Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2019-0017
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2019
4691
Introduction: une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre
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Jörn Steigerwald
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PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 Introduction : une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre J ÖRN S TEIGERWALD (U NIVERSITÉ DE P ADERBORN ) Dans le cadre de la naissance du théâtre moderne en France au début du XVII e siècle, Georges de Scudéry est aujourd’hui le plus souvent réduit à sa participation - plutôt mal comprise - à la Querelle du Cid 1 . Cependant, on lui doit sans aucun doute le mérite d’avoir fourni à cette époque quelque chose de prépondérant qui va bien au-delà de cette position tant dans le domaine de la pratique que de la critique théâtrale. Ses pièces, que ce soient la tragédie, la tragi-comédie ou la comédie, sont non seulement promues dans une mesure significative par Richelieu dans les années 1630 et au début des années 1640, mais elles ont aussi un grand succès auprès du public et de la critique contemporaine 2 . Faisons dans ce cadre seulement référence au 1 Voir pour ce contexte La Querelle du Cid (1337-1638), édition critique intégrale par Jean-Marc Civardi, Paris, Champion, 2004 ; Jörn Steigerwald, « Les deux critiques de Scudéry : Les Observations sur Le Cid et Didon », dans : La Querelle du Cid : la naissance de la politique culturelle française au XVII e siècle. Œuvres & Critiques, XL,1 (2015), p. 33-47 et Sandrine Blondet, « Critique et concurrence dramatique durant la décennie 1630 », dans : Littératures classiques, N° 89, 2016, 1, p. 147-158. De plus, il existe jusqu’à maintenant seulement trois études sur Georges de Scudéry et le théâtre qui suivent au fur et à mesure l’approche de ‘l’homme et l’œuvre’. Voir Peter Klaus, Georges de Scudéry (1601-1667) : Dramen und Schriften zum Theater, Frankfurt/ Main, Lang, 1989 ; Eveline Dutertre, Scudéry, dramaturge, Genève, Droz, 1988 et idem, Scudéry, théoricien du classicisme, Tübingen, 1991 (Biblio 17). 2 Dans ce contexte, il est au moins remarquable que Charles Mazouer ne consacre que cinq pages (! ) au théâtre de Georges de Scudéry dans son histoire du théâtre français. Voir Charles Mazouer, Scudéry, dans : idem, Le théâtre français de l’âge classique, T. I : Le premier XVII e siècle, Paris, Champion, 2006, Chapitre III : Le retour de la tragédie, II. Les œuvres tragiques, p. 363-365 et idem : « Régularité et l’effort de Scudéry », dans : ibid, Chapitre IV : L’apogée de la tragi-comédie, I. Le Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 244 Discours de la tragédie de Jean-François Sarasin, publié en guise de préface à la tragi-comédie de Scudéry ayant le plus grand succès, c’est-à-dire à L’Amour tyrannique (1640) 3 . Le succès contemporain de Scudéry n’est pas en contradiction avec sa réception à partir du milieu du XVII e siècle qui voit en lui un critique vain et démesuré, un concurrent envieux de Corneille et un dramaturge qui, en raison d’un prétendu manque de qualités, a été battu par Corneille à tous les égards dans le domaine du théâtre. S’y ajoute le fait que le self-fashioning de Scudéry (dans le sens de Stephen Greenblatt 4 ) des années trente est déjà considéré dans les années soixante du XVII e siècle comme une parodie involontaire de lui-même. Pour en donner un exemple : dans la préface A qui lit de sa tragi-comédie Ligdamon et Lidias de 1629 respectivement de 1631, Scudéry se présente en tant que poète à travers son style dramatique : […] ces vers que je t’offre [sont] sinon bien faits, au moins composez auec peu de peine […] & si tu ne les lis point du tout, crois que ce sera le moindre de mes soucis, car ie ne bastis pas ma reputation sur celle de mes Vers, i’ay des desseins bien plus releuez ; la Poësie me tient lieu de diuertissement agreable, & et non pas d’occupation serieuse : […] i’ay passé plus d’années parmy les Armes, que d’heures dans mon Cabinet, & beaucoup plus vsé de meche en harquebuse qu’en chandelle, de sorte que je sçay mieux ranger les Soldats que les paroles, et mieux quarrer les Bataillons que les périodes. 5 Nicolas Boileau se réfère dans sa deuxième satire à cette forme de présentation de soi scudérienne en le ridiculisant : Bienheureux Scudéri, dont la fertile plume Peut tous les mois sans peine enfanter un volume ! Tes écrits, il est vrai, sans art et languissants, Semblent être formés en dépit du bon sens ; [...] développement de la tragi-comédie, p. 452-455. Voir par contre l’argumentation plus nuancée de Bénédicte Louvat-Molozay dans son étude : L’« Enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, PUPS, 2014. 3 Voir Louvat-Molozay: « Deux alternatives à la tragédie: L’Amour tyrannique et La Sidonie », dans: idem, L’«Enfance de la tragédie», p. 218-226 et Jörn Steigerwald, « La naissance de la tragédie d’amour: Le Discours de la tragédie de Jean-François Sarasin », dans : Littéraire. Pour Alain Viala, éd. par Marine Roussillon et al., Arras, Artois Presses Université, 2018, Tome I, p. 369-378. 4 Stephen Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning. From More to Shakespeare, Chicago, Chicago UP, 1980. 5 Georges de Scudéry, Ligdamon et Lidias, ou La ressemblance. Tragi-Comedie, Paris, François Targa, 1631, s.p. (A qui lit). Une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 245 Et quand la rime enfin se trouve au bout des vers, Qu’importe que le reste y soit mis de travers. 6 Le vainqueur vaincu de la Querelle du Cid des années trente devint alors, dans les années soixante, le poète ridicule d’une époque longuement passée, ce qui met en relief la distance fondamentale et surtout la différence élémentaire entre le préclassicisme et le classicisme français. S’y ajoute le fait que la critique de Boileau dans ses Satires vise aussi à Jean Chapelain au niveau de la critique littéraire et à la tragédie galante de Thomas Corneille au niveau de la pratique théâtrale. Bref : Boileau essaie de s’installer en tant que critique dominant du champ littéraire à travers ses Satires en positionnant les écrivains de sa manière dans ce champ - le vrai vainqueur de la Querelle du Cid, à savoir Pierre Corneille, et le juge de la même querelle, à savoir Jean Chapelain, y inclus 7 . Néanmoins, au vu du succès de Scudéry dans les années 1630 et au début des années 1640, il convient de se poser la question de savoir quelle conception du théâtre il fournit à la discussion dans ses pièces de théâtre, mais aussi dans ses écrits théoriques ; et, lié à cela, comment la situation de concurrence entre Scudéry et Corneille, mais aussi entre les autres auteurs à succès contemporains tels que Jean Rotrou, Jean Mairet, Pierre Du Ryer etc. peut être comprise. À travers cela, il est possible d’obtenir non seulement une description plus précise de la position de Scudéry dans le champ théâtral de son époque, mais aussi une meilleure compréhension de la naissance de la tragédie française sinon du théâtre français entre 1630 et 1650. Dans ce contexte, il me semble remarquable que les premières tragédies françaises sont mises en scène dans la saison 1634/ 35, dont la Sophonisbe de Mairet et la Médée de Corneille, sans que cet événement produise des conséquences immédiates. Le Cid de Corneille, mise en scène au mois de janvier 1637, est une tragi-comédie et non pas une tragédie, ainsi que 6 Boileau, Satires, dans : idem, Œuvres complètes, éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 19 (II, vv. 77-82). Voir pour le contexte aussi Pascal Debailly, « Nicolas Boileau et la Querelle des Satires », dans : Littératures classiques N° 68, 2009, 1, p. 131-144 et Delphine Reguig, « Nicolas Boileau critique, un cas historiographique », dans : Littératures classiques, N° 86, 2015, 1, p. 241-258. 7 Voir Marc Escola : « Au nom de Corneille. L’auteur comme genre », dans : Littératures classiques N° 89, 2016, 1, p. 55-72. La ‘gloire’ de Pierre Corneille et de son théâtre, qui fut critiquée dans les décennies 1660 et 1670, est surtout un produit des pratiques élogieuses de la décennie 1680. Voir p. ex. Claudine Pouloin, « Corneille, père de la scène française. La théorisation de la supériorité de Corneille par Fontenelle », dans : Dix-septième siècle, n° 225, 2004, 4, p. 735-746. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 246 L’Amour tyrannique de Scudéry de 1640, même si Jean-François Sarasin considère cette pièce comme une tragédie dans son Discours de la tragédie. D’où résulte la question de savoir si la décennie 1630 peut être considérée comme l’enfance de la tragédie française et non pas plus simplement comme l’enfance du théâtre français. De plus, la raillerie de Boileau envers Scudéry qui se porte sur la ‘fertilité’ immodérée, voire dévoyée et sur les écrits sans art et languissants de ce dernier, néglige consciemment la position historique de ce selffashioning d’une part et fait ressortir la différence entre deux formes d’habitus d’autre part, à savoir l’habitus du ‘poète-guerrier’ de Scudéry et l’habitus du ‘philosophe-honnête homme’ de Boileau, même si la différence entre ces deux formes est fondamentale pour l’image de soi des deux auteurs 8 . Le poète-guerrier est admis aux salons à cause de sa noble naissance, tandis qu’on permet au philosophe-honnête homme d’y entrer à cause de sa compétence à plaire et de sa capacité à être honnête. Ce qui distingue les deux formes d’habitus, c’est que seul le poète-guerrier appartient au monde de l’otium et au monde du negotium, au sens traditionnel des notions, pendant que le philosophe n’a pas d’accès au monde du negotium, car ses compétences se limitent à des devoirs administratifs, mais ne comprennent pas d’obligations de guerre - qui sont, au moins jusque-là, réservées à la noblesse d’épée 9 . Il en résulte le fait que le poète-guerrier se présente comme l’idéal contemporain et français du cortegiano italien, idéal qui incarne toutes les grâces de celui-ci et qui combine l’avers et le revers de l’homme de la cour - auquel le philosophe-honnête homme n’est pas non plus admis. Bref : le poète-guerrier est le sujet exemplaire du roi-guerrier de son époque, à savoir de Louis XIII 10 . La différence entre ces deux formes d’habitus, basée sur une distance historique entre la cour de Louis XIII et la cour de la première et surtout de 8 Pour l’habitus du ‚philosophe-honnête homme’ voir Alain Viala, « De la Galanterie comme stratégie littéraire », dans : L’Esthétique galante. Paul Pellisson, Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin et autres textes, éd. par idem et al., Toulouse, Société de littératures classiques, 1989, p. 13-46. Je propose d’introduire l’habitus du ‘poète-guerrier’ en analogie au ‘roi-guerrier’ voire au ‘roi de guerre’. Voir p. ex. Joël Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, « Bibliothèque historique », Payot, 1993. 9 Le ‘poète-guerrier’ se présente ainsi comme le successeur légitime et contemporain du romain tel que Guez de Balzac le modélise dans les deux premiers discours de ses Œuvres diverses (1644). 10 Voir dans ce contexte aussi l’étude de Marie-Claude Canova-Green, Faire le roi : l’autre corps de Louis XIII, Paris, Fayard, 2018. Une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 247 la deuxième Versailles de Louis XIV, produit ainsi un effet rétrograde, car elle provoque plusieurs questions complémenatires : 1° Georges de Scudéry commença sa carrière dramatique en 1629 avec la mise en scène de sa tragi-comédie Ligdamon et Lidias et finit cette carrière en 1643 avec sa dernière tragi-comédie, Arminius ou les frères ennemis. Après cette date, Scudéry n’écrit plus pour le théâtre, mais publie des romans et d’autres textes narratifs. La question reste ouverte de savoir pourquoi Scudéry met fin à sa carrière dramatique, s’il le fait bénévolement ou plutôt consciemment à cause des circonstances qui changèrent. Car c’est en 1643 que Louis XIII mourut et que le jeune Louis XIV devint le roi de France, même si le Parlement de Paris investit la régence absolue d’Anne d’Autriche qui fait appel à Mazarin pour administrer la France. A cela s’ensuit la question de savoir de quelle manière le théâtre de Georges de Scudéry est lié à la cour de Louis XIII et donc aux efforts de cette cour pour établir une civilisation française au sens strict, c’est-à-dire une civilisation qui se porte sur le gallicanisme dans le domaine politico-ecclésiastique et sur l’idéal de la monarchie absolutiste dans le domaine de la politique d’État. 2° La transition de Georges de Scudéry du monde du théâtre au monde de la fiction romanesque fait entrevoir d’autres problèmes qui concernent son rôle dans la naissance de la France galante et sa participation à l’esthétique galante 11 . La collaboration de Georges et de Madeleine de Scudéry le prouve : Madeleine de Scudéry est considérée dès les années cinquante et soixante du XVII e siècle comme la fondatrice d’une éthique d’amour qui sert de base à la galanterie française, car ce fut elle qui inventa la fameuse Carte de Tendre dans son roman Clélie, histoire romaine, même si Georges de Scudéry porta au début le titre d’auteur de ce texte. Ainsi le vainqueur vaincu de la Querelle du Cid devint-il à travers la réception du deuxième roman de frère et sœur l’usurpateur illégitime d’une éthique et d’une esthétique galantes, inventées sinon fondées par sa sœur Madeleine de Scudéry. Cependant, la question reste ouverte de savoir si la galanterie française connaît plusieurs étapes avant le triomphe de la modélisation de Madeleine de Scudéry. S’y ajoute le fait que les années vingt, trente et quarante du XVII e siècle se caractérisent par une recherche permanente d’un modèle 11 Voir dans ce contexte Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2001 ; Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008; et Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft (1650-1710), Heidelberg, Winter, 2011. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 248 convainquant de la civilisation française, c’est-à-dire d’un modèle consciemment fabriqué - selon le concept de Peter Burke 12 - qui réunit des modélisations concurrentes dans l’espace social de la cour et la ville 13 . Par conséquent, nous sommes en droit de nous demander quelle position prend le théâtre de Georges de Scudéry dans la ‘préhistoire’ de la France galante et, plus important encore, quels éléments de l’esthétique galante des années 1650-1670 Scudéry utilise-t-il dans ses pièces des années 1630-1640 pour modeler quelles configurations de l’éthique galante. Bref : la question se pose de savoir de quelle manière Georges de Scudéry jeta les bases de la galanterie française dans son théâtre. 3° Si l’on considère comment la nouvelle recherche des dernières deux décennies a fait ressortir le fait que la tragédie française du XVII e siècle est conçue par La Mesnardière, Sarasin, Corneille et Scudéry de manière dominante comme tragédie de l’amour, voire comme tragédie d’amour, demeure la question fondamentale de savoir quel modèle de la tragédie de l’amour est présenté par les auteurs respectifs 14 . Premièrement, cette question tout à fait simple se révélera significative si l’on considère qu’à cette époque, la galanterie et l’esthétique galante se constituent ; c’est pourquoi on se demandera de quelle forme d’amour il est question dans les pièces : de l’amour entre partenaires, à savoir de l’amour conjugal, ou de l’amour familiale 15 ? Deuxièmement, la configuration de l’amour galant intègre trois formes d’amour, deux profanes et une sacré, à savoir l’amour 12 Voir Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, New Haven/ London, Yale UP, 1994. 13 De plus, la relation entre ‚la cour’ et ‚la ville’ changeait plusieurs fois au cours du XVII e siècle. Voir Jörn Steigerwald, « La cour et la ville : Esquisse de la relation historique entre pratique sociale et esthétique au XVII e siècle », dans : La cour et la ville. Papers on French Seventeenth Century Literature, Vol. XXXVIII (2011), 75, p. 273-287. 14 Voir surtout l’étude de Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques : essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003. 15 Voir Steigerwald, « La naissance de la tragédie d’amour ». Par contre, Pierre Corneille opte dès la Médée de 1635 pour l’amour familial et par ce biais pour le modèle de la ‘tragédie de (la) famille’. Voir Jörn Steigerwald, « Familientragödie. Die Begründung des modernen Dramas in der Frühen Neuzeit (am Beispiel von Pierre Corneilles Médée) », dans : Comparatio. Zeitschrift für Vergleichende Literaturwissenschaft, 9/ 2 (2017), p. 285-304 et idem, « De la vengeance d’une femme à la tragédie de la famille : Écriture et problématisation de l’action féminine dans Médée de Corneille », dans : Les Dossiers du GRIHL, 2017-2. A l’enseigne du GRIHL (https: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 6787; vu 1.9.2019). Il reste la question de savoir si Scudéry préfère, comme Sarasin prétend dans son Discours de la tragédie, la tragédie conjugale à la tragédie de famille. Une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 249 souverain, l’amour entre partenaires, voire l’amour familial et l’amour sacré 16 . Mais interrogeons-nous sur les trois formes d’amour : sont-elles organisées d’une manière hiérarchique et, si cela est le cas, quelle forme d’amour prendra quelle place dans la hiérarchie ? S’y ajoutent troisièmement les questions de savoir comment Georges de Scudéry modélise la configuration de l’amour galant dans ses pièces, et comment ses modélisations se relient avec les modélisations des autres poètes de l’époque, de sorte qu’un regard plus précis sur l’enfance du théâtre moderne en France devient possible. 4° Le choix dominant de Georges de Scudéry du genre de la tragicomédie est à discuter en particulier vu que, de son côté, Scudéry se réfère à la conception de ce genre par Robert Garnier, qui marque le début de la tragédie française de l’amour à la fin du XVI e siècle 17 . Néanmoins, il convient de se demander en poursuivant comment la tragédie, la tragicomédie et la comédie se situent les unes envers les autres dans la pratique théâtrale, mais aussi comment leur relation est justifiée dans les écrits théâtraux. Il est bien connu que Sarasin conçoit la tragi-comédie L'Amour tyrannique de Scudéry comme une tragédie et que Scudéry, dans la préface de Ligdamon et Lidias, se réfère au genre de la comédie pour justifier qu’il se dispensa des règles de la Poétique d’Aristote. Mais pourquoi Scudéry privilégia-t-il souvent la forme mixte de la tragi-comédie à la tragédie, voire à la comédie et quelle fonction, voire quel statut la tragi-comédie prit-elle dans l’enfance du théâtre français ? Les contributions réunies dans ce dossier tentent de répondre à quelques-unes de ces questions ; évidemment, il y en a encore beaucoup d’autres à poser. Ce faisant, pourtant, les lectures des drames scudériens proposés ici nous donnent une idée du travail tout à fait complexe de leur auteur sur les genres dramatiques, sur le théâtre de son époque et sur les questions morales et politiques qui y sont liés. En guise d’orientation, j’analyserai, dans ce qui suit, les positions directrices de Scudéry telles qu’elles se manifestent dans les préfaces de ses drames 18 . Ce faisant, j’essaierai d’esquisser le potentiel que Scudéry attribue au théâtre pour 16 Voir Jörn Steigerwald, « Les arts et l’amour galant : à propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », dans : Littératures classiques, N° 69, 2009, 3, p. 53-63. 17 Voir dans ce contexte Donald Stone, French Humanist Tragedy: a Reassessement, Manchester, Manchester UP, 1974 et Georges Forestier, Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680) : le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988. 18 Pour la fonction et le statut des préfaces voir Hélène Baby, « Le Péritexte théâtral des années Richelieu », dans: Littératures classiques, N° 83, 2014, 1, p. 55-81. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 250 fabriquer une esthétique décidément française, à savoir une esthétique de la cour et de la ville sous Louis XIII. Dans la préface de Ligdamon et Lidias, publiée en 1631, Scudéry réfléchit sur la relation entre le ‘vraisemblable historique’ et le ‘vraisemblable fabuleux’ aussi bien que sur les possibilités qui en résultent pour la mise en scène d’un sujet tiré de l’Histoire : […] tous les Poëmes Tragiques, Tragicomiques, Comiques, & Pastorales, qui sont accomodez à l’vsage du Theatre, tirent leur Argument de l’Histoire ou de la Fable ; ceux qui sont historiques obligent celuy qui les reduit dans l’ordre de la Scene, à suiure les mesmes euenemens qui sont descrits dans leur Autheur, permettant neantmoins d’y changer beaucoup pour embellir d’autant plus l’action ; ainsi l’ont pratiqué tous les Tragiques : Mais lors qu’on traicte vn sujet fabuleux tiré des Poëtes ou des Romans, de la nature desquels le treuue le mien, l’on a la liberté d’autant plus grande, que l’Autheur de l’auanture s’est pas luy mesme assubietty à la vérité ; si bien qu’en ce cas il est dans le pouuoir de suiure si l’on veut son dessein purement, d’y changer ou diminuer si bon vous semble, & d’y adiouster s’il vous agrée ; de sorte qu’on n’est pas tenu de traitter religieusement les fables, puis qu’on peut sans faillir se licencier d’innouer aux histoires. 19 À première vue, Scudéry reprend la différence entre le ‘vrai’ et le ‘vraisemblable’ telle qu’Aristote l’avait introduite dans la Poétique pour définir la singularité de la poésie : En effet, la différence entre l’historien et le poète ne consiste pas en ce que l’un écrit en vers, et l’autre en prose. Quand l’ouvrage d’Hérodote serait écrit en vers, ce n’en serait pas moins une histoire, indépendamment de la question de vers ou de prose. Cette différence consiste en ce que l’un parle de ce qui est arrivé, et l’autre de ce qui aurait pu arriver. Aussi la poésie est quelque chose de plus philosophique et de plus élevé que l’histoire ; car la poésie parle plutôt de généralités, et l'histoire de détails particuliers. 20 Selon Aristote, l’historien se concentre sur les ‘faits’, c’est-à-dire sur les évènements ‘vrais’, tandis que le poète s’occupe des événements ‘vraisemblables’ qui pourraient arriver, mais qui ne sont pas nécessairement arrivés. La dignité du poète, qui le distingue positivement de l’historien, résulte de son caractère philosophique, voire éthique, car la poésie parle de généralités et non pas de détails particuliers. Scudéry, quant à lui, ne s’intéresse pas à la différence entre l’historien et le poète, mais à la différence entre le ‘vraisemblable historique’ et le ‘vraisemblable fabuleux’. C’est-à-dire qu’il distingue 19 Scudéry, Ligdamon et Lidias, s.p. (A qui lit). 20 Aristote, Poétique, dans : idem, Œuvres, éd. Richard Bodéüs, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » 2014, 1451b. Une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 251 deux formes du ‘vraisemblable’ qui appartiennent toutes les deux à la poésie : le ‘vraisemblable historique’ permet au poète d’« embellir » les actions et par ce biais la morale des acteurs, alors que le ‘vraisemblable fabuleux’ habilite le poète à inventer des histoires nouvelles qui s’intègrent dans l’univers fabuleux auquel elles se réfèrent. Le ‘vraisemblable historique’ se porte alors sur l’élocutio du discours, voire de la mise en scène, pendant que le ‘vraisemblable fabuleux’ renvoie à l’inventio de la mise en scène. L’argumentation scudérienne montre visiblement que sa poétique ou, pour être prudent, que sa poétologie se base sur une combinaison de la Poétique d’Aristote et de la tradition rhétorique de la poétique 21 . Toutes les deux se basent sur l’idéal du poète en tant que vir bonus et sur le but de la poésie d’instruire le lecteur ou le spectateur par la présentation des histoires morales. Dans la préface Au lecteur de la Comédie des comédiens, publiée en 1635, Scudéry souligne la compétence rhétorique du poète qui lui permet de jouer plusieurs rôles, voire d’écrire de manières différentes : C’est une maxime reçue entre les personnes qui se connaissent aux bonnes choses, que l’esprit de celui qui fait des vers, et qui les fait bien, doit être comme le Prothée des Poètes, ou comme la matière première, capable de toutes formes : il faut qu’il sache faire parler des rois et des bergers, et les uns et les autres en des termes, qui conviennent à leurs conditions. Ainsi, le Dieu de la Poésie latine, que toute la terre adore encore sous le non de Virgile, n’a pas manqué de suivre une règle si nécessaire aux bons ouvrages. Et qui prendra le soin de comparer le style pompeux et magnifique de l’Éneide, avec la douceur naïve des Bucoliques, jugera sans doute que mon opinion est bien fondée. Je ne tâche (Lecteur) de t’amener dans mon sens, par ce raisonnement, qu’afin que si la suite des temps te met en main après ma comédie, LIGDAMON, LE TROMPEUR PUNI, LE VASSAL GÉNÉREUX, ORANTE, LE FILS SUPPOSÉ, LE PRINCE DÉGUISÉ, LA MORT DE CÉSAR, ou celle de DIDON que je traite, tu ne t’étonnes point d’y voir une diversité si grande, soit aux pensées, soit en la façon de les exprimer, […]. 22 La référence à Virgile met en évidence que Scudéry renvoie au modèle de ‘la roue de Virgile’ dans le but de distinguer les trois grands genera dicendi à travers les œuvres du poète latin d’un côté, et de mettre en relief la compétence de l’orateur, voire du poète qui fait parler les personnages de 21 Voir dans ce contexte Heinrich F. Plett, « Renaissance-Poetik : Zwischen Imitation und Innovation », dans : Renaissance-Poetik - Renaissance Poetics, éd. par idem, Berlin/ New York, Akademie Verlag, 1994, p. 1-22. 22 Georges de Scudéry, La Comédie des comédiens, éd. Joan Crow, Exeter, University of Exeter, 1975, p. 9 (Au lecteur). Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 252 ses fictions selon les règles de la rhétorique de l’autre côté 23 . Or, Scudéry introduit ici une différence importante qui le distingue de ses précurseurs, à savoir du Tasse et du chevalier Marin. L’idéal du Tasse consista en l’intégration de tous les styles et par ce biais de tous les genres littéraires dans une seule œuvre, à savoir dans la Gerusalemme liberata pour créer l’œuvre ‘parfaite’ de la littérature 24 . Par contre, le chevalier Marin tenta de surpasser toutes les œuvres de la littérature - soit antiques soit modernes - en transgressant toutes les règles poétiques aussi bien que toutes les limites de la poésie pour créer un nouveau monde sinon un nouvel univers de la poésie 25 . Scudéry, pour sa part, opte pour un autre modèle de perfection : la diversité sinon la variété de ses œuvres montre clairement la compétence - rhétorique et poétique - du poète, mais il évite à travers cela le problème de la superatio du chevalier Marin, voire de la perfection transgressive du Tasse. À l’intégration de tous les genres à travers l’amplificatio dans une seule œuvre, il préfère la variatio des sujets et des genres suivant les règles de ‘la roue de Virgile’ qui distingue plusieurs genres par le biais de plusieurs œuvres du même auteur. Dans la préface Au lecteur de la tragédie La mort de César, Scudéry précise de nouveau cette approche du théâtre : 23 Pour la ‚roue de Virgile’ voir Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique [Aidemémoire] », Communications, 16, 1970. Recherches rhétoriques, p. 172-223, surtout p. 187 et Antoine Compagnon, Cinquième leçon : Rhétorique des genres : la roue de Virgile, (https: / / www. fabula.org/ compagnon/ genre5.php), 14.8.2019. 24 Voir dans ce contexte Jörn Steigerwald, « De la querelle entre l’Arioste et le Tasse à la dispute entre l’ésthétique de l’Arioste et du Tasse », dans : La dispute entre l’Arioste et le Tasse : Les appropriations de deux esthétiques antagonistes au XVII e siècle en France, éd. par Jörn Steigerwald/ Marine Roussillon. Papers on French Seventeenth Century Literature, XL, 79 (2013), p. 233-259. Pour l’idéal de la ‘perfection’ voir le volume Perfection : The Evolving Essence of Art and Architecture in Early Modern Europe, éd. par Lorenzo Pericolo/ Elisabeth Oy-Marra, Turnhout, Brepols 2019 (à paraître). 25 Voir dans ce contexte Michele Dell’Ambrogio, « Tradurre, imitare, rubare: appunti sugli ‘Epitalami’ del Marino », dans : Forme e vicende. Per Giovanni Pozzi, éd. par Ottavio Besomi, Padova, 1988, p. 269-293 ; David Nelting, Frühneuzeitliche Pluralisierung im Spiegel italienischer Bukolik, Tübingen, Narr, 2007, surtout le chapître: « Tradurre, imitare, rubare. Die Sampogna als Programmschrift für eine Dichtung substanzfreier meraviglia », p. 234-245 et Jörn Steigerwald, « Amors Gedenken an Psyche: Die “novelletta” in Giambattista Marinos Adone », dans : Geschichte - Erinnerung - Ästhetik. Tagung zum 65. Geburtstag von Dietmar Rieger, éd. par Kirsten Dickhaut/ Stefanie Wodianka, Tübingen, Narr, 2010, p. 175-194. Une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 253 […] J’ai plus de peine, à faire parler des bergers que des rois ; et les maximes de la Morale et de la Politique s’offrent plutôt à mon imagination, que je n’y trouve cette humble et douce façon d’écrire, que demande un ouvrage comique. Ce discours (Lecteur) est plus un effet de ma crainte, que de ma vanité, et je veux plutôt excuser mes autres pièces, que te louer celleci. 26 Suivant l’argumentation scudérienne, sa préférence pour la tragédie résulte d’un acte conscient et volontaire et non pas d’un manque de compétence : Il préfère faire parler les rois, car cela lui permet de prendre la parole pour la morale et pour les maximes politiques, maximes qu’il met en scène à travers les discours de ses personnages sur le théâtre. De plus, il souligne la différence entre ‘parler’ et ‘faire parler’, car tous les discours des personnages sur la scène ne sont que le produit de son imagination créatrice. S’y ajoute le fait que Scudéry ne se réfère plus à la rhétorique au sens strict, mais qu’il choisit un nouvel idéal poétique pour sa poésie dramatique, à savoir la poétique d’Horace. Il souligne cette nouvelle orientation en discutant le modèle du ‘ut pictura poiesis’ de la Epistula ad Pisones : « Ne t’imagine donc pas de voir un tableau fini, puisque j’écris à tous ceux qui partent de ma main : SCUDÉRY FAISAIT CETTE PEINTURE, et non pas jamais A FAIT, tant il est vrai que j’ébauche mieux que je n’achève, […] 27 . » La différence entre « SCUDÉRY FAISAIT CETTE PEINTURE » et « SCUDÉRY A FAIT CETTE PEINTURE », qu’il met explicitement en relief, donne un autre sens à la diversité de ses œuvres. Dans la citation précédente, Scudéry souligne la variation de ses drames qui justifie sa compétence poétique et il insiste sur le caractère processuel de sa production poétique. Il y lie d’une manière synecdoquiale la production des peintures et celle des drames, qui ne doit pas être considérée comme une production dramatique au sens moderne : Scudéry varie les sujets et les genres dramatiques selon son goût et surtout selon le goût de son temps, sans qu’il n’achève jamais le but de sa production, car il s’intéresse plus au processus de la production, c’est-à-dire à la possibilité de présenter en permanence une nouvelle modélisation dramatique des questions morales et politiques. Bref : il se modélise soi-même comme un poète-bricoleur 28 . La préface d’Arminius, c’est-à-dire de sa dernière œuvre dramatique, surprend d’un côté, car elle déclare explicitement que le processus de sa pro- 26 Georges de Scudéry, La Mort de César, éd. Dominique Moncond’huy, Paris, Société des Textes Français Modernes, 2008, p. 291 (Au lecteur). 27 Scudéry, La Mort de César, p. 291 (Au lecteur). 28 Je me réfère au concept du ‚bricolage’, voire du ‚bricoleur’ de Claude Lévi-Strauss, voir idem, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, surtout le premier chapitre : « Le sens du concret », p. 3-47. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 254 duction dramatique est arrivé à sa fin, mais elle lui permet de se présenter de nouveau comme un sinon le poète-guerrier de son époque de l’autre côté : Enfin me voicy au bout d’vne longue & penible carriere, que i’ay passée auec assez de bonheur : peu (sans vanité) en ont eu plus que moy, en cette espece d’ouurage ; & s’il est capable (comme ie n’en doute point) de doner vne veritable gloire, ie pense auoir quelque raison d’y pretendre. De Saize Poëmes Dramatiques, que i’ay exposez au iugement du public, aucun n’a presques manqué d’obtenir son aprobation : […]. […] C’est donc par ce Poëme que i’acheue ceux de cette espece, & desormais vous n’en verrez plus de moy, si les Puissances Souueraines ne m’y obligent. Il est temps que ie me repose ; […]. 29 Un poète-guerrier est obligé de plaire à la cour par sa poésie dans le temps de l’otium. Mais quand le roi lui confie un devoir, il est tenu de suivre les ordres de son souverain, car le negotium est plus important pour lui que l’otium. De cette manière, Scudéry met en scène ses adieux au théâtre en retournant au début de sa carrière dramatique : il se considère encore et toujours comme un poète-guerrier, qui se distingue par ses devoirs nobles des poètes ‘bourgeois’, voire des écrivains à venir qu’il ne respecte pas, car il les considère comme des parvenus, même si ou parce qu’il laisse la scène théâtrale à ce groupe nouveau d’auteurs dramatiques 30 . De plus, un poèteguerrier sert toujours à son monarque et par ce biais à sa patrie, il cherche sa position dans la fabrication de la civilisation française, voire de la France galante et contribue à sa manière à cette fabrication - soit au niveau de la production dramatique, soit au niveau de la narration romanesque, soit au niveau des actions militaires - un poète-guerrier reste toujours un poèteguerrier, même si d’autres poètes jugent qu’après leur âge d’or à la cour de Louis XIII ils n’ont plus leur place sous le règne de Louis XIV. 29 Georges de Scudéry, Arminius ou Les Frères ennemis. Tragi-comédie, Paris, Toussaint Quinet, Nicolas de Sercy 1644, s.p. (Préface). 30 Le poète-guerrier se distingue par conséquent consciemment du philosophehonnête homme au niveau de la critique littéraire et de l’écrivain au niveau de la pratique littéraire à cause de ses traditions nobles et courtoises. Voir dans ce contexte l’étude classique d’Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Éditons de Minuit, 1985.