eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 46/90

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2019-0002
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2019
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Précher contre la «théâtralisation» de la chaire: les enjeux rhétoriques et moraux des Sermons sur la Parole de Dieu de Louis Bourdaloue

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2019
Arnaud Wydler
pfscl46900025
PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0002 Prêcher contre la « théâtralisation » de la chaire : les enjeux rhétoriques et moraux des Sermons sur la Parole de Dieu de Louis Bourdaloue A RNAUD W YDLER (U NIVERSITÉ DE F RIBOURG ) Le discours chrétien est devenu un spectacle. Cette tristesse évangélique qui en est l’âme ne s’y remarque plus : elle est suppléée par les avantages de la mine, par les inflexions de la voix, par la régularité du geste, par le choix des mots, et par les longues énumérations. On n’écoute plus sérieusement la parole sainte : c’est une sorte d’amusement entre mille autres ; c’est un jeu où il y a de l’émulation et des parieurs. 1 Déplorant l’altération du « discours chrétien » dans les églises parisiennes et les chapelles de la cour , ces premières lignes du chapitre « De la chaire » illustrent clairement la confusion opérée par les prédicateurs et les auditeurs entre la parole de Dieu et ces « spectacles » profanes, en tête desquels on serait tenté de reconnaître le théâtre. Si la critique, déjà présente dans les textes des Pères de l’Église, relève du lieu commun, elle trouve néanmoins une résonance particulière au XVII e siècle où l’éloquence sacrée et le genre dramatique constituent des pratiques oratoires voisines, alliant maîtrise du texte et actio spectaculaire. Or, ce rapprochement formel entre l’éloquence profane et l’éloquence sacrée ne va pas sans entraîner un certain nombre de problèmes rhétoriques, moraux et religieux évidents. Le sermon, dont les seules finalités sont la transmission du Verbe sacré et l’édification des fidèles, interdit en effet toute confusion avec un discours profane, dont l’intention première serait de divertir un auditoire. Exigeant une déclamation et 1 La Bruyère, « De la Chaire », Les Caractères, Robert Garapon éd., Paris, Garnier, 1962, p. 445. Arnaud Wydler PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0002 26 une écoute particulièrement respectueuses, le discours chrétien ne devrait donc pas être assimilé à ces sortes d’amusements « entre mille autres » dont parle l’auteur des Caractères. Ces invectives dirigées contre la « théâtralisation » de la prédication, qui traduisent non sans quelque intérêt les conflits et rivalités qui ont pu s’interposer entre la scène et la chaire, n’ont cependant suscité qu’un nombre d’études restreint dans le champ de la rhétorique, laissant certaines questions fondamentales en suspens : comment l’opposition entre théâtre et prédication s’articule-t-elle dans les discours théoriques, en particulier dans les traités consacrés à l’éloquence sacrée ou dans les sermons méta, sur la prédication ? quels effets la critique du théâtre, inscrite dans les discours religieux, cherche-t-elle à produire sur les lecteurs et auditeurs mondains ? que nous dit cette critique sur la possible concurrence entre acteurs et prédicateurs, dont les gestes oratoires, en dépit de leurs intentions très différentes, obéissent à des logiques de persuasion identiques ? Pour aborder ces questions le plus efficacement possible, cet article se concentrera sur deux Sermons sur la Parole de Dieu de Louis Bourdaloue, qui recourent largement aux paradigmes du spectacle et du théâtre pour définir, en opposition, les modalités d’une prédication vertueuse et d’une écoute profitable à l’auditeur chrétien. Le théâtre et la chaire : ressemblances, dissemblances, oppositions Les Sermons sur la Parole de Dieu acquièrent une place importante dans l’économie des œuvres oratoires au XVII e siècle. Tous les grands prédicateurs de la période - Fléchier, Bossuet, Mascaron, Bourdaloue, etc. - ont en effet prononcé au moins un discours sur la prédication, dans le but de corriger la désinvolture des auditoires mondains et de favoriser une écoute respectueuse de la parole de Dieu. Sermons topiques, inculquant des comportements nouveaux, ces discours ont en commun d’invoquer le théâtre ou le « spectaculaire » pour appuyer leur critique de l’écoute mondaine telle que la pratiquent les auditeurs à la cour. Chez Bourdaloue, le rapprochement apparaît clairement : Malgré la droiture de ses intentions, dont Dieu est témoin, il [ le prédicateur ] sert de spectacle à toute une multitude [ … ] . Que pour quelques âmes pieuses qui cherchent à s’instruire dans une prédication, cent autres s’y trouvent parce qu’ils y doivent rencontrer tels ou telles, [ … ] parce qu’ils peuvent y paraître et y briller, y voir et s’y faire voir, comme si c’était une de ces assemblées où la vanité du monde étale avec plus d’éclat et avec plus Les Sermons sur la Parole de Dieu de Louis Bourdaloue PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0002 27 d’art toutes ses pompes et tout son luxe ; parce qu’ils s’y trouvent comme à une action de théâtre [ … ] . 2 Que fera le prédicateur le plus zélé ? Leur [ les auditeurs ] représentera-t-il l’horreur du péché, la sévérité des jugements de Dieu, les conséquences de la mort ? Ils s’arrêteront à la justesse de son dessein, à la force de son expression, à l’arrangement de ses preuves, à la beauté de ses remarques. Leur mettra-t-il devant les yeux l’importance du salut éternel et la vanité des biens de la vie ? Ils conviendront qu’on ne peut rien dire de plus grand, que tout y est noble, sensé, suivi ; mais dans la pratique nulle conclusion. Ils admireront, mais ils ne se convertiront pas [ … ] . 3 Allant au sermon comme à une « action de théâtre », les auditeurs se rendent d’abord attentifs aux agréments du discours, tels que « l’arrangement » ou « la force de l’expression » : ils « conviendront » et « admireront », déplore Bourdaloue, mais « ils ne se convertiront pas ». Le public ne voue à la parole de Dieu qu’une écoute distraite et superficielle ; il goûte au message éloquent du prédicateur mais ne s’en instruit pas. Cette invective, telle qu’elle est développée dans ce passage, acquière une résonance particulièrement forte dans un contexte culturel et politique - la cour de Louis XIV - où, on l’a dit, le sermon prend les formes d’une véritable cérémonie d’apparat. « Médiatisé » par les réseaux de correspondances, les gazettes ou encore par la fameuse Liste des prédicateurs 4 , le sermon-discours est aussi, et surtout, un sermon-événement, organisé dans les somptueuses chapelles parisiennes, où défilent les individus les plus en vue dans le monde. Dans ce cadre, de nombreux prédicateurs, en dépit de l’austérité à laquelle les astreint leur mission 5 , cherchent autant 2 Bourdaloue, Sermon pour le dimanche de la Sexagésime. Sur la Parole de Dieu, Tours, Cartier Libraire-éditeur, vol. II, p. 96-97. Édition numérisée et mise en ligne par l’Abbaye Saint Benoît de Port-Valais, Le Bouveret, Suisse. 3 Bourdaloue, Sermon pour le dimanche de la Cinquième semaine. Sur la Parole de Dieu, Tours, Cartier Libraire-éditeur, vol. I, p. 487. 4 Ce document annonçait à l’avance les noms des prédicateurs engagés par les paroisses parisiennes pour prêcher les grandes stations du Carême et de l’Avent. Il paraît régulièrement entre 1646 et 1789. Sur ce point, on consultera avec intérêt l’ouvrage d’Isabelle Brian, Prêcher à Paris sous l’Ancien Régime. XVII e -XVIII e siècles, Paris, Classiques Garnier, 2014, et en particulier le chapitre « Publicités et annonces », p. 133-175. 5 Pour mettre fin aux abus de la prédication, le Concile de Trente imposait aux prédicateurs une attitude désintéressée et soucieuse uniquement de l’édification des fidèles. À cet égard, on peut lire, dans le décret du 13 avril 1546, les recommandations suivantes : « Qu’ils [ les prédicateurs ] s’efforcent non tant d’enseigner, charmer et fléchir avec les tours persuasifs de la sagesse et de l’éloquence humaines que de se faire écouter volontiers, avec intérêt Arnaud Wydler PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0002 28 à séduire leurs auditoires qu’à les convertir. Les lettres de la grande admiratrice de Bourdaloue, Mme de Sévigné, rendent bien compte de ce que le public pouvait attendre d’un sermon-spectacle : C’est par ces sortes d’endroits tout pleins de zèle et d’éloquence qu’il [ Bourdaloue ] enlève et qu’il transporte. Il m’a souvent ôté la respiration par l’extrême attention avec laquelle on est pendu à la force et à la justesse de ses discours, et je ne respirais que quand il lui plaisait de les finir, pour en recommencer un autre de la même beauté. Enfin, Monsieur, je suis assurée que vous savez ce que je veux dire, et que vous êtes aussi charmé de l’esprit, de la bonté, de l’agrément et de la facilité du P. Bourdaloue dans la vie civile et commune que charmé et enchanté de ses sermons. 6 La Marquise, on le voit, suspend son jugement aux agréments du sermon et à la compagnie agréable de Bourdaloue qu’elle a peut-être rencontré à l’issue du prêche. Ce sont en effet l’émotion et la sociabilité de l’événement que l’épistolière « enregistre » dans son témoignage, alors qu’elle passe sous silence tout ce qui relève de la morale et du message chrétien. À la rigueur, les effets sublimes du sermon - l’« enlèvement » et le « transport » - qu’elle semble pleinement éprouver, pourraient constituer les premiers signes d’une adhésion sincère et profonde au message chrétien développé en chaire . Mais si le cœur de l’épistolière est touché, son esprit ne l’est pas. Pour la Marquise, il s’agit d’abord et avant tout de revivre, par l’intermédiaire de la lettre, une émotion forte, évanescente et circonscrite au moment du prêche. Or, du point de vue de l’Église, cette réception mondaine du sermon est condamnable puisqu’elle altère le sens et les effets du discours, mettant la priorité sur le plaisir de l’écoute, au détriment de l’instruction morale. Bourdaloue, dans son Sermon sur la Parole de Dieu, doit ainsi rappeler à ses auditeurs que la réussite d’un prêche ne dépend ni de la performance de l’orateur, ni de la beauté du discours, mais bien de sa capacité à montrer et susciter des comportements exemplaires : et soumission, dans une manifestation d’inspiration et de vertu [ … ] . Que leurs mots soient, comme les paroles de Dieu, chastes, purs, éprouvés, étrangers à l’erreur, la corruption, la ruse, l’adulation, la cupidité, le désir de vaine gloire et d’ostentation. » Cité par Christian Mouchel, « Les rhétoriques post-tridentines (1570-1600) : la fabrique d’une société chrétienne », Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, Marc Fumaroli dir., Paris, PUF, 1999, p. 432. 6 Sévigné, « Lettre à Moulceau », 3 avril 1686, Correspondance, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Roger Duchêne éd., vol. III, p. 247-248. Les Sermons sur la Parole de Dieu de Louis Bourdaloue PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0002 29 L’unique fin [ du sermon ] que vous devez avoir en vue [ … ] est votre conversion et votre sanctification. Mais quand ce mieux consistera à vous convaincre solidement des vérités éternelles et à vous les présenter dans toute leur force, à vous faire connaître vos devoirs et à vous y affectionner, à vous faire sentir l’importance, la nécessité du salut, et à vous mettre dans une disposition efficace et prochaine d’y travailler [ … ] quand ce mieux consistera à vous retirer de vos désordres, et à vous détacher du monde et de vos habitudes vicieuses, à vous exciter aux larmes et à la pénitence : de sorte que ce soient, selon le beau mot de saint Jérôme, vos gémissements et non vos applaudissements qui fassent l’éloge du prédicateur ; et que vous vous en retourniez en vous frappant la poitrine, et en formant de saintes résolutions pour l’avenir [ … ] . 7 Par rapport au discours profane, le sermon ne se réalise pleinement que s’il agit sur l’auditeur en lui inculquant un désir de pénitence ou de détachement : sa fonction, en d’autres termes, est de révéler à l’auditeur les exigences divines et les voies du salut. Bourdaloue assigne d’ailleurs à ses prêches une valeur quasi sacramentelle, en les comparant à l’eucharistie : Tremblez, vous dirais-je, quand vous mangez le pain des anges avec aussi peu de foi que vous mangeriez un pain terrestre et matériel : en user ainsi, c’est un crime que vous ne détesterez jamais assez. Mais tremblez encore, ajouterais-je, quand vous entendez la parole que l’on vous prêche, avec aussi peu de religion que si c’était un discours académique ; quand, dis-je, vous l’entendez sans mettre entre elle et celle des hommes la différence que Dieu y met et qu’il veut que vous y mettiez ; et comprenez bien qu’il y a dans l’abus de la prédication une espèce de sacrilège que nous pouvons comparer à l’abus de la communion. 8 Comme la communion, le sermon exige une réception respectueuse et fervente. Il implique un effort de compréhension et d’assimilation de la morale qui implique de dépasser l’appréciation purement esthétique et sensible de la performance oratoire . Au contact de la parole de Dieu, l’auditeur doit s’élever, s’édifier. L’« abus capital », déplore Bourdaloue, « c’est que, dans la pratique, nous ne faisons pas le discernement nécessaire de cette adorable parole, [ … ] que nous ne l’écoutons pas comme parole de Dieu, mais comme parole des hommes. » 9 Cette confusion entre la scène profane et la scène de la chaire, l’une terrestre, tournée vers le plaisir de 7 Bourdaloue, Sermon pour le dimanche de la Sexagésime. Sur la Parole de Dieu, op. cit., p. 97. 8 Bourdaloue, Sermon pour le dimanche de la Cinquième semaine. Sur la Parole de Dieu, op. cit., p. 485-486. 9 Id., p. 485. Arnaud Wydler PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0002 30 l’auditeur ; l’autre sacrée, visant la conversion des fidèles, risque de compromettre la nature et les effets de la prédication. De fait, il revient au prédicateur de rappeler la fonction et les intentions de son discours, de façon à susciter, chez ses auditeurs, une écoute édifiante. Le prédicateur contre l’acteur Passant au crible ce goût mondain pour les sermons-spectacles, Bourdaloue ne cache pas les risques que cette réception mondaine fait encourir à l’exercice de la chaire, encourageant les charlatans qui « prêchent poliment et agréablement » à prendre la place des honnêtes prédicateurs : Il y a encore dans l’Église des hommes éclairés et fervents, des successeurs de Jean-Baptiste qui, comme des lampes ardentes et luisantes, découvrent la vérité, et la prêchent saintement, fortement, utilement. Mais vous en voulez qui la prêchent poliment et agréablement, rien davantage ; je dis poliment selon vos idées, et agréablement par rapport à votre goût ; et parce que ceux que vous entendez, quelque zèle qu’ils puissent avoir d’ailleurs, n’ont pas néanmoins le don de vous plaire, c’est assez pour vous en éloigner. 10 Cet avertissement fait d’ailleurs écho à une opposition régulièrement invoquée dans les manuels d’éloquence sacrée entre l’ethos du véritable missionnaire évangélique et celui de l’acteur ou de l’orateur du monde 11 . L’acteur y est en effet souvent présenté comme un « chatouilleur d’oreilles », dont la première intention est moins de convertir que de se construire une réputation personnelle. Si cette opposition entre le prédicateur et le comédien est commune, le fait qu’elle doive être réitérée dit quelque chose 10 Id., p. 483. 11 E. Bury note à juste titre que ces traités d’éloquence, publiés en grand nombre au XVII e siècle, sont largement influencés par la prédication de François de Sales, dont la lettre à Mgr Frémyot illustre bien la conception. Il s’agit pour l’authentique prédicateur de prêcher humblement la parole de Dieu et de laisser l’éloquence fleurie aux charlatans : « C’est un certain chatouillement d’oreilles, qui provient d’une certaine élégance séculière, mondaine et profane, de certaines curiosités, agencements de traits, de paroles, de mots, bref, qui dépend entièrement de l’artifice : et quant à celle-ci, je nie fort et ferme qu’un prédicateur y doive penser ; il la faut laisser aux orateurs du monde, aux charlatans et courtisans qui s’y amusent. Ils ne prêchent pas Jésus Christ crucifié, mais ils se prêchent eux-mêmes. » François de Sales, « Lettre à Mgr André Frémyot, archevêque de Bourges », cité par E. Bury, « Situation de l’éloquence sacrée durant les années de formation de Bossuet », Lectures de Bossuet. Le Carême du Louvre, Guillaume Peureux dir., Rennes, PUR, p. 27-39. Les Sermons sur la Parole de Dieu de Louis Bourdaloue PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0002 31 de leurs statuts respectifs, dont la distinction devait paraître peu évidente aux yeux des contemporains. En effet, l’un comme l’autre parlent dans des contextes proches - devant des « parterres » socialement homogènes, issus principalement de l’élite nobiliaire - et recourent à des méthodes de persuasion similaires : lyrisme, interpellations, déplorations, « élans » pathétiques, etc. L’orateur religieux désireux de convaincre, comme l’orateur profane, ne peut se contenter de dire ou de prononcer son discours mais doit mettre en relief, imager les contenus moraux ou théologiques qu’il développe en chaire. Dire, ce n’est plus seulement prêcher ou jouer, c’est également reconstruire ou peindre une réalité discursive que l’on veut rendre sensible et intelligible. Visant une sorte de sublimation du texte, l’action de l’orateur contribue à donner corps au discours, à mettre en relief les vérités bibliques développées en chaire 12 . La proximité entre la fonction du prédicateur et celle du comédien apparaît d’ailleurs nettement, chez Bourdaloue, dans la description du tombeau de Lazare qui ouvre son Sermon sur la Pensée de la mort : Car je n’ai qu’à me servir aujourd’hui des paroles de l’Église : Memento, homo, quia pulvis es. Souvenez-vous, homme, que vous êtes poussière, et in pulverem reverteris, et que vous retournerez en poussière. Je n’ai qu’à l’adresser, cet arrêt, à tout ce qu’il y a dans cet auditoire d’âmes passionnées, pour les obliger à n’avoir plus ces désirs vastes et sans mesure qui les tourmentent toujours, et qu’on ne remplit jamais. Je n’ai qu’à leur faire la même invitation que firent les Juifs au Sauveur du monde, quand ils le prièrent d’approcher du tombeau de Lazare, et qu’ils lui dirent : Veni, et vide ; venez, et voyez. Venez, avare : vous brûlez d’une insatiable cupidité, dont rien ne peut amortir l’ardeur ; et parce que cette cupidité est insatiable, elle vous fait commettre mille iniquités, elle vous endurcit aux misères des pauvres, elle vous jette dans un profond oubli de votre salut. Considérez bien ce cadavre : Veni, et vide ; venez, et voyez. C’était un homme de fortune comme vous ; en peu d’années il s’était enrichi comme vous ; il a eu comme vous la folie de vouloir laisser après lui une maison opulente et des enfants avantageusement pourvus. Mais le voyez-vous maintenant ? Voyez-vous la nudité, la pauvreté où la mort l’a réduit ? [ … ] 13 La matière biblique n’est pas seulement déclamée ou commentée mais elle est réinsérée dans une mise en scène spectaculaire : en effet, le registre du visuel et les métaphores contribuent à animer le tombeau de Lazare alors 12 Jean-Philippe Grosperrin, «“Accourez à ce spectacle de la foi” : économie de la scène dans la prédication classique », La Scène. Littérature et Arts Visuels, Marie- Thérèse Mathet dir., Paris, L’Harmattan, 2001, p. 149-168. 13 Bourdaloue, Sermon pour le mercredi des Cendres. Sur la Pensée de la mort, Tours, Cartier Libraire-éditeur, vol. I, p. 172. Arnaud Wydler PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0002 32 que le présent de l’indicatif, procédé régulier de l’ekphrasis et de l’hypotypose, actualise le moment de la mort comme s’il se déroulait sous les yeux du public. Le pouvoir impressif de la scène devait d’ailleurs se trouver largement exacerbé à l’oral grâce à l’actio du prédicateur, exhortant ses destinataires à contempler le spectacle macabre, par une gestuelle étudiée et une pose de la voix maîtrisée 14 . Avant de pouvoir être imputée à l’attitude des auditeurs, la réception profane de la parole de Dieu semble ainsi d’abord liée au fonctionnement rhétorique du sermon qui, comme n’importe quel discours cherchant à persuader, s’adresse en premier lieu aux sens et à l’imagination des spectateurs. Dans la mort de Lazare, c’est la représentation réaliste et détaillée de la scène biblique et, en fin de compte, le visuel qui prend le pas sur la valeur parabolique du message, dont l’exégèse est laissée au soin de l’auditeur. Mais bien qu’il octroie une dimension spectaculaire à son discours, le prédicateur ne cherche pas pour autant à se mettre en avant par la parole : l’actio, contrairement à celle de l’acteur, ne fait que donner du relief à son discours dans une logique de persuasion. La mise en image du tombeau ne sert ici qu’à renforcer la portée morale du discours, rendant la vanité des richesses et de l’ambition presque palpable. En « théâtralisant » son message, le prédicateur vise ainsi moins à démontrer son talent d’orateur qu’à instruire son auditeur, qu’à recourir à la médiation du sensible pour convaincre. Dans l’extrait cité plus haut, il semble d’ailleurs que ce soit le destinataire du message qui occupe le premier rôle dans le sermon, à la place du prédicateur. L’emploi régulier de la première personne, des verbes à l’impératif, des interpellations, des questions ou des comparaisons - « C’était un homme de fortune comme vous ; en peu d’années il s’était enrichi comme vous » - projette virtuellement le public dans la scène biblique, transformant l’expérience du sermon en une sorte de jeu de rôle, dont le véritable acteur serait l’auditeur, tandis que l’orateur se trouverait relégué au second plan du tableau. L’idée de retrait ou d’« effacement » du sujet parlant est d’ailleurs très présente dans les Sermons sur la Parole de Dieu qui s’appuient, en filigrane, sur la doctrine du « prédicateur intérieur », réduisant l’orateur chrétien au simple « organe » 15 physique d’un discours assumé par une autorité plus 14 Les traités d’éloquence sacrée de l’époque insistent largement sur l’actio du prédiateur. Ils définissent la maîtrise de la voix et du geste comme des critères décisifs de la réussite oratoire d’un sermon. 15 Bourdaloue avertit ses auditeurs : « Pour entrer dans la preuve de la première proposition que j’ai avancée, il faut, s’il vous plaît, que nous établissions d’abord ce principe fondamental, à savoir que Dieu vous parle par la bouche des Les Sermons sur la Parole de Dieu de Louis Bourdaloue PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0002 33 haute, Dieu lui-même 16 . Selon cet impératif, qui impose au prédicateur de laisser parler Dieu à sa place, la qualité du discours chrétien se mesure moins à sa valeur esthétique qu’à sa capacité à transmettre fidèlement et exactement le message biblique : N’ayez égard dans le choix [ des prédicateurs ] que vous faites qu’à votre avancement spirituel et à votre perfection, c’est-à-dire ne vous attachez à un prédicateur que parce qu’il vous est plus utile pour le salut ; car il faut vouloir les choses pour la fin qui leur est propre ; or, la parole de Dieu n’a point d’autre fin que notre sanctification. Quand, pour la santé du corps, j’ai à choisir un médecin, je n’examine point s’il est orateur ou philosophe, s’il s’exprime avec politesse, et s’il sait donner à ses pensées un tour ingénieux et délicat mais je veux qu’il ait de l’expérience et qu’il soit versé dans son art ; je veux qu’il connaisse mon tempérament, et qu’il soit en état de me guérir : cela me suffit. Si donc je trouve un ministre de la divine parole qui m’édifie, qui fasse impression sur moi, qui ait le don de remuer mon cœur, qui me porte plus efficacement, plus fortement à Dieu, c’est là que je dois m’en tenir. 17 En conseillant ses auditeurs sur la façon de « choisir » un prédicateur, Bourdaloue invoque deux critères essentiels qui fondent l’ethos de l’orateur chrétien idéal : l’humilité et l’autorité. Ce qui fait le succès d’un prédicateur, sa légitimité à prêcher la parole de Dieu, c’est sa connaissance du texte et son expérience d’une part - à l’instar du médecin dont on attend qu’il soigne le corps, on veut que le prédicateur édifie, prenne soin de l’âme - et d’autre part, sa capacité à assumer un rôle de simple intermédiaire du discours. C’est là que se situe peut-être la principale différence entre l’acteur profane et le prédicateur : tandis que le premier « performe » son discours, le second enseigne le texte chrétien, instruit l’auditeur des exigences divines. D’un côté, le discours s’appuie sur la démonstration ; d’un autre côté, il relève plutôt de la monstration, mettant sous les yeux des auditeurs des vérités qui parlent d’elles-mêmes, suffisamment évidentes pour que le prédicateur n’ait besoin de les enrober dans des « pensées ingénieuses et délicates ». prédicateurs, que c’est la parole de Dieu qu’ils vous annoncent, et que dès là qu’ils ont une mission légitime de l’Église, vous ne devez plus les écouter comme des hommes, mais qu’ils sont à votre égard les organes et les interprètes de Dieu même et de son Saint-Esprit. » (Bourdaloue, Sermon pour le dimanche de la Sexagésime. Sur la Parole de Dieu, op. cit., p. 91.) 16 Philippe-Joseph Salazar, « La voix au XVII e siècle », Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, op. cit., p. 787-822. Sur ce point, voir en particulier la p. 805. 17 Bourdaloue, Sermon pour le dimanche de la Cinquième semaine. Sur la Parole de Dieu, op. cit., p. 488. Arnaud Wydler PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0002 34 Conclusion. Quelques pistes de réflexion sur les enjeux rhétoriques du Sermon sur la Parole de Dieu En rappelant les particularités de la prédication par rapport à un discours profane comme le théâtre, Bourdaloue, dans ses Sermons sur la Parole de Dieu , redéfinit en même temps l’ethos et les intentions de l’orateur chrétien : celui-ci parle humblement, contrairement au comédien qui « prêche poliment » ; il parle pour une autorité supérieure, celle de l’Église et, par extension, celle de Dieu ; il parle, enfin, moins pour divertir l’auditeur que dans l’intention de le convertir. Le jésuite parvient ainsi à articuler finement dénonciation d’une écoute frivole et réfractaire, et légitimation d’un art oratoire spécifique, axé sur le dépouillement et la simplicité. En guise de conclusion, nous pourrions encore nous interroger sur les intentions et la finalité des Sermons sur la Parole de Dieu passés à l’examen dans cet article : ces derniers se bornent-ils à développer un enseignement sur la façon de bien entendre un discours sacré ? ou faut-il y voir, en filigrane, d’autres intentions qui relèveraient moins de la critique et de l’instruction que de la promotion d’un style oratoire particulier face aux mauvais prédicateurs et aux acteurs concurrents ? En ce sens, on pourrait se demander si les Sermons sur la Parole de Dieu ne servent pas également de supports de légitimation à leur auteur, mettant en exergue sa capacité à parler en prédicateur authentique, fidèle aux préceptes rhétoriques de sa discipline. Cette hypothèse semble d’ailleurs se corroborer à l’aune d’un contexte culturel où les arts rhétoriques, à commencer par la prédication, sont soumis à une logique de forte concurrence ainsi qu’à des exigences institutionnelles particulières. Le prédicateur, sous sa posture symbolique d’émissaire de Dieu, est d’abord un professionnel de la chaire, soumis à des contraintes institutionnelles et matérielles très concrètes. Pour réussir dans le cursus honorum de la prédication, il doit continuellement prouver sa légitimité à parler en chaire, en rapportant des avantages symboliques - réputation, prestige, etc. - et financiers à son ordre religieux ou en parvenant à se faire engager dans les églises les plus prestigieuses pour prêcher les stations du Carême ou de l’Avent 18 . Le prédicateur se trouverait ainsi astreint à cultiver ce qu’il dénonce paradoxalement dans ses sermons, à savoir la réputation et la gloire temporelle. 18 Sur les enjeux matériels de la prédication catholique au XVII e siècle, consulter l’ouvrage d’Isabelle Brian, Prêcher à Paris sous l’Ancien Régime. XVII e -XVIII e siècles, op. cit., et notamment le chapitre « Le métier de la parole », p. 211-251. Les Sermons sur la Parole de Dieu de Louis Bourdaloue PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0002 35 Si les Sermons sur la Parole de Dieu de Bourdaloue sont en premier lieu des instructions à bien entendre le message chrétien, ils ouvrent plus largement d’intéressantes réflexions sur la condition du prédicateur au XVII e siècle : la nécessité de rappeler les modalités d’une prédication idéale et d’une écoute attentive pourrait également répondre à un souci de légitimité et de notoriété, dont l’orateur chrétien avait besoin pour évoluer dans sa fonction et en tirer tous les bénéfices. Cette hypothèse, si elle se confirme, nous permettrait d’envisager le discours sur la prédication, non plus uniquement comme une instruction à bien entendre la parole de Dieu, mais comme un espace discursif où se refléteraient les enjeux touchant à la réputation et à la carrière du prédicateur. Gageons que ces quelques conclusions appelleront de nouvelles réflexions croisant, à bon escient, rhétorique, histoire et sociologie de la prédication au XVII e siècle.