Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2019-0009
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2019
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Désacraliser la fatalité du mythe antique: Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines
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Rainer Zaiser
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PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 Désacraliser la fatalité du mythe antique : Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines R AINER Z AISER (U NIVERSITÉ DE K IEL ) Que tu sçais bien, R ACINE , à l’aide d’un Acteur Emouvoir, étonner, ravir un Spectateur ! Jamais Iphigenie en Aulide immolée, N’a cousté tant de pleurs à la Grece assemblée, Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé, En a fait sous son nom verser la Chanmeslé. Boileau, Epistre VII, v. 1-6 Définir le tragique de la tragédie : mission impossible 1 Dans le contexte de l’art dramatique, la notion « tragique » compte parmi les termes qui ne se laissent guère généraliser, mais sollicitent, au contraire, une redéfinition toutes les fois qu’on cherche à saisir le tragique d’une époque ou d’un auteur, qu’il s’agisse de l’ensemble de son œuvre ou d’une pièce particulière 2 . Toujours est-il que l’exégète du théâtre de Racine * Je remercie Lydie Karpen de sa relecture de ce texte et de ses suggestions stylistiques. 1 Le titre de mon introduction est inspiré d’un article de John Campbell, « ‘Enseigner Racine’ : mission impossible ? », dans Ronald W. Tobin, éd., Racine et/ ou le classicisme, Actes du colloque conjointement organisé par la North American Society for Seventeenth-Century French Literature et la Société Racine, University of California, Santa Barbara, 14-16 octobre 1999, Tübingen, Gunter Narr, « Biblio 17, 129 », 2001, p. 249-60. 2 Les remarques qui suivent sont un condensé des idées que j’ai développées sur le tragique dans mon article « Von der Tragödie zum Tragischen : Phèdre und die Modernität von Racines tragischem Denken », in Marco Menicacci, éd., Das Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 166 ayant pour objectif d’explorer les traits caractéristiques des tragédies de ce dernier est bien inspiré de se demander chaque fois de nouveau sous quelle forme se présente le tragique dans la pièce qu’il est en train d’examiner, et ne fût-ce qu’au détriment de l’uniformité sémantique du phénomène que l’on est convenu de décrire ou d’interpréter sous le dénominateur commun du tragique racinien. Dans son livre Questioning Racinian Tragedy, John Campbell a bien montré que ce dénominateur est à entendre au pluriel 3 . Ceci se confirme quand on regarde de près l’usage du mot « tragique » au fil des siècles, comme l’a fait, par exemple, Marc Escola dans son anthologie de textes consacrés à la théorie du tragique de l’Antiquité grecque à l’ère moderne 4 . Quant aux périodes de la tragédie qui nous intéressent notamment dans la présente étude, à savoir l’Antiquité grecque et l’âge classique du XVII e siècle, force est de constater que l’idée du tragique a connu à ces deux époques des acceptions tout à fait différentes. Le théâtre grec met en scène des situations qui témoignent, selon Escola, d’« une prise de conscience des contradictions et des tensions que présentent le droit, la morale et la religion 5 ». Une situation tragique naît donc d’un dilemme qui résulte de la confrontation entre le monde des dieux, respectivement le mythe qui le met en récit, et le monde des hommes, plus précisément celui de la cité et de ses institutions 6 . Au XVII e siècle, en revanche, la signification du terme « tragique » est limitée à son aspect générique : on l’utilise pour référer à la tragédie et aux sujets « funestes », « sanglants » et « malheureux » qu’elle traite ainsi qu’à l’auteur qui les met en œuvre. C’est ainsi qu’on peut lire dans le Dictionnaire universel de Furetière de 1690 les explications suivantes : « Tragique. adj. Qui appartient à la Tragedie ; qui est funeste, sanglant, malheureux. [...] On appelle Poëte tragique, celui qui Tragische : Dichten als Denken. Literarische Modellierungen eines pensiero tragico, Heidelberg, Winter, 2016, p. 57-69, voir à propos du tragique p. 57-63. 3 John Campbell, Questioning Racinian Tragedy, Chapel Hill, « North Carolina Studies in the Romance Languages and Literatures », University of North Carolina Press, 2005. Voir la « Conclusion », p. 245-253 et notamment la citation suivante : « Given the complexity and uncertainty that distinguish each of these plays, it is difficult to imagine that there is some magic key that might unlock the door marked « Racinian tragedy. » There eixst, self-evidently, many varied and wellargued interpretations both of the tragedies themselves and of the « tragic » in « Racine. » That is one clear indication that a term such as « Racinian » is most securely used with an essentially nominal value. » (p. 246) 4 Marc Escola, éd., Le tragique, Paris, GF Flammarion, 2002. 5 Escola 2002, p. 21. 6 Voir Escola 2002, le chapitre « ‘Le moment historique de la tragédie grecque’ », p. 16-18. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 167 fait des Tragedies. Seneque le tragique 7 ». Et le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 d’affirmer : « Tragique adj. [...] Qui appartient à la Tragédie. Poëme tragique. un Poëte tragique. il excelle dans le genre tragique. [...] Tragique signifie fig. Funeste. Evenement tragique. mort tragique. histoire tragique [...] 8 ». Compte tenu de ces définitions, on s’aperçoit tout de suite qu’au XVII e siècle le terme « tragique » n’est pas forcément lié à une vision du monde, comme c’est le cas dans de nombreuses tragédies de l’Antiquité grecque. Appliqué à un « poème dramatique » du XVII e siècle, la dénomination « tragique » réfère avant tout à une structure ou à une syntaxe 9 dramatique. Christian Biet le résume comme suit : « [...] la tragédie est d’abord un code et non une vision tragique du monde 10 . » Ceci veut dire que l’action d’une tragédie, ancienne ou moderne (nous parlons du point de vue du XVII e siècle), ne repose pas par définition sur les effets d’une instance transcendante entraînant l’homme dans un conflit irréconciliable avec les exigences sociales, politiques ou juridiques de son temps, mais se caractérise par des règles qui remontent, cela va sans dire, à la poétique d’Aristote. La tragédie classique s’appuie donc sur une esthétique assez strictement réglementée par les théoriciens, bien que les auteurs dramatiques de l’époque l’aient parfois suivie avec souplesse, n’hésitant pas à s’écarter légèrement des règles quand leurs sujets ou le fil de leurs intrigues l’exigent, comme le pratique régulièrement Pierre Corneille par exemple 11 . 7 Cité d’après l’édition Antoine Furetière, DICTIONNAIRE UNIVERSEL, Contenant generalement tous les MOTS FRANÇOIS, tant vieux que modernes, & les Termes des SCIENCES ET DES ARTS : Divisé en trois Tomes. TOME TROISIÉME [sic]. O-Z. TROISIEME EDITION, revue, corrigée & augmentée par Monsieur BASNAGE DE BAUVAL. A R OTTERDAM , chez REINIER LEERS, MDCCVIII. 8 Dictionnaire de l’Académie française en ligne. Première Édition, 1694. ARTFL Project, The University of Chicago. Copyright © 2001, https: / / artflsrv03.u chicago.edu/ philologic4/ publicdicos/ query? report=bibliography&head=tragique consulté le 2 avril 2019. 9 Voir Escola 2002, le chapitre « Syntaxe du tragique », p. 29-35. 10 Voir Christian Biet, La Tragédie, Paris, Armand Collin, « Cursus Lettres », 1997, p. 83. 11 Voir Biet 1997, p. 83 : « [...] la doctrine classique, pour structurée et absolue qu’elle apparaisse, se transforme au gré des praticiens et des auteurs. [...] Là est bien l’exercice individuel de la littérature qui adoucit le code et introduit une résistance au sein de l’entreprise de codification. » Citons en guise d’exemple le fameux passage de la lettre dédicatoire de Corneille, précédant sa comédie La Suivante : « [...] j’aime à suivre les règles, mais loin de me rendre leur esclave, je les élargis et resserre selon le besoin qu’en a mon sujet, et je romps même sans scrupule celle qui regarde la durée de l’action, quand sa sévérité me semble Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 168 Quoi qu’il en soit, ce qui est important dans le cas de notre argument, c’est le fait que la tragédie classique ne se définit pas par un concept métaphysique du tragique, mais par une structure. Celle-ci se compose d’une action qui suit une logique de cause à effet et se focalise sur les malheurs et les souffrances de personnages qui sont liés par une relation de famille ou de proches et dont les passions, les peines et le pathos sont susceptibles d’émouvoir les spectateurs et spectatrices du XVII e siècle par les effets aristotéliciens de la terreur, de la pitié ou de la compassion 12 . Dans la théorie de la tragédie du XVII e siècle, le tragique se cantonne dans les situations dramatiques qui font naître l’extrême douleur des protagonistes et visent par là à susciter l’épouvante et la commisération des spectateurs et spectatrices 13 . Le XIX e siècle voit néanmoins naître une théorie du tragique qui fait de nouveau entrer en jeu la transcendance sous forme d’une fatalité supérieure exerçant une influence prépondérante sur les vicissitudes de la vie humaine, ce dont témoigne par ailleurs bon nombre de tragédies de l’Antiquité absolument incompatible avec les beautés des événements que je décris. » Pierre Corneille, Œuvres complètes, I, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, « Épître », p. 387. 12 Voir à propos d’un catalogue complet des traits caractéristiques de la tragédie classique Biet 1997, le « Chapitre 4 : L’esthétique de la distance », p. 65-85. 13 Voir quelques citations qui en témoignent dans la théorie dramatique de l’époque. Corneille : « Outre les trois utilités du poème dramatique dont j’ai parlé dans le discours que j’ai fait servir de préface à la première partie de ce recueil, la tragédie a celle-ci de particulière que par la pitié et la crainte elle purge de semblables passions. Ce sont les termes dont Aristote se sert dans sa définition, et qui nous apprennent deux choses. L’une qu’elle [la tragédie] excite la pitié et la crainte ; l’autre, que par leur moyen elle purge de semblables passions. » (« Discours de la tragédie », dans Pierre Corneille, Œuvres complètes, III, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 142 ; Boileau : « Si d’un beau mouvement l’agréable fureur / Souvent ne nous remplit d’une douce Terreur, / Ou n’excite en nostre ame une Pitié charmante / Envain vous [le poète tragique] étalez une scène sçavante […]. » (Art poétique, « Chant III », dans Nicolas Boileau, Œuvres complètes, introduction par Antoine Adam, textes établis et annotés par Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 169 ; Racine : « […] Euripide était extrêmement tragique […], c’est-à-dire qu’il savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la Tragédie. » (« Préface » d’Iphigénie », dans Jean Racine, Œuvres complètes, I : Théâtre-Poésie, édition présentée, établie et annotée par Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 699. Par la suite, toutes les références aux œuvres de Racine sont tirées de ce volume). Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 169 grecque. Préparé par Schelling 14 et repris plus fondamentalement par Hegel dans son Esthétique, le tragique se définit désormais comme un conflit entre les activités des hommes et la morale d’une puissance divine. Les propos suivants de Hegel sont formels : Ainsi, nous pouvons dire en général, que le véritable thème de la tragédie primitive est le divin, non le divin tel qu’il constitue l’objet de la pensée religieuse en elle-même, mais tel qu’il apparaît dans le monde et dans l’action individuelle, sans sacrifier son caractère universel et se voir changé en son contraire. Sous cette forme, la substance divine de la volonté et de l’action, c’est l’élément moral. [...] C’est la substance éternelle, dont les caractères à la foi particuliers et généraux, constituent les grands mobiles de l’activité vraiment humaine 15 . Il est important de noter ici que le concept philosophique élaboré par Hegel au sujet du tragique est focalisé sur la rencontre difficile de la volonté divine et des intérêts humains. Selon le philosophe allemand, les puissances divines agissent sur les actions humaines de telle sorte que ces dernières « entrent en lutte les unes contre les autres » et que tous les partis opposés qui en font partie croient avoir « la justice pour eux 16 ». À cela s’ajoute que Hegel juge son concept métaphysique du tragique non seulement caractéristique de la tragédie grecque (« la tragédie primitive », selon ses propos), mais le considère aussi comme un concept universel. Même si le tragique développé par la philosophie idéaliste allemande du XIX e siècle se laisse transférer, du moins en ce qui concerne son idée du fatalisme divin, à bon nombre de tragédies créées aux époques de la première modernité - comme l’a constaté, par exemple, Peter Szondi dans son Essai sur le tragique 17 -, la 14 Voir Escola 2002, le chapitre « Naissance du tragique », p. 22-23. Dans son anthologie, Escola reproduit un extrait de Friedrich Wilhelm Schelling, Lettre sur le dogmatisme et le criticisme (1795), trad. S. Jankélévitch, Paris, Aubier 1950, deuxième lettre. Voici un des passages les plus marquants de cet extrait pour ce qui est de la définition du tragique de Schelling : « Un mortel destiné par la fatalité à être un criminel, luttant lui-même contre la fatalité et cependant terriblement puni pour le crime qui était l’œuvre de la fatalité [Schicksal]. » (p. 151-53) 15 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique (posth., 1832), trad. S. Jankélévitch, Paris, Aubier, 1945, t. III, p. 248-250, cité d’après Escola 2002, p. 140-41. 16 Ibid., p. 141. 17 Voir Peter Szondi, Essai sur le tragique, traduit de l’allemand par Jean-Louis Besson, Myrto Gondicas, Pierre Judet de la Combe et Jean Jourdheuil, Belval, Circé, 2003, p. 10 : « [...] on ne saurait [...] nier a priori que la théorie du tragique dont se dote la philosophie allemande à partir de 1800 puisse s’appliquer aux œuvres tragiques de l’époque qui la précède. » Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 170 définition hégélienne est loin d’être une catégorie transhistorique qui pourrait prétendre désigner le caractère générique de la tragédie en général 18 . Dans le contexte de la tragédie classique, ce sont définitivement les descripteurs de la poétique d’Aristote qui prédominent dans la définition du genre, comme nous l’avons déjà mentionné. Néanmoins, le concept métaphysique du tragique apparaît régulièrement dans la critique racinienne du XX e siècle. C’est ainsi que Lucien Goldmann a créé dans les années 1950 à propos du théâtre de Racine le mythe janséniste d’un dieu caché qui a abandonné les hommes et les laisse inexorablement agir dans leur misère, comme si le dramaturge avait voulu inscrire dans ses pièces la doxa théologique sous l’emprise de laquelle il a été éduqué aux Petites Écoles de Port Royal 19 . Dans le cas d’Iphigénie, Goldmann distingue « l’univers de la Providence [celui de l’héroïne éponyme, entre autres] » de « l’univers du dieu caché et absent [...] » 20 , qui est celui d’Ériphile, « radicalement seule, attachée à connaître une vérité qu’elle ignore encore, mais qui la tuera [...] 21 ». Dans le sillage de cet ancrage sacré du tragique, de nombreuses interprétations sont nées dans la critique racinienne jusqu’aux années 1990, qu’elles se soient inspirées de la portée janséniste du livre de Goldmann ou non. Dans le cas de notre étude, il suffit d’en rappeler très rapidement quelques-unes. Maurice Delcroix crée l’image « d’un Racine hellénisant, introduisant dans son œuvre l’écho de ces tragédies sacrées de la Grèce où le héros trouve dans la divinité son principal antagoniste 22 . » Jean Rohou voit dans Iphigénie une « [p]résence de la transcendance 23 » et Eléonore M. Zimmermann avance la thèse selon laquelle les personnages de cette pièce ne cessent de mettre en jeu leurs « mobiles personnels 24 » contre 18 Szondi va même jusqu’à dire que « le concept du tragique est resté, pour l’essentiel, allemand [...] ». (p. 10) 19 Voir Lucien Goldmann, Le dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955, p. 351-52 : « [...] Dieu, le Monde et l’Homme. [...] Quant à Dieu, c’est le Dieu caché - Deus Absconditus - et c’est pourquoi nous croyons pouvoir dire que les pièces de Racine, d’Andromaque à Phèdre, sont profondément jansénistes [...]. » Pour une critique du jansénisme du théâtre racinien voir Campbell 2005, le chapitre « Jansenist Tragedy? », p. 151-76. 20 Voir Goldmann 1955, p. 415. 21 Voir ibid., p. 411. 22 Maurice Delcroix, Le sacré dans les tragédies profanes de Racine. Essai sur la signification du dieu mythologique et de la fatalité dans La Thébaïde, Andromaque, Iphigénie et Phèdre, Paris, Nizet, 1970, p. 17. 23 Voir Jean Rohou, L’évolution du tragique racinien, Paris, SEDES, 1991, p. 237. 24 Voir Eléonore M. Zimmermann, La liberté et le destin dans le théâtre de Jean Racine. Suivi de deux essais sur le théâtre de Jean Racine, Genève, Slatkine Reprints, 1999, sur Iphigénie, p. 76-88, la citation p. 80. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 171 la volonté des dieux tout en sachant qu’ils ne sont pas à même d’échapper au destin arrêté par ces derniers 25 . Sans considérer la pièce Iphigénie, Marie- Florine Bruneau découvre dans le jansénisme du théâtre de Racine un aspect moderne qui consiste, selon elle, dans le fait que l’idée du Dieu caché permet aux personnages raciniens de se libérer de leurs attaches métaphysiques 26 . En ce qui concerne le rôle que joue le monde divin dans Iphigénie, les raciniens des trente dernières années restent tout de même divisés. Il y a ceux qui prennent une perspective pareille à celle de Marie- Florine Bruneau, à savoir un point de vue qui accorde une certaine autonomie aux décisions des hommes par rapport à une puissance divine qui règne pourtant secrètement sur leurs activités 27 ; et il y a ceux qui défendent la thèse que Racine montre dans Iphigénie que le sort des individus 28 , voire de l’histoire collective 29 dépend inévitablement de forces supérieures 30 . 25 Voir Zimmermann 1999, p. 82 : « Cependant même si Racine dans Iphigénie élude les questions sur la nature du destin, le rôle qu’il lui fait jouer est le même que dans ses autres pièces [...] : le destin est essentiellement pierre de touche dont le contact amène les personnages à se révéler, à se découvrir. » 26 Voir Marie-Florine Bruneau, Racine. Le jansénisme et la modernité, Paris, Corti, 1986 : « Le concept de modernité est ici défini comme ce mouvement original de la conscience européenne qui naît de la confrontation de l’être humain avec un Dieu absolu qui le nie et se caractérise par l’affirmation de soi et la liberté de l’individu [...]. (p. 9) « Cette lecture révèle comment l’œuvre de Racine et le mouvement janséniste, à la fois symptômes et agents, participent à l’élaboration de la modernité. » (p. 10) « La réponse de l’humanité à l’arbitraire divin est l’affirmation de soi. » (p. 14) 27 Voir à ce propos Barbara Woshinsky, « Iphigénie Transcendent », dans Charles G. S. Williams, éd., Actes de Columbus. Racine, Fontenelle : Entretiens sur la pluralité des mondes, Histoire et Littérature, actes du XXI e colloque de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Ohio State University, Columbus, (6-8 avril 1989), Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17, 59 », 1990, p. 87-95, p. 95 : « Iphigénie transcendent ? perhaps ; but her transcendence takes place on a Baroque stage, where a weak and misguided humanity wanders beneath an awesome and mysterious heaven. » Ronald W. Tobin, Jean Racine Revisited, New York, Twayne Publishers, « Twayne’s World Authors Series », 1999, p. 114 : « For Racine, in the modern psychological tragedy that he invented, the focus will always be on human, horizontal relationships rather than transcendental, vertical ones. » Campbell 2005, p. 143 : « Another important constituent of Iphigénie [...] is the role assigned to the Gods. [...] However, the organization of different tragic plots in other plays has already demonstrated the preponderant place given to human decisions, hesitations, and failures to decide. » 28 Voir par exemple Alain Niderst, Les tragédies de Racine. Diversité et unité, nouvelle édition revue, corrigée et augmentée d’une postface, Paris, Nizet, 1995, le chapitre Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 172 Quoi qu’il en soit, les études mentionnées ci-dessus partent dans la plupart des cas de concepts préconçus pour explorer le tragique du théâtre racinien. Toutes légitimes et éclairantes que soient ces approches herméneutiques cherchant à retrouver une signification de l’œuvre à partir de diffésur « Iphigénie », p. 116-27. Niderst considère Iphigénie comme une « tragédie de la Providence » : « [u]n oracle monstrueux a parlé. Faut-il obéir ou se révolter ? On finira par obéir. C’est alors que tout sera sauvé. Les faibles calculs et la débile morale des hommes doivent se taire devant cette justice et cette sagesse suprêmes. » (p. 116) Voir également plus récemment Roland Racevskis, Tragic passages. Jean Racine’s Art of the Threshold, Lewisburg, Bucknell University Press, 2008, p. 143 : « Among Racine’s secular tragedies, Iphigénie evokes most vividly the human predicament of being caught between knowledge and ignorance, between awareness of the weight of the gods’ wishes and obliviousness to what will become of the situation at hand. » 29 Voir Michael Moriarty, « Iphigénie : histoire des oracles », dans Marie-Claude Canova-Green, Alain Viala, éds., Racine et l’Histoire, Tübingen, Gunter Narr, 2004, « Biblio 17, 155 », p. 101-116, p. 116 : « [Le dénouement] nous révèle que l’histoire n’est ni l’exécution d’un projet humain collectif ou bien individuel, ni même la résultante d’un ensemble de projets et de conduites, de passions et d’intérêts. La société ne dispose pas par elle-même des forces nécessaires pour accomplir son destin. [...] elle repose en dernière analyse sur la soumission à la volonté des dieux, interprétée par Calchas. [...] Par l’infléchissement qu’il donne à l’histoire d’Iphigénie, l’auteur Racine semble dire l’impuissance où sont les hommes à devenir auteurs de leur propre histoire. » 30 Les études raciniennes qui poursuivent une approche anthropologique voient parfois ces forces supérieures enracinées dans le for intérieur de l’être humain. Voir à ce propos, par exemple, Bernard Chédozeau, « La dimension religieuse dans quelques tragédies de Racine : ‘Où fuir ? ’ », dans Œuvres et Critiques, XXIV, 1 (1999), Présence de Racine, p. 159-80, p. 159 : « Chez Racine, le sacré est au cœur même de la nature humaine, et il faut le ressentir comme le vivent Eriphile ou Phèdre. » Une vingtaine d’années antérieures à cette étude, Gérard Defaux recourt à la théorie anthropologique de la violence sacrée de René Girard (La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972) pour expliquer que les dieux demandant le sacrifice d’Iphigénie sont en effet dans la pièce de Racine les signes de la violence humaine transférée ici symboliquement sur l’acte rituel du sacrifice d’un bouc émissaire : « [...] Racine utilise l’appareil mythologique grec essentiellement pour exprimer, en le poétisant et en l’élargissant, l’univers intérieur de ses personnages [...]. Ce que Racine découvre dans le mythe, parallèlement aux dieux, et ce dont il nourrit sa tragédie, c’est la violence de l’homme et le savoir de cette violence, la rivalité mimétique et la nature médiatisée du désir, [...] l’apparition de la crise sacrificielle, la mise en place, la raison d’être et la fonction du mécanisme victimaire qui la résout [...]. (« Violence et passion dans l’Iphigénie de Racine », dans Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XI, n o 21 (1984), p. 685-715, p. 698- 99. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 173 rents concepts de l’histoire des idées, elles expriment très souvent une vision du tragique imaginée plutôt par le critique littéraire que par Racine. Tout en étant conscient qu’aucun/ e lecteur/ lectrice ne pourra échapper à des connaissances culturelles préalables quand il/ elle s’emploie à analyser et interpréter un texte littéraire, nous nous proposons dans la suite de questionner le texte et le paratexte d’Iphigénie pour en déduire le tragique qui se manifeste dans les relations réciproques des personnages. Faire d’Ériphile la victime de la malédiction divine : nécessité poétique ou redéfinition du tragique ? Parmi toutes les tragédies de Racine, Iphigénie est à première vue celle qui paraît mettre en scène le plus nettement ce conflit entre le monde humain et le monde divin que Hegel a considéré comme caractéristique du théâtre tragique depuis ses origines à l’Antiquité grecque jusqu’à sa renaissance aux époques classiques de la première modernité. Les sources de la pièce, que Racine révèle généreusement dans sa « Préface », suggèrent quasi automatiquement la thèse selon laquelle le tragique de la pièce est profondément enraciné dans une vision du monde où les dieux déterminent impitoyablement le sort de l’homme. Rien de plus tragique en effet que le sacrifice d’une fille que les dieux demandent à un père pour être favorables à une entreprise où il y va de l’honneur blessé d’un royaume, celui de Mycènes, et de la vengeance de l’outrage sur les offenseurs, les Troyens. C’est ainsi que le sacrifice revendiqué par les dieux acquiert une dimension autant politique que morale mettant Agamemnon, roi de Mycènes, à l’épreuve d’un dilemme qui le pousse à l’extrême. Le rite archaïque du sacrifice humain deviendra pour Agamemnon inéluctable à cause de la pression qu’exercent sur lui ses chefs d’armée avides de quitter le port de l’Aulide pour rejoindre et combattre Troie en raison du rapt d’Hélène par Pâris. Les dieux, on le sait, refusent d’envoyer les vents propices aux voiles des navires de l’armée grecque à moins qu’Agamemnon ne leur immole sa fille Iphigénie. Cette histoire cruelle avait été gravée à la mémoire de la postérité par plusieurs poètes de l’Antiquité auxquels Racine réfère dans la « Préface » de sa pièce pour rapporter les variantes de ce mythe que ces derniers ont développées dans leurs œuvres. C’est ainsi qu’il signale qu’il y a ceux qui, « comme Eschyle dans Agamemnon [et] Sophocle dans Électra [...] veulent qu’on ait en effet répandu le sang d’Iphigénie [...] et qu’elle soit morte en Aulide 31 . » Il y en a d’autres comme Euripide, continue-t-il d’expliquer, qui 31 « Préface » d’Iphigénie, p. 697. Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 174 font intervenir Artémis (Diane chez Racine) pour sauver Iphigénie. Selon cette version de l’histoire, la déesse de la chasse avait substitué une biche à la jeune fille juste avant son immolation sur l’autel et l’avait emmenée ensuite « dans la Tauride 32 ». A cela s’ajoute une troisième version selon laquelle « il était bien vrai qu’une Princesse de ce nom avait été sacrifiée, mais que cette Iphigénie était une fille qu’Hélène avait eue de Thésée 33 . » C’est dans cette légende que Racine puise, selon ses propres dires, le personnage d’Ériphile « sans lequel [il n’aurait] jamais osé entreprendre cette Tragédie 34 », parce que la fille d’Agamemnon lui paraissait trop « vertueuse » et « aimable » pour pouvoir la présenter aux spectateurs comme victime sacrifiée aux dieux 35 . Ni la version du mythe affirmant l’immolation d’Iphigénie en Aulide ni celle attestant sa fuite de l’autel grâce à l’intervention d’Artémis ne sont, selon Racine, à même de faire naître le pathos que doit faire rayonner l’esthétique de la tragédie. Qu’il nous soit permis de rappeler dans ce contexte le fameux passage de la « Préface » de Bérénice, dans lequel Racine réduit l’essentiel de la composition dramatique à l’objectif suivant : « La principale Règle est de plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première 36 ». Et l’auteur de préciser dans la même « Préface » : « [Que les spectateurs] se réservent le plaisir de pleurer et d’être attendris 37 ». Or, l’acte cruel du sacrifice de l’innocente Iphigénie aurait certes pu susciter la terreur des spectateurs, mais n’aurait sans doute pas pu éveiller leur compassion, comme le suppose Racine. C’est à cause de cette hypothèse fondée sur la règle aristotélicienne de la « bonté médiocre 38 » qu’il renonce enfin à faire de la fille d’Agamemnon le personnage à proprement parler tragique de sa pièce. En s’éloignant de « l’Economie et de la Fable d’Euripide 39 », sa source principale, Racine remplace donc le sacrifice d’Iphigénie 40 par celui d’Ériphile, « cette autre Iphigénie 41 » dont l’identité 32 « Préface » d’Iphigénie, p. 697. 33 « Préface » d’Iphigénie, p. 697. 34 « Préface » d’Iphigénie, p. 698. 35 Voir « Préface » d’Iphigénie, p. 698 : « Quelle apparence que j’eusse souillé la Scène par le meurtre horrible d’une personne aussi vertueuse et aussi aimable qu’il fallait représenter Iphigénie ? » Selon le Dictionnaire universel de Furetière l’usage du mot « apparence » montre au XVII e siècle entre autres l’acception de « vraisemblance ». 36 « Préface » de Bérénice, p. 452. 37 « Préface » de Bérénice, p. 452. 38 Voir « Virgile au troisième Livre de l’Énéide » [Première Préface d’Andromaque], p. 198. 39 « Préface » d’Iphigénie, p. 699. 40 Dans la pièce d’Euripide, Iphigénie reste menacée du sacrifice jusqu’à ce qu’un messager annonce, à l’« Exodos », son enlèvement par Artémis. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 175 ne se révèle qu’à la fin de sa pièce et qui lui semble plus appropriée au rôle de la victime que la fille d’Agamemnon. C’est ainsi qu’il explique qu’Ériphile, jalouse d’Iphigénie jusqu’à lui souhaiter la mort à cause de l’amour de cette dernière pour Achille, est plus proche de ces personnages « ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants 42 » qui sont, d’après Racine, seuls susceptibles d’émouvoir les spectateurs et qui s’harmonisent pour cette raison avec les caractères qu’Aristote estime les plus efficaces pour produire la terreur et la compassion auprès du public 43 : Je puis dire donc que j’ai été très heureux de trouver dans les Anciens cette autre Iphigénie, que j’ai pu représenter telle qu’il m’a plu, et qui tombant dans le malheur où cette Amante jalouse voulait précipiter sa Rivale, mérite en quelque façon d’être punie, sans être pourtant tout à fait indigne de compassion. Ainsi le dénouement de la Pièce est tiré du fond même de la Pièce. Et il ne faut que l’avoir vu représenter pour comprendre quel plaisir j’ai fait au Spectateur, et en sauvant à la fin une Princesse vertueuse pour qui il s’est si fort intéressé dans le cours de la Tragédie, et en la sauvant par une autre voie que par un miracle, qu’il n’aurait pu souffrir parce qu’il ne le saurait jamais croire 44 . Le fait que Racine a ajouté à la trame de la pièce d’Euripide le personnage d’Ériphile, qui est en réalité « cette autre Iphigénie » qu’il avait découverte dans une des variantes du mythe ancien de la fille d’Agamemnon, s’explique donc par la nécessité poétique de respecter les présupposés du fonctionnement de la catharsis qui dépend, selon Aristote, de personnages dotés d’« une vertu capable de faiblesse 45 ». C’est la jalouse Ériphile qui possède cette imperfection morale nécessaire pour attendrir le spectateur, et non pas l’impeccable Iphigénie. Impossible donc pour Racine de dénouer sa pièce par le sacrifice de la fille d’Agamemnon, ni de la sauver par l’intervention d’Artémis, comme l’a fait Euripide. Ce dernier clôt la pièce par le récit d’un serviteur témoignant du prodige qui s’est produit lorsque le prêtre de la cérémonie du sacrifice a levé l’épée pour frapper la gorge de la jeune fille : 41 Voir « Préface » d’Iphigénie, p. 698. 42 Voir « Virgile au troisième Livre de l’Énéide » [Première Préface d’Andromaque], p. 197-98. 43 Voir « Préface » d’Iphigénie, p. 699 : « Mes Spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et qui ont fait dire, qu’entre les Poètes, Euripide était extrêmement tragique, [...] c’est-à-dire qu’il savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la Tragédie. » 44 « Préface » d’Iphigénie, p. 698. 45 Voir « Virgile au troisième Livre de l’Énéide » [Première Préface d’Andromaque], p. 198. Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 176 Oh miracle soudain ! Chacun avait bien entendu frapper un choc, mais personne ne vit disparaître la jeune fille. Le prêtre jette un cri, l’armée entière lui répond, à la vue du prodige, œuvre de quelque dieu qui était devant nous, sans qu’on pût bien y croire. Allongée sur le sol palpitant une biche, très grande et d’une admirable beauté, arrosant de son sang l’autel de la déesse. Quelle est alors la joie de Calchas, qui s’écrie : « Chefs de l’armée des Grecs confédérés, voyez cette victime que la déesse a mise sur l’autel. C’est une biche des montagnes, qu’elle veut recevoir de préférence à la jeune fille, pour ne pas souiller son autel de ce sang généreux. Elle l’accepte avec faveur et nous accorde un vent propice et l’assaut d’Ilion. [...] 46 . » Cette fin heureuse de la tragédie d’Euripide laisse en suspens le véritable sort d’Iphigénie, c’est-à-dire la question de savoir si la déesse est venue la chercher pour l’emmener « parmi les dieux » ou si elle l’a simplement « dérobée 47 » pour la laisser poursuivre sa vie terrestre ailleurs. Euripide, on le sait, répond à cette question dans sa pièce Iphigénie en Tauride qui, dès le prologue prononcé par l’héroïne éponyme, reprend le fil de la trame de la pièce correspondante. En se rappelant son drame vécu en Aulide Iphigénie déclare : Je vins donc à Aulis, pauvre victime, et soulevée à bout de bras au-dessus de l’autel, déjà je mourais sous le glaive quand Artémis me déroba aux Achéens, en laissant une biche à la place, et à travers l’éther brillant me transporta dans ce pays des Taures où je vis à present 48 . Quant à Racine, il prend le dénouement de la pièce d’Euripide comme point de départ pour mettre en avant un deuxième argument poétologique qui - à part celui de la bonté médiocre - l’a conduit à choisir Eriphile comme bouc émissaire. Dans la « Préface » d’Iphigénie, il considère le sauvetage mira- 46 Nous citons la pièce d’après l’édition des Tragiques grecs : Euripide, texte présenté, traduit et annoté par Marie Delcourt-Curvers, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 1361-62. 47 Tragiques grecs : Euripide, p. 1362. 48 Tragiques grecs : Euripide, p. 775-76. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 177 culeux de la fille d’Agamemnon comme peu crédible aux yeux des spectateurs de son époque : Et quelle apparence encore de dénouer ma Tragédie par le secours d’une Déesse et d’une machine, et par une métamorphose [la victime humaine se transformant en sacrifice d’animal], qui pouvait bien trouver quelque créance du temps d’Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous 49 ? Sous la forme d’une question rhétorique, Racine explique ici sa divergence par rapport à la fin de la pièce d’Euripide par son dessein de vouloir respecter le principe de la vraisemblance qui, à son époque, prétend-il, ne tolère point une telle intervention d’une « dea ex machina » pour dénouer la trame d’une tragédie. Mais la raison pour laquelle Racine s’éloigne d’Euripide sur ce point réside-t-elle vraiment dans le seul souci de ne pas commettre une infraction aux règles de la poétique aristotélicienne ? Racine a-t-il vraiment ajouté Ériphile à sa pièce pour des raisons poétologiques, à savoir parce qu’il la tient pour un personnage « de bonté médiocre » et susceptible pour cela de susciter la compassion des spectateurs ? A-t-il donc renoncé au miracle du sauvetage d’Iphigénie proposé par Euripide, parce qu’il considère un tel dénouement comme absolument incroyable à son époque ? Le doute est permis si l’on tient compte du paradoxe que l’on peut constater entre les passages de la « Préface » où Racine juge en effet peu probable « le secours d’une déesse » avec lequel Euripide a dénoué sa pièce, et les derniers vers de sa propre pièce. Celle-ci se termine par le récit d’Ulysse qui rapporte à Clytemnestre non seulement l’immolation d’Ériphile au lieu d’Iphigénie, mais aussi le retour immédiat des vents et notamment la vision d’un soldat qui prétend avoir aperçu comment Diane avait exaucé au moment du sacrifice les vœux de l’armée grecque : Le soldat étonné dit que dans une nue Jusque sur le bûcher Diane est descendue, Et croit que s’élevant au travers de ses feux, Elle portait au ciel notre encens et nos vœux 50 . Ces vers ont à première vue l’air de démentir la désapprobation que Racine a exprimée dans sa « Préface » à propos d’une telle intervention divine, mais à y regarder de plus près, ils dévoilent l’ironie avec laquelle Racine met en doute la vision du soldat. Qu’une déesse descende du ciel pour apporter aux hommes les vents qu’ils souhaitent, c’est en fait la croyance d’un soldat simple qui s’imagine la raison du retour des vents de la même manière que 49 « Préface » d’Iphigénie, p. 698. 50 Iphigénie, V, sc. dern., v. 1785-90. Nous citons la pièce selon l’édition Forestier en indiquant par la suite l’acte, la scène et les vers entre parenthèses après la citation. Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 178 le mythe antique l’a expliquée. Ulysse, quant à lui personnage plutôt moderne qu’enraciné sans réserve dans le mythe des Anciens, hésite, par contre, à partager l’opinion du soldat quand il cite la vision de ce dernier dans son récit. En utilisant les verba dicendi « [il] dit » et « [il] croit » pour marquer en termes explicites les propos qui sont propres au soldat, il signale clairement la distance qu’il garde vis-à-vis de la perception subjective de ce témoin immédiat du sacrifice. Ceci vaut davantage encore pour Racine qui, pour sa part, ne cesse de contrecarrer dans sa pièce le discours des personnages qui sont d’avis que les vicissitudes du sort humain dépendent inévitablement, pour le bien et pour le mal, d’un Être suprême. Le fait que Racine s’éloigne dans son Iphigénie du mythe des Anciens et plus particulièrement de la pièce d’Euripide s’explique donc moins par des contraintes poétologiques, comme Racine lui-même le prétend dans sa « Préface », que par la mise en scène d’une vision du monde qui remplace le tragique résultant de la toute-puissance des dieux sur le sort humain par un tragique ressortant d’une situation douloureuse et sans issue à laquelle l’homme est contraint de faire face, de sorte que le tragique devient une affaire purement et simplement humaine. C’est à la démonstration de cette thèse que sont consacrées les pages qui suivent. Les doutes d’Agamemnon ou le dilemme d’un père souffrant Quand Racine a décidé d’écrire une tragédie sur le sort d’Iphigénie, il ne pouvait faire autrement que de reprendre les éléments constitutifs de cette fable ancrée dans la mythologie grecque, notamment l’incident qui déclenche le malheur d’Iphigénie et plonge son père dans une situation pleine de souffrances atroces. De ce fait, il n’est pas surprenant que la pièce de Racine suggère dès le début que les dieux exercent un effet décisif sur le raisonnement, les affects et le comportement des personnages. C’est ainsi qu’Agamemnon parle, à l’ouverture de la pièce, d’un joug que les dieux lui ont imposé, quelque mystérieuse que soit son allusion au destin misérable dont il se sent accablé : Heureux ! qui satisfait de son humble fortune, Libre du joug superbe où je suis attaché, Vit dans l’état obscur où les Dieux l’ont caché ! (I, 1, v. 10-12) Sur le plan rhétorique, ces vers signalent déjà la valeur ambiguë que Racine confère au pouvoir que les dieux sont censés exercer sur le monde humain. L’oxymore « joug superbe », utilisé par Agamemnon pour désigner l’état affligé dans lequel les dieux l’ont mis, combine le sentiment négatif d’une contrainte funeste avec le sentiment positif de la sublimité divine de cette Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 179 même contrainte. Cependant, il ressort également très nettement de ces vers que ceux qui ne sont pas hantés par les dieux mènent une vie plus tranquille. C’est surtout le cas des humbles soldats de l’armée grecque, qui vivent « dans l’état obscur » de l’ignorance du pouvoir des dieux, parce qu’ils sont ménagés par ces derniers. Seuls les grands sont tourmentés par les divinités 51 , comme Agamemnon le laisse entrevoir dans ses propos. Descendant en quatrième génération de Zeus 52 , le Roi de Mycènes compte à juste titre parmi ces grands, dignes d’être maudits par les dieux, parce que sa lignée familiale est jalonnée de crimes héréditaires. Déjà son arrièregrand-père, Tantalus, le fils immédiat de Zeus, avait tué son propre fils. Y succèdent les actes affreux du père d’Agamemnon, Atrée, qui avait assassiné les trois fils de son frère Thyestes. Et le comble de la cruauté de ces malfaiteurs est que chacun d’eux avait servi la chair de leurs victimes au repas de leurs proches. Vu la série des crimes de ses ancêtres, le joug imposé par les dieux à Agamemnon ne peut paraître que logique : l’immolation de sa fille s’inscrit dans le legs barbare des infanticides commis par ses aïeux, mais à la différence de ces derniers, le chef de la campagne contre Troie, tendre père d’une fille aimée, est bien loin de vouloir sacrifier la chair de sa propre chair, comme les dieux l’attendent de lui. C’est plus précisément Diane qui a agi en sorte que les vents se sont calmés en Aulide et c’est justement elle qui exige l’immolation de la fille d’Agamemnon pour que l’armée grecque puisse traverser la mer et rejoindre les rives de Troie. Ce sacrifice est en effet la peine que la déesse de la chasse inflige à Agamemnon pour l’avoir blessée dans son honneur quand il a tué une biche sacrée et s’est vanté d’être un meilleur chasseur qu’elle. Le châtiment imposé par Diane à Agamemnon est proclamé par le devin Calchas qui sert d’intermédiaire entre le monde divin et le monde humain. Dans la pièce de Racine, Calchas n’entre pas en scène, mais il est présent dès la première scène dans le récit d’Agamemnon qui explique à son domestique Arcas comment il a appris l’oracle divin qui veut qu’il sacrifie sa fille. Inquiet du calme des vents, lui raconte-t-il, il est allé au temple de Diane pour offrir « sur ses autels un secret sacrifice » (I, 1, v. 54). Dans l’espoir d’avoir d’elle une réponse à la question de savoir pourquoi « [l]e vent [... les] laissa dans 51 Voir le commentaire du vers 12 dans Jean Racine, Théâtre complet, édité par Jacques Morel et Alain Viala, Paris, Garnier Frères, 1980, p. 857, n. 3 : « Le thème du malheur des grands, présent aux premiers vers de l’œuvre d’Euripide, est traditionnellement repris dans les tragédies de la Renaissance et largement développé dans l’Iphigénie de Rotrou. » 52 Voir les sous-entendus dans les propos adressés à Agamemnon par son domestique Arcas : « Du sang de Jupiter issu de tous côtés, / L’hymen vous lie encore aux Dieux dont vous sortez [...]. » (Iphigénie, I, 1, v. 19-20). Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 180 le Port » (I, 1, v. 48), il est enfin éclairé sur ce point par Calchas qui lui transmet la volonté de la déesse comme suit : Vous armez contre Troie une puissance vaine, Si dans un sacrifice auguste et solennel Une Fille du sang d’Hélène De Diane en ces lieux n’ensanglante l’autel. Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie, Sacrifiez Iphigénie. (I, 1, v. 57-62) Quoique Racine crée, avec Agamemnon, un personnage qui croit, selon toute apparence, au monde divin et à l’influence funeste que les dieux peuvent exercer sur la vie humaine, les propos du père d’Iphigénie laissent pourtant entrevoir des doutes sur la toute-puissance des dieux. À première vue, le refus immédiat d’Agamemnon d’obéir à l’oracle 53 ne paraît s’expliquer que par le choc qu’il éprouve quand il apprend de Calchas la monstruosité de la volonté divine. Cependant, ce sentiment ne tarde pas à céder la place à des réflexions sur le pour et le contre d’une soumission à l’oracle, réflexions qui sont toutes ancrées dans des intérêts proprement humains. Animé par les exhortations d’Ulysse qui lui rappelle son « honneur » en tant que « Roi des Rois » et « Chef de la Grèce » ainsi que son devoir envers sa « Patrie », il se laisse pousser à ordonner le « supplice » de sa fille 54 , bien qu’il reconnaisse dans cette décision une « orgueilleuse faiblesse » (I, 1, v. 82) causée par son ambition de maintenir son « pouvoir » et sa « grandeur » de monarque (I, 1, v. 80). Certes, il avoue être hanté dans ses rêves nocturnes par les dieux qui lui reprochent d’hésiter par pitié, donc par faiblesse, à sacrifier sa fille 55 . Mais, tout compte fait, pour ce qui est de sa décision, il se laisse seulement convaincre « par Ulysse » (I, 1, v. 89) qui lui prédit une vie de « Roi sans gloire » (I, 1, v. 78) s’il épargne sa fille au détriment de l’intérêt de la Grèce. C’est pourquoi Agamemnon décide de faire venir Iphigénie en Aulide sous prétexte qu’Achille souhaite l’épouser avant de partir en guerre contre les Troyens. C’est ainsi qu’Agamemnon agit sous la pression d’Ulysse et des autres chefs de son armée, enflammés, eux, à l’idée de remporter aussi vite que possible la victoire sur Troie. Mais une fois que Clytemnestre et Iphigénie se sont mises en route, Agamemnon se 53 Voir Iphigénie I, 1, v. 67-68 : « Je condamnai les Dieux, et sans plus rien ouïr, / Fis vœu sur leurs autels de leur désobéir. » 54 Voir son monologue dans Iphigénie, I, 1, v. 71-90. 55 Voir Iphigénie, I, 1, v. 83-88 : « Pour comble de malheur, les Dieux toutes les nuits, / Dès qu’un léger sommeil suspendait mes ennuis, / Vengeant de leurs Autels le sanglant privilège, / Me venaient reprocher ma pitié sacrilège, / Et présentant la foudre à mon esprit confus, / Le bras déjà levé menaçaient mes refus. » Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 181 repent aussitôt d’avoir perfidement incité son épouse et sa fille à venir à un endroit où, au lieu du bonheur du mariage, la fille devra faire face à la mort et la mère au deuil. L’inévitable catastrophe qu’entraînerait leur venue en Aulide éveille finalement en Agamemnon des forces plus puissantes que celles que l’oracle divin avait avivées en lui et qui le portent à contrecarrer la volonté des dieux. Ce sont enfin les vertus de sa fille qui le retiennent d’exécuter les desseins divins parce qu’il s’aperçoit que les « droits » de sa fille sont au fond aussi « saints » que l’oracle des dieux : Ma fille... Ce nom seul, dont les droits sont si saints, Sa jeunesse, mon sang, n’est pas ce que je plains. Je plains mille vertus, une amour mutuelle, Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle, Un respect, qu’en son cœur rien ne peut balancer, Et que j’avais promis de mieux récompenser. (I, 1, v. 115-20) Agamemnon s’évertue à diviniser ici en quelque sorte la pureté morale de sa fille pour la protéger contre la malédiction divine, voire pour déjouer l’autorité suprême des dieux en réinterprétant leur oracle à rebours de sa signification originelle : Non, je ne croirai point, ô Ciel ! que ta justice Approuve la fureur de ce noir sacrifice. Tes Oracles sans doute ont voulu m’éprouver, Et tu me punirais si j’osais l’achever. (I, 1, v. 121-24) En réajustant à son gré la signification de l’oracle, Agamemnon met en doute la volonté divine telle que Calchas la lui avait révélée et accuse ce dernier et les envieux de son pouvoir d’abuser de la religion pour exhorter les peuples grecs à la révolte contre son règne : Si ma Fille une fois met le pied dans l’Aulide, Elle est morte. Calchas, qui l’attend en ces lieux, Fera taire nos pleurs, fera parler les Dieux, Et la Religion, contre nous irritée, Par les timides Grecs sera seule écoutée. Ceux même, dont ma gloire aigrit l’ambition, Réveilleront leur brigue et leur prétention, M’arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse... (I, 1, v. 134-41) Dans ces vers, Agamemnon laisse entendre qu’il tient l’oracle pour une fiction humaine, à savoir pour une invention propagée par Calchas qui prétend être le porte-parole des dieux, mais ne crée en réalité par là qu’une « religion » arbitraire que les rivaux d’Agamemnon se hâtent d’approuver pour forcer ce dernier à céder à la volonté divine et agir de cette manière en faveur des intérêts de la Grèce. Or, la grandeur d’Agamemnon en tant que Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 182 personnage tragique réside dans le fait qu’il réussit à surmonter ce qu’il appelle lui-même sa « propre faiblesse » (I, 1, v. 142) qui ressort de son angoisse de perdre son autorité de roi et qui l’a empêché jusqu’ici de se dresser fermement contre l’oracle. Mais au fur et à mesure qu’il est d’avis que les dieux et leur volonté ne sont que des simulacres des hommes, il se sent plus libre de rompre non seulement avec les attentes des divinités, mais aussi avec celles de ses compatriotes. C’est ainsi qu’il se résout à ne pas risquer qu’Iphigénie soit sacrifiée en Aulide. « Va, […] Sauve-la de ma propre faiblesse » (I, 1, v. 142), s’adresse-t-il impérativement à Arcas pour le charger de courir à la rencontre de son épouse et de sa fille et de les renvoyer en Mycènes. Voulant leur cacher la véritable cause de cette nouvelle décision, Agamemnon leur font savoir qu’« Achille a changé de pensée, / Et qu’il veut désormais jusques à son retour / Différer cet hymen, que pressait son amour. » (I, 1, v. 150-52) Pour les persuader davantage encore de ne pas venir en Aulide, Agamemnon demande à son émissaire de leur faire croire que le bruit court que la remise du mariage s’explique en vérité par le fait qu’Achille s’est épris de « cette jeune Ériphile, / Que lui-même captive amena de Lesbos » (I, 1, v. 154-55). Voilà donc comment Agamemnon a filé les premières mailles d’un réseau tragique qui se fonde moins sur un conflit entre la fatalité divine et le libre arbitre de l’homme que sur le dilemme psychologique d’un souverain qui est obligé de faire face à une impasse causée par une crise aussi bien personnelle que politique : Agamemnon n’en sortira pas sans devenir le bourreau de sa fille ni sans perdre son pouvoir absolu de monarque. Certes, l’oracle des dieux est le point de départ de la trame tragique de la pièce de Racine, mais cet oracle n’a chez lui aucune autre fonction que d’être partie intégrante du mythe antique qu’il a repris pour l’adapter à ses propres fins. L’objectif primordial de Racine est en effet l’exploration des états d’âme de l’homme dans des situations-limites qui se produisent parmi des proches - parents, amant(e)s, ami(e)s - et non pas la démonstration du pouvoir d’un destin qui écrase inévitablement les hommes. C’est ainsi que Racine démasque dès la première scène de la pièce l’oracle de Calchas comme artificiel, à savoir comme une simple chimère produisant une crise qui deviendra pour ce qui est du reste une affaire décidément humaine. C’est à partir du moment où Calchas a proclamé l’oracle que la crise tragique est mise en mouvement par le conflit irréconciliable entre l’individu et l’autre. Nous excluons ici une acception transcendante du terme « l’autre ». L’autre auquel Agamemnon se voit confronté sont ses chefs d’armée, l’État, la Grèce entière et enfin son autre moi qu’il considère lui-même comme la manifestation d’une « faiblesse », comme un autre visage de sa personnalité qui, malgré ses sentiments paternels et son désir de sauver sa fille, ne peut l’empêcher Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 183 de privilégier ses intérêts d’homme politique et d’agir en sorte qu’il maintiendra sa souveraineté. À cela s’ajoute le conflit entre Agamemnon et sa fille et son épouse qui, quant à elles, sont moins victimes des dieux que le jouet des ambitions politiques des grands commandants de l’armée grecque. Pour notre étude, les cas les plus intéressants de ces conflits sont ceux qui font voir que les personnages de Racine mettent nettement en cause l’impact qu’un Être divin pourrait exercer sur leur vie ou déclarent sans réserve leur incrédulité à l’égard de l’existence d’une telle puissance métaphysique. Dans les arguments qui suivront, nous focaliserons notre regard sur ces situations conflictuelles de la pièce. Le scepticisme d’Achille et la tendresse du guerrier En ce qui concerne la mise en question du pouvoir des dieux, Achille est encore plus formel qu’Agamemnon. Venu en Aulide pour demander à ce dernier s’il a vraiment l’intention de lui donner sa fille en mariage, comme il l’a su par ouï-dire, il se voit surtout accueilli par des éloges dithyrambiques de ses derniers exploits, parce que le père d’Iphigénie veut absolument éviter de parler de sa fille à l’instant même où il est en train d’empêcher de toutes ses forces qu’elle vienne en Aulide. Mais Achille insiste en lui faisant entendre que ses intérêts actuels portent plus à son amour pour Iphigénie qu’à sa renommée de guerrier : Seigneur, honorez moins une faible Conquête Et que puisse bientôt le Ciel, qui nous arrête, Ouvrir un champ plus noble à ce cœur excité Par le prix glorieux dont vous l’avez flatté. (I, 2, v. 169-72) Il va de soi que l’invocation au « Ciel » avec laquelle Achille exprime son souhait que son amour s’accomplisse ne lui sert ici que de formule rhétorique grâce à laquelle il souligne la sublimité de son inclination pour la fille d’Agamemnon. On observe la même stratégie dans ses propos suivants : On dit qu’Iphigénie en ces lieux amenée Doit bientôt à son sort unir ma destinée. (I, 2, v. 177-78) Achille formule ici son désir de voir bientôt Iphigénie avec des termes qui suscitent de prime abord l’impression qu’il est convaincu que des forces surnaturelles veillent à ce que le couple amoureux soit réuni. Cependant, quand il évoque les effets du « sort » et de la « destinée », il est en réalité très loin de croire à une influence divine sur l’accomplissement de leur amour. Ses allusions à la prédestination ne lui servent en dernière analyse que d’ornement rhétorique pour exprimer avec insistance ce qui lui tient profondément à cœur. Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 184 On constate d’ailleurs dans les propos d’Agamemnon le même emploi rhétorique de ses invocations aux divinités. Quand il craint qu’Achille puisse découvrir son intrigue visant à retenir Iphigénie de venir en Aulide, il s’adresse, inquiet, au « Juste ciel ! » avant de demander à Ulysse « Saurait-il mon funeste artifice ? » (I, 2, v. 181) Abstraction faite de la valeur simplement rhétorique des exclamations telles que « Juste ciel ! », « O ciel ! », « Dieux ! », qui appartiennent au répertoire habituel de la tragédie et structurent le discours des personnages dramatiques quand ils expriment leur trouble, leur surprise ou leur affection 56 , il est intéressant de noter qu’Agamemnon va jusqu’à faire sien le rôle de celui qui décide du sort du couple amoureux. En cherchant à empêcher sa fille de venir en Aulide par son « funeste artifice » il se voue, à l’instar d’un dieu, à déjouer l’amour d’Achille pour Iphigénie. Même si Agamemnon laisse entrevoir qu’il tient le monde divin pour une idée artificielle que les hommes se construisent pour expliquer les vicissitudes de leur vie, il ne peut s’empêcher de se laisser séduire, pour ce qui est de l’oracle, par les exhortations d’Ulysse qui ne cesse de lui rappeler que « pour fléchir l’inclémence des Dieux / Il faut du sang peut-être, et du plus précieux » (I, 2, v. 187-88). Mais contrairement à ce dernier qui accepte de plein gré le sacrifice imposé par l’oracle aux Grecs, Agamemnon reste accablé de doutes à cet égard. Ses incertitudes par rapport au message divin du ciel qu’Ulysse croit comprendre sans équivoque se manifestent clairement dans le mode interrogatoire avec lequel il explore dans les vers suivants la raison pour laquelle l’armée grecque est encore retenue en Aulide : Ô Ciel ! Pourquoi faut-il que ta secrète envie Ferme à de tels Héros le chemin de l’Asie ? (I, 2, v. 209-10) Le fait qu’Agamemnon considère les desseins divins comme un secret que les hommes ne sont pas à même de déchiffrer témoigne de son doute au sujet des messages que les augures comme Calchas prétendent pouvoir lire sans peine dans la voûte céleste. Agamemnon, lui, considère ces prétendus signes du ciel comme mystérieux et capricieux (« secrète envie »). Cependant, ce constat ne l’empêche pas non plus de réinterpréter, à son tour, l’oracle de Calchas et d’y voir le contraire de ce que l’augure a proclamé. Agamemnon suppose que, si les dieux existent, le caractère monstrueux de 56 Voici quelques occurrences dans Iphigénie en ce qui concerne les exclamations « Ciel ! » et « Dieux ! » : I, 2, v. 184, 209, 213 ; I, 4, v. 345, 355, 361 ; II, 2, v. 551 ; II, 3, v. 582 ; II, 8, v. 756 ; III, 5, v. 922 ; IV, 5, v. 1322, 6, v. 1369 ; V, 1, v. 1514, 1516 ; V, scène dernière, v. 1729. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 185 leur oracle a pour objectif de protéger Troie contre l’attaque de l’armée grecque. C’est ainsi qu’il explique à Achille : Le Ciel protège Troie. Et par trop de présages Son courroux nous défend d’en chercher les passages. (I, 2, v. 217-18) Or, tandis qu’Agamemnon hésite encore entre la croyance dans l’insondable volonté des dieux et la mise en cause de leur existence, Achille est disposé à contester franchement la vérité des présages divins quand il répond aux vers d’Agamemnon que nous venons de citer avec la question suivante : Quels présages affreux nous marquent son courroux ? (I, 2, v. 219) Le simple fait qu’Achille soulève cette question souligne déjà sa méfiance à l’égard du caractère authentique des présages. Son attitude contestataire à ce propos se confirme par l’insouciance dans laquelle il continue à vivre après avoir appris par des augures le rôle qu’il jouera dans une future guerre contre Troie. Comme le lui rappelle Agamemnon, les auspices venus du ciel veulent que l’issue de cette guerre soit liée à la mort d’Achille qui, au gré des dieux, trouvera son tombeau « aux champs Troyens 57 ». Mais ce dernier s’indigne contre tous ceux qui prétendent pouvoir déchiffrer un langage quelconque du ciel et les discrédite par le reproche d’être trop inventifs, voire fantaisistes dans leurs interprétations de la volonté des dieux : Non, non, tous ces détours sont trop ingénieux. Vous lisez de trop loin dans le secret des Dieux. Moi, je m’arrêterais à de vaines menaces ? Et je fuirais l’honneur qui m’attend sur vos traces ? [...] Ah ! Ne nous formons point ces indignes obstacles. L’Honneur parle, il suffit, ce sont là nos Oracles. Les Dieux sont de nos jours les maîtres souverains. Mais, Seigneur, notre gloire est dans nos propres mains. Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes ? Ne songeons qu’à nous rendre immortels comme eux-mêmes, Et laissant faire au Sort, courons où la valeur Nous promet un destin aussi grand que le leur. (I, 2, v. 243-64) Ce n’est pas qu’Achille dénie l’existence des dieux, mais il ne leur accorde aucune importance particulière en ce qui concerne leur impact sur le cours 57 Voir I, 2, v. 220-26 : « Vous-même consultez ce qu’il prédit de vous. / Que sert de se flatter ? On sait qu’à votre tête / Les Dieux ont d’Ilion attaché la Conquête. / Mais on sait que pour prix d’un triomphe si beau / Ils ont aux champs Troyens marqué votre tombeau, / Que votre vie ailleurs et longue, et fortunée, / Devant Troie en sa fleur doit être moissonnée. » Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 186 de la vie humaine, excepté qu’ils décident, selon lui, du moment où l’homme meurt : « Les Dieux sont de nos jours les maîtres souverains » (v. 259). La mort est donc le seul sort qu’Achille considère comme étant hors de la portée humaine. Quant au reste, l’homme est le maître de luimême, libre d’agir sans devoir prêter attention à « de vaines menaces » (v. 245) et à d’« indignes obstacles » (v. 257) proclamés par les oracles. Selon Achille, les présages ne sont que les résultats de l’imaginaire humain : « Ah ! ne nous formons point ces indignes obstacles » (v. 257), s’exclame-t-il pour qualifier les « ordres suprêmes » (v. 261) de faux oracles et pour rendre à l’homme sa faculté de créer des « Oracles » (v. 258) issus de ses « propres mains » (v. 260). C’est ainsi que l’homme est en mesure de forger son propre sort et d’égaler les dieux en leur rang, de se rendre « immortels comme euxmêmes » (v. 262) et de trouver « un destin aussi grand que le leur » (v. 264). Soucieux de bâtir sa gloire sur le triomphe contre Troie, Achille se laisse guider par le souhait d’obtenir une réputation de héros guerrier qui demeurera éternellement à la mémoire de la postérité. Presque héros cornélien, il voit sa destinée dans l’accomplissement de ses devoirs en tant que soldat combattant pour sa patrie et espère en vertu de cela atteindre honneur et gloire, ne fût-ce que pour se montrer digne de son amour pour Iphigénie. C’est ainsi qu’il déclare à Agamemnon : Je n’aspire en effet qu’à l’honneur de vous suivre. Je ne vous presse plus d’approuver les transports D’un amour, qui m’allait éloigner de ces bords : Ce même amour soigneux de votre Renommée Veut qu’ici mon exemple encourage l’Armée [...]. (I, 2, v. 270-74) Les situations conflictuelles de la pièce se compliquent quand, malgré les précautions prises par Agamemnon, Iphigénie arrive an Aulide, accompagnée de sa mère et, à la surprise d’Agamemnon, aussi de « cette jeune Ériphile, / Que Lesbos a livrée entre les mains d’Achille » (I, 4, 346-47). À partir de ce moment-là, les relations amoureuses deviennent triangulaires et sont marquées par cet amour contrarié que Roland Barthes a tenu pour typique de la tragédie racinienne : « A aime B, qui ne l’aime pas 58 », à l’exception près que, dans le cas présent, c’est seulement Ériphile qui souffre d’un amour non partagé. L’amour d’Achille pour Iphigénie est réciproque. À cela s’ajoute que le conflit entre Agamemnon et ses chefs d’armée devient de plus en plus tendu, ces derniers exigeant qu’Agamemnon sacrifie enfin sa fille 59 . Ce dernier finit par céder à la pression qu’Ulysse exerce sur lui ne 58 Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, « Points Essais », 1963, p. 29. 59 Voir le rappel d’Ulysse : « Mais votre amour n’a plus d’excuse légitime. / Les Dieux ont à Calchas amené leur Victime [...]. » (Iphigénie, I, 5, v. 373-74) Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 187 voyant plus d’autre issue à la crise politique que de souffrir l’immolation de sa fille : Seigneur, de mes efforts je connais l’impuissance. Je cède, et laisse aux Dieux opprimer l’innocence. (I, 5, v. 389-90) Ce consentement douloureux d’Agamemnon au sacrifice de sa fille ne l’empêche pas de continuer à douter du caractère authentique de ce « funeste mystère » (I, 5, v. 393) dans lequel Calchas a puisé son oracle. L’arrivée de la « triste Ériphile 60 » Après l’annonce de la venue d’Iphigénie et de ses accompagnantes à la fin du premier acte 61 , le second s’ouvre par un dialogue entre Ériphile et sa confidente Doris. Cette entrée en scène d’Ériphile avant celle d’Iphigénie marque déjà son importance dans la poursuite de l’action et anticipe sur le plan structurel le fait qu’Ériphile s’avérera en effet la véritable héroïne tragique de la pièce intitulée Iphigénie. Tandis que la fille d’Agamemnon, lorsqu’elle apparaît pour la première fois à la deuxième scène du second acte, n’est pas encore pénétrée d’une conscience tragique parce qu’elle ignore encore son rôle de victime qui lui est imposé par l’oracle, Ériphile fait régner dès ses premiers propos « cette tristesse majestueuse qui fait [selon Racine] tout le plaisir de la tragédie 62 ». C’est ainsi qu’elle invite Doris dès leur arrivée en Aulide à se retirer avec elle pour laisser à Iphigénie et à Clytemnestre la joie de la réunion avec le père et l’époux, puisque, quant à elle, elle souffre d’une profonde tristesse : Ne les contraignons point, Doris, retirons-nous. Laissons-les dans les bras d’un Père et d’un Époux, Et tandis qu’à l’envi leur amour se déploie, Mettons en liberté ma tristesse et leur joie. (II, 1, v. 395-98) Après avoir confessé à Doris son affliction Ériphile lui révèle ce qui en est la cause. Elle lui explique que sa douleur face à la réunion d’Iphigénie et de ses parents vient du fait qu’elle ignore elle-même l’identité des siens. À cela s’ajoute qu’un « Oracle effrayant » lui a prédit qu’elle ne connaîtrait sa descendance qu’à condition qu’elle périsse : J’ignore qui je suis. Et pour comble d’horreur, Un Oracle effrayant m’attache à mon erreur, Et quand je veux chercher le sang qui m’a fait naître, Me dit, que sans périr, je ne me puis connaître. (II, 1, v. 427-430) 60 Iphigénie, II, 1, v. 417. 61 Voir scène 4. 62 Voir « Préface » de Bérénice, p. 450. Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 188 Cependant, le plus grand mal dont Ériphile souffre, c’est la passion qu’elle ressent pour Achille bien que ce dernier l’ait fait prisonnière et l’ait enlevée de Lesbos, son lieu de naissance. Elle a caché jusqu’ici son amour sous « un silence éternel » (II, 1, v. 478), mais au moment où Doris, pour la consoler, mentionne le futur mariage d’Iphigénie et la protection que cette dernière a promis d’accorder à la captive de son futur mari, Ériphile ne peut plus s’empêcher de dévoiler son secret à sa confidente : Que dirais-tu, Doris, si passant tout le reste Cet Hymen de mes maux était le plus funeste ? (II, 1, v. 465-66) La passion d’Ériphile est d’ailleurs comparable à celle qu’éprouve Phèdre pour son beau-fils Hippolyte. À l’instar de cette dernière, Ériphile se sent hantée par un « fatal amour » dont elle se voit « possédée » (II, 1, v. 482) 63 et explique la cause de son amour par la haine des dieux contre elle, qui veulent la punir pour quelque raison que ce soit: Le Ciel s’est fait sans doute une joie inhumaine À rassembler sur moi tous les traits de sa haine. (II, 1, v. 485-86) Une fois de plus s’impose l’impression que le lexique qui réfère chez Racine à une influence divine sur les actions et les états d’âme de ses personnages dramatiques font partie intégrante d’un style déclamatoire qui, grâce à un vocabulaire à caractère autant sacré que sublime, a pour objectif d’insister sur la nature inéluctable des émotions dont les personnages en question sont la proie. Considéré de ce point de vue, la fonction d’une telle force surnaturelle est de souligner tout ce qui est imprévisible, inexplicable, irrationnel, incontrôlable ou incontournable dans la vie humaine, que ce soient des crises extérieures comme les grandes catastrophes politiques (les guerres, la tyrannie) ou des crises intérieures de l’individu comme les grandes passions : l’amour, la jalousie, la haine. Toutes ces crises peuvent devenir l’objet du tragique pourvu qu’elles donnent lieu à une aporie. Un conflit insoluble qui hante le héros/ l’héroïne de la tragédie et est responsable de leur chute, quoi qu’il/ elle décide ou fasse, fait la grandeur de ce genre et de ses personnages. Compte tenu de ces réflexions sur le point essentiel du tragique de la tragédie, il va de soi qu’Ériphile est un personnage tragique par excellence, et ceci non pas parce qu’elle joue un rôle important dans une tragédie, mais parce qu’elle vit une crise intérieure dont elle n’est plus capable de sortir 63 Voir à ce propos Phèdre : « Vaines précautions ! Cruelle destinée ! / [...] C’est Vénus toute entière à sa proie attachée. » (Phèdre, I, 3, v. 301 et 306) et « Ces Dieux qui se sont fait une gloire cruelle / De séduire le cœur d’une faible Mortelle. » (Phèdre, II, 5, v. 681-82) Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 189 sans échouer. Le point de départ de sa chute est le moment où elle est tombée amoureuse malgré elle d’Achille, son « vainqueur sauvage » (II, 1, v. 493) qui l’a fait prisonnière. Imbue encore de « fureur » (v. 495) à cause de l’acte agresseur de ce dernier, elle perd d’emblée son « horreur » (v. 496) devant lui quand elle le voit pour la première fois en personne à Lesbos : Je le vis. Son aspect n’avait rien de farouche. Je sentis le reproche expirer dans ma bouche. Je sentis contre moi mon cœur se déclarer, J’oubliai ma colère, et ne sus que pleurer. Je me laissai conduire à cet aimable guide. Je l’aimais à Lesbos, et je l’aime en Aulide. Iphigénie en vain s’offre à me protéger, Et me tend une main prompte à me soulager. Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée ! Je n’accepte la main qu’elle m’a présentée, Que pour m’armer contre elle, et sans me découvrir, Traverser son bonheur, que je ne puis souffrir. (II, 1, v. 497-508) Outre le brusque changement de ses sentiments à l’égard de son ennemi, Ériphile fait voir dans ces propos l’impétuosité de sa passion pour son « vainqueur 64 ». Brève, dense, pointue, une suite de six vers suffit pour marquer la grande intensité de son amour pour Achille depuis sa naissance à Lesbos jusqu’au moment présent en Aulide (v. 497-502). D’un vers à l’autre elle ponctue avec un crescendo bien pondéré les étapes de l’inclination qui l’a portée à aimer éperdument Achille. Au premier regard, l’apparence de son « vainqueur » provoque subitement en elle un tendre sentiment pour lui (v. 497), fait disparaître ses rancunes (v. 498), enflammer son cœur (v. 499) et dissiper sa colère contre lui (v. 500). Du moment où elle fut conduite à Achille et que ce dernier se changea d’emblée de « vainqueur sauvage » en « aimable guide » (v. 501) jusqu’au jour de son aveu à Doris, sa passion a perduré à travers l’espace et le temps : « Je l’aimais à Lesbos, et je l’aime en Aulide. » (v. 502) Le revers de la médaille apparaît dans les six vers qui succèdent à cette déclaration d’amour (v. 503- 08). Sa prise de conscience du fait qu’Iphigénie lui dispute son amour pour Achille suscite en elle une autre passion, celle-ci douloureuse, à savoir la jalousie provoquant sa fureur et attisant de nouveau sa colère face au bonheur de l’« aimable Iphigénie » (II, 1, v. 409). Et c’est cet état d’âme 64 On remarque à cet égard les parallèles avec le récit que Phèdre fait de sa première rencontre avec Hippolyte : « Athènes me montra mon superbe Ennemi. / Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue / Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue / Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler, / Je sentis tout mon corps et transir, et brûler. » (I, 3, v. 272-276) Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 190 d’Ériphile qui conditionnera les événements tragiques qui jalonneront la suite de la pièce. Le personnage d’Ériphile est un bel exemple qui montre comment le tragique naît des passions humaines qui ne cessent de mettre l’individu à l’épreuve face à des situations désespérantes, sans issue. En outre, force est de constater qu’Ériphile se rend parfaitement compte que son sort est soumis à sa « folle amour » (II, 1, v. 528) plutôt qu’à la volonté des dieux. Même si elle prétend être venue en Aulide pour consulter les augures de Calchas à propos de sa descendance familiale, elle a, en réalité, entrepris ce voyage pour détruire le bonheur du couple amoureux et, le cas échéant, pour se suicider si leur mariage est célébré : Au sort qui me traînait il fallut consentir. Une secrète voix m’ordonna de partir, Me dit qu’offrant ici ma présence importune Peut-être j’y pourrais porter mon infortune, Que peut-être approchant ces Amants trop heureux, Quelqu’un de mes malheurs se répandrait sur eux. Voilà ce qui m’amène, et non l’impatience D’apprendre à qui je dois une triste naissance. Ou plutôt leur hymen me servira de loi. S’il s’achève, il suffit, tout est fini pour moi. Je périrai, Doris, et par une mort prompte Dans la nuit du tombeau j’enfermerai ma honte, Sans chercher des parents si longtemps ignorés, Et que ma folle amour a trop déshonorés. (II, 1, v. 515-28) Ce que l’on peut conclure de ce monologue, c’est que la voix secrète qui semble avoir incité Ériphile à accompagner Clytemnestre et Iphigénie en Aulide se laisse facilement interpréter comme les métaphores de ses mobiles intérieurs, à savoir de son amour-passion, de sa jalousie et de sa fureur qui, chacun à son tour, la poussent à faire du mal au couple amoureux et à aller enfin jusqu’à risquer sa propre vie. On verra que cette disposition psychologique d’Ériphile déterminera le discours tragique de la pièce jusqu’à son terme. Mais revenons d’abord au sort d’Iphigénie. La bonté de l’« aimable Iphigénie 65 » et la gloire de la « triste Iphigénie 66 » La première apparition d’Iphigénie à la deuxième scène du second acte nous fait voir une jeune fille qui, contrairement à Ériphile, est entièrement 65 Iphigénie, II, 1, v. 409. 66 Iphigénie, V, 2, v. 1590. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 191 crédule et docile à l’égard des dieux. Dès son arrivée en Aulide, elle ressent les soucis de son père, dont les causes lui sont encore inconnues 67 , mais sa confiance dans la bienveillance des dieux l’amène tout de suite à le consoler : « Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours. » (II, 2, v. 571). Sa foi en la justice des dieux aussi bien que son altruisme vont augmentant lors des crises qu’elle traverse au fur et à mesure que lui sont révélés l’amour caché d’Ériphile pour Achille et les desseins secrets de son père. Non seulement elle ne tarde pas à pardonner à Ériphile après avoir appris que cette dernière s’était éprise de son amant 68 , mais elle ne perd pas non plus sa tendresse pour son père lorsqu’Arcas lui confesse la véritable raison pour laquelle Agamemnon l’a fait venir en Aulide. Alors qu’Achille éclate en fureur parce qu’Agamemnon a abusé de son nom pour conduire sa fille, sous le prétexte de contracter un mariage tant souhaité par elle, dans le piège d’un sacrifice abominable 69 , Iphigénie, elle, ne peut s’empêcher d’apaiser la fureur de son fiancé en lui rappelant : Car enfin ce Cruel, que vous allez braver, Cet Ennemi barbare, injuste, sanguinaire, Songez, quoi qu’il ait fait, songez qu’il est mon Père. [...] C’est mon Père, Seigneur, je vous le dis encore. Mais un Père que j’aime, un Père que j’adore [...]. (III, 6, v. 996-1002) Mais à y regarder de plus près, cette servilité avec laquelle la jeune fille se soumet à la décision de son père s’explique par le fait qu’elle soupçonne Achille d’être infidèle à sa promesse de mariage. En dernière analyse, c’est donc par chagrin d’amour qu’elle accepte de mourir comme victime destinée au sacrifice 70 . En outre, elle regarde la réticence qu’elle croit apercevoir chez Achille à l’égard de leur mariage comme le résultat d’une 67 Voir Iphigénie, II, 2, v. 552-53 : « Vous vous cachez, Seigneur, et semblez soupirer. / Tous vos regards sur moi ne tombent qu’avec peine. » 68 Voir Iphigénie, II, 5, v. 695-96 : Je vous pardonne, hélas! des vœux intéressés, / Et la perte d’un cœur, que vous me ravissez. » 69 Voir les vers suivants d’Achille où il explique à Iphigénie les raisons pour lesquelles il est furieux contre son père : « D’un appareil d’hymen couvrant ce sacrifice, / Il veut que ce soit moi qui vous mène au supplice ? / [...] Il faut que le Cruel qui m’a pu mépriser / Apprenne de quel nom il osait abuser. » Iphigénie, III, 6, v. 977-78 et 991-92. 70 Voir les explications qu’elle donne à Achille à ce propos : « Vous voyez de quel œil, et comme indifférente / J’ai reçu de ma mort la nouvelle sanglante. / Je n’en ai point pâli. Que n’avez-vous pu voir / À quel excès tantôt allait mon désespoir, / Quand presque en arrivant un récit peu fidèle / M’a de votre inconstance annoncé la nouvelle ! » (Iphigénie, III, 6, v.1033-38) Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 192 intervention des dieux voulant, selon elle, lui disputer le droit aux délices d’un amour si noble dont seuls les dieux seraient dignes de jouir : Qui sait même, qui sait si le Ciel irrité A pu souffrir l’excès de ma félicité ? Hélas ! il me semblait qu’une flamme si belle M’élevait au-dessus du sort d’une Mortelle. (III, 6, v. 1043-46) Iphigénie ne cesse donc de se montrer convaincue que les hommes ne sont nullement capables d’échapper à la volonté divine. Achille, en revanche, se révolte avec orgueil contre cette autorité devant laquelle la majorité du peuple grec s’incline : Je perds trop de moments en des discours frivoles. Il faut des actions, et non pas des paroles. (à Clytemnestre.) Madame, à vous servir je vais tout disposer. Dans votre appartement allez vous reposer. Votre Fille vivra, je puis vous le prédire. Croyez du moins, croyez que tant que je respire, Les Dieux auront en vain ordonné son trépas. Cet Oracle est plus sûr que celui de Calchas. (III, 7, v. 1077-84) Achille ne nie pas, il est vrai, l’existence des dieux, mais il met en question leur toute-puissance et se considère comme capable de déjouer leurs desseins. Or, la situation tragique d’Achille, convaincu de pouvoir sauver Iphigénie, réside dans le fait que cette dernière finit par accepter de subir le sacrifice que le peuple grec et son père lui demandent sous la pression de l’oracle de Calchas. Ce faisant, Iphigénie s’avère non seulement obéissante à la volonté de son père et des dieux 71 , mais aussi fidèle à sa patrie. Sur ce dernier point, elle ne peut s’empêcher pourtant de se laisser guider par des motifs purement personnels. C’est ainsi qu’Iphigénie explique sa décision de se sacrifier, certes, par son souci de la destinée de sa patrie dans la guerre de Troie, mais aussi par son objectif d’éterniser sa propre gloire dans la mémoire de la postérité par son acte gratuit qui seul peut rendre possible l’entreprise envisagée par l’armée grecque : Le Ciel n’a point aux jours de cette Infortunée Attaché le bonheur de votre destinée. 71 Voir l’extrême obéissance qu’elle témoigne à son père quand elle lui confère le droit de disposer librement de sa vie : « Ma vie est votre bien. Vous voulez le reprendre, / Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre. / [...] Je saurai, s’il le faut, Victime obéissante, / Tendre au fer de Calchas une tête innocente, / Et respectant le coup par vous-même ordonné, / Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné. » (IV, 4, v. 1177-84) Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 193 Notre amour nous trompait. Et les arrêts du Sort Veulent que ce bonheur soit un fruit de ma mort. Songez, Seigneur, songez à ces moissons de gloire Qu’à vos vaillantes mains présente la Victoire. Ce champ si glorieux, où vous aspirez tous, Si mon sang ne l’arrose, est stérile pour vous. Telle est la loi des Dieux à mon Père dictée. En vain sourd à Calchas il l’avait rejetée. Par la bouche des Grecs contre moi conjurés Leurs ordres éternels se sont trop déclarés. [...] Je meurs dans cet espoir satisfaite, et tranquille. Si je n’ai pas vécu la Compagne d’Achille, J’espère que du moins un heureux Avenir À vos faits immortels joindra mon souvenir, Et qu’un jour mon trépas, source de votre gloire, Ouvrira le récit d’une si belle Histoire. (V, 2, v. 1537-62) C’est avec un beau tour d’adresse que Racine reprend au début de ce monologue d’Iphigénie les mots-clés d’une déclaration antérieure d’Achille pour inverser complètement la signification que ce dernier a attribué à ses propos. Qu’il nous soit permis de les rappeler comme suit : Et bientôt des mortels suis-je le plus heureux ? On dit qu’Iphigénie en ces lieux amenée, Doit bientôt à son sort unir ma destinée. (I, 2, v. 176-78) Alors qu’Achille voit dans sa réunion avec Iphigénie un effet heureux de la destinée, Iphigénie, quant à elle, reconnaît dans le même événement le signe de sa mauvaise fortune. C’est ainsi que les significations conférées à la destinée deviennent arbitraires. Ce constat prouve une fois de plus que, dans cette pièce, la mise en jeu de forces supérieures ne sert que de moyen rhétorique visant à souligner les sentiments prépondérants des protagonistes, tels que leurs espérances, leurs souffrances, leurs angoisses, qui sont en dernière analyse dépourvus de toute portée religieuse. Retenons aussi qu’Iphigénie est finalement prête à se sacrifier pour la gloire qu’elle espère obtenir auprès des générations futures censées se remémorer avec admiration le rôle de victime innocente qu’elle aura assumé dans la guerre de Troie. L’« aimable Iphigénie », toute dévouée aux vœux de son père, de son pays et des dieux, éperdument éprise du plus grand héros de l’armée grecque et conciliante pourtant avec sa rivale, finit donc par s’imaginer peu avant la cérémonie cruelle de son sacrifice un avenir qui transcende, certes, sa vie, mais demeure tout de même ancré, quant à son rôle ultérieur, dans le monde terrestre. Ainsi n’espère-t-elle pas survivre Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 194 comme une sainte ou martyre dans la mémoire collective de la postérité, mais comme une jeune fille souffrante qui touchera un jour le cœur de ceux et de celles qui entendront parler de son histoire. La gloire qu’elle souhaite obtenir de cette façon est autant profane que sacrée, profane parce qu’elle dépend du monde humain, à savoir de la reconnaissance d’autrui, sacrée parce qu’elle se fonde sur un mythe qui ne se constituera qu’à condition que la « triste Iphigénie » soit immolée. Que cette gloire ait pour elle une qualité sacrée qui surpasse la valeur de tous les biens terrestres devient évident lorsqu’elle repousse les supplications d’Achille qui ne cesse de chercher à la dissuader de céder aux revendications de l’armée grecque. Pour le consoler, elle lui explique que la gloire qui naîtra de son immolation lui rapportera plus que si elle optait pour la vie : Ma gloire vous serait moins chère que ma vie. Ah, Seigneur ! épargnez la triste Iphigénie. (V, 2, v. 1589-90) Achille finit en effet par se plier aux volontés d’Iphigénie et consent - non sans aigreur - à lui épargner désormais ses implorations : Hé bien ! N’en parlons plus. Obéissez, cruelle, Et cherchez une mort, qui vous semble si belle. (V, 2, v. 1597-98) À part la résignation qui se manifeste dans ces vers d’Achille, ses propos suggèrent qu’il tient de fait pour illusoires les espérances sacrées qu’Iphigénie attache à son immolation, car il souligne que c’est à elle seule qu’une telle mort « semble si belle ». De cette manière, il révèle le caractère subjectif et peu assuré des attentes nourries par Iphigénie. Achille montre donc franchement son scepticisme à l’égard de tout enracinement transcendant du monde, qu’il soit profane ou sacré. Quant à Iphigénie, son attitude à l’égard du monde divin est, au contraire, indécise. Tout au long de la pièce, les points de vue de l’héroïne éponyme sont à ce propos alimentés d’une certaine ambiguïté. De prime abord, elle se présente comme quelqu’un qui se soumet entièrement à la volonté des dieux. Cependant, à partir du moment où elle se rend compte du rôle que ces derniers lui ont assigné dans la guerre de Troie, elle considère son sort dans une perspective humaine plutôt que religieuse. Certes, les dieux ne sont pas absents de ses délibérations, mais leur importance cède à celle des obligations morales qu’elle croit devoir accomplir envers son amant, son père et sa patrie. Néanmoins, ce souci d’autrui qui l’incite à se sacrifier à l’intérêt commun devient un souci de soi quand il lui vient l’idée de pouvoir veiller par ce geste à ce que son nom et sa réputation s’éternisent dans la mémoire collective de son pays, voire même du monde entier. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 195 Reste à savoir comment définir le tragique de ce personnage. À son arrivée en Aulide, Iphigénie, encore ignorante du sort qui l’y attend, se montre fidèle à l’idée de la prédestination divine de l’homme. Sa conscience tragique ne naît qu’à partir du moment où l’oracle est porté à sa connaissance et qu’elle commence à se révolter contre son destin, quoique plus faiblement que d’autres personnages de la pièce. En tout cas, il est frappant de constater que lors de ses premières réactions à l’ordre des dieux, elle n’en appelle aucunement à ces derniers pour implorer leur grâce ou les interroger sur les causes de leur châtiment. Elle s’adresse tout court à son père et livre donc tout de suite son destin aux mains d’une autorité humaine. Tout en sachant que la volonté de son père est aussi intangible que celle des dieux et qu’elle lui doit une obéissance absolue, elle caresse le faible espoir que sa magnanimité et sa souveraineté sont si grandes qu’il puisse écarter d’elle son « sévère destin » : Je saurai, s’il le faut, Victime obéissante, Tendre au fer de Calchas une tête innocente, Et respectant le coup par vous-même ordonné, Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné. Si pourtant ce respect, si cette obéissance Paraît digne à vos yeux d’une autre récompense, Si d’une Mère en pleurs vous plaignez les ennuis ; J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suis, Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie, Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie, Ni qu’en me l’arrachant, un sévère Destin Si près de ma naissance en eût marqué la fin. (IV, 4, v. 1181-1192) Or, l’impasse tragique à laquelle Iphigénie se voit confrontée, c’est le fait qu’Agamemnon, tout magnanime qu’il souhaite être envers sa fille, n’est pas en mesure de la protéger contre le péril qui la menace. En tout état de cause, le joug qui pèse sur lui à cet égard est en réalité moins causé par l’ordre des dieux que par la pression qu’exercent sur lui ses chefs d’armée, voire l’ensemble de ses compatriotes qui, quant à eux, prennent opiniâtrement parti pour la vengeance sur Troie, ne fût-ce qu’au détriment de l’« aimable Iphigénie ». C’est ainsi que cette dernière devient « la triste Iphigénie », victime tragique de ceux qui ne cessent de réclamer son immolation dans la situation de crise provoquée par le calme des vents. Le climax vers lequel l’action tend au cinquième acte, à savoir la cérémonie du sacrifice d’Iphigénie, s’explique donc par une logique de raisons politiques plutôt que par la nécessité d’une destinée voulue par les dieux. Même Iphigénie, toute croyante avant que son « triste sort » (IV, 4, v. 1207) ne lui soit révélée, perd sa confiance dans le monde divin et crée un autre espace Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 196 imaginaire qui lui donne du moins l’illusion de pouvoir survivre à son sacrifice voué aux besoins politiques de son pays. Son espoir de demeurer pour toujours dans la mémoire collective des peuples constitue pour elle, certes, un réconfort, mais n’offre pas de véritable solution à sa situation tragique parce qu’elle est obligée de payer sa future gloire d’une mort prématurée. Le tragique d’Iphigénie se constitue donc dans une atmosphère dominée par des intérêts humains et des espérances aussi profanes que vaines. Cette mise en cause d’une influence divine sur le sort humain par la création d’un tragique qui ressort en réalité des passions et des intérêts des individus se détache encore plus nettement au climax et au dénouement de la pièce. La tristesse des parents : Agamemnon cédant au « Camp tout entier 72 », Clytemnestre accusant Hélène Tout en croyant à l’existence des dieux, Agamemnon est loin d’accepter aveuglément leurs oracles. C’est pour cela qu’il essaie de faire tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher l’immolation de sa fille. Quand cette dernière apprend son sort funeste et supplie son père de protéger sa vie, il lui signale toutes les vaines tentatives qu’il a déjà entreprises à cette fin : Ma Fille, il est trop vrai. J’ignore pour quel crime La colère des Dieux demande une Victime. Mais ils vous ont nommée. Un Oracle cruel Veut qu’ici votre sang coule sur un Autel. Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrières, Mon amour n’avait pas attendu vos prières. Je ne vous dirai point combien j’ai résisté. Croyez-en cet amour, par vous-même attesté. (IV, 4, v. 1221-28) Cependant, malgré tous ses efforts pour éviter le malheur dont sa fille est menacée, il doit finalement céder à « l’intérêt des Grecs » (IV, 4, v. 1231), avides, quant à eux, d’apporter Iphigénie en offrande aux dieux pour s’assurer ainsi les vents que ses derniers leur ont promis pour pouvoir mettre les voiles et lancer leur opération militaire contre les Troyens : Ne vous assurez point sur ma faible puissance. Quel frein pourrait d’un Peuple arrêter la licence, Quand les Dieux nous livrant à son zèle indiscret, L’affranchissent d’un joug qu’il portait à regret ? Ma Fille, il faut céder. Votre heure est arrivée. 72 Iphigénie, IV, 4, v. 1359. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 197 [...] Faites rougir ces Dieux qui vous ont condamnée. Allez. Et que les Grecs, qui vont vous immoler, Reconnaissent mon sang en le voyant couler. (IV, 4, 1237-48) Bien qu’Agamemnon cite ici les dieux comme source de son dilemme tragique, il souligne pourtant sans équivoque que les contraintes exercées sur lui par les Grecs, quant au sacrifice de sa fille, sont aussi puissantes que celles des dieux, sinon plus impératives. Clytemnestre, elle, est formelle quand il s’agit de nommer la véritable cause de la situation tragique que l’oracle de Calchas a déclenché. En reprochant à son époux d’être sur le point de devenir le « Bourreau de [sa] Fille » (IV, 4, v. 1251), elle accuse avant tout Hélène d’être coupable de toute la misère dont souffre sa famille parce qu’elle voit dans l’épouse du frère d’Agamemnon, enlevée par le prince troyen Pâris et « Objet de tant de jalousie » dans toute « l’Europe, et l’Asie » (IV, 4, 1277-78), la principale responsable de l’hostilité entre la Grèce et Troie et par conséquent également la cause de l’atroce supplice infligé par les dieux à sa fille : Un Oracle fatal ordonne qu’elle expire. Un Oracle dit-il tout ce qu’il semble dire ? Le Ciel, le juste Ciel par le meurtre honoré Du sang de l’Innocence est-il donc altéré ? Si du crime d’Hélène on punit sa Famille, Faites chercher à Sparte Hermione sa Fille. Laissez à Ménélas racheter d’un tel prix Sa coupable moitié, dont il est trop épris. Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime ? Pourquoi vous imposer la peine de son crime ? Pourquoi moi-même enfin me déchirant le flanc, Payer sa folle amour du plus pur de mon sang ? Que dis-je ? Cet Objet de tant de jalousie, Cette Hélène, qui trouble et l’Europe, et l’Asie, Vous semble-t-elle un prix digne de vos exploits ? (IV, 4, v. 1265-79) Certes, Clytemnestre signale tout d’abord que ce sont les dieux qui ont ordonné le sacrifice d’Iphigénie, mais à y regarder de plus près elle se demande en même temps si l’oracle a vraiment tout révélé : « Un Oracle ditil tout ce qu’il semble dire ? » (IV, 4, v. 1266) On pourrait même conclure de ce doute de Clytemnestre qu’elle considère le message que les augures croient découvrir dans les signes du ciel comme une chimère humaine plutôt qu’une manifestation de la volonté divine. C’est ainsi qu’elle laisse entrevoir son scepticisme à l’égard de tous ceux qui sont convaincus que l’observance de l’oracle sera favorable à leur fortune : « Le Ciel, le juste Ciel Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 198 par le meurtre honoré / Du sang de l’Innocence est-il donc altéré ? » (IV, 4, v. 1267-68) Clytemnestre se montre donc peu fidèle à l’idée que les dieux interviennent dans les affaires des hommes. Elle cherche au contraire la cause du malheur de sa fille dans les passions humaines. Elle déclare Hélène coupable de la guerre de Troie et du rôle cruel que l’on a attribué, dans cette opération, à Iphigénie, victime, selon elle, des chefs de l’armée grecque parce qu’ils sont prêts à la sacrifier au profit de leurs ambitions belliqueuses. Elle explique toutes les souffrances tragiques ressortant de la querelle qui s’est enflammée entre les Grecs et les Troyens par la « folle amour » (IV, 4, v. 1276) de la belle Hélène qui se laissa enlever par Pâris et provoqua ainsi la guerre. À cela s’ajoute, selon elle, la vanité des chefs d’armée grecs, moins soucieux en fait de la volonté des dieux que de leur succès militaire et leur pouvoir politique. C’est ainsi que Clytemnestre donne à entendre à son époux que les véritables dieux qu’il adore ne sont pas ceux du ciel, mais toutes les stratégies politiques qui lui sont utiles à maintenir sa souveraineté absolue sur son royaume : Cette soif de régner, que rien ne peut éteindre, L’orgueil de voir vingt Rois vous servir et vous craindre, Tous les droits de l’Empire en vos mains confiés, Cruel, c’est à ces Dieux que vous sacrifiez. Et loin de repousser le coup qu’on vous prépare, Vous voulez vous en faire un mérite barbare. Trop jaloux d’un pouvoir, qu’on peut vous envier, De votre propre sang vous courez le payer, Et voulez par ce prix épouvanter l’audace De quiconque vous peut disputer votre place. (IV, 4, v. 1289-98) Et Agamemnon de confirmer entre les lignes les ambitions politiques que lui reproche son épouse quand il se défend contre les remontrances d’Achille qui, lui aussi, l’avait accusé de livrer sa propre fille aux mains de Calchas 73 : Plaignez-vous donc aux Dieux qui me l’ont demandée. Accusez et Calchas, et le Camp tout entier, Ulysse, Ménélas, et vous tout le premier. (IV, 4, 1358-60) Ces vers font nettement voir qu’Agamemnon hésite entre les dieux et leur prophète, les chefs de son armée et « le Camp tout entier » quand il s’agit de nommer l’auteur ou les auteurs du joug qui pèse sur lui. Il en ressort que la question de savoir si la revendication du sacrifice d’Iphigénie est d’origine divine ou humaine reste chez Agamemnon indécise. Ses doutes sont corroborés par le fait qu’il ose demander aux dieux de lui confirmer leur oracle une deuxième fois : 73 Voir la tirade d’Achille dans Iphigénie IV, 6, v. 1323-34. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 199 [...] grands Dieux, une telle Victime Vaut bien que confirmant vos rigoureuses lois, Vous me la demandiez une seconde fois. (IV, 9, v. 1466-68) Cette apostrophe adressée aux dieux montre qu’Agamemnon espère que l’oracle se révélera erroné. Que le ciel y réponde ou non, le résultat restera le même : la voix du peuple et celle de Calchas, d’Ulysse, de Ménélas et du « camp tout entier » ne cesseront de pousser Agamemnon à décider du sort de sa fille. Ce sont en réalité ses semblables qui exigent de lui cet acte monstrueux remplissant selon eux la fonction d’un acte rituel censé être favorable à leurs ambitions militaires. C’est pourquoi Agamemnon ne voit aucune autre issue pour sauver la vie de sa fille que de veiller à ce qu’elle s’enfuie clandestinement d’Aulide 74 . Toutefois, les personnages sont tellement entraînés par leurs émotions qu’ils ne peuvent s’empêcher de contrecarrer le plan d’Agamemnon et d’aggraver les conditions tragiques de leur drame. C’est Agamemnon lui-même qui est le premier à déclencher ce cheminement vers le pire en demandant à sa fille de ne jamais revoir Achille. Mais Iphigénie s’y oppose : plutôt que de renoncer à sa passion pour son amant, elle préfère céder au coup mortel que Calchas est résolu à lui donner au temple d’Artémis. Le sacrifice de son amour paraît donc à Iphigénie plus atroce que celui de sa vie : Achille trop ardent l’a peut-être offensé. Mais le Roi, qui le hait, veut que je le haïsse. Il ordonne à mon cœur cet affreux sacrifice. Il m’a fait par Arcas expliquer ses souhaits, Aegine, il me défend de lui parler jamais. [...] Ah sentence ! Ah rigueur inouïe ! Dieux plus doux ! vous n’avez demandé que ma vie. Mourons, obéissons. [...] (V, 1, v. 1508-15) C’est enfin Ériphile qui, jalouse d’Iphigénie, révèle le plan d’Agamemnon à Calchas pour que ce dernier la retienne, comme Ériphile l’avoue à sa confidente Doris : Ah ! je succombe enfin. Je reconnais l’effet des tendresses d’Achille. Je n’emporterai point une rage inutile. Plus de raisons. Il faut, ou la perdre, ou périr. Viens, te dis-je. À Calchas je vais tout découvrir. (IV, 11, v. 1488-92) 74 Voir Iphigénie IV, 10. Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 200 À la scène quatre du cinquième acte, la trahison d’Ériphile est fait accompli. C’est là qu’Aegine transmet à Clytemnestre la mauvaise nouvelle que son dessein de s’enfuir d’Aulide avec sa fille a été déjoué par Ériphile : Ah ! Savez-vous le crime, et qui vous a trahie, Madame ? Savez-vous quel Serpent inhumain Iphigénie avait retiré dans son sein ? Ériphile en ces lieux par vous-même conduite, A seule à tous les Grecs révélé votre fuite. (V, 4, v. 1674-78) Malgré les dieux que les personnages de la pièce mettent par-ci par-là en jeu pour expliquer leur sort insondable, nos analyses ont montré jusqu’ici que ce sont en fait surtout leurs passions, comme leurs ambitions politiques, leurs rivalités, leur amour, leur jalousie, leur rage, qui engendrent en eux les dilemmes tragiques dont ils souffrent : quant à Agamemnon, il est déchiré entre son amour paternel qui l’incite à sauver sa fille, et sa « soif de régner » (IV, 4, v. 1285) qui le porte à céder à la pression de ses pairs qui veulent qu’il sacrifie la chair de sa chair aux intérêts de la patrie ; pour ce qui est d’Iphigénie, elle est obligée de faire face à cette affreuse alternative : ou bien s’évader d’Aulide et se séparer à jamais de l’homme dont elle est passionnellement éprise ou bien demeurer et se sacrifier gratuitement pour son amour et sa patrie ; en ce qui concerne Ériphile, éperdument amoureuse, elle aussi, d’Achille, ses pensées oscillent entre la trahison de celle qui l’a si chaleureusement accueillie dans sa famille et le suicide pour ne pas devenir désormais témoin du bonheur du couple amoureux (« Il faut, ou la perdre [Iphigénie], ou périr », IV, 11, v. 1491). Sa passion l’amène à opter décidément pour son amour et contre la vie d’Iphigénie. Mais la péripétie tardive de la pièce, qui coïncide avec sa catastrophe, nous révèle une troisième dimension du tragique de la figure d’Ériphile. Le secret de cette dernière s’annonce déjà dans la tirade de Clytemnestre à l’Acte IV, scène 4, où la mère d’Iphigénie accuse Hélène d’être la cause non seulement de la guerre de Troie, mais aussi de tant d’autres litiges nés des folles amours de cette femme séduisante 75 . Avec des paroles sibyllines, Clytemnestre n’hésite pas à donner à Agamemnon un exemple de ces autres aventures amoureuses d’Hélène : Avant qu’un nœud fatal l’unît à votre Frère, Thésée avait osé l’enlever à son Père. Vous savez, et Calchas mille fois vous l’a dit, Qu’un Hymen clandestin mit ce Prince en son lit, Et qu’il en eut pour gage une jeune Princesse, Que sa Mère a cachée au reste de la Grèce. (IV, 4, v. 1281-86) 75 Voir v. 1265-86. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 201 La véritable portée de cette liaison entre Hélène et Thésée ne se manifestera qu’au dénouement de la pièce. Ériphile se sacrifiant : l’amour tragique de l’« autre Iphigénie » Ce qui reste énigmatique dans les allusions de Clytemnestre aux amours d’Hélène et de Thésée est l’identité de cette « jeune princesse » née comme fruit de leur couche. Ce secret finit par se dévoiler lors de la cérémonie sacrificielle rapportée par Ulysse dans la dernière scène de la pièce. C’est dans ce récit qu’il annonce à Clytemnestre que sa fille a été épargnée au dernier moment parce que Calchas a réclamé soudainement comme victime « une autre Iphigénie » dont il n’hésite pas à révéler l’identité dans son discours prononcé devant ceux qui se sont rassemblés devant l’autel : Un autre sang d’Hélène, une autre Iphigénie Sur ce bord immolée y doit laisser sa vie. Thésée avec Hélène uni secrètement Fit succéder l’hymen à son enlèvement. Une Fille en sortit, que sa Mère a celée. Du nom d’Iphigénie elle fut appelée. [...] Elle me voit, m’entend, elle est devant vos yeux, Et c’est elle, en un mot, que demandent les Dieux. Ainsi parle Calchas. Tout le Camp immobile L’écoute avec frayeur, et regarde Ériphile. (V, sc. dern., v. 1749-62) Avant que Calchas puisse saisir cette véritable Iphigénie amenée, selon ses propres dires, par sa « noire destinée » « [s]ous un nom emprunté » en Grèce et en Aulide 76 , Ériphile le précède dans l’exécution de son acte sanglant : Furieuse elle vole, et sur l’autel prochain, Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein. (V, sc. dern., vv. 1775-76) La raison pour laquelle Ériphile décide de se sacrifier si promptement de son plein gré est limpide. Certes, elle n’aurait pas pu échapper à son bourreau, puisque que la voix de la foule, qui considère son immolation comme la condition nécessaire de la victoire de la Grèce sur Troie 77 , réclame impitoyablement sa mort, mais elle aurait pu se révolter moralement contre cet acte de violence en protestant de son innocence ou en plaignant son rôle de 76 Voir Iphigénie, V, sc. dern., v. 1757. 77 Voir Iphigénie, V, sc. dern., v. 1768-70 : « Mais puisque Troie enfin est le prix de sa mort, / L’Armée à haute voix se déclare contre elle, / Et prononce à Calchas sa sentence mortelle. » Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 202 victime. Cependant, rien de tout cela, car Ériphile sait qu’elle n’est pas innocente du drame tragique de ses proches : elle a trahi par jalousie l’« aimable Iphigénie » qui l’a gratuitement protégée jusqu’ici et qui a failli d’être immolée à sa place. Sa décision de mourir volontairement s’explique donc par les remords qui la tourmentent à cause de son infidélité à l’égard des personnes qui lui ont été bienfaitrices, comme l’explique Ulysse à Clytemnestre : Elle était à l’Autel, et peut-être en son cœur Du fatal Sacrifice accusait la lenteur. Elle-même tantôt d’une course subite Était venue aux Grecs annoncer votre fuite. (V, sc. dern., vv. 1763-66) Néanmoins, il existe encore un autre motif pour lequel Ériphile est prête à se suicider. Elle se rend tout de suite compte que le sauvetage de l’autre Iphigénie signifie qu’elle devra, elle, renoncer pour toujours à son amour pour Achille. C’est donc l’« auguste Alliance 78 » du couple amoureux, annoncée dans les derniers vers de la pièce, qu’Ériphile, jalouse et furieuse, pressent. Contrairement à Iphigénie et à Agamemnon, Ériphile ne se laisse guider ni par un oracle quelconque des dieux ni par des raisons politiques, mais seulement par ses mobiles intérieurs qui l’entraînent bon gré mal gré dans des situations tragiques sans issue. Même Calchas ne peut pas s’empêcher de faire remarquer que les vicissitudes de la vie d’Ériphile ne sont pas seulement motivées par l’impact des dieux, mais aussi par ses émotions : « [...] sa noire destinée / Et ses propres fureurs ici l’ont amenée. » (V, sc. dern., vv. 1757-58) Épilogue : « Calchas seul règne, seul commande 79 » Revenons, au terme de nos analyses, sur la question de savoir quel est au juste le rôle des dieux dans le drame vécu par les personnages d’Iphigénie de Racine. Les dieux sont-ils les metteurs en scène de leur destinée ou les spectateurs indifférents de leurs tourments ? Ou bien sont-ils des fictions qui servent aux personnages dramatiques de figures rhétoriques pour donner une expression convenable au caractère interdit, inouï, incontournable, violent, monstrueux des passions qui déterminent parfois avec impétuosité leurs actions et réactions ? Malgré les scènes fréquentes où les personnages paraissent croire que leur sort est uniquement fixé par le monde divin, nombreux sont les cas aussi où nous avons pu constater qu’ils sont entière- 78 Voir Iphigénie, V, sc. dern., v. 1794. 79 Voir Iphigénie, V, 3, v. 1625. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 203 ment sous l’emprise de leurs passions quand ils sont obligés de faire face à une crise morale. Or, il est intéressant de noter que même les personnages de la pièce osent signaler de temps à autre leur doute au sujet de la toutepuissance des dieux et se prononcent plus ou moins nettement en faveur d’une explication profane des événements qui sont survenus en Aulide. C’est Eurybate, la confidente de Clytemnestre, qui est, par exemple, la première à considérer franchement non pas les dieux, mais Calchas comme la seule source de la demande du sacrifice : Ce n’est plus un vain Peuple en désordre assemblé. C’est d’un zèle fatal tout le Camp aveuglé. Plus de pitié. Calchas seul règne, seul commande. La Piété sévère exige son Offrande. Le Roi, de son pouvoir se voit déposséder, Et lui-même au Torrent nous contraint de céder. Achille à qui tout cède, Achille à cet orage Voudrait lui-même en vain opposer son courage. (V, 3, v. 1623-30) Il ressort de cette citation qu’Eurybate prend Calchas pour le véritable metteur en scène des situations tragiques qui jalonnent le chemin des protagonistes de la pièce. Cet augure est donc, selon elle, un homme qui s’attribue le rôle des dieux pour régner souverainement sur le sort de ses semblables. L’autorité sacrée de sa fonction de prêtre le rend même capable de détrôner le pouvoir du roi et de rendre vaine la témérité des grands héros comme par exemple celle d’Achille. Mais contrairement aux dieux, Calchas est un être humain soumis, lui aussi, à ses propres passions. C’est avec « Piété sévère », à savoir avec trop de zèle religieux qu’il exige comme geste symbolique l’offrande d’Iphigénie au lieu d’un sacrifice d’animal pour mettre l’entreprise de l’armée grecque sous les bons auspices de la fortune. Au moment même où Calchas se présente comme le porte-parole du ciel en déclarant que les dieux réclament désormais le sang de l’« autre Iphigénie », Ulysse, pour sa part, exprime discrètement ses doutes sur l’origine divine des propos de l’augure : Entre les deux partis Calchas s’est avancé, L’œil farouche, l’air sombre, et le poil hérissé, Terrible, et plein du Dieu, qui l’agitait sans doute. (V, sc. dern., v. 1743-45) Avec la petite remarque « sans doute », Ulysse met presque insensiblement en cause l’inspiration divine de Calchas. Et finalement Ériphile, quant à elle, se garde avec vigueur d’être saisie par ce dernier, non pas pour fuir devant celui qui se prépare à la tuer, mais pour se poignarder elle-même dans la Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 204 crainte d’être souillée par les « profanes mains » du maître de la cérémonie sacrificielle : Arrête, a-t-elle dit, et ne m’approche pas. Le sang de ces Héros, dont tu me fais descendre, Sans tes profanes mains saura bien se répandre. (V, sc. dern., vv. 1772-74) Dans ces vers, le pouvoir divin que Calchas prétend ressentir en lui est donc désacralisé par Ériphile. Par ailleurs, les forces physiques dont disposent l’héroïque Achille sont, au contraire, divinisées. Quand Clytemnestre interprète le tonnerre et le tremblement de terre qu’elle croit percevoir au moment où sa fille est emmenée au sacrifice comme les signes d’un « Dieu vengeur » qui « fait retentir ces coups » (V, 4, v. 1699), Arcas, son domestique, voit ce dieu dans Achille courant avec fureur au secours d’Iphigénie : N’en doutez point, Madame. Un Dieu combat pour vous. Achille en ce moment exauce vos prières. Il a brisé des Grecs les trop faibles barrières. Achille est à l’Autel. Calchas est éperdu. Le fatal Sacrifice est encore suspendu. (V, sc. dern., v. 1700-04) Que Calchas soit privé de sa fonction d’inspiré divin ou qu’Achille soit élevé au trône d’un héros divin, les deux procédés signalent en conséquence la même tendance : le monde profane l’emporte dans l’univers tragique de Racine sur le monde divin. Dans les cas où le lexique qui suggère la toutepuissance des dieux se manifeste dans la pièce, ce n’est en réalité que pour souligner sur le plan rhétorique l’importance des passions humaines comme instigateur des vicissitudes tragiques de la vie. En tout état de cause, vers la fin de la pièce, tout concourt à signaler que le tragique qui prédomine dans la trame d’Iphigénie n’a guère son origine dans l’empire des dieux mais dans la nature affective des hommes. Reste à savoir comment entendre les tout derniers vers de la pièce qui vont à l’encontre de la thèse que nous venons de soutenir, à savoir l’absence d’une influence divine sur le sort des personnages d’Iphigénie. Après avoir annoncé à Clytemnestre le suicide d’Ériphile, Ulysse lui raconte notamment les incidents qui sont survenus immédiatement après cet acte de l’« autre Iphigénie » en soulignant en premier lieu le retour des vents que Calchas avait prédits au cas où une jeune fille du nom d’Iphigénie serait sacrifiée aux dieux : A peine son sang coule et fait rougir la terre ; Les Dieux font sur l’Autel entendre le tonnerre, Les Vents agitent l’air d’heureux frémissements, Et la Mer leur répond par ses mugissements. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 205 La Rive au loin gémit blanchissante d’écume. La flamme du Bûcher d’elle-même s’allume. Le Ciel brille d’éclairs, s’entr’ouvre, et parmi nous Jette une sainte horreur, qui nous rassure tous. Le soldat étonné dit que dans une nue Jusque sur le bûcher Diane est descendue, Et croit que s’élevant au travers de ses feux, Elle portait au ciel notre encens et nos vœux. (V, sc. dern., v. 1777-88) À la lecture de ce récit, on ne peut s’empêcher de constater l’ironie avec laquelle Racine met en vers le retour des vents après le décès d’Ériphile : selon les dires d’Ulysse, l’air est comblé de « tonnerre » bruyant et « d’heureux frémissements », « la mer leur répond par ses mugissements » et la « rive au loin gémit ». La discordance rhétorique qui marque la présentation pathétique du décès d’Ériphile - « son sang coule et fait rougir la terre » - et la description anthropomorphe et zoomorphe du retour assourdissant des vents - « frémir », « gémir », « mugir » - fait triompher la « tristesse majestueuse » d’Ériphile, image sublime de la femme souffrante, sur la « sainte horreur » censée émaner d’une force surnaturelle, mais qui, au bout du compte, ne se révèle que comme une illusion humaine. La vision du soldat par laquelle les vers cités ci-dessus se terminent est formelle à ce propos. Nous avons déjà mentionné que ce témoignage d’un homme simple qui croit voir descendre du ciel la déesse de la chasse est loin d’être digne de confiance et contribue plutôt à saper la foi en l’empire des dieux que de la soutenir. En guise de conclusion Compte tenu des analyses que nous avons présentées dans cet article, il nous semble plus que probable que la seule raison pour laquelle Racine clôt sa pièce par l’arrêt du calme des vents réside dans le fait qu’il voulait rester conforme au mythe antique bien connu auprès des spectateurs du XVII e siècle. C’est grâce à cette fidélité à un détail décisif du mythe de la guerre de Troie que Racine était en mesure d’observer le principe de la vraisemblance auquel il tenait particulièrement, comme il en ressort de maintes remarques qu’il a faites là-dessus dans les préfaces de ses pièces 80 . Attentif 80 Voir la « Seconde Préface » d’Alexandre le Grand dans l’édition Morel/ Viala : « Il n’y a guère de tragédie où l’histoire soit plus fidèlement suivie que dans celle-ci. » (p. 72) ; la « Préface » de Bérénice, éd. Forestier : « Il n’y a que le vraisemblable qui touche dans la Tragédie. » (p. 451) ; la « Préface » de Mithridate, éd. Forestier : Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 206 aux attentes de ses spectateurs, Racine n’aurait pas pu envisager un dénouement qui admette que « la guerre de Troie n’aura pas lieu », comme l’a postulé Jean Giraudoux au XX e siècle avec le titre de sa pièce éponyme. Or, on le sait, chez Giraudoux ce titre n’exprime que le souhait que cette guerre puisse être évitée, car, malgré toutes les précautions d’Hector, elle éclatera également dans la pièce de l’auteur dramatique du XX e siècle. Mais dans le cas de Racine, le problème tragique de ses personnages ne se pose pas en termes de guerre ou de paix, mais en termes de passions qui les entraînent vers l’extrême malheur. Peu importe pour Ériphile que la guerre de Troie ait lieu ou non, ni que les dieux soient satisfaits ou non, elle se sacrifie à cause de son amour contrarié pour Achille. C’est pourquoi, le retour des vents est chez Racine une nécessité purement poétique visant à assurer la crédibilité de sa fable dramatique. Que les vents évoqués par Ulysse soient amenés par l’intervention des dieux ou par un hasard météorologique n’a en fait aucune importance pour la qualité du tragique que Racine prête à ses personnages. Vu sous cet angle, Ériphile est la véritable héroïne tragique de la pièce : furieuse, jalouse, fougueuse, traîtresse, encline à aller avec ardeur jusqu’au bout de l’extrême. La fille d’Agamemnon, au contraire, est trop aimable et trop docile, donc moralement trop intègre, pour parvenir malgré le sacrifice terrible qui menace sa vie à cette grandeur ou, répétons-le, à cette « tristesse majestueuse » « soutenue de la violence des passions 81 » qui est le propre du caractère tragique d’Ériphile. Quant à Iphigénie, elle continue à témoigner de son altruisme au moment même où sa rivale, qui l’a trahie et n’a cessé de lui disputer son amant, s’est suicidée tandis que le reste du camp, enthousiaste, se prépare à partir en guerre : Tout s’empresse, tout part. La seule Iphigénie Dans ce commun bonheur pleure son Ennemie. (V, sc. dern., v. 1789-90) Malgré ce bonheur que partagent les guerriers grecs, contents de pouvoir finalement faire voile à destination de Troie, l’Iphigénie de Racine est une tragédie parfaite qui remplit suffisamment les présupposés qu’Aristote a considérés comme essentiels pour le tragique de ce genre : les malheurs qui surviennent à des personnes proches et qui les conduisent à des conflits aporétiques dont elles ne sortent que désespérées, vaincues ou mortes. Que ces conflits soient déterminés par une puissance divine ou non est une question insignifiante dans le contexte d’une définition de la tragédie. Nos observations sur l’Iphigénie de Racine l’ont bel et bien démontré : les situations tragiques de la pièce sont surtout motivées par les ambitions « [...] tout le monde reconnaîtra aisément que j’ai suivi l’Histoire avec beaucoup de fidélité. » (p. 629) 81 Voir la « Préface » de Bérénice, éd. Forestier, p. 450 et p. 451. Iphigénie de Racine et le tragique des actions humaines PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 207 politiques ou les impulsions passionnelles des personnages qui, certes, réfèrent souvent à l’omnipotence des dieux, mais ceci dans le seul et unique but de donner encore plus de poids à l’expression de leurs mobiles intérieurs 82 . Bibliographie Sources Boileau, Nicolas. Œuvres complètes, introduction par Antoine Adam, textes établis et annotés par Françoise Escal. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966. Corneille, Pierre. Œuvres complètes, I, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980. Corneille, Pierre. Œuvres complètes, III, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987. Dictionnaire de l’Académie française en ligne. Première Édition, 1694. ARTFL Project, The University of Chicago. Copyright © 2001, consulté le 9 août 2018. 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Dans son livre Le silence trahi, Racine ou la déclaration tragique (Genève, Droz, 2018), Jennifer Tamas montre de façon très convaincante que la tension tragique des personnages raciniens est constamment nourrie par le souci de cacher leurs troubles intérieurs d’une part et le besoin, voire le désir de les articuler tout de même de l’autre. Voir, par exemple, la citation suivante qui constitue un condensé de sa thèse : « Racine restitue à la fatalité son sens étymologique : le fatum n’est rien d’autre que ce qui a été pré-dit. La déclaration d’amour ou la déclaration de foi - qui, nous le verrons, ne sont jamais autre chose que des déclarations d’identité - incarnent l’énoncé fatal dont les personnages ne peuvent jamais relever. […] La force incoercible de cette parole sans cesse retenue et retardée est source de destruction. Même les couples qui partagent l’amour apparemment le plus pur sont déchirés de l’intérieur par leurs propres doutes et leur manque de confiance. » (p. 23-24) Rainer Zaiser PFSCL XLVI, 90 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0009 208 Racine, Jean. Œuvres complètes, I : Théâtre-Poésie, édition présentée, établie et annotée par Georges Forestier. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999. Schelling, Friedrich Wilhelm. Lettre sur le dogmatisme et le criticisme (1795), trad. S. Jankélévitch. Paris, Aubier 1950. Tragiques grecs : Euripide, texte présenté, traduit et annoté par Marie Delcourt- Curvers. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962. Études Barthes, Roland. Sur Racine. Paris, Seuil, « Points Essais », 1963. Biet, Christian. La Tragédie. Paris, Armand Collin, « Cursus Lettres », 1997. Bruneau, Marie-Florine. Racine. Le jansénisme et la modernité. Paris, Corti, 1986. Campbell, John. « ‘Enseigner Racine’ : mission impossible ? », dans Ronald W. 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