eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 46/90

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2019-0007
61
2019
4690

Coups et après-coup: Malière et ses Contretemps

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2019
Eric Turcat
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PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 Coups et après-coup : Molière et ses Contretemps E RIC T URCAT (O KLAHOMA S TATE U NIVERSITY ) « Et contre cet assaut je sais un coup fourré Par qui je veux qu’il soit de lui-même enferré » (Mascarille dans L’Étourdi, III, 5, v. 1165-66) Molière n’a jamais particulièrement affectionné les règles du théâtre classique, et il ne s’est pas privé de nous le rappeler, fût-ce par porte-parole interposé : « Vous êtes de plaisantes gens », ironise Dorante en réponse à la référence aristotélicienne de Lysidas, « avec vos règles dont vous embarrassez les ignorants […] Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire » (La Critique de l’École des femmes, scène 6). Néanmoins, de ces fameuses règles classiques, certaines lui auront été un peu moins difficiles à tolérer, et parmi elles notamment, celle de l’unité de temps. Dans l’ensemble, en effet, l’œuvre moliéresque parvient assez facilement à respecter la contrainte d’une action condensée en moins de vingtquatre heures 1 . Mais dans l’ensemble seulement. Car dans le détail, en revanche, on se souviendra de l’exception notoire du Dom Juan où le dramaturge avait malicieusement laissé déborder son action sur une journée et demie 2 . 1 Règle des vingt-quatre heures que l’on inculque encore abusivement comme ‘classique’, alors qu’il serait en fait plus exact, comme le précise Jacques Scherer, de parler de règle ‘préclassique’ : « À l’époque pré-classique [sic], on exigeait que les actions représentées ne durent pas plus de vingt-quatre heures ; Corneille voulait même aller jusqu’à trente. Puis on a ramené la limite à douze heures, et très vite, pour respecter le vraisemblable, à la durée réelle de la représentation, soit trois ou quatre heures. Telle serait l’exigence en 1665 » (Sur le Dom Juan de Molière, Paris, Sedes, 1967, p. 44). 2 Au regard de la réécriture versifiée de Dom Juan par Thomas Corneille (1677) qui, pour sa part, n’eut aucun mal à ramasser l’action en une seule journée, il semble Eric Turcat PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 108 Cependant, cette malice à l’égard des contraintes temporelles, je soutiendrai à présent que Molière l’a toujours eue, et qu’il n’a donc pas fallu attendre Dom Juan pour la voir exposée, pour ainsi dire, au grand jour. Cet esprit de contrariété vis-à-vis de l’unité ou plutôt de l’unicité du temps, le dramaturge l’avait déjà révélé dix ans auparavant, dans sa première comédie en cinq actes, L’Étourdi (1655), qu’il avait d’ailleurs sous-titrée Les Contretemps. À en croire une recherche étymologique, en effet, le ‘contretemps’ en question, tout au moins dans son acception la plus courante d’« incident inopiné qui retarde ou contre-carre [sic] un projet », c’est pratiquement Molière qui l’aurait inventé 3 . En reprenant à son compte les contrariétés inhérentes au genre de la farce 4 , et surtout en leur imposant un signifiant à consonance encore néologique, le créateur de L’Étourdi s’inscrivait d’emblée en porte-à-faux par rapport à la tradition classique d’un temps uniforme se déroulant inexorablement jusqu’à son dénouement de préférence tragique. Pour Molière, le premier acte de résistance contre le classicisme serait donc passé par un pied de nez à la fatalité même. À l’unicité du temps fondamentalement tragique se serait ainsi opposée la duplicité des contretemps éminemment farcesques. Toutefois, il faudrait aussi se garder de réduire les contretemps moliéresques à leurs antithèses les plus génériques. Car si, dans un premier en effet difficile d’interpréter le débordement temporel de Molière autrement que comme pure malice. Au lieu de séparer le fameux « festin de pierre » en deux invitations dînatoires, il lui aurait ainsi suffit de recourir à la simple distinction sémantique entre ‘dîner’ et ‘souper’ pour rassembler lui aussi les deux festins en une même soirée. Ce qui n’aurait par ailleurs nullement affecté le manque de vraisemblance de son dénouement granguignolesque. 3 Je dis bien ‘pratiquement’ car, selon le Portail lexical du CNRTL, l’origine étymologique de cette acception reviendrait plutôt au rival de Molière, Philippe Quinault qui aurait lui-même employé le vocable de ‘contretemps’ quelques mois auparavant dans une pièce intitulée L’Amant indiscret (1654), et qui, comme par hasard, raconte exactement la même histoire que celle de L’Étourdi : http: / / www.cnrtl.fr/ etymologie/ contretemps. 4 Depuis le travail de Gustave Attinger (L’Esprit de la commedia dell’arte dans le théâtre français, Genève, La Baconnière, 1950), la critique s’intéresse surtout à l’influence italienne dans le théâtre de Molière, et notamment dans ses premières pièces. Voir Philip Wadsworth et « The Italian source of Molière’s L’Étourdi », Kentucky Romance Quarterly, XVIII (1971), p. 319-31, ou encore, et plus récemment, Gabriel Conesa avec son « Molière et l’héritage du jeu comique italien dans l’art du théâtre », dans L’Art du théâtre, Paris, PUF, 1992, p. 177-87. Assez curieusement cependant, plus rares sont les critiques qui, comme Patrick Dandrey dans sa Préface à L’Étourdi (Paris, Gallimard, 2002), s’intéressent aux rapprochements avec la farce médiévale. Coups et après-coup : Molière et ses Contretemps PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 109 temps, Molière résiste effectivement à la fatalité du tragique par tous les moyens que lui procurent son génie antithétique, comme nous le verrons dans un deuxième temps, son Étourdi s’ingénie également à compliquer les règles du jeu malgré tout assez simplistes du genre farcesque 5 . Très vite, en effet, alors que le duo dualiste du maître et du valet se transforme en duo duelliste, le jeu devient un sport. Et là encore, étymologiquement parlant, Molière innove, puisque son emploi de ‘contretemps’ comme terme d’escrime est un des premiers répertoriés 6 . Or, là où le créateur des Contretemps nous surprend le plus, ce n’est pas tellement par son intérêt métaphorique pour le maniement de l’épée, puisqu’il s’agit de toute évidence d’un intérêt qu’il poursuivra durant toute sa carrière 7 ; c’est plutôt dans sa connaissance, oserais-je dire ‘de pointe’, quant aux mauvais coups que peuvent se jouer les duellistes. Car, comme nous le découvrirons bientôt, les vainqueurs de ces passes d’armes ne sont pas nécessairement ceux qui s’escriment le plus à les remporter. Enfin, après les coups de théâtre antithétiques et les coups d’estocs métaphoriques, nous conclurons sur la question de l’ « après-coup » métapsychologique des contretemps moliéresques 8 . En effet, comme le suggère très justement Patrick Dandrey, à force de se laisser conditionner par l’éternel retour des étourderies, les lecteurs/ spectateurs de L’Étourdi finissent inévitablement par les « désire[r] » 9 . Or, qui dit désir, et surtout désir 5 Je ne m’attarderai pas ici sur les nombreux rapprochements à faire entre Les Contretemps et la théorie des jeux, puisqu’Edithe Potter a déjà bien lancé ce travail, notamment dans « Molière’s Comic Artistry in L’Étourdi », Kentucky Romance Quarterly, XX (1973), p. 89-97. En revanche, je noterai simplement que, là encore dans l’esprit des antithèses farcesques entre temps et contretemps, Potter remarque elle-même une opposition ludique entre l’agon de Mascarille et l’alea de Lélie (92). 6 Revoir l’étymologie proposée par le Portail lexical du CNRTL : http: / / www.cnrtl.fr/ etymologie/ contretemps. 7 Au sujet des métaphores de l’escrime chez Molière, voir surtout le travail de Judd Hubert dans Molière and the Comedy of Intellect, Los Angeles, University of California Press, 1962. 8 J’utiliserai de façon interchangeable le terme freudien de Nachträglichkeit et sa traduction française d’« après-coup » que Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis définissent de la manière suivante : « des expériences, des impressions, des traces mnésiques sont remaniées ultérieurement en fonction d’expériences nouvelles. Elles peuvent alors se voir conférer, en même temps qu’un nouveau sens, une efficacité psychique » (Vocabulaire de la psychanalyse, 5 e édition, Paris, PUF, 2007, p. 33). 9 « [À] la surprise suscitée par la première bourde se substitue dès les suivantes l’attente du nouveau faux-pas ; au rire de stupeur déclenché par la première gaffe Eric Turcat PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 110 contrôlé, dit quelque part économie libidinale, puisque, de la même manière que le public doit apprendre à gérer l’énergie primaire de sa libido, Molière doit lui aussi tenter d’imposer sa loi sur la cohabitation chahutée entre temps et contretemps 10 . Car si cette temporalité, qui préoccupe le dramaturge, reste avant tout une question de progression par à-coups consciemment concertés, elle n’en devient pas moins un problème de querelles intestines et de rancunes larvées. Et c’est là qu’interviendra notamment le concept rétrospectif de l’« après-coup ». C’est là que se jouera toute l’énergie contra-temporelle de L’Étourdi, non pas au niveau de l’inconscience, mais de l’inconscient. II.1. Coups de théâtres : les contretemps comme antithèses Le comique bergsonien de la mécanique moliéresque n’a pas toujours plu à la critique. Loin s’en faut. Déjà pénible pour certains sous le format des farces ramassées en un seul acte, la répétition des mêmes stratégies du rire devient franchement insoutenable dès lors que Molière décide d’étirer son processus sur cinq actes 11 . Même pour les plus patients qui, comme Dandrey, se donnent la peine d’analyser cette mécanique répétitive pour en révéler une structure de type économique 12 , on perçoit malgré tout que les présupposés critiques restent inchangés. L’Étourdi a beau montrer quelques succède lors de la seconde et des suivantes un processus continu d’hilarité ascendante, culminant en crescendo sur la confirmation d’un effet comique qui est escompté dès l’intrusion du gaffeur, et même avant son entrée que le spectateur prévoit imminente, pressent et désire. » Op. cit., p. 17-18. 10 Je n’utiliserai pas de guillemets pour l’expression pourtant empruntée d’ « économie libidinale », puisque, contrairement à celle de Freud, mon ‘économie’ reste foncièrement étymologique (d’où mon emploi consécutif des vocables ‘loi’ et ‘cohabitation’), et que contrairement à celle de Lyotard, cette économie reste totalement dépourvue de toute référence marxiste. 11 Les jugements paternalistes à l’égard du ‘jeune’ Molière et de ses Contretemps ne manquent pas. Je me contenterai donc de ne relever ici que l’un des plus méprisants, celui de Pierre Mélèse qui, dans sa Préface à la pièce, se lamente mémorablement de « cette succession de dix étourderies mises bout à bout plutôt que réellement enchainées » (L’Estourdy, Lille, Giard, 1951, p. xvi). 12 « L’acte premier [de L’Étourdi] aura exposé les trois archétypes de la mystification que le reste de la pièce va se contenter de décliner en les alternant : le mensonge, le vol et le rapt. Tous trois constituent des modèles d’interférence perturbant trois systèmes de communication sociale parmi les plus considérables : la langue, l’argent et le commerce […] Ainsi, au fil des cinq actes, quatre fourberies fondées sur le mensonge, autant de projets de rapt et deux tentatives de vol viendront échouer sur l’obstacle réitéré de l’étourderie de Lélie » (Op. cit., p. 12-13). Coups et après-coup : Molière et ses Contretemps PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 111 signes d’un style proprement moliéresque, dans l’ensemble toutefois, la pièce pèche par de nombreux défauts de confection, parmi lesquels les antithèses farcesques ne sont malheureusement pas des moindres. Et cela se comprend de prime abord assez bien, puisque l’on décèle très vite chez Molière une forme d’autosatisfaction presque sadique quant à la répétition mécanique de ses procédés comiques. Ainsi, dès la fin du premier acte, quand Mascarille explose d’indignation suite à la troisième bourde consécutive de son maître Lélie, voici comment le dramaturge fait annoncer la couleur au valet : « Et trois : / Quand nous serons à dix nous ferons une croix » (v. 441-42). Regardez, semble nous dire Molière, il ne vous reste plus qu’à compter jusqu’à dix, car après cela j’en aurai fini (vous pourrez « f[aire] une croix »), et je vous révélerai mon dénouement. Comme si l’étourdissement de la répétition ne suffisait pas, on nous demande en plus un travail de comptabilité ! Cependant, ce que manque en général ce type de critique, en ne prenant pas le temps de toujours bien différencier les formes de répétition dans L’Étourdi, c’est précisément la question du temps, ou plutôt des contretemps. Certes, Dandrey là encore s’en approche le plus qui, après avoir consulté son Furetière, constate qu’ « [u]n étourdi, pour les contemporains de la pièce, est un homme en délicatesse avec le temps, un inconsidéré, au sens où vivant dans l’instant et agissant dans l’urgence, il ne considère pas les suites de ses actes » 13 . Mais aussi perspicace que soit cette constatation, elle n’en renforce pas moins la hiérarchie d’une temporalité antithétique où la mécanique oppositionnelle serait d’emblée figée. D’un côté, le temps des fourberies de Mascarille qui s’ingénie à faire avancer le projet amoureux de son maître. De l’autre, les contretemps de Lélie, l’étourdi attitré dont les gaffes font échouer à chaque reprise les initiatives de son valet. Pas plutôt formulée, l’antithèse du temps et des contretemps semble se bloquer sur un renversement de pouvoir entre Lélie et Mascarille ; à la hiérarchie respectée entre maître et valet succède une hiérarchie inversée où les contretemps du premier ne sont qu’une version inférieure aux temps forts du second. Et de là à y reconnaître une persistance du carnaval bakhtinien, il n’y aurait bien sûr qu’un pas… qui ne nous avancerait malheureusement guère. En effet, le seul avantage pratique dans l’éclairage d’une temporalité antithétique par une dynamique carnavalesque, c’est de nous rappeler combien l’antithèse n’est pas figée, et combien les forces en présence fonctionnent non pas en courant continu mais en courant alternatif. Ainsi, 13 Ibid., p. 14, et au passage, je rappelle la définition originelle dans le dictionnaire de Furetière : « ESTOURDI. s. m. Imprudent inconsideré qui fait les choses avec precipitation, & sans considerer les suites. » Eric Turcat PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 112 comme nous allons maintenant le constater, le temps des Contretemps n’appartient pas toujours à Mascarille, et les contretemps de L’Étourdi ne sont pas toujours l’affaire de Lélie. Parfois même, le temps et les contretemps ne leur appartiennent ni à l’un ni à l’autre. Prenons comme premier exemple le jeu de scène où Mascarille tente de détrousser le vieil Anselme (I, 5). Dans cet extrait, le valet vient de flatter le vieillard en lui faisant croire qu’une dénommée Nérine (v. 219) est amoureuse de lui : MASCARILLE [veut prendre sa bourse] Elle vous veut… ANSELME Elle me veut… ? MASCARILLE [prend la bourse et la laisse tomber] Et vous veut, quoi qu’il tienne, Prendre la bourse. ANSELME La… ? MASCARILLE La bouche avec la sienne. Ici, Mascarille n’a nul besoin de l’aide de son maître pour produire ses propres contretemps. Comme l’indique la deuxième didascalie, c’est en effet bien lui et lui seul qui a la maladresse de « laisse[r] tomber » l’argent, et comme le précise inconsciemment son lapsus grivois sur « la bourse », le fourbe ne demande que le bâton pour se faire battre. Pourtant, il s’en tire à bon compte. D’une part parce que l’anesthésie de la flatterie a produit son effet en rendant le barbon aussi aveugle que sourd. De l’autre parce que, comme l’indiquent cette fois les stichomythies du dialogue, l’inspiration de Mascarille gagne en fait du régime grâce à ses obstacles qui lui permettent à chaque fois de mieux rebondir. Entre le temps de la fourberie et les contretemps de l’étourderie, les pôles positifs et négatifs de l’énergie quasiélectrique qui dynamise le valet finissent par se confondre. Autrement dit, quelque que soit sa proximité ou son éloignement de ce générateur d’appoint que représente effectivement Lélie ; le temps de Mascarille génère ses propres contretemps, et vice-versa. Inversement, même l’étourdi attitré se montre tout à fait capable de se passer des coups de génie de son valet, le temps d’orchestrer sa propre fourberie. Ainsi, anticipant à la perfection le deus ex machina de l’acte final, Lélie en appelle, dès le deuxième acte, à la fibre paternelle de son principal Coups et après-coup : Molière et ses Contretemps PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 113 adversaire, Trufaldin 14 , par le biais d’une missive dont l’inspiration lui revient apparemment à lui seul (II, 11). Sans savoir encore que le vieillard qui détient sa bien aimée Célie va finalement s’avérer être le père de la jeune femme, le maître de Mascarille va pour une fois affirmer sa maîtrise en s’inventant l’identité d’un père qui, comme Trufaldin précisément, aurait lui aussi été séparé de sa fille à l’enfance 15 . Nul besoin donc pour Lélie de s’appuyer sur les fourberies de son valet ; ici, le génie vient de l’ingénu, et l’ironie dramatique qui en résulte n’en est que plus puissante. Or, ce coup de génie est peut-être un peu trop génial, surtout par rapport à certaines des fourberies les plus grotesques de Mascarille, et c’est peut-être pour cette raison avant tout que Molière se sent obligé de remettre Lélie à sa place en le faisant buter à nouveau contre l’entreprise adverse de son valet. Mais cette fois, le contretemps du jeune maître ne saurait plus être le résultat d’un problème de communication 16 . Cette fois, ce contretemps semble bouleverser la dynamique entre les deux protagonistes. En effet, face à la prévision faible de Mascarille, qui s’était contenté d’annoncer un décompte de péripéties pour parvenir à la fin de la pièce, s’inscrit désormais la prédiction forte de Lélie, qui nous projette directement au dénouement. Là où le valet devait jusque-là s’appuyer sur les autres pour accélérer la production énergétique de sa temporalité alternative, son maître, quant à lui, semble entièrement capable de transcender ses multiples 14 Je précise bien que, techniquement, les deux adversaires de Lélie se nomment Léandre et Andrès qui, tous deux, prétendent également au cœur de Célie. Néanmoins, tous trois ont en commun le même obstacle, à savoir Trufaldin, qui, métaphoriquement parlant, détient les clefs de la ceinture de chasteté verrouillée sur la jeune femme (déjà symboliquement attachée à lui par les chaînes de l’esclavage). 15 Voici les deux premières strophes de la lettre en question (II, 10, v. 803-10) : Le Ciel, dont la bonté prend souci de ma vie, Vient de me faire ouïr par un bruit assez doux Que ma fille à quatre ans par des voleurs ravie, Sous le nom de Célie est esclave chez vous. Si vous sûtes jamais ce que c’est qu’être père, Et vous trouvez sensible aux tendresses du sang, Conservez-moi chez vous cette fille si chère, Comme si de la vôtre elle tenait le rang. 16 Manque de communication pourtant si fondamental à la pièce puisque, même après le sixième contretemps, où Lélie dénonce encore avec véhémence son manque d’information quant aux manœuvres sournoises de son valet, Mascarille semble plus résolu que jamais à renforcer cette politique d’entropie communicative (III, 4, v. 1103-05) : « LÉLIE : À moins d’être informé des choses que tu tentes. / J’en ferais cent de la sorte. MASCARILLE : Tant pis. » Eric Turcat PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 114 contretemps en une seule fulgurance parfaitement autonome. Et Mascarille, de s’interroger, à juste titre, sur ses capacités à remonter cette forme magistrale de temporalité, pour ainsi dire à ‘contre-courant’ (III, 1) 17 . Or, de la même manière que le temps des fourberies n’appartient guère plus au valet qu’au maître, et que les contretemps de l’étourderie ne s’appliquent guère moins à Lélie qu’à Mascarille, le coup de théâtre final (V, 9), faut-il bien le rappeler, ne dépend pas plus des péripéties générées par l’un que par l’autre. Ainsi, c’est au hasard d’une dispute de rue entre deux vieilles, jusque-là totalement étrangères à l’intrigue, qu’éclate la double révélation qui fera chavirer la pièce. Non seulement Trufaldin, alias Zanobio Ruberti, est en fait le père de Célie (celle qui, jusque-là, avait été son esclave), mais il est en plus le père d’Andrès (celui qui, justement, prétendait la lui acheter). Ce qui entraîne un double renversement sur le plan de l’économie autant dramatique que libidinale. D’un côté, en effet, et de manière rigoureusement explicite, la libido d’Andrès, concentrée sur Célie, se voit brusquement censurée par le tabou de l’inceste, ce qui laisse désormais la voie libre à Lélie. De l’autre, et de manière perversement implicite, l’économie momentanément bénéficiaire de Trufaldin (avec la vente de son ‘esclave’) finira de fait déficitaire, après le remboursement de la commande, suivi de près du déboursement de la dot pour le mariage de sa fille. Ce qui fera à nouveau l’affaire du jeune Lélie… et toujours sans la moindre intervention de sa part ni de celle de son valet. Autrement dit, à l’antithèse comme nous l’avons vu réversible du temps des fourberies et des contretemps de l’étourderie répond une nouvelle temporalité antithétique avec, là encore, une forte tendance à la réversibilité. D’un côté, le temps heuristique des deux vieilles dont la seule explosion fera plus pour résoudre les problèmes de Lélie que tous les efforts de Mascarille, mais dont le plus cruel contretemps sera celui du destin 17 Je ne reviendrai pas ici sur l’analyse de la métaphore filée pratiquée dans le soliloque où Mascarille assimile les contretemps de Lélie à un courant torrentiel, puisque Scherer en fait déjà une analyse détaillée dans son « Molière et le monologue tragique, d’après un passage de L’Étourdi », PMLA, LIV (1939), p. 768- 74. Cependant, je préciserai comment, malgré ses lamentations sur les maladresses de son maître, le valet ne leur accorde pas moins une force naturelle supérieure à celle de ses propres astuces. D’où l’antithèse, là encore, entre « l’eau toute claire » de Mascarille (v. 919) et le « torrent effréné » de Lélie (v. 923). Mais d’où aussi la surprise de constater chez le valet dépité une telle concession d’infériorité par rapport à son maître ; comme si, pour la première fois, Mascarille devait bien avouer que sa propre temporalité ne faisait pas le poids par rapport à celle de Lélie ; comme si le « démon contraire » de l’étourderie (v. 920) semblait prédestiné à déposséder le malin génie de la fourberie en l’emportant dans ses contretemps. Coups et après-coup : Molière et ses Contretemps PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 115 habituellement réservé par Molière à toutes ses femmes âgées et de surcroît messagères, à savoir l’oubli suivi de la disparition 18 . De l’autre, les contretemps économiques et libidinaux du second duo de choc (Trufaldin et Andrès) dont la double déculottée oblitère à elle seule les dix déconvenues consécutives de Lélie, mais dont la compensation homo-érotique (par le rapprochement entre père et fils) promet une réinsertion rapide dans le temps phallocentrique de la réalité bourgeoise 19 . Ainsi, la temporalité de L’Étourdi, avec ses perpétuels renversements antithétiques de temps et contretemps, serait-elle bien loin de l’idéal classique d’une tragédie unifiée par la promesse de la mort. Le vrai contretemps des comédies de Molière, ce serait d’abord que le temps s’escrime à continuer. II.2. Coups d’estocs : les contretemps comme métaphores Par rapport à l’antithèse temporelle d’emblée omniprésente, dans L’Étourdi, la métaphore duelliste opposant maître et valet, tarde quelque peu à faire son entrée en scène. De fait, il faut attendre le sixième contretemps de Lélie (III, 4), avant que Mascarille ne décoche sa pointe sarcastique à l’encontre de son « maître d’arme expert » (v. 1110). Il faut de surcroît attendre un acte de plus avant que Molière ne souligne explicitement l’importance du duel comme jeu de scène avec une didascalie césurant un vers du valet en son hémistiche : « À Trufaldin après s’être escrimé » (IV, 2, v. 1417). Ici, dans les prolégomènes au huitième contretemps de son étourdi de maître, Mascarille essaie désespérément de détourner l’attention de son vieil interlocuteur sceptique 20 , en interrompant la comédie des erreurs de 18 On se souviendra notamment de la vieille entremetteuse de L’École des femmes, le fameux « suppôt de Satan » pour Arnolphe (II, 5, v. 511), que l’on retrouvera mystérieusement morte peu de temps après que le barbon aura découvert l’importance de son rôle dans le rapprochement d’Agnès avec Horace (III, 4, 973). 19 Pour prendre un autre exemple de L’École des femmes, on se souviendra, là encore, de l’absence totale d’Agnès lors des négociations finales qui, pourtant, la concernent directement. Esclave ou pupille, fille ou promise, peu importe en fin de compte le statut de la jeune première, car chez Molière, le rétablissement de l’ordre bourgeois passe avant tout par l’exclusion de celle que l’on perçoit implicitement comme la fauteuse de trouble, et par le ralliement de la horde masculine avec, dans le ‘meilleur’ des cas (ici, celui d’Arnolphe), un dédommagement financier à la clef (V, 9, v. 1778). 20 Je rappelle que le scepticisme du vieil homme provient du fait que Lélie, déguisé en messager arménien venu donner à Trufaldin de fausses nouvelles sur son fils disparu, n’a pas suffisamment bien mémorisé le script fourni par Mascarille à la scène précédente, et qu’il accumule donc à nouveau les cafouillages. Eric Turcat PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 116 Lélie par une comédie de gestes entre les deux acolytes. Or, quelle que soit l’irruption du langage duelliste, la maîtrise du geste revient apparemment au plus loquace, et de toute évidence, cette maîtrise n’est une fois de plus pas celle du maître mais bien celle du valet qui, d’ailleurs, n’hésite pas à se vanter de son « adresse » supérieure, et qui, de surcroît prétend alors être le seul capable de donner une « leçon d’escrime » (v. 1418-19). D’où, bien entendu, le renforcement rétrospectif de l’antiphrase sur le « maître d’arme expert » attribué à l’origine à Lélie. Mais d’où aussi la très nette impression que cette métaphore antiphrastique ne sert qu’à consolider le reste des oppositions antithétiques entre Mascarille et son maître. Aux contretemps en amour de Lélie succèderaient logiquement ses contretemps en escrime, surtout si, comme le prétend Quentin Hope, ces ‘contretemps’ sont effectivement synonymes de ‘maladresses’ 21 . Assez paradoxalement toutefois, selon le dictionnaire de Furetière, le « CONTRETEMPS, chez les Maistres en fait d’armes, se dit lors que les deux ennemis s’allongent en même temps : ce qui produit le coup fourré », ou encore « quand l’ennemy prend un temps qu’on luy a presenté à dessein par quelque appel faux qui est hors la mesure, afin de prendre le dessus ou le dessous, ou de quarter suivant l’occasion ». Or, ni dans une acception ni dans l’autre n’est-il jamais question de ‘maladresse’ de la part de l’escrimeur. Bien au contraire. Selon la première définition, en effet, le contretemps est une question de « coup fourré », c’est-à-dire de « coup que l’on se donne l’un l’autre » (Richelet), et dont il ne saurait résulter ni gagnant ni perdant, puisque « chacun des deux hommes qui se battent donne un coup et en reçoit un autre en même temps » 22 . Il n’y a donc pas foncièrement maladresse, mais plutôt annulation de l’effort, autrement dit partie nulle. Ainsi, la maîtrise du geste ne se trouve pas d’un côté plutôt que de l’autre du combat et, dans l’instant en tout cas, plus personne ne sait qui est le « Maistre en fait d’armes ». Ce qui implique alors, de la part de Mascarille et de son « maître d’arme expert » non plus simplement une pointe sarcastique à l’encontre de Lélie, mais aussi une forme d’autodérision implicite, puisqu’en se moquant de l’effort annulé provoqué par son maître, c’est en fait, et par définition de sa propre nullité que se moque fondamentalement le valet. Or, cette nullité du contretemps, Mascarille fait plus que la constater ; il la recherche activement, et pas seulement avec Lélie. Comme j’avais choisi de le souligner en exergue, le fourbe moliéresque n’est pas toujours, en 21 La définition de Hope est sans appel : « les contretemps in L’Étourdi ou Les Contretemps, are the missteps of a clumsy swordsman » (« Molière’s Coup d’Essai », Kentucky Romance Quarterly, XVI [1970], p. 169). 22 Dictionnaire de l’Académie française, 4 e et 5 e éditions, 1762 et 1798. Coups et après-coup : Molière et ses Contretemps PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 117 effet, celui qui veut l’emporter par sa fourberie. C’est plutôt, ici encore, celui qui se contente de contrer l’adversaire par son « coup fourré » (III, 5, v. 1165) afin non pas d’en triompher mais, tout simplement, de l’« enferr[er] » (v. 1166). En outre, cette partie nulle vise parfois d’autres adversaires que l’éternel étourdi, puisqu’ici, notamment, l’opposant n’est plus le jeune maître, mais Léandre, le premier antagoniste de la pièce, qui s’apprête lui aussi à « enlever Célie » (v. 1158) 23 . Peu importe donc que ses adversaires soient volontaires ou involontaires, Mascarille semble avant tout s’obstiner non pas à vaincre son opposition mais simplement à la neutraliser. Et l’on en finirait presque par se demander si, quelque part, son rôle d’adjuvant ne se résumerait pas avant tout à frustrer les désirs plutôt qu’à les assouvir, autrement dit si, d’une certaine manière, l’adjuvant n’était pas en fait un faux adjuvant. Car, à ce stade, nul ne peut plus s’y tromper, les contretemps n’appartiennent plus à l’étourdi mais bien au fourbe. Par ailleurs, même la notion de simultanéité, propre au lexique complémentaire du ‘contretemps’ et du ‘coup fourré’ en escrime 24 , ne contribue en rien à changer cette impression de nullité actantielle produite par Mascarille. En effet, la « simultanéité », comme ne cessera de le démontrer Bergson, s’oppose par principe au temps phénoménologique de la « durée », puisqu’au lieu de « se laisse[r] vivre » 25 , cette simultanéité s’efforce perpétuellement de calculer et donc de transformer la temporalité humaine en une mesure d’espace scientifique. En se définissant comme « l’intersection de temps et espace » 26 , cette simultanéité bergsonienne, tout comme la mécanique du rire qui la suivra de près, dénonce de fait l’artifice de toute construction pseudo-temporelle, « plaqué[e] sur du vivant » 27 . Ainsi, pardelà la nullité des contretemps et coups fourrés à répétition, Mascarille est 23 Léandre est le ‘premier antagoniste’ de la pièce d’un point de vue surtout chronologique, puisque c’est la rivalité amoureuse qu’il fait peser sur Lélie dès la scène d’ouverture qui va immédiatement pousser le jeune premier à solliciter l’aide de son valet (I, 2). Mais il n’est pas le premier à ourdir un complot d’enlèvement, puisque, techniquement, Mascarille l’a déjà précédé au premier acte (I, 7), et sans plus de succès (I, 9). 24 Je rappelle qu’aussi bien dans la définition de « contretemps » par Furetière que dans celle de « coup fourré » par l’Académie française, on retrouve la locution adverbiale « en même temps ». 25 « La durée toute pure », résume Bergson dans le deuxième chapitre de sa fameuse thèse doctorale, « [c’]est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre » (Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], Paris, PUF, 2008, p. 75). 26 « [L]e trait d’union entre ces deux termes, espace et durée, est la simultanéité, qu’on pourrait définir [comme] l’intersection de temps et espace » (Ibid., p. 82). 27 Le rire (1900), Paris, PUF, 2007, p. 29. Eric Turcat PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 118 également celui qui, dans sa recherche compulsive de la simultanéité, se complaît dans la médiocrité d’une temporalité moins humaine que machinale. Tout comme il était d’abord celui qui comptabilisait les étourderies de son maître, le valet de Lélie demeure à présent celui qui préfère mesurer le temps dans sa dimension spatiale. Or, pas moins que la nullité, la médiocrité elle aussi requiert une certaine adresse ; de même qu’il faut savoir assurer le match nul, il faut savoir calculer l’espace-temps qui rapproche l’escrimeur médiocre des autres petits joueurs. Alors, un Mascarille pas particulièrement inspiré ? Certes. Mais simplement maladroit ? Une fois de plus, pas du tout. D’ailleurs, l’adresse métaphoriquement sportive du valet moliéresque se précise dès lors que, comme dans la deuxième définition de Furetière, le contretemps fait état de « quarter », autrement dit de « pirouett[er] » 28 . Car des pirouettes, avant tout verbales, Mascarille n’en manque jamais, notamment dans la rencontre entre Trufaldin et le faux messager (IV, 2), où il doit, par exemple, faire morphologiquement « pivot[er] 29 » le lapsus de Lélie sur sa première syllabe, avant de se proférer, de surcroît, expert en phonétique « [a]rménien[ne] » (v. 1411-14) 30 . Et cet art de l’esquive, parfois même seulement physique, le fourbe n’en fait pas profiter tout le monde. Ainsi, alors que Mascarille échappe de justesse au démasquage sous le nez de Trufaldin (III, 8), dans la scène suivante, son adversaire Léandre n’aura pas autant de chance, lui qui, sur son propre chef, se verra déverser le contenu excrémentiel de la « cassolette » du vieillard (v. 1252). Ainsi également, alors que le valet s’apprête à recevoir, aux côtés de son maître, la bastonnade que leur réserve le même Trufaldin, seul Lélie finira de fait par recevoir du bâton, tandis que Mascarille parviendra encore à en réchapper, et de manière plus cathartique que jamais (IV, 5). 28 « QUARTER », nous précise Furetière, « en termes d’Escrime, c’est ôter son corps hors de la ligne : ce qui se fait en piroüettant ou tournant le corps comme sur un pivot, pour se deffendre des passes. » 29 Revoir la comparaison « comme sur un pivot » dans la définition de « QUARTER ». Ibid. 30 Je rappelle que, dans cette scène, Lélie, le faux messager arménien vient de gaffer en prétendant qu’il avait vu le fils de Trufaldin « [e]n Turquie, à Turin » (v. 1407), suite à quoi, Mascarille ‘pivote’ en rétorquant : Mais les Arméniens ont tous une habitude, Certain vice de langue à nous autre fort rude : C’est que dans tous les mots ils changent nis en rin, Et pour dire Tunis, ils prononcent Turin. Coups et après-coup : Molière et ses Contretemps PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 119 Cependant, et c’est peut-être là tout son charme ou, en tout cas, son aspect le plus humain, même le fourbum imperator 31 ne peut pas tout esquiver. Même l’escrimeur le plus adroit ne peut pas toujours renverser la situation par la dextérité de son « quarté ». Pour reprendre l’acception la plus reconnue de ce terme 32 , il ne suffit pas, en effet, d’avoir le « poignet » agile pour manipuler avec succès ses adversaires. Il ne suffit pas non plus de « contorsion[ner] » tout son « corps » pour parvenir à ses fins, et, une fois encore, Mascarille est là pour en témoigner, face à son éternel étourdi de maître (IV, 4, v. 1535-38) : Attaché dessus vous, comme un joueur de boule Après le mouvement de la sienne qui roule, Je pensais retenir toutes vos actions, En faisant de mon corps mille contorsions. Peu importe que la métaphore file, à présent, de l’escrimeur au bouliste. Ici, le doigté ne compte pas plus que le « body English » 33 , dès lors que l’adresse du « joueur » se transmue en échec itératif (« Je pensais […] »). Or, l’imparfait de ce verbe « pens[er] », si central à la construction de l’énoncé, semble bien plus étymologique que grammatical. Car le contretemps principal de Mascarille, ce n’est pas vraiment la nostalgie d’un passé encore (re)jouable, mais c’est plutôt la conscience d’une imperfection de principe. Imperfection ontologique diamétralement opposée à la perfection toute solipsiste du Cogito cartésien, puisqu’il s’agit ici non pas de crier victoire dans le secret de sa propre conscience, mais de concéder son insuccès face à 31 On se souviendra de l’accès de mégalomanie qui, dans l’instant où Mascarille s’aperçoit que son statut d’agent double va lui permettre de tromper un maître pour en servir un autre, prononce la fameuse formule du « Vivat Mascarillus, fourbum imperator ! » (II, 8, v. 794). Mais on se gardera bien de voir en cette folie des grandeurs toute momentanée un autre exemple d’ « [h]ommage à Corneille », comme l’avait fait Carlo François dans « L’Étourdi de Molière ou l’illusion héroïque », Revue d’histoire littéraire de la France LIX (1959), p. 90. Quelle que soit son inspiration, en effet, le discours de Mascarille manque toujours de souffle par rapport à ceux des héros cornéliens, soit un autre aspect du personnage qui contribue à rendre son charme encore plus humain. 32 « La maniere de porter un coup d’espée ou de fleuret, en tournant le poignet en dehors » (Dictionnaire de l’Académie française). Définition qui restera d’ailleurs inchangée de la première à la huitième édition. 33 Expression particulièrement heureuse bien que malheureusement intraduisible, employée par Hope justement à l’intention de cet extrait du texte (op. cit., p. 170), le « body English » fait référence au « twisting of the body by a player as if to help a ball hit, thrown, etc., to travel in the desired direction » (Webster’s College Dictionary, 2010). Eric Turcat PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 120 l’autre, pour ainsi dire en équipe. Imperfection, donc, fondamentalement humaine, et qui explique alors, mieux que jamais, l’ « [a]ttach[ement] », non seulement du maître au valet, mais aussi du grand public à ce génie de la médiocrité confortablement assumée, que restera toujours le fourbe moliéresque. Ainsi, les contretemps de L’Étourdi relèvent-ils encore plus des métaphores duellistes que des antithèses dualistes. Pour que la dynamique antithétique persiste, entre étourderie et fourberie, il faut avant tout que les adversaires continuent à s’opposer sans trouver de gagnant. Autrement dit, avant de relancer la machine vers de nouveaux déséquilibres farcesques, il faut d’abord trouver le point d’équilibre entre les forces en présence. Et pour Molière, qui avait d’ailleurs de tout temps préféré jouer les valets roublards, cet équilibre se trouve, bien entendu, moins dans les coups de théâtre de Lélie que dans les « coup[s] fourrés » de Mascarille. Cependant, les contretemps moliéresques ne se limitent pas toujours à des coups de théâtre à répétition ou à des coups d’estoc bien ajustés. Parfois, ces contretemps dépassent la logique antithétique de la farce et l’esthétique métaphorique du duel, et c’est alors que Molière nous révèle un aspect beaucoup moins calculé et donc beaucoup plus inconscient de ses préoccupations temporelles. C’est là, notamment, que la temporalité par àcoups de L’Étourdi se renverse assez curieusement en une contre-temporalité de l’ « après-coup ». II.3. « Après-coup » : les contretemps sur le divan Au niveau le plus élémentaire, celui sans doute où Les Contretemps se résument aux étourderies magistrales, la question de l’ « après-coup » ne pose même pas problème. D’un côté, il y a les coups de Mascarille, autrement dit ses fourberies. De l’autre, il y a les contrecoups de Lélie, c’està-dire, tout simplement, ses bourdes. Coup après coup, le processus se répète pour le grand bonheur du parterre, de telle sorte que, bientôt, ce sont effectivement les étourderies que l’on finit par désirer plus que les fourberies elles-mêmes. Désir qui résulte, bien sûr, de la tension interne entre temps et contretemps, mais dont la clé repose surtout, avouons-le, dans les pulsions sadiques de nos régressions annales. Entre la propreté adulte du travail habile de Mascarille et la saleté infantile du saccage innocent de Lélie, nous savons tous, plus ou moins consciemment de quel côté nous placer. Et si jamais nous prétendons l’oublier, Molière et sa comédie farcesque sont là pour nous le rappeler ; en fin de compte, nous voulons tous que le trompeur soit trompé. Ici, l’ « après-coup » se déroule donc bien en deux temps, puisque le temps de la comédie invite à la Coups et après-coup : Molière et ses Contretemps PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 121 régression de la farce 34 . Mais, contrairement à la Nachträglichkeit freudienne dont les deux temps impliquent la concrétion d’événements à valeur traumatique, l’ « après-coup » moliéresque implique l’excrétion de péripéties à valeur dramatique. Là où Freud sonde les profondeurs de l’inconscient, Molière se contenterait d’en renifler le cloaque préconscient. Cependant, chez Molière comme plus tard chez Freud, l’inconscient ne saurait jamais tarder à se manifester, ne serait-ce que par le biais de la figure omniprésente du père, ou plutôt de sa figure éminemment absente. Préfiguration à cet égard parfaite du reste de l’œuvre moliéresque, Les Contretemps ne comptent pas moins de trois pères de famille officiellement homologués : Anselme (père d’Hippolyte, la promise rejetée par Lélie), Trufaldin (père de Célie, l’esclave convoitée par tous) et Pandolfe (père de Lélie lui-même), tous trois opposants aux projets du jeune premier, et donc tous trois condamnés d’emblée à incarner l’archétype du vieillard. Il y en a bien sûr un quatrième, le père de Léandre (rival amoureux de Lélie), que l’on ne nomme jamais par son prénom, mais que l’on ne saurait oublier, puisqu’en fin de compte la pièce reconnaît non moins de cinq jeunes personnes de ‘bonne famille’, et qu’aucune d’entre elles ne saurait décemment se retrouver privée de soutien paternel. Ainsi se résume alors l’arbre phallocentrique de L’Étourdi : 34 Relecteur de « L’homme aux loups » de Freud (Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 325-420), Laplanche, dans son séminaire sur « L’Après-coup », rappelle comment le « traumatisme nécessite toujours deux temps pour exister » (Problématiques VI, Paris, PUF, 2006, p. 135). D’abord, il faut certes la fameuse « trace mnésique », en l’occurrence celle où l’homme aux loups, âgé apparemment d’un an et demi, aurait vu ses parents copuler. Mais cela ne suffit pas pour fonder le « traumatisme », puisqu’il faut ensuite qu’il y ait reviviscence de cette trace, ou souvenir originaire, en l’occurrence par le rêve où, âgé alors de quatre ans, le célèbre patient de Freud imagine des loups, copulant eux aussi. Autrement dit, dans la psychanalyse freudienne comme dans la comédie moliéresque, le choc émotionnel se produit toujours à contretemps ; sans l’ « après-coup » d’une deuxième secousse (étourderie pour Molière et reviviscence pour Freud), la première secousse (fourberie pour l’un et trace mnésique pour l’autre) ne peut avoir, de fait, aucune valeur. Il ne peut donc y avoir de coup sans après-coup. Eric Turcat PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 122 Seul grand perdant dans cette course à la paternité : le protagoniste luimême, à savoir Mascarille qui, apparemment prisonnier de sa condition de valet, se voit également condamné à être privé de père. Visiblement, chez Molière, les valets, comme les anciens proxénètes, sont une génération spontanée 35 . Or, cette spontanéité ne s’accepte pas aussi spontanément qu’il y paraît, et c’est là que le bas blesse. C’est là notamment que Mascarille, pourtant si enclin à se laisser embarquer par les aventures de son maître, se rebiffe, tout au moins dans la mesure que lui accorde les exigences de la bienséance classique. C’est là donc que l’inconscient refait surface, ou en tout cas nous laisse suffisamment de traces verbales pour nous permettre d’aller le redécouvrir, après-coup. La trace la plus pertinente et, disons-le franchement, la plus incontournable de toute la pièce, c’est bien entendu le mot de la fin. Mascarille, à deux doigts apparemment de pouvoir finalement intégrer l’ordre bourgeois par le biais du mariage, se permet la maladresse, serait-ce l’étourderie, suivante : « Allons donc, et que les Cieux prospères / Nous donnent des enfants dont nous soyons les pères » (V, 9, v. 2067-68). Plutôt que de flatter Anselme, le paterfamilias qui lui promet discrètement l’alliance qu’il recherche (« J’ai ton fait », v. 2067), le valet frondeur préfère chiquenauder le phallus bourgeois en l’atteignant là où il reste le plus vulnérable, à savoir dans la bourse même de sa paternité (« pères » rime avec « prospères »). Chiquenaude pour le moins dangereuse, malgré les circonstances festives d’un double mariage imminent (Lélie + Célie et Léandre + Hippolyte), mais chiquenaude qui, après coup, nous oblige quand même à revenir sur d’autres traces plus discrètes où la question d’une paternité douteuse aurait déjà été formulée par Mascarille, et de manière encore plus personnelle, peut-être. La première de ces traces remonte en fait à la première apparition en scène du valet. Mascarille y résume, dans l’intérêt du lecteur/ spectateur qui arrive lui aussi, pour ainsi dire, en scène, la situation de mariage forcé à laquelle se trouve confrontée Lélie. Tous les opposants y sont méticuleusement nommés, de telle sorte sans doute à pouvoir rapidement les caser dans leurs fonctions respectives, quand, soudain, au détour d’une simple césure à l’hémistiche, une tête en particulier dépasse toutes les autres. Il s’agit de Pandolfe, ou comme le suggère sournoisement Mascarille à Lélie : « C’est 35 Je rappelle que, dans la scène où il fait passer Célie pour une prostituée, de telle sorte à mieux dissuader Léandre de la prendre pour épouse, Mascarille s’appuie précisément, bien que sous couvert euphémique, sur sa réputation de proxénète, puisqu’il prétend être « quelque peu d’un métier / À se devoir connaître en un pareil gibier » (III, 2, v. 973-74). Coups et après-coup : Molière et ses Contretemps PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 123 Monsieur, votre père, au moins à ce qu’il dit » (I, 2, v. 33). Un individu donc ne se laisse pas enfoncer dans les cases de la description objective ; un individu spécifique semble mériter un jugement subjectif. Or, ce jugement elliptique (« au moins à ce qu’il dit ») semble pour le moins paradoxal. En effet, si, comme le suggère le valet malicieux, le père de Lélie n’était effectivement pas son père biologique, ce serait alors la tête d’un autre qui aurait dû dépasser, tout au moins pour la mère du jeune premier. Pourquoi alors s’acharner contre Pandolfe ? Serait-ce là un simple rituel d’irrévérence pubertaire, autrement dit une autre forme de régression farcesque où tous les pères, quelle que soit leur fortune, se voient infliger les cornes du cocuage par les enfants des autres ? Ou s’agirait-il plutôt d’une rancœur plus ciblée, un peu comme si, peut-être, Mascarille avait personnellement maille à partir avec Pandolfe ? À ce stade, la trace est encore trop faible pour fournir assez d’éléments de réponse, mais elle mérite d’autant plus d’être poursuivie que, derrière la malice la plus vraisemblable du valet, se cache potentiellement la Nachträglichkeit de la rancune 36 . Cette rancune de l’enfant abandonné qui, précisément, ne va cesser de croître jusqu’au mot de la fin. Cette rancune qui, tout compte fait, va peut-être dynamiser la temporalité des Contretemps, plus que tous les contretemps théâtraux ou sportifs. Deuxième trace d’un inconscient cette fois-ci encore plus lourd d’une figure paternelle détestée : celle, bien sûr, du fantasme parricide que Mascarille présente à Lélie comme sa quatrième fourberie, au début du deuxième acte (II, 1, v. 473-74 et 483-84) : Je fais courir le bruit que d’une apoplexie Le bonhomme surpris a quitté cette vie […] Dans l’esprit de chacun je le tue aujourd’hui, Et produis un fantôme enseveli pour lui. Ici, la charge affective y est si lourde, et la menace d’exécution si performative (« aujourd’hui »), que même l’étourdi éponyme finit par s’en étonner. Pourquoi, en effet, concevoir un stratagème si morbide, à moins d’entretenir effectivement une profonde rancœur à l’égard de la victime dont seul le meurtre serait apparemment à même d’apaiser le désir de vengeance du stratège ? Car, remarquons-le bien, s’il commence plus 36 Germaniste avisé, lui-même traducteur de l’œuvre intégrale de Freud, Laplanche nous rappelle que le troisième sens du verbe nachtragen (à l’origine de Nachträglichkeit) est celui de « jemandem etwas nachtragen », à savoir « tenir rancune de quelque chose à quelqu’un » (op. cit., p. 24). Assez curieusement, toutefois, l’analyste ne poussera pas plus loin la valeur de cette étymologie. Sans lui en tenir nous-mêmes rancune, nous proposons néanmoins, dans l’analyse qui suit, de réactiver cette acception, au regard de l’ « après-coup » moliéresque. Eric Turcat PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 124 innocemment par proposer à Lélie le scénario d’une mort naturelle (« apoplexie ») conjuguée à la troisième personne (« le bonhomme […] a quitté cette vie »), Mascarille finit presque aussitôt par se faire lui-même l’auteur d’un homicide qu’il conjugue sans aucun scrupule à la première personne (« je le tue »). Ici donc, il faut bien être un amoureux aussi transi que le jeune premier pour balayer une telle trace de rancœur parricide. Pour nous autres, en revanche, la Nachträglichkeit de la rancune résonne d’autant plus fortement que, après-coup, nous nous sentons pratiquement contraints de superposer cette trace à la première. Et dès lors, de nous poser la question suivante : se pourrait-il qu’en l’absence d’un lien biologique confirmé entre Lélie et son père, Pandolfe se soit lui aussi permis d’engendrer sa propre descendance illégitime ? Se pourrait-il, plus simplement, que cette descendance soit venue le hanter sous forme de ce fils naturel que pourrait alors être Mascarille ? Cela expliquerait de fait bien mieux l’engagement quasi-enragé du valet auprès de son maître. En s’alliant à Lélie, se serait ainsi à son demi-frère que Mascarille s’allierait. D’où, d’une part, sa tendance à excuser son employeur au-delà de toute mesure strictement professionnelle. D’où, d’autre part, l’effort décuplé dans la recherche d’une rétribution. Coup après coup, c’est moins contre l’étourderie du maître que s’acharne le valet, que contre l’injustice d’un père que s’acharne son ‘vrai’ fils. Dernière trace de cette paternité potentiellement dissimulée, celle du « bien » symbolique que Mascarille prétend avoir hérité de son « père » 37 . Certes, il serait d’emblée permis de douter autant de l’authenticité de ce « bien » que de celle de ce « père », puisque le valet rend ici un rapport à son maître des dernières manigances entreprises, durant l’entracte, pour se rapprocher de Trufaldin. Cependant, le fait semble incontestable, c’est précisément grâce à ce « bien », qui quelque part a bien dû se matérialiser, que Mascarille est parvenu à soutirer du vieil homme l’information qui finira par faire basculer la pièce. C’est justement parce qu’il réussit à se procurer un objet symboliquement paternel, que le valet parvient à « acquérir [la] tendresse » de Trufaldin (IV, 1, v. 1291), c’est-à-dire à lui faire révéler son identité cachée (Zanobio Ruberti, père de deux enfants abandonnés). Or, en admettant que cet objet symbolique par excellence soit le symbole le plus traditionnel de l’alliance entre deux amoureux, à savoir celui de la « bague » de fiançailles, il s’avère que Mascarille en dispose encore d’une autre. La seconde, il faut le rappeler, était celle de Léandre 37 « Je mettrais en ses mains [celles de Trufaldin] que je tenais certaines / Quelque bien de mon père […] » (IV, 1, v. 1287-88). Coups et après-coup : Molière et ses Contretemps PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 125 pour Célie 38 , que le valet s’était empressé de remettre, précisément à Trufaldin 39 , ce qui implique que le vieil homme l’avait au minimum déjà vue et que Mascarille n’aurait donc pas pu la lui redonner ultérieurement. Mais la première « bague » reste effectivement en la possession du valet, puisque, comme il convient de le souligner, celle-ci avait déjà été proposée à Anselme en tant que gage, là encore, de bons et loyaux services offerts par Mascarille 40 . Services qui, bien sûr, n’avaient jamais été rendus, ce qui avait alors permis au valet de garder un atout dans sa poche et, qui sait, de l’utiliser plus tard auprès du seul autre père (Trufaldin) qui ne pourrait de fait pas le reconnaître. Car, si l’on observe de plus près, on remarquera également que, des trois pères de famille expressément nommés, seul Pandolfe ne bénéficie pas du commerce de la « bague ». Se pourrait-il alors que Mascarille eût été parfaitement conscient de ne pas pouvoir acheter la confiance du père de Lélie avec cette « bague », précisément parce que c’était Pandolfe lui-même qui, à l’origine, avait acheté cette alliance pour la mère biologique de Mascarille ? La piste semble bien ténue, mais, à ce stade, les traces finissent tout de même par s’accumuler, et la Nachträglichkeit d’un fils rancunier par se préciser. En termes strictement temporels, le contretemps moliéresque fonctionnerait donc doublement comme un « après-coup ». D’une part, il semble effectivement que l’implication du valet dans les affaires de son maître dépasse hyperboliquement les bornes du strict dévouement. Une étourderie, d’accord. Deux, passe encore. Trois, à la limite. Mais passé le premier acte, Mascarille n’a vraiment plus aucune raison de persévérer dans sa surenchère de la fourberie. Or, comme nous venons de le voir, c’est précisément au début du deuxième acte, à l’endroit même où la farce se transforme structurellement en comédie, que le valet se trahit. La mort, toute symbolique certes, du père de Lélie, le valet ne la veut pas simplement pour le bénéfice de son maître ; il la veut pour lui-même. Et chaque bourde que lui oppose son « étourdi » de demi-frère ne sert qu’à confirmer ce qu’il ne peut se permettre d’afficher ouvertement, à savoir que c’est bien lui, Mascarille, qui est de loin le plus méritant des deux fils de Pandolfe. À chaque contretemps 38 « Et l’achat fait, ma bague est la marque choisie / Sur laquelle au premier il doit livrer Célie » (II, 7, v. 763-64). 39 « Cette bague connue / Vous dira le sujet qui cause ma venue » (II, 9, v. 795-96). 40 Je rappelle que, dans l’intention de pouvoir plus facilement détrousser Anselme, Mascarille flatte sa vanité en lui faisant croire à l’intérêt amoureux d’une Nérine, dont il s’agit alors de garantir les faveurs par « L’achat de quelque bague, ou telle bagatelle » que le valet juge apparemment inutile puisque : « l’on a mis dans ma main une bague à la mode, / Qu’après vous payerez si cela l’accommode » (I, 5, v. 252 et 255-56). Eric Turcat PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 126 théâtral de Lélie répond un contretemps inconscient de son valet, puisque, coup après coup, la reviviscence de cette paternité contestée ne fait que raviver le traumatisme de Mascarille. C’est ici la définition même de l’ « après-coup » en psychanalyse ; cette temporalité en deux temps, où le passé n’est rien sans la concordance du présent, et vice-versa d’ailleurs. D’autre part, cependant, la Nachträglichkeit moliéresque bénéficie d’une dynamique encore plus tournée vers l’avenir. Cet « après-coup », en allemand, signifie aussi, rappelons-le, ‘rancune’. Or, cette rancœur, que les Freudiens le veuillent ou non, n’est pas simplement le résultat d’un Œdipe mal résolu. Dans le cas particulier des Contretemps, comme je propose de l’analyser pour conclure, la rancune participe pleinement à la cure du protagoniste. Car, quand Mascarille se met en tête de prêter main forte, coûte que coûte, à son maître, ce n’est pas seulement pour exorciser les monstres de son passé afin de mieux vivre dans son présent, mais c’est aussi pour nous ouvrir les horizons d’un avenir inattendu. Un avenir où, pour reprendre la métaphore de Laplanche, l’angoisse éternelle de la paternité (ou, par extension, de toute herméneutique) ressemblerait moins à un « puzzle », quelque part prédécoupé et attendant d’être rassemblé, qu’à une « énigme » exigeant avant tout d’être correctement posée 41 . Ainsi, la première partie de l’énigme se pose-t-elle avant même la fin du premier acte, avec l’irruption d’Hippolyte (I, 8). Mascarille, rappelons-le, vient à la scène précédente de mettre à exécution sa troisième fourberie. Il s’agit, cette fois, de convaincre Pandolfe d’acheter Célie à Trufaldin, en se servant d’Anselme comme intermédiaire, soi-disant afin de mieux pouvoir la revendre comme esclave, mais surtout afin que Mascarille puisse la remettre lui-même entre les mains de son maître. Or, cet objectif final de la fourberie, Hippolyte (cachée en coulisse) ne le comprend pas. Du marché conclu avec Pandolfe, elle comprend seulement que son propre père, Anselme, s’apprête à délivrer sa rivale de la seule prison (Trufaldin) qui peut encore séparer Célie de Léandre. C’est donc sur ce malentendu que le valet se voit contraint de s’expliquer, et par le biais de cette explication même que surgit un détail essentiel ; avant de jouer les entremetteurs pour son maître, 41 La contribution principale de Laplanche à la question du nachträlichkeit, rappelonsle, c’est de s’être démarqué de ce qu’il considérait comme l’ « attitude puzzle » de Freud, pour qui le « modèle du ‘puzzle’, c’est une illusion de complétude possible, c’est-à-dire que la vérité de la vérité […] peut être un jour ou l’autre trouvée », pour lui substituer une « attitude énigme » (op. cit., p. 141). Attitude fondée sur sa croyance en un « message énigmatique » synonyme pour lui d’ « avant-coup », et qu’il incomberait alors au patient et à son analyste de « traduire […] après-coup ». (ibid., p. 171). Coups et après-coup : Molière et ses Contretemps PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 127 Mascarille avait déjà accepté de jouer ce même rôle pour Hippolyte 42 . Avant même que Lélie ne l’informe, il était alors déjà parfaitement au courant de la rivalité avec Léandre, et commençait donc déjà à tramer son propre projet, indépendamment des sollicitations de son maître. Autrement dit, Mascarille prévoyait déjà de berner simultanément les trois pères de famille, sans que Lélie n’ait vraiment besoin de dynamiser ses fourberies. Assez paradoxalement, on pourrait même dire, après coup, que la relation amoureuse la plus fondamentale au dynamisme de L’Étourdi ne repose pas sur le rapprochement du couple central (Lélie + Célie), mais sur celui du couple annexe (Léandre + Hippolyte). Il se pourrait ainsi que Mascarille, le marginal, ait déjà compris que le centre se retrouverait dans les marges. Deuxième partie de l’énigme rancunière des Contretemps, celle de la scène la plus centrale et pourtant la moins analysée de la pièce, celle de la première rencontre entre Mascarille et le mystérieux messager Ergaste (III, 5). Ce dernier, apparemment, ne présente pas grand intérêt, puisque sa seule fonction est d’avertir le protagoniste d’une contre-fourberie menée par Léandre pour ravir Célie à Trufaldin. De plus, il se caractérise d’emblée comme un des « amis » de Mascarille, ce qui le renvoie immédiatement à un sombre passé de ladrerie et contribue surtout à confirmer l’image de citoyen peu recommandable, que le protagoniste n’hésite pas à entretenir lui-même. Mais c’est peut-être là le problème ; on balaie trop facilement Ergaste. Ce faisant, on oublie alors deux faits aussi discrets que concaténés. Le premier, c’est que ce même Ergaste ne semble pas tout à fait capable de proférer une amitié à la hauteur de celle que l’on pourrait attendre, même parmi la confrérie des brigands. Non content de déclarer « Nous sommes amis », il complète immédiatement sa déclaration par la nuance suivante : « autant qu’on le peut être » (v. 1155). Or, cette proposition concessive annonce parfaitement le deuxième fait oublié concernant ce messager ; en allant parler à Lélie dans la scène suivante et en encourageant implicitement le jeune homme à mener sa propre contre-offensive, indépendamment de son valet, Ergaste est aussi celui qui trahit la confiance de Mascarille. Et le plus ironique, dans cet échange, c’est que Mascarille, pourtant lui-même rompu à ce type de double jeu, ne semble rien soupçonner… Se pourrait-il que le « fourbum imperator » s’avère, une fois encore, beaucoup moins impérial qu’il le voudrait ? Ou faudrait-il entendre, au contraire, que le protagoniste 42 Rappelons que, dès l’ouverture de la scène, Hippolyte invective Mascarille en dénonçant la rupture d’un pacte dont nous n’avions jusque-là aucune connaissance : « Oui, traître ? C’est ainsi que tu me rends service ? » (I, 8, v. 363). Et le valet initialement désarçonné, de se défendre, quelques vers plus loin, en confirmant son rôle d’homme de main : « Non, mais il faut savoir que tout cet artifice / Ne va directement qu’à vous rendre service » (v. 383-84). Eric Turcat PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 128 a parfaitement compris qu’il n’est pas le seul à savoir jouer les agents doubles 43 , mais que, dans cette situation particulière, il doit bien se plier au jeu de l’autre valet avant de pouvoir entamer une nouvelle manche ? Peu importe, puisque, comme le veut le dicton, un homme averti en vaut deux, et que la seconde fois où les deux valets se retrouvent (IV, 7), Mascarille semble avoir repris la main, notamment en s’assurant que « Léandre est au point / De quitter la partie » (v. 1653-54). Car, à ce stade, malgré ses inquiétudes affichées, le protagoniste ne se soucie guère de révéler ouvertement ses projets à ce traître potentiel d’Ergaste 44 . À ce stade, la seule partie de l’énigme qui semble vraiment lui importer, c’est que le « père [de Léandre est] arrivé contre toute espérance » (v. 1655). Un peu comme si, une fois de plus, ce traumatisme de la paternité semblait destiné à se résoudre non pas au cœur des Contretemps, mais dans leurs marges. En effet, la dernière partie de l’énigme rancunière de L’Étourdi semble se jouer non plus en présence des pères socialement homologués dans la pièce, mais en l’absence du seul père dont l’identité n’a pas encore été confirmée, même dans la scène finale : le père de Léandre. Or, cette absence pour le moins mystérieuse paraît, après coup, avoir été entretenue quasiment depuis le départ, et, là encore, par la circulation d’un objet dont la provenance pourrait bien ne pas être entièrement étrangère à un certain Mascarille. Ainsi, les deux seules preuves de l’existence du père de Léandre proviennent de deux « paquet[s] ». Le premier, mentionné dès le deuxième 43 Mascarille ayant précédemment feint de servir Léandre, pour en fait mieux servir Lélie, il paraît structurellement très vraisemblable qu’Ergaste lui renvoie sa feintise en chiasme. Le mystérieux messager feindrait alors de servir Lélie (III, 6) pour mieux servir son maître du moment, Léandre. 44 Il convient en effet de remarquer que, malgré ses soupirs de lamentation d’ailleurs étrangement hyperboliques (« Fut-il jamais destin plus brouillé que le nôtre ? », [IV, 7, v. 1651]), Mascarille ne fait nullement l’effort d’attendre qu’Ergaste quitte la scène (comme celui-ci l’avait fait très rapidement lors de leur première rencontre) avant de révéler les détails exacts de ses projets de barrage contre Andrès. Si Ergaste travaille cette fois pour le nouveau prétendant de Célie, le voilà à son tour prévenu ; Mascarille n’hésitera pas à recourir à la corruption de fonctionnaire pour « [se] donner le temps qui sera nécessaire » (v. 1663) de mener à bien ses dernières fourberies. Et même quand il s’avère, dès l’ouverture du cinquième acte, que sa neuvième fourberie a échoué elle aussi, sans nul doute suite à une seconde intervention d’Ergaste auprès de Lélie, là encore, Mascarille explose certes d’une rage toute théâtrale (« Ah chien ! ah double chien ! mâtine de cervelle ! », [V, 1, v. 1675]), mais, là encore, sans que ce contretemps ne l’incommode outre mesure, puisque sa dernière opération est déjà bien lancée, et qu’il ne lui reste plus qu’à « songe[r] à l’exécution » (v. 1702). Coups et après-coup : Molière et ses Contretemps PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 129 acte par Léandre lui-même 45 , sert apparemment d’injonction, puisqu’il s’agit explicitement de « déterminer [le fils prodigue] à l’hymen d’Hippolyte » (II, 7, v. 759). Le second, de provenance encore plus obscure, fait son apparition au troisième acte, mais ne livre son message qu’à la fin de l’acte suivant (IV, 7), et par le biais de celui à qui l’on avait chargé d’en faire la livraison, une fois encore Mascarille 46 . Dans un cas comme dans l’autre, ces « paquets » ne fournissent donc, au mieux, que des preuves bien ténues de l’existence du père de Léandre, et rien ne permet vraiment d’infirmer qu’un imposteur bien informé n’ait pu se saisir de l’identité de cet éternel absent, dans l’intérêt, notamment, de mieux manipuler son fils. Rien ne permet, en outre, de douter que Mascarille, personnage prédestiné par son onomastique à porter des masques, n’ait pas été tenté de remplir lui-même ce rôle de paterfamilias aussi douteux que distant. Car, à ce stade, ce ne sont plus les motivations qui manquent au protagoniste pour se glisser dans la peau d’un autre père. Il y a d’abord, bien sûr, l’appât du gain ; en aidant Hippolyte à contraindre Léandre au mariage, Mascarille sait parfaitement qu’il peut bénéficier d’un surplus de générosité de la part de la jeune femme 47 . Il y a aussi, ne l’oublions pas, un désir de revanche ; en se laissant berner par Ergaste, le valet de Lélie se laisse berner par celui contre qui il avait été averti depuis le départ, à savoir Léandre, d’où la tentation de reprendre la main précisément là où celle-ci avait été perdue : sur la scène d’une « mascarade » 48 . Mais il y a encore un certain 45 Curieuse apparition de ce premier « paquet », glissé par Léandre à l’intérieur d’une furtive parenthèse : « (Ainsi que je l’apprends d’un paquet apporté) » (II, 7, v. 758). Par qui exactement ce paquet a-t-il été « apporté » ? Nul ne le saura jamais exactement. Et, pour l’instant, Molière veut visiblement détourner notre attention sur le message de ce « paquet », sans nous donner trop le temps d’en questionner la validité. 46 Ce message, rappelons-le, est celui de l’arrivée du père de Léandre, dont Mascarille, hypocritement ou non, souligne l’élément de soi-disant surprise, par sa fameuse clausule du « contre toute espérance » (v. 1665). 47 Contrairement à Lélie dont la source de tous les problèmes est précisément d’être sans le sou (et donc de ne pas pouvoir littéralement acheter la femme qu’il aime), Hippolyte, pour sa part, ne semble avoir aucune difficulté à débloquer les fonds paternels pour acheter son futur époux. D’où la présence en scène, dès le départ, de cette « bourse », fortement symbolique, que Mascarille feint d’abord de repousser par fierté, mais qu’il empoche bien vite, une fois son jeu de scène terminé (I, 8). 48 Le premier message livré par Ergaste concerne en effet la « mascarade » organisée par Léandre pour « entrer chez Trufaldin » et « enlever Célie » (III, 5, v. 1158-60). Mascarade bien sûr avortée pour tout le monde, mais d’abord pour Mascarille qui Eric Turcat PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 130 sens de l’humour qui pourrait motiver Mascarille ; en jouant à la fois le rôle du parent absent et celui du gendre potentiel 49 , le « fourbum imperator » se positionne non seulement pour devenir le père de Léandre, mais aussi son beau-frère. Situation d’autant plus désopilante qu’en prenant, comme victime de sa plaisanterie, un autre fils potentiellement abandonné, Mascarille se moque en quelque sorte de son alter ego et ainsi, par la même occasion, de lui-même. Temporellement parlant, la Nachträglichkeit moliéresque n’est donc pas simplement une question de revenir sur les souvenirs oubliés de l’enfance afin de faire ressurgir les traumatismes qui en auraient ultérieurement découlé. Certes, Mascarille a vraisemblablement été traumatisé par l’abandon de son père biologique, qu’il est maintenant persuadé de reconnaître en Pandolfe. Certes encore, chaque étourderie de son demi-frère présumé ne contribue qu’à renforcer la réalité inconsciente de ce traumatisme censuré. Cependant, là où la reviviscence du souvenir originaire apporte, chez l’analysé freudien, une forme de soulagement lié à l’identification du mal, chez Mascarille en revanche, le ressassement non-analysé du traumatisme contribue plutôt à stimuler le ressentiment. Créature donc sourdement rancunière, le protagoniste moliéresque ne peut alors que se diriger vers une vengeance à venir. Or, bienséance oblige, cette vengeance ne pouvant s’exécuter en scène et in praesentia ; il faut bien que la rancœur se ménage une autre échappatoire. Et c’est là que se révèle toute l’importance thérapeutique du père in absentia de Léandre. En attendant la fin de la pièce pour faire miroiter la possibilité d’une dernière mascarade, organisée cette fois-ci en coulisses, et littéralement après coup, Mascarille s’administrerait ainsi sa propre cure de l’« après-coup ». Nul besoin de parler de son passé pour mieux en guérir ; il suffirait alors d’agir pour mieux gérer. Car chez Molière en tout cas, la Nachträglichkeit ne consiste pas uniquement à mieux vivre son présent, mais aussi et surtout à mieux contrôler son avenir, ne serait-ce que potentiellement. avait été le premier à se « masquer pour devancer [l]es pas [de Léandre] » (v. 1173). 49 Je rappelle, dans les dernières répliques de la pièce, la très elliptique réponse d’Anselme aux « démangeaisons de mariage » formulées par Mascarille : « J’ai ton fait » (v. 2066-67). Un peu trop sage, sans doute, par rapport à un Pandolfe et autre Trufaldin au passé plus coupable, le père d’Hippolyte restait, jusque-là, le seul parent à ne pouvoir prétendre ni à un fils abandonné, ni à des enfants perdus. Il était temps qu’Anselme se rattrapât et, grâce à cette ellipse, tous les fantasmes sont maintenant permis ; d’une fille naturelle miraculeusement retrouvée à une demi-sœur d’Hippolyte, peut-être déjà enceinte, le futur gendre, Mascarille, aurait de quoi être servi ! Coups et après-coup : Molière et ses Contretemps PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 131 En somme, bien que la temporalité de L’Étourdi ne porte aucunement atteinte à l’unité classique de temps, la notion même de « contretemps », elle-même au cœur de cette première grande comédie moliéresque, nous propose un double renversement de l’impression d’unicité temporelle propre au théâtre classique. Contrairement à la majorité de ses homologues tragiques, Mascarille n’a rien de cet être-pour-la-mort proto-heideggerien qui se laisse définir par la fatalité de son destin. Ainsi, le protagoniste des Contretemps résiste-t-il par tous les moyens que lui procure sa fourberie, d’une part aux étourderies à répétition de son maître, et d’autre, à la tentation de se venger trop irrévocablement de cette société paternaliste qui l’opprime. Fût-ce consciemment par ses « coups fourrés » ou inconsciemment par sa rancune de l’ « après-coup », Mascarille s’investit pleinement dans cette dynamique de la rétribution qui semble caractériser toutes ses initiatives. Or, nulle part dans cette économie libidinale du désir itérativement frustré ne s’agit-il jamais de se soumettre au déroulement d’une temporalité prédéterminée. Au contraire, chez Molière, le temps revêt d’emblée une apparence très saccadée où chaque secousse marque un ralentissement (avec les coups de théâtre) voire un arrêt (avec les coups d’estoc) dans la progression chronologique de l’action théâtrale. Parfois même, la temporalité moliéresque semble pouvoir inverser le cours du temps, comme lors des multiples reviviscences du traumatisme paternel chez Mascarille. Mais là encore, même la Nachträglichkeit préfreudienne paraît plus flexible qu’il y paraît, notamment lorsque son protagoniste en étire la durée d’action jusque dans l’avenir d’une vengeance potentielle. Plus pertinemment encore, il appert de surcroît que, malgré sa focalisation sur la perception temporelle de Mascarille, les Contretemps n’annoncent en rien une épistémologie proto-kantienne du temps comme objet synthétique a priori du jugement humain. Car la temporalité moliéresque n’a rien d’un concept rationaliste a priori, et la seule synthèse qui la concerne n’est pas celle d’un savoir empirique, mais plutôt celle d’une pragmatique de la communication. En effet, peu importe la multitude des instances où les talents de communicateur du protagoniste laissent à désirer ; celui-ci parvient toujours, d’une part à se laisser communiquer les désirs des autres, et d’autre, à communiquer les siens propres, serait-ce de manière avant tout subliminale. Ainsi, chez Molière, le temps se détourne-til franchement de toute conception tantôt objective, tantôt subjective de la temporalité, afin de s’orienter vers une construction de type intersubjectif où notre propre perception du temps se verrait immatérialisée en l’absence du désir d’autrui. Autrement dit, c’est parce que son premier grand protagoniste comique participe pleinement à une économie libidinale prédiquée sur le libre échange du désir, que l’œuvre moliéresque nous donne Eric Turcat PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0007 132 d’entrée l’impression de s’inscrire dans ce que Laplanche appellera la temporalité de la « séduction » 50 . Et de cette séduction, comme nous le savons bien, nul ne s’acquittera mieux d’en redéfinir les paramètres chez Molière que son Dom Juan où, sans grande surprise, c’est précisément le temps qui souffrira du mal le plus chronique. 50 La « théorie de la séduction », abandonnée assez rapidement par Freud mais reprise ultérieurement par Laplanche, était soi-disant ce qui manquait le plus à Lacan dans sa réinterprétation de la Nachträglichkeit freudienne. Dans son propre séminaire sur « L’Après-coup », Laplanche ne manque donc pas d’énoncer très clairement ce qu’il entend par ce rapport entre temporalité et séduction : « L’être humain se temporalise parce que - et dans la mesure où - il est dans une relation originaire à l’autre » (op. cit., p. 12). Relation « originaire » en ce sens que l’autre est aussi celui qui génère des messages énigmatiques ; ces fameuses énigmes qu’il appartient alors, selon Laplanche, de « traduire », et selon notre propre pratique, de décrypter par une pragmatique textuelle.