du théâtre. Ce 10 Les chiffres s’appuient sur la bibliographie de Bruscambille réalisée dans ses Œuvres complètes (op. cit.). On peut toutefois noter qu’un bref passage du « Prologue de l’impatience » (celui-cité plus haut concernant les laquais) est utilisé dans l’une des variantes du « Prologue autant serieux que facecieux » (OC, p. 184- 188) dans une édition de 1620. 11 En 1634 paraît un opuscule comique qui le donne comme un résident des Champs Élysées : Les Révélations de l’ombre de Gautier-Garguille, nouvellement apparuë au Gros Guillaume, son bon amy, sur le Theatre de l’Hostel de Bourgogne. Contenant toutes les affaires de l’autre Monde, Paris, s. n., 1634, p. 14. 12 La salle devient le théâtre de la troupe royale à partir des années 1630 et est rénovée en 1647. À propos de l’hôtel de Bourgogne, voir S. Wilma Deierkauf- Holsboer, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. II. Le Théâtre de la troupe royale 1635- 1680, Paris, Nizet, 1968-1970. 13 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV publié par M. de Francheville, Berlin, C.-F. Henning, 2 tomes, 1751. On peut aussi penser, plus tôt, à des entreprises comme celle de Charles Perrault avec Le Siècle de Louis le Grand. Poème. Par M. Perrault de l’Académie Françoise, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1687. Flavie Kerautret PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 12 changement de cadre indique que, très tôt, on ne lit plus ces textes de Bruscambille de la même manière que lors de leur parution, qu’ils ne sont pas uniquement parcourus en tant que littérature de divertissement mais que leur contenu et leur forme intéressent le développement de l’art dramatique. Dans cette nouvelle perspective, le « Prologue de l’impatience », discours explicitement métathéâtral, est en quelque sorte mis sous les feux de la rampe. Un bon exemple de ce changement de perception vis-à-vis des prologues de Bruscambille et plus spécifiquement du « Prologue de l’impatience » se trouve dans l’Histoire du théâtre françois de Claude et François Parfaict, chroniqueurs et historiens du théâtre 14 . Cet ouvrage répond à un projet ambitieux et se matérialise sous la forme de 15 volumes in-12° parus entre 1735 et 1749 à Paris et Amsterdam 15 . La présentation adoptée, sélective et chronologique, fonctionne surtout par extraits 16 . En cherchant à cataloguer les pièces parues dans les premières décennies du XVII e siècle, les frères Parfaict évoquent le cas de Phalante, une pièce alors connue uniquement par l’intermédiaire du prologue « Pour la tragédie de Phalante » paru sous le nom de Bruscambille 17 . Cette tragédie leur fournit l’occasion de présenter ce farceur, auquel ils consacrent plusieurs pages sous prétexte que ses 14 On leur doit notamment un Dictionnaire des théâtres de Paris[...] en 7 volumes (Paris, Lambert, 1756), des Mémoires pour servir à l'histoire des spectacles de la foire. Par un forain (Paris, Briansson, 1743 - selon le catalogue de la BnF) ou encore une Histoire de l’ancien théâtre italien jusqu’en 1697 […] (Paris, Lambert, 1753). 15 Claude et François Parfaict, Histoire du théâtre françois, depuis son origine jusqu'à present. Avec la vie des plus célèbres poëtes dramatiques, des extraits exacts & un catalogue raisonné de leurs pieces, accompagnés de notes historiques & critiques, 12 vol., Amsterdam, 1735-1749. 16 A la différence d’autres historiens du théâtre qui publient dans les mêmes années, comme par exemple : Pierre-François Godard de Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France. Depuis l'année onze cent soixante-un jusques à présent, Paris, Prault père, 1735. 17 Claude et François Parfaict, Histoire du théâtre françois, depuis son origine jusqu'à present. Avec la vie des plus célèbres Poëtes Dramatiques, un Catalogue exact de leurs Piéces & des notes Historiques & Critiques, Paris, Le Mercier et Saillant, 1745, t. 4, p. 137-138 : « Phalante, Tragédie par un Auteur Anonime. Représentée à l’hôtel de Bourgogne vers 1610. Nous ne connoissons cette Piéce que par un Prologue que Des Lauriers (Bruscambille) prononça le jour de sa première représentation ». Ce discours est vraisemblablement destiné à Phalante, une tragédie de Jean Galaut éditée en 1611 dans le Recueil des divers poemes et chants royaux. La pièce a été rééditée : Jean Galaut, Phalante, éd. Alan Howe, Exeter, Exeter UP, 1995. La Calprenède, écrira plus tard une pièce du même nom : Gautier de Coste La Calprenède, Phalante, tragédie, Paris, A. de Sommaville, 1642. Le « Prologue de l’impatience » PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 13 prologues fournissent des renseignements sur les conditions de représentation de son époque. Autrement dit, ils les donnent à lire comme des archives. Les frères Parfaict choisissent des extraits dans huit prologues différents, en privilégiant des passages qui mettent l’accent soit sur l’annonce de la venue de Jean Farine 18 , un comparse de Bruscambille, soit sur des passages qui miment un dialogue avec le public. En somme, ils sélectionnent des extraits qui valorisent la vocation théâtrale de ces discours plutôt que leurs thématiques, quand bien même on ne sait pas s’ils ont été représentés comme tels sur scène ni dans quel cadre 19 . Le plus long extrait, qui se trouve de plus distingué par sa position finale dans ce florilège, provient du « Prologue de l’impatience ». Ce discours est lui-même cité par morceau, les frères Parfaict opérant une sélection et supprimant, par exemple, les plaisanteries grivoises et provocatrices comme lorsque le farceur s’écrie, de manière paradoxale : « aprenez [la patience] de moy, qui endureroit fort librement un fer chaud en vostre cul sans crier » (OC, p. 207). Épuré de ses plaisanteries triviales, le prologue se trouve doté d’une certaine dignité en paraissant dans une histoire du théâtre. Les prologues sont présentés dans cet ouvrage comme des écrits qui nous informent sur « la vie de cet Auteur, & […] par le même moyen fournissent des anecdotes pour le Théâtre de ce tems 20 ». Ce discours devient ainsi, par la parole des frères Parfaict, une source pour des realia concernant le théâtre, un domaine dont ces auteurs cherchent à se faire des spécialistes et des praticiens 21 . La lecture du « Prologue de l’impatience » est bien guidée par une optique documentaire, ce qui transforme la portée de ce discours 18 Ce comédien, toujours non identifié à ce jour, est mentionné à plusieurs reprises dans les prologues de Bruscambille. À titre d’exemple, on peut consulter la première partie du « Discours de l’Amour & de sa verité divisé en trois parties ou Prologues » (OC, p. 352). 19 On ne dispose pas de témoignages de contemporains qui détailleraient et décriraient la pratique scénique de Bruscambille. Ses prologues se présentent bien comme du théâtre mais il est difficile de dire s’ils ont été prononcés en l’état et il est fort probable que les textes imprimés en recueils soient des versions « aménagées » en vue de l’imprimé. 20 Claude et François Parfaict, Histoire du théâtre françois, depuis son origine jusqu'à present. Avec la vie des plus célèbres Poëtes Dramatiques, un Catalogue exact de leurs Piéces & des notes Historiques & Critiques, Paris, Le Mercier et Saillant, 1745, t. 4, p. 139. 21 A propos des frères Parfaict, voir Robert Clark, « Les Frères Parfaict et François de Beauchamps, historiens du théâtre médiéval au XVIII siècle », Les Pères du théâtre médiéval. Examen critique de la constitution d'un savoir académique, Marie Bouhaïk- Gironès, Véronique Dominguez et Jelle Koopmans (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 23-34. Flavie Kerautret PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 14 plaisant. Alors que ce monologue décrivait le désordre de l’hôtel de Bourgogne pour en rire et s’en défaire, c’est cette image qui est retenue et qui va être accentuée par une historiographie friande d’anecdotes. Intronisation et instrumentalisation du prologue comme archive (XIX e siècle) La mise en valeur de ce prologue en particulier au sein de la production de Bruscambille en raison de sa valeur métathéâtrale et le fait qu’il acquiert un statut de source, s’accentue au XIX siècle, moment clé pour la réception du « Grand Siècle » comme l’a notamment mis en lumière le travail de Stéphane Zékian 22 . Plusieurs facteurs pouvant expliquer la valorisation de ce discours se conjuguent et se croisent : tout d’abord, de manière large, l’essor du romantisme qui participe à la redécouverte des œuvres du « premier XVII siècle » et qui remet à l’honneur des écrits non canoniques ; ensuite, à moindre échelle, le développement des sociétés savantes et bibliophiles qui s’intéressent aux curiosités de cette période et en font parfois des objets de collection 23 ; et enfin, dans le cadre dramatique plus spécifiquement, les entreprises de publication destinées à dresser l’histoire de cet art se poursuivent et l’on retrouve ici encore, de manière isolée, le « Prologue de l’impatience ». Au cours de cette période, les textes de Bruscambille sont exhumés et prennent de plus en plus une valeur de témoignages, en particulier lorsqu’il s’agit de décrire la composition du public. Ainsi, dans les Mélanges de littérature qui paraissent en 1804 sous l’égide d’un membre de l’Académie française et censeur royal, Jean-Baptiste-Antoine Suard, une partie intitulée « Coup-d’œil sur l’histoire de l'ancien théâtre français » revient dans son troisième chapitre sur l’époque allant de « l’établissement d’un théâtre 22 Stéphane Zékian, L’Invention des classiques. Le siècle de Louis XIV existe-t-il ? Paris, CNRS éditions, 2012. 23 Jean-Pierre Chaline note que les communautés érudites du XVII siècle et surtout du XVIII siècle constituent « la base de départ et la constante référence du grand mouvement de création - ou de restauration - des sociétés savantes qui caractérisent le XIX siècle par-delà la cassure révolutionnaire » (Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en France XIX -XX siècles, Paris, Éditions du C.T.H.S., 1998, p. 37). Pour une étude approfondie de l’un de ces érudits, voir Christophe Blanquie, Tamizey de Larroque : l'érudit des érudits (1828-1898). Au cœur d’un grand siècle de l’érudition, Saint-Quentin-de-Baron, Éditions de l'Entre-deux-Mers, 2017. Le « Prologue de l’impatience » PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 15 régulier jusqu’à Corneille 24 ». L’auteur affirme que « la bonne compagnie fréquentait peu les théâtres 25 » sous Henri IV et Louis XIII et corrobore cette vision à l’aide de la production du farceur. Il fait un usage historique des prologues de Bruscambille lorsqu’il cherche à décrire le parterre pour confirmer son dire : La composition du parterre pouvait bien éloigner un peu les femmes du spectacle. Il n’était assujetti, comme à présent, à une certaine décence ; il jouissait de la plus entière liberté ; du moins si l’on en doit juger par un de ces prologues ou discours que les acteurs avaient coutume de réciter et ordinairement d’improviser au commencement de chaque représentation, et qu’on a pris soin de nous conserver. Dans celui-ci, Bruscambille, farceur contemporain de Gros-Guillaume et camarade de Jean Farine, se plaint amèrement de l’impatience des spectateurs qui, à peine entrés, crient dès la porte, à gorge dépaquetée : commencez ! commencez ! « Mais, ajoute-t-il, a-ton commencé, c’est pis qu’auparavant ; l’un tousse, l’autre crache, l’autre rit, l’autre…. Il n’est pas jusqu’à messieurs les pages et les laquais qui n’y veulent mettre leur nez […] ». Puis il continue : « Il est question de donner un coup de bec en passant à certains péripatétiques, qui se pourmeinent pendant qu’on représente […] ». D’après ces conseils très-sages, on voit que les représentations de l’hôtel de Bourgogne n’étaient rien moins que tranquilles, et qu’elles devaient ressembler beaucoup à ce qui s’est passé dans nos salles de spectacle, dans ces tems où le malheur et la crainte en avaient écarté tout ce qui conservait quelque sentiment de décence […] 26 . Par le choix d’extraits provenant spécifiquement du prologue métathéâtral sur l’impatience des spectateurs, l’historien transmet une image orientée mais aussi spectaculaire de ce théâtre d’avant Corneille, apparemment peu convenable par le public qu’il charrie. Comme chez les frères Parfaict, une censure de l’inconvenance est opérée puisqu’une ligne de points vient remplacer la mention de la silhouette se grattant le postérieur évoquée par Bruscambille et se présente comme le stigmate d’une suppression. On mesure surtout que l’évocation de ce parterre turbulent d’un autre âge sert un parallèle avec la situation contemporaine du critiquecompilateur et c’est ce qui semble représenter la finalité de ce bref développement. La clôture de cet extrait sur les « tems où le malheur et la crainte […] avaient écarté tout ce qui conservait quelque sentiment de décence [des salles de spectacle] » renvoie de manière allusive aux troubles 24 Mélanges de littérature. Publiés par J.-B.-A. Suard, Secrétaire perpétuelle de la Classe de la Langue et de la Littérature françaises de l’Institut national de France, Membre de la Légion d’honneur, Paris, Dentu, 1804, t. 1, p. 100. 25 Ibid., t. 1, p. 137. 26 Ibid., t. 1, p. 137-139. Flavie Kerautret PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 16 récents qu’a connu la France au cours de la Révolution. En peignant une image désordonnée du « théâtre d’avant Corneille », Jean-Baptiste-Antoine Suard en valorise l’après et, implicitement, la politique royale puissante qui caractérisait cette période. On assiste dans le cas présent à un usage « illustratif du témoignage 27 » où l’histoire littéraire recouvre en l’englobant le discours du farceur. Au-delà de l’archive, le « Prologue de l’impatience » de Bruscambille est repris et instrumentalisé pour accompagner une vision politique. Une perspective documentaire proche semble déterminer la reprise, toujours par extraits, de ce même prologue dans les Annales dramatiques, ou Dictionnaire général des théâtres 28 . Cette publication des années 1810, composée de 9 volumes in-8°, est réalisée par un collectif qui se présente comme « une société de gens de lettres » selon le modèle des sociétés savantes qui se développent à cette époque. L’histoire du théâtre n’est ici pas abordée de manière chronologique mais plutôt analytique, par le système du dictionnaire. Le lecteur trouve ainsi une entrée « Bruscambille » qui est composée, pour plus de la moitié, d’une citation du « Prologue de l’impatience », extrêmement fragmentaire et non commentée. L’opération de sélection réalisée fait apparaître que ce sont presque toujours les mêmes passages de ce texte qui sont sélectionnés, c’est-à-dire ceux qui mettent en avant le tumulte de l’assistance ou ceux qui se présentent comme un simulacre de dialogue avec le public. Ce choix véhicule de nouveau une image chaotique de la pratique dramatique dans ces premières années du XVII siècle, ou de ce « tems où la scène française était encore dans l’enfance 29 » selon la formule qui introduit ce texte dans le Dictionnaire général des théâtres. Une telle image constitue un topos historiographique comparant cette période à des balbutiements. En effet, la critique a tendance à reprendre cette comparaison entre l’évolution du théâtre et le développement d’un être humain puisqu’à l’inverse, le théâtre d’après Corneille peut être considéré comme un « âge adulte ». Chez Jean Rousset par exemple, ce motif sert la périodisation de ce qu’il définit comme un « âge baroque » lorsqu’il évoque l’accroissement de la réflexivité au théâtre : « Il s’agit d’une prise de conscience ; le théâtre après 1630 atteint une sorte d’âge adulte ; il est naturel qu’il se regarde, se discute, se disculpe, se demande ce qu’il est ; c’est pourquoi le sujet de la comédie, c’est la comédie 27 Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira, Histoire, littérature, témoignage. Écrire les malheurs du temps, Paris, Gallimard, 2009, p. 14. 28 [Babault, A.-P.-F. Ménégault et alii]. Annales dramatiques, ou Dictionnaire général des théâtres […] par une société de gens de lettres, Paris, Babault, 1808-1812. 29 Ibid., p. 130. Le « Prologue de l’impatience » PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 17 même 30 ». Dans les Annales dramatiques, le nom de Bruscambille sert par ailleurs d’entrée pour un propos général porté sur l’usage du prologue à cette époque, propos plutôt approximatif puisqu’il semble considérer tous les farceurs comme prologueurs et distinguer un Gautier et un Garguille quand ces deux noms renvoient au comédien Hugues Quéru (ou Guéru) 31 . A l’inverse de ce principe de généralisation, on trouve à la même période des ouvrages où le « Prologue de l’impatience » est mobilisé lorsqu’il s’agit de faire une histoire circonstancielle, à partir de petits faits vrais. Il est ainsi cité dans un ouvrage paru au début du XIX siècle sous le titre Choix d’anecdotes, anciennes et modernes, ou recueil choisi de traits d'histoires 32 . Le cadre de représentation de Bruscambille et de son « Prologue de l’impatience » est posé par cette proposition : « Au temps où la scène française étoit encore dans la barbarie […] 33 », ce qui illustre clairement la valeur marginale, presque folklorique, accordée à ce type d’écrit. De nouveau, c’est le début du prologue, celui qui se focalise sur le parterre en le peignant comme un public de laquais ne parvenant pas à se tenir 34 , qui est cité parce qu’il correspond à la vision d’un théâtre « encore dans la barbarie ». Cette vision d’un théâtre encore malformé et à l’aube de son essor, accentue une dichotomie entre ce qui relèverait d’une période « classique » et le reste d’une période « pré-classique » au détriment de cette 30 Jean Rousset, La Littérature à l’âge baroque. Circé et le Paon, Paris, Corti, 1995, p. 70. À propos du développement de ce théâtre réflexif, voir Jeanne-Marie Hostiou, Les Miroirs de Thalie. Le Théâtre sur le théâtre et la Comédie-Française (1680-1762), Paris, Classiques Garnier, 2019. 31 Annales dramatiques, ou Dictionnaire général des théâtres, op. cit., t. 2, p. 130-131 : « Au temps où la scène française était encore dans l’enfance, le prologue des moralités, des sottises, des farces était, à la manière des Anciens, l’exposé du sujet ou une harangue pour captiver la bienveillance des spectateurs ; le plus souvent une facétie où l’on s’efforçait de les faire rire. Il y avait dans la troupe un acteur chargé de cet emploi ; c’était Gros-Guillaume, Gautier, Garguille, Turlupin, Guillot Gorju, Bruscambille. Les prologues de celui-ci sont d’un ton de plaisanterie qui dut plaire dans son tems. Dans l’un de ces prologues, Bruscambille se plaint de l’impatience des spectateurs ». 32 Antoine Denis Bailly et Jean-Charles Poncelin de la Roche-Tilhac, Choix d’anecdotes anciennes et modernes, ou Recueil choisi de traits d’histoires, et particulièrement de tout ce qui est relatif à la mort de Louis XVI et de sa famille, Paris, Poncelin, 1803- 1804. 33 Ibid., t. 3, p. 213. 34 Est exclu au contraire, le passage faisant référence au fait que le public puisse se tenir « assis ou debout » (OC, p. 20) pour entendre et voir le spectacle à l’hôtel de Bourgogne, alors qu’il peut renvoyer au public des loges ou à celui de l’amphithéâtre. Flavie Kerautret PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 18 dernière. On mesure, à partir de cet exemple d’une histoire par l’anecdote, comment un discours plaisant tel que le « Prologue de l’impatience », peut être manipulé pour servir une vision téléologique de l’histoire de la pratique théâtrale dirigée vers ce qui est considéré comme son avènement dans la seconde moitié du XVII siècle. On retrouve ainsi en action un schéma décrit par l’historienne Marie Bouhaïk-Gironès à propos de l’acteur lorsqu’elle déplore la construction d’un mythe évolutionniste qui irait du Moyen-Âge au XVII siècle, de l’acteur amateur au professionnel dans le sens d’un prétendu progrès 35 . Ces différents cas montrent les effets de distorsion que peut créer l’historiographie ainsi que la place centrale que peut acquérir un auteur pourtant généralement considéré comme « mineur » dans la construction de l’histoire des représentations. Ces exemples d’essais critiques historiques qui singularisent le « prologue de l’impatience » pour sa valeur d’archive pourraient être complétés jusqu’à aujourd’hui de façon à illustrer la prégnance et la valeur ajoutée accordée à ce type de discours métathéâtral 36 . La vision tumultueuse, centrée sur le parterre, des conditions du spectacle décrites par le farceur a largement été retravaillée et nuancée par des études plus récentes, qui insistent notamment sur la mixité sociale et genrée de ce public 37 . Toutefois, une telle image reste vivace alors même qu’il est peu probable qu’un discours comme celui de l’impatience ait été prononcé comme tel devant les spectateurs de l’hôtel de Bourgogne et que 35 Marie Bouhaïk-Gironès, « Comment faire l’histoire de l’acteur au Moyen Âge ? », Médiévales, n°59 (2010), p. 107-125. 36 On le trouve par exemple adapté dans l’ouvrage d’Émile Magne sur Gaultier- Garguille, camarade de Bruscambille à l’hôtel de Bourgogne, où la peinture du parterre de cette salle parisienne est clairement inspirée de ce prologue : « un ramassis grouillant », « ivres de bières et de pétun, ces mistoudins, ces écornifleurs d’honneur, ces magasins de sottise brament et braillent, rotent, pètent, toussent, crachent, reniflent, rient, s’injurient, se battent, ou bien, avec des gestes simiesques » (Emile Magne, Gaultier-Garguille, comédien de l’Hôtel de Bourgogne, notice d’après des documents inédits […], Paris, Société des Éditions Louis-Michaud, 1911, p. 25). Plus récemment, on retrouve ce texte dans Charles Mazouer, Le Théâtre français de l'âge classique. I. Le premier XVII siècle, Paris, H. Champion, 2006, p. 146-148. 37 Alan Howe, Le Théâtre professionnel à Paris 1600-1649, Paris, Centre historique des archives nationales, 2000 ; ou, par exemple, à propos des prologues de Bruscambille : Hugh Roberts et Anne Tomarken, « Bruscambille, auteur dramatique et défenseur du théâtre », Le Dramaturge sur un plateau. Quand l’auteur devient un personnage, Clotilde Thouret (dir.), Paris, Garnier, 2018, p. 295-296. Le « Prologue de l’impatience » PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 19 ces discours, qui allient plaisanteries grivoises et parodies de références savantes, ne se destinent qu’aux pages et aux laquais 38 . Devenir archive : quelques critères de sélection Comment expliquer le succès de ce « Prologue de l’impatience » en particulier et, plus largement, quels peuvent être les critères de sélection pour qu’un écrit acquiert le statut d’archive ? Au-delà de l’explication, un peu réductrice, qui consisterait à considérer que les ouvrages à vocation historique mentionnés peuvent se copier entre eux, trois pistes principales peuvent être envisagées pour tenter de répondre à cette question. La première hypothèse serait liée à un effet légitimant contenu dans le texte qui favoriserait son « devenir archive ». En l’occurrence, le « Prologue de l’impatience » est le seul prologue attribué à Bruscambille, avec la « Première Harangue de Midas » (OC, p. 148), à nommer l’hôtel de Bourgogne et à poser explicitement cette salle emblématique comme le cadre d’une représentation potentielle pour ces discours. Cette spécificité facilite une déformation de l’histoire qui fait de Bruscambille avant tout un acteur de cette salle parisienne alors que les baux pour la location de ce lieu n’en font aucunement un résident permanent 39 . La mention de cette salle, mythique pour les débuts de la scène parisienne, a peut-être servi d’accroche et peut expliquer en partie le traitement particulier réservé à ce prologue dans les histoires du théâtre. En effet, il s’agit là d’un récit qui 38 À propos de l’usage des références savantes chez ce farceur, je me permets de renvoyer à l’un de mes articles : Flavie Kerautret, « “Regardez-y bien vous l’y trouverrez” : pédantisme et usage de références livresques fantaisistes dans les prologues de Bruscambille », dans Reconnaître l’érudition. Actes de la journée d’études des doctorants du CSLF. Paris Nanterre, 6 juin 2018, Paris, La Taupe médite, 2019, p. 133-156. 39 On ne connaît pas avec exactitude les dates où il a officié dans cette salle mais, à partir des minutes notariales retranscrites par Alan Howe (Le Théâtre professionnel à Paris, op. cit.) concernant ce farceur, on peut cumuler tout au plus dix mois et demi d’activité où l’on sait que Bruscambille a travaillé pour une troupe exerçant à l’hôtel de Bourgogne, et cela pour la vaste période s’étendant d’août 1611 à décembre 1623. Même si l’on tient compte des périodes de relâche observées par les troupes, ces archives qui concernent avant tout la salle parisienne opèrent peut-être une sorte de distorsion quant à l’activité du farceur, celui-ci ayant certainement exercé en dehors de cet espace parisien. Certains prologues, qui ne semblent pas destinés à ce cadre de représentation parisien, vont dans ce sens comme, par exemple, le prologue « En faveur des Escoliers de Thoulouze » (OC, p. 284-288) ou d’autres qui évoquent davantage le cadre de la ville de Rouen comme « En faveur de la scène » (OC, p. 526-529). Flavie Kerautret PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 20 vient croiser, et parfois confirmer, d’autres sources concernant les conditions de représentation à cet endroit, comme par exemple les troubles évoqués dans ou aux abords de cette salle par l’abbé d’Aubignac dans son « Projet pour le rétablissement du Théâtre Français 40 » ou dans le Traité de la police de Nicolas de La Mare 41 . On trouverait ainsi dans ce prologue des informations supplémentaires sur l’un des lieux les mieux documentés et les plus emblématiques pour la pratique dramatique du début du XVII siècle, ce qui justifierait sa mobilisation dans les ouvrages ayant une ambition d’histoire littéraire. D’autre part, et ce serait la seconde hypothèse, le succès de ce « Prologue de l’impatience » s’expliquerait aussi du fait qu’il entremêle discours sur le théâtre et spectaculaire : le prologue n’est pas chargé d’introduire une pièce plus longue, mais il fait de la salle et de ses occupants les protagonistes de la séance. L’assemblée de l’hôtel de Bourgogne est décrite de manière minutieuse et vivante : le discours isole les comportements de certains individus, fait appel à tous les sens olfactifs, s’arrête sur des détails ou propose de larges tableaux animés. Surtout, le prologue se donne à lire comme de la parole, celle de Bruscambille mais aussi celle de la salle, que le prologueur répercuterait. Ce qui est en jeu, c’est alors de représenter et de rendre vivante la réception du spectacle et, dans le cas présent, de figurer des spectateurs difficiles à contenter : […] si l’on vous donne quelque excellente pastoralle, où Mome ne trouveroit que redire, cestuy-cy la trouve trop longue, son voisin trop courte, & quoy se dit un autre, allongeant le col comme une gruë d’antiquité, n’y devroient-ils pas mesler une intermede & des feintes ? (OC, p. 207) La retranscription du prologueur fait entendre la voix prétendue des spectateurs. L’oralité apparente de ce monologue, qui constitue paradoxalement d’abord un écrit au sein d’un recueil imprimé, sert alors de gage d’authenticité pour la description proposée. Le « Prologue de l’impatience » réussirait à la fois grâce à son caractère spectaculaire et parce qu’il se présente comme une thématisation de l’idée que le spectacle est autant, si ce 40 François Hédelin, abbé d’Aubignac, « Projet pour le rétablissement du Théâtre Français », La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, H. Champion, p. 703. Cité par Pierre Pasquier et Anne Surgers, « La Situation du spectateur dans la salle française aux XVII et XVIII siècles », Le Spectateur de théâtre à l’âge classique (XVII -XVIII siècles), Bénédicte Louvat-Molozay et Frank Salaün (dir.), Montpellier, L’Entretemps, 2008, p. 36. 41 Nicolas de La Mare, Traité de la police, où l’on trouvera l’histoire de son etablissement, les fonctions et les prerogatives de ses magistrats ; toutes les loix et tous les reglemens qui la concernent […]. Paris, J. et P. Cot, 1705, t. 1, p. 440. Le « Prologue de l’impatience » PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 21 n’est d’abord, dans la salle plutôt que sur la scène. Ce monologue de Bruscambille, farci de discours rapporté retranscrivant les préoccupations du public, rend compte de la composition d’un espace qui organise des jeux de regards et d’une réception « diffractée 42 » pour reprendre une expression de Christian Biet. Enfin, par son caractère spectaculaire et pittoresque, le « Prologue de l’impatience » se prête volontiers à des reprises qui sont plus de l’ordre de la réécriture que de la citation, ce qui favorise encore sa diffusion, y compris en dehors du cadre des travaux universitaires et historiques. La singularisation de ce prologue et le fait qu’il serve une vision truculente du théâtre au début du XVII e siècle apparaît, par exemple, de manière flagrante à travers sa reprise dans un article du Journal de Toulouse du 6 mars 1859 43 . Le lecteur découvre une mise en scène fantasmée de Bruscambille, écrite par un certain Jules C. du Verger, dans la rubrique « Variétés » qui est alors sous-titrée « Théâtre de nos jours, théâtre d’autrefois 44 ». Son évocation succède à celles d’autres figures ayant marqué la scène comique de cette époque, à savoir Tabarin et Mondor, le marionnettiste Brioché, et une série d’illustres farceurs : Gros Guillaume, Turlupin, Gaultier-Garguille et Guillot Gorju. Puis sont évoqués Jean Farine et Bruscambille, mais seul le second fait l’objet d’un récit expansif, et pour cause, on ne sait presque rien de cet acteur enfariné nommé à plusieurs reprises dans les prologues de son comparse. Une narration, qui imagine Bruscambille en pleine activité, sert de clôture à cet article et fait dériver l’histoire littéraire vers la fiction : Un jour de Pentecôte, et de foire aux jambons - les spectateurs se montraient peu disposés à pénétrer dans sa baraque. S’inspirant de la situation, Bruscambille les régala de l’improvisation suivante, que les chroniqueurs de l’époque ont conservée, et qui se trouve tout au long, dans les colonnes d’une gazette littéraire du XVIII siècle. Bruscambille s’avance sur le devant de l’estrade et fait à la foule trois saluts cérémonieux. Il place négligemment la main sur la hanche, avance 42 Christian Biet, « Séance, performance, assemblée, représentation : les jeux de regards au théâtre (XVII -XXI siècle) », Littératures classiques, Paris, Armand Colin, n°82 « L’œil classique », Sylvaine Guyot et Tom Conley (dir.) (2013), p. 79-97. Voir aussi Pierre Pasquier et Anne Surgers, « La Situation du spectateur dans la salle française aux XVII et XVIII siècles », Le Spectateur de théâtre à l’âge classique (XVII -XVIII siècles), op. cit., p. 36-65. 43 Journal de Toulouse politique et littéraire, Toulouse, n°65 (dimanche 6 mars 1859), 1859. 44 Ibid., p. 3. Cet article est le second volet sur ce sujet comme l’indique la mention : « Voir le numéro du 27 février ». Flavie Kerautret PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 22 gracieusement la jambe droite, et la bouche entr’ouverte par un séduisant sourire, commence ainsi son discours : Je vous le répète impatientissimi spectatores Ici rumeurs dans les rangs Peu comprennent le latin. Vous avez tort, bien tort, fort tort, très tort…. De quitter vos maisons, vos mères, vos pères, vos filles, vos sœurs, vos femmes, vos maris, vos enfants, vos oncles, vos cousins, vos nièces, vos neveux, vos chiens, vos chats, vos perroquets… Applaudissements prolongés. Pour venir ici, donner une preuve éclatante que dis-je étincelante comme un rayon de soleil d’une impatience tout à fait hors de saison , quoique nous soyons en plein juillet. Salve de bravos […] Nous avons bien eu la patience de vous attendre de pied ferme. Bruscambille prend la pose d’un athlète. Pour recevoir votre argent à la porte, d’aussi bon cœur, je suis sûr, que vous-même nous l’avez offert. Rires, marques d’approbation. […] 45 . Ce récit montre que Bruscambille devient véritablement un personnage, une matière à fable même si l’auteur de ces colonnes insiste sur un emboîtement de sources pour donner à son propos une impression d’authenticité (il se place à la suite des « chroniqueurs de l’époque » et dans la continuité d’une « gazette du XVIII siècle »). En effet, la représentation est transposée arbitrairement de l’hôtel de Bourgogne aux tréteaux éphémères d’une scène montée à l’occasion d’une foire. Bruscambille n’est plus seulement farceur et prologueur, il est lié à une autre image traditionnelle, celle du charlatan dont l’art oratoire doit permettre d’attirer les badauds sous son chapiteau (il est d’ailleurs présenté plus haut comme un « chirurgien 46 » et un arracheur de dents). Le comédien est ainsi inscrit dans l’imaginaire traditionnel du bonimenteur dont le discours et les postures visent à séduire une foule (son assentiment allant ici crescendo) 47 . Cet exemple, atypique parce qu’il concerne un milieu régional et journalistique, montre que ce qui intéresse dans ce prologue, ce que l’on retient en premier lieu, c’est la dimension à la fois pittoresque et spectaculaire de ce discours qui est ici mis en scène de manière narrativisée, l’intérêt se déplaçant de la composition du public, qui n’est que réactions, à la figure charismatique du farceur. Le « Prologue de l’impatience » semble dans le cas présent sélectionné à la fois parce qu’il sert une vision documentée sur des pratiques dramatiques d’un autre temps et parce qu’il permet de peindre ce milieu de manière vive et plaisante. Il illustre par ailleurs que le « Prologue de 45 Ibid., p. 4. 46 Ibid., p. 3. 47 Ariane Bayle, Romans à l’encan. De l’art du boniment dans la littérature au XVI siècle, Genève, Droz, 2009. Le « Prologue de l’impatience » PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0001 23 l’impatience » se diffuse et sert d’archive pour l’histoire du théâtre, au-delà d’une littérature spécialisée, mais que sa nature reste hybride puisqu’il devient facilement une source d’inspiration pour des réécritures fictionnelles. Ce parcours chronologique parmi quelques usages historiques du « Prologue de l’impatience » de Bruscambille rend visibles les mécanismes de la démarche historiographique : Bruscambille reste, encore aujourd’hui, mal connu, considéré comme un auteur mineur du « petit XVII e siècle », et pourtant, on exhume ses écrits pour y chercher un discours sur le théâtre au détriment d’autres discours sur l’auteur et son œuvre. C’est peut-être néanmoins cette double approche qui conduit Louis Jouvet à dire ce prologue pour le disque accompagnant le Gala de l’Union des artistes. En effet, le catalogue de la vente aux enchères de sa bibliothèque témoigne de son intérêt profond pour l’histoire du théâtre 48 et d’un attachement particulier pour la comédie du XVII e siècle et pas seulement pour Molière, qu’il a interprété et mis en scène, mais aussi pour des noms moins illustres. Ce catalogue indique la source probable de sa lecture du « Prologue de l’impatience » puisque ce discours est présent dans une édition des Œuvres de Bruscambille, parue à Rouen en 1635, qui lui a appartenue 49 . Cette étude sur le « Prologue de l’impatience » montre que, lorsque le théâtre parle du théâtre, on le prend souvent d’abord comme une archive, comme un document, plutôt que comme une représentation et il suffit de penser à des pièces comme La Critique de l’École des femmes ou l’Impromptu de Versailles de Molière pour le confirmer. A plus large échelle, ce cas historiographique fait ainsi apparaître les dynamiques de sélection et d’infléchissement qui sont à l’œuvre dès qu’il est question de « méta » et met en lumière les contingences et les aléas des histoires littéraires. 48 Bibliothèque Louis Jouvet. Souvenirs et objets personnels, succession Lisa Jouvet : vente, Paris, Richelieu-Drouot, salle 2, 1 er avril 2005, Paris, D. Courvoisier PIASA, 2005. On note qu’il possédait notamment un exemplaire de l’Histoire du théâtre françois des frères Parfaict (Bibliothèque Louis Jouvet, op. cit., p. 82). 49 Ibid., p. 63. L’ouvrage en question est Les Œuvres de Bruscambille. Contenans ses fantaisies, imaginations & paradoxes, & autres discours comique (Rouen, M. de la Motte), 1635. Mis en vente à 500 euros.