eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 46/91

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2019-0018
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2019
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Un combat d’amour en pastoral: la tragi-comédie Ligdamon et Lidias ou La ressemblance

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Jörn Steigerwald
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PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias ou La ressemblance J ÖRN S TEIGERWALD (U NIVERSITÉ DE P ADERBORN ) La naissance du préclassicisme français n’eût pas lieu en 1631 ou, pour être plus prudent, la tragi-comédie Ligdamon et Lidias de Georges de Scudéry ne peut pas réclamer la paternité d’une telle naissance cette année-là 1 . Si la naissance du préclassicisme français avait eu lieu en 1631, cela aurait été à cause de la tragi-comédie pastorale Silvanire ou La Morte-vive de Jean Mairet, jouée pour la première fois en 1630 à l’Hôtel de Bourgogne et publiée en 1631, car cette tragi-comédie est la première pièce de la première modernité en France qui respecte non seulement les règles des trois unités, mais qui mène aussi un plaidoyer pour ces règles dans sa préface 2 . Par conséquent, la tragi-comédie de Scudéry renvoie à première vue plus à la tragi-comédie précédente de Mairet, c’est-à-dire à la tragicomédie Sylvie de 1626, car celle met en scène une histoire d’amour dans l’univers pastoral de l’Astrée sans respecter les règles de la Poétique 1 Cité d’après l’édition suivante : Georges de Scudéry, Ligdamnon et Lidias ou La ressemblance, tragi-comédie (Éd. 1631), Paris, Hachette Livre BNF, 2017. Il existe, d’après mes connaissances, aucune étude qui se concentre exclusivement sur cette tragi-comédie de Scudéry. Par conséquent, je ne mentionne que des articles qui focalisent en partie sur Ligdamon et Lidias. Voir Anne Teulade, « Théories en marges : modalités de discours réflexif dans les textes préfaciel du théâtre espagnol et français », dans : Littératures classiques, N° 83, 2014,1, p. 35-54 ; Hélène Baby, « Le péritexte théâtral des années Richelieu », dans : ibid., p. 55-81 et Bénédicte Louvat, « La circulation et l’appropriation des modèles littéraires en français dans le Théâtre de Béziers », dans : Littératures classiques, N° 97, 2018, 3, p. 191-204. 2 Voir Bénédicte Louvat-Molozay, « Frontières de la tragédie : La Silvanire, La Sophonisbe, La Sidonie », dans: Littératures classiques, N° 65, 2008, 1, p. 129-144. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 256 d’Aristote ni s’y intéresser 3 . Or, La Lettre sur la règle des 24 heures de Jean Chapelain signale par ce biais une pierre de touche qui sépare les drames non-classicistes, voire anti-classicistes des drames pré-classicistes, car les premiers ne connaissent pas les règles de la Poétique d’Aristote tandis que ces derniers s’y orientent à travers la Lettre de Chapelain 4 . Ce début non-aristotélicien du défenseur des règles de la Poétique d’Aristote pendant et après la Querelle du Cid est au moins remarquable 5 , car il implique un changement de cap de l’auteur, ou, du moins, une transformation fondamentale de son concept du théâtre durant ces six, voire huit ans : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias fut publiée pour la première fois en 1631, c’est-à-dire après la publication de la Lettre de Chapelain, mais elle fut présenté au théâtre en 1629, c’est-à-dire une année avant la publication de la Règle des 24 heures. Il est digne d’attention dans ce contexte que Scudéry savait bien que Chapelain publia sa Lettre en 1630 et qu’il connaissait aussi l’argument de ce dernier, mais qu’il s’en dispensa. Dans le paratexte A qui lit de sa tragi-comédie, Scudéry souligne clairement sa position : Ie ne suis pas si peu versé dans les regles des anciens Poëtes Grecs & Latins, & dans celles des modernes Espagnols & Italiens, que ie ne sçache pas bien qu’elles obligent celuy qui compose un Poëme Epique à le reduire au terme d’un an, & le Dramatique en un iour naturel de vintg-quatre heures, & dans l’unité d’action & de lieu ; mais i’ay voulu me dispenser de ces bornes trop estroites, faisants changer aussi souvent de face à mon Theatre que les 3 Voir Chrystelle Barbillon, « Une écriture en tension: Les premières pièces de Mairet et leurs sources urféennes », dans : Littératures classiques, N° 65, 2008, 1, p. 83-94 ; voir aussi Roger Guichemerre, « Les tragi-comédies de Scudéry et l’Astrée », dans : idem, Visages du théâtre français au XVII e siècle : mélanges en l’honneur de Roger Guichemerre, Paris, Klincksieck, 1994, p. 281-292 et Anne- Élisabeth Spica, « Les Scudéry lecteurs de l’Astrée », dans : CAIEF, N° 56, 2004, p. 397-416. 4 Jean Chapelain, « Lettre sur la Règle des Vingt-quatre heures », dans : idem, Opuscules critiques, édition Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, Droz, 2007, p. 222-234. Voir dans ce contexte aussi Georges Forestier, La Tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, Paris, Armand Colin, 2010, surtout le chapître : « Six annés de débats (1628- 1634) : de la modernité anticlassique au classicisme moderne », p. 29-65. 5 Voir pour ce contexte La Querelle du Cid (1337-1638), édition critique intégrale par Jean-Marc Civardi, Paris, Champion, 2004 ; Jörn Steigerwald, « Les deux critiques de Scudéry : Les Observations sur Le Cid et Didon », dans : La Querelle du Cid : la naissance de la politique culturelle française au XVII e siècle, Œuvres & Critiques XL,1 (2015) p. 33-47 et Sandrine Blondet, « Critique et concurrence dramatique durant la décennie 1630 », dans : Littératures classiques, N° 89, 2016, 1, p. 147-158. Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 257 Acteurs y changent de lieux ; chose qui selon mon sentiment a plus d’esclat que la vieille Comedie. 6 La différence me semble être simple, mais fondamentale : Scudéry prend la liberté de se ‘dispenser’ des règles aristotéliciennes, même si ou parce qu’il les connaît. C’est-à-dire qu’il respecte ces règles, il ne les ignore pas, mais il opte pour sa propre conception dramatique, car elle a, selon Scudéry, plus d’éclat 7 . De plus, en se référant à la fin de la citation à la comédie et non pas à la tragédie, il met en relief le grand problème de toutes les lectures de la Poétique d’Aristote : la Poétique n’inclut pas un véritable chapitre sur la comédie, tout ce qu’on sait sur ce genre, ce ne sont qu’une définition brève et quelques remarques dans les premiers paragraphes du texte ainsi que quelques notes au cours de l’argumentation. Bref : la comédie est par conséquent le genre non-aristotélicien par excellence, car il est en dehors des règles de la Poétique dans deux sens : 1° La Poétique ne contient aucun chapitre sur la comédie, ce qui produit un vide productif, car les successeurs d’Aristote ont la possibilité sinon le devoir d’établir leurs propres règles de la comédie 8 . 2° La comédie, en tant que genre, ne respecte pas les règles, voire les mœurs, car le concept de la comédie consiste en la transgression de toutes les règles - les règles poétiques ainsi que les règles morales ou civiles etc. Néanmoins, la transgression d’une règle présuppose qu’une règle existe et qu’elle soit connue par celui qui la transgresse. De plus, la transgression n’implique pas que la règle n’existe plus après la transgression, par contre, chaque transgression affirme la règle transgressée et la stabilise, qui plus est, à travers l’acte de la transgression 9 . 6 Georges de Scudéry, « A qui lit », dans : idem, Ligdamon et Lidias, s.p. 7 Pour le concept de ‘l’éclat’ voir Andreas Gelz, « ‘L’éclat du héros’ - Formen auratischer Repräsentation des Helden im Frankreich des 17. und 18. Jahrhunderts zwischen Bild und Text (Mme de Lafayette, Diderot) », dans : Comparatio. Zeitschrift für Vergleichende Literaturwissenschaft, 2 (2015), p. 217-235. 8 D’où résulte la situation que les premières comédies de la première modernité furent écrites et jouées au début du XVI e siècle avant que la Poétique d’Aristote fut redécouverte. Voir dans ce contexte Jörn Steigerwald, « Haus-Komödien. Renaissances des Lustspiels bei Ludovico Ariosto und William Shakespeare, (I suppositi, The Taming of the Shrew) », dans : Gattung und Geschlecht, éd. par Hendrik Schlieper / Merle Tönnies, Wiesbaden, Harrassowitz, 2020 (à paraître). 9 Michel Foucault, « Préface à la transgression (1963) », dans : idem, Dits et écrits, t. i, éd. par François Ewald / Daniel Defert, Paris, Gallimard, 1994, p. 233-250. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 258 Or, Georges de Scudéry souligne dans le paratexte A qui lit qu’il prend au sérieux le devoir du poète d’établir des règles, ou, du moins, un concept de la comédie en accentuant l’éclat de la comédie et le changement de face de son théâtre. L’éclat de la comédie, voire de la tragi-comédie renvoie selon Scudéry à la morale des actions et des acteurs en mettant en scène des actions exemplaires des acteurs à imiter. Le changement de face du théâtre, dont il parle, se réfère au double sens de la ressemblance qui donne le soustitre à la tragi-comédie. Le substantif ‘ressemblance’ signale une conformité ou une égalité de deux choses. Le verbe ‘ressembler’ distingue deux significations différentes : ‘ressembler’ indique que deux personnes ont les mêmes traits, la même figure et que la même apparence frappe les sens d’un tiers. De cette manière, le substantif ‘ressemblance’ met en relief l’apparence similaire des protagonistes Ligdamon et Lidias, qui sert de base aux histoires d’amours de la tragi-comédie. Mais, le verbe ‘ressembler’ signifie aussi « imiter et tacher de se rendre conforme à quelqu’un ». L’exemple que le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière donne, pour illustrer le sens de ce verbe, met sous les yeux du spectateur la dimension éthique de la tragicomédie : « On imite les actions, les vertus, le stile des grands hommes, on tache de leur ressembler 10 . » Néanmoins, les questions ouvertes demeurent : qui imite dans la tragicomédie les actions, les vertus et le style des grands hommes ? Et de quelle manière la tragi-comédie imite-t-elle les actions, les vertus et le style des grandes œuvres ? S’y ajoutent les questions de savoir pourquoi Scudéry opte-t-il pour la tragi-comédie et non pas pour la tragédie ou pour la comédie et pourquoi combine-t-il l’univers pastoral de l’Astrée avec une histoire politique, les conquêtes du roi Mérovée, en privilégiant la dimension politique à la dimension amoureuse. Pour répondre à ces questions, je m’oriente sur la tradition de la tragicomédie française, inventé par Robert Garnier avec sa tragi-comédie Bradamante. Je poursuis cette route en accentuant trois points : 1° la transformation de la tragi-comédie par Scudéry ; 2° les protagonistes et leurs actions et 3° les lois et le souverain dans la tragi-comédie. 10 Toutes les citations d’après Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant generalement tous les MOTS FRANÇOIS tant vieu que modernes, & les Termes de toutes les SCIENCES ET DES ARTS, La Haye, 1701, tome III, s.p. Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 259 1° « L’arme e gli amori » - la transformation de la tragi-comédie par Scudéry La tragédie se concentre sur la mise en scène des actions d’État et des actions des héros, c’est-à-dire des actions des caractères au sens aristotélicien et relègue par ce biais toutes les actions amoureuses ou les met au second rang. Selon Aristote (Poétique, chapitre XIV), le poète tragique doit exciter, au moyen de l’imitation, un intérêt puisé dans la pitié ou la terreur, ce qui est accompli parfaitement par des personnages amis entre eux, ou par des ennemis. L’amitié dont il parle se réfère aussi à l’amitié entre deux personnes masculines de deux familles différentes, mais elle se focalise surtout sur une relation familiale entre deux frères, voire entre fils et mère, comme dans l’Œdipe de Sophocle. Robert Garnier transforme le genre de la tragédie en tragi-comédie en introduisant les actions d’amour 11 . La tragi-comédie se distingue alors de la tragédie de deux manières : 1° Elle lie les actions d’amours aux actions d’État et aux actions des héros en mettant en scène l’éclat de la morale et des vertus présentées à travers les actions. La conclusion nécessairement non-tragique des actions, qui unit tous les amoureux dans le mariage à la fin de la tragi-comédie, résulte de cette conception dramatique. 2° Elle privilégie les actions d’amour ou, pour être plus prudent, les questions d’amours par rapport aux actions politiques et héroïques. Les intérêts politiques et / ou généalogiques des rois, voire des pères sont par conséquent des obstacles que le couple amoureux doit surmonter pour arriver à la fin heureuse de la tragi-comédie 12 . De plus, en choisissant un épisode de l’Orlando furioso comme sujet de la première tragi-comédie française, Garnier imite l’Arioste au niveau poétologique, car ce dernier avait transformé l’épopée antique de Virgile en romanzo cavalleresco, c’est-à-dire en un roman chevalier en intégrant les 11 Pour le genre de la tragi-comédie voir surtout l’étude d’Hélène Baby, La Tragicomédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001. Voir aussi Donald Stone, French Humanist Tragedy: a Reassessement, Manchester, Manchester UP, 1974 et Georges Forestier, Esthétique de l'identité dans le théâtre français (1550-1680) : le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988. 12 La tragi-comédie Bradamante de Garnier se concentre sur les cinq dernier chants de l’Orlando furioso, à savoir sur la question d’un mariage possible entre Roger et Bradamante. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 260 histoires d’amour dans un récit qui se concentre jusqu’alors seulement sur les actions d’État et les actions des héros 13 . La différence entre le célèbre incipit de l’Énéide : « arma virumque cano » 14 et sa transformation, voire son extension dans le Roland furieux : « le donne, i cavalier, l’arme, gli amori, le cortesie, l’audaci impresi io canto » 15 met en lumière cette nouvelle conception littéraire 16 . Mais en votant pour l’Orlando furioso, Garnier met aussi en évidence la différence entre la civilisation italienne, qui se base sur une tradition consciente de ses origines et une civilisation française qui ignore ses origines ou ne s’en préoccupe pas, car la première tragi-comédie française est seulement la première tragi-comédie en France et écrit en français, mais ni le sujet ni le genre sont d’origine française. Georges de Scudéry transforme de nouveau le genre de la tragi-comédie en s’orientant sur Garnier et sur d’Urfé en même temps. En situant Ligdamon et Lidias dans le cadre de l’Astrée d’Honoré d’Urfé, il positionne sa tragicomédie dans les justes origines de la civilisation française et se focalise sur l’histoire politique des conquêtes du roi Mérovée. Ce faisant, il combine deux origines de la France, une historique et une fabuleuse : la naissance de la dynastie des Mérovingiens et la naissance de la civilisation française depuis l’univers pastoral de Forez 17 . En intégrant d’une manière dominante 13 Voir dans ce contexte les études de Klaus W. Hempfer, « Dekonstruktion sinnkonstitutiver Systeme in Ariosts Orlando furioso », dans : Ritterepik der Renaissance. Akten des deutsch-italienischen Kolloquiums, Berlin 30.03.-02.04.1987, éd. par idem, Stuttgart, Steiner, 1989, p. 277-298 ; idem, « Ferrare n’est pas Camelot: le Roland Amoureux et la tradition épique médiévale », dans : L'épopée et ses modèles de la Renaissance aux Lumières. Actes du Colloque international du Centre de Recherche sur la Transmission des Modèles Littéraires et Esthétiques de l’Université de Reims (16-18 mai 2001), éd par Frank Greiner / Jean-Claude Ternaux, Paris, Champion, 2002, p. 161-175 et idem, « Ariosts Orlando Furioso. Die (De-) Konstruktion von Helden im generisch pluralen Diskurs », dans : Heroen und Heroisierungen in der Renaissance, éd. par Achim Aurnhammer / Manfred Pfister, Wiesbaden, Harrassowitz, 2013, p. 45-69. 14 Virgilio, Eineide, éd. par Luca Canali / Ettore Paratore, Milan, Mondadori, 1985, V. 1, p. 3. 15 Ludovico Ariosto, Orlando furioso, éd. par Cesare Segre, Milan, Mondadori, 2006, I, 1-2, p. 1. 16 Voir Jörn Steigerwald: « Amor cortigiano. Die Modellierung höfischer Liebe im rinascimentalen Epos (am Beispiel von Ariostos Orlando furioso) », dans : ‘Amor sacro e profano’: Modelle und Modellierungen der Liebe in Literatur und Malerei der italienischen Renaissance, éd. par Jörn Steigerwald / Valeska von Rosen, Wiesbaden, Harrassowitz, 2013, p. 169-213. 17 Pour être plus précis : Le roi Merovée appartient au monde de l’Astrée, mais il n’est pas intégré dans les actions qui se déroulent dans le Forez. Il joue un rôle Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 261 l’histoire politique de Mérovée dans la tragi-comédie, Scudéry n’abandonne pas complètement, mais outrepasse visiblement les frontières de l’univers pastoral. L’histoire d’amour de Ligdamon commence dans le Forez, mais il quitte le pays à la fin du premier acte et s’en va au campement du roi Mérovée où il rencontre son ami Clidamant, qui est, comme lui, d’origine du Forez, mais qui était sorti quelque temps avant Ligdamon et, ce qui est plus important, avait abandonné volontairement et consciemment l’idylle pastorale pour la vie du guerrier. Dans une sorte de chiasme, Lidias doit fuir sa ville natale Rothomage et s’en va dans le Forez où il rencontre Silvie, la femme que Ligdamon aime d’une manière pitoyable 18 . L’absence de Ligdamon provoque la révélation de l’amour de Silvie pour son amant. C’est pourquoi elle est choquée par Lidias (qu’elle prend pour Ligdamon à cause de leur ressemblance physique) qui ne la reconnaît pas et affirme en plus qu’il ne connaît même pas de femme de ce nom. Pour convaincre Silvie qu’il est Lidias et non pas Ligdamon, il lui propose de rentrer à Rothomage, même si cela constitue des risques pour lui, car il y est accusé de crimes à cause d’un duel avec un amant prétendu d’Amerine, sa femme aimée. Les histoires de Ligdamon et de Lidias se situent par conséquent dans un cadre pastoral, mais elles ne se déroulent pas dans l’univers pastoral du Forez. Elles mettent en évidence la différence systématique entre un homme guerrier et un homme courtois, voire un galant homme, même si ou parce que ces deux personnages représentent l’avers et l’envers d’une même médaille, à savoir il cortegiano italien, voire l’homme de la cour française. En accentuant les actions de guerre et les actions civiles, Scudéry réactualise la différence entre negotium et otium et en privilégie, ce qui est plus important, le negotium. Un gentilhomme qui ne s’occupe que de son amour et qui est même disposé à se suicider à cause de son amour malheureux, ne peut pas être considéré comme un homme mâle, ni comme un gentilhomme au sens propre. Le naturel du vrai gentilhomme le porte à la défense de sa patrie et à la gloire qu’il gagne - comme le souligne Alcidor dans un entretien avec Ligdamon au premier acte - dans un combat guerrier et et non pas dans un combat d’amour 19 . Bref, le véritable honnête homme, que Nicolas Faret important dans les récits metadiégétiques, p.ex. dans l’Histoire de Silvie (I,3) en distinguant l’espace de l’amour du Forez et l’espace de guerre en dehors du Forez. 18 Ce faisant, Scudéry produit un deuxième chiasme entre l’histoire de Ligdamon de sa tragi-comédie et l’histoire d’Alcippe (I, 2), car le premier quitte le Forez pour rejoindre les armées de Mérovée tandis qu’Alcippe, le père de Céladon, abandonne la vie du guerrier et du héros en rentrant dans le Forez. 19 Voir : « Alcidor : Mais supposons encore, ce qu’on ne peut penser, / Que ce coeur de métal ne se puisse blesser, / Et que pour te guérir il faille que la Parque / Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 262 décrit dans son livre de 1630, connaît non seulement l’art de plaire à la cour et aux femmes, il connaît surtout ses devoirs en tant que gentilhomme et en tant que sujet du roi 20 . Il en résulte une dernière transformation de la tragi-comédie que Scudéry introduit : Garnier met Charlemagne en scène en tant que souverain qui opère à l’arrière-plan tandis que les protagonistes agissent sur scène sans se laisser porter par lui d’une manière évidente. C’est lui qui signale le début et la fin de la tragi-comédie et qui donne aussi une nouvelle fin à l’histoire d’amour entre Roger et Bradamante, car il fait célébrer deux mariages à la fin, le mariage de Roger, devenu roi des Bulgares, et de Bradamante, et le mariage entre Leon, prince des Grecs et la fille de Charlemagne. Il encadre ainsi les actions de la tragi-comédie, mais il ne les organise pas. Scudéry, de sa part, met Mérovée au centre de sa tragicomédie. Le roi apparaît sur scène dans les actes deux, trois et quatre et sert de centre de gravitation autour duquel les actions se déroulent. Il se caractérise alors en tant qu’actant et non pas en tant qu’acteur, car c’est lui pour qui l’acteur agit et celui pour qui l’agent accomplit l’action. Restent les questions ouvertes de savoir qui sont les acteurs et pour qui agissent-ils ? 2. « Le donne, i cavalier » ou les protagonistes et leurs actions 21 Les deux protagonistes, Ligdamon et Lidias, ainsi que les deux amantes, Silvie et Amerine, sont liés par plusieurs combats d’amour 22 . Au début de la Ordonne au vieux C[h]aron de te mettre en sa barque : / Sans t’attaquer toi-même, insensé furieux, / Que ne vas-tu chercher un trépas glorieux ? / Es-tu seul à savoir que par toute la terre / Aujourd'hui la valeur s’exerce dans la guerre ? / C’est là qu’avec honneur le trépas est permis : / Va bâtir un tombeau parmi les ennemis, / Une pique à la main, soutenant une armée, / Rends ta dame amoureuse avec ta renommée / Et durant ton séjour, les dieux me soient témoins, / Que je n’épargnerai ni paroles ni soins / Pour rendre à tes désirs ployable ta Silvie. » Scudéry, Ligdamon et Lidias, I, 1, p. 12-13. 20 Nicolas Faret, L’honnête homme où l’art de plaire à la cour, Paris, 1630. Voir aussi l’étude classique de Maurice Magendie, La politesse mondaine et les théories de l'honnêteté, en France au XVII e siècle, de 1600 à 1660, Genève, Slatkine reprint 1970 (1925) et Emmanuel Bury, Littérature et politesse: L’invention de l’honnête homme, Paris, PUF, 1996. 21 L’Histoire de Ligdamon se trouve dans le onzième livre du tome premier de l’Astrée et fait partie de la série des histoires autour de Silvie et en particulier de ses amours. Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 263 pièce, Silvie combat l’amour de Ligdamon, car elle préfère être inaccessible aux sentiments amoureux de ce dernier et se distinguer par ce biais en tant que beauté fascinante sinon attirante, mais inatteignable. Dans la deuxième scène du premier acte, Ligdamon en tire les conséquences et combat son amour pour Silvie : Il décide avec l’aide de son ami Alcidor, qui lui sert de deuxième père, de partir en guerre. Il transforme à travers cela le combat d’amour avec Silvie en un combat contre son amour pour celle-ci, car il prend le combat, voire la guerre comme remède contre son amour. Dans la troisième scène du premier acte, Lidias combat son concurrent Aronthe pour l’amour d’Amerine que tous les deux aiment. D’où résulte que Lidias et Amerine combattent leur amour réciproque, car Lidias doit fuir vers le pays de Forez à cause de l’interdiction du duel dans la ville du Rothomage, qui condamne le duelliste à mourir 23 . Dans le deuxième acte, Ligdamon se bat finalement avec Nicandre, le frère d’Aronthe, qui le prend pour Lidias à cause de la ressemblance physique des deux protagonistes. À partir de ce moment, les combats d’amour prennent un sens nouveau, car les protagonistes ne se battent pas seulement pour leur amour contre ou avec des personnes qu’ils connaissent, mais aussi avec des personnes qui les prennent pour quelqu’un d’autre 24 . Lidias combat dans le troisième acte l’amour de Silvie, qui le prend pour Ligdamon, pendant que Ligdamon combat l’amour d’Amerine, qui le prend pour Lidias. Dans le cinquième acte, Ligdamon se bat avec quatre lions pour défendre sa vie et son amour 22 Scudéry transforme l’Histoire de Ligdamon de l’Astrée de la manière suivante : il modifie l’histoire en revalorisant l’histoire de Lidias, qui n’était qu’une épisode de l’Histoire de Ligdamon, d’un côté et en changeant la fin de l’histoire de Ligdamon, qui ne meurt plus, mais qui sera uni avec Silvie, d’un autre côté. 23 Il est remarquable que Richelieu fit paraître un édit contre le duel le 2 juin 1626, prévoyant la peine de mort pour les contrevenants. Voir dans ce contexte Micheline Cuénin, Le Duel sous l’Ancien Régime, Paris, Presses de la Renaissance, 1982 et François Billacois, Le Duel dans la société française des XVI e -XVII e siècles : essai de psychosociologie historique, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 1986. Par conséquent, la tragi-comédie Ligdamon et Lidias n’est pas la seule pièce qui focalise sur le duel, il joue un rôle important dans la tragi-comédie Le Cid de Pierre Corneille et dans d’autres pièces. 24 Scudéry problématise ainsi l’idéal aristotélicien de la ‘reconnaissance’ à travers le problème de la ‘ressemblance’ d’une double manière : Il lie la ressemblance à la reconnaissance en accentuant l’imitation ‘des actions, des vertus, et du style des grands hommes’, qui présuppose la reconnaissance des actions à imiter, mais il met aussi en relief que la ressemblance néglige quelquefois la différence entre l’imitation et le mimétisme. Par ce biais, Scudéry intègre en plus le concept aristotélicien de la ‘ressemblance’ du ‘caractère’ (Poétique, § 15) dans sa modélisation théâtrale de la ‘ressemblance’. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 264 pour Silvie, mais il combat aussi son amour parfait pour Silvie en essayant de se suicider pour ne pas se marier avec Amerine. Or, le combat d’amour combine à travers ces actions des protagonistes deux sujets divers, le combat des guerriers et l’amour des gentilshommes, voire des courtisans, en mettant en relief deux concepts de l’amour profane : l’amour réciproque de deux amants et l’amour souverain des sujets envers le souverain, le roi 25 . L’amour souverain est révélé dans les actions des deux protagonistes, mais il éclate évidemment dans l’amour de Clidamant pour le roi Mérovée qui domine le deuxième et le troisième acte. A l’arrivée de Ligdamon dans le campement de Mérovée, ce dernier accueille le premier par ces mots : MÉROVÉE : Guerrier bien qu’inconnu, ie t’aime infiniment, Fondé sur le propos du Prince Clidamant, De qui le bel esprit rare au siècle où nous sommes, Ne se trompe iamais en l’estime des hommes ; Tu sois le bienvenu, de grace asseure toy Qu’vne entière favevr tu treuveras chez moy, Et que tu connaistras comme vne ame royale Est dans son élément paroissant liberale. 26 L’amour souverain que le roi exprime pour Ligdamon résulte alors de son amour pour Clidamant ; Ligdamon est le récipient indirect d’un amour souverain que le roi a directement pour Clidamant en tant que sujet parfait du roi 27 . L’entretien de Merovée et de Clidamant après la bataille gagnée montre avec évidence pourquoi Clidamant est digne d’un tel amour : MÉROVÉE: Ainsi vous refusant une louange due, Voulez estre de ceux dont la peine est perdue. CLIDAMANT: Indigne de l’honneur d’estre estimé d’un Roy, Ie ne veux avoüer ce qui n’est point en moy. MÉROVÉE: Qui fit donc aux vaincus en fin mordre la poudre ? 25 Voir pour la distinction des amours Jörn Steigerwald, « Les arts et l’amour galant: à propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », dans : Littératures classiques N° 69, 2009 / 3, p. 53-63 et idem, « Galante Liebe », dans : Liebessemantik. Frühneuzeitliche Darstellungen von Liebe in Italien und Frankreich, éd. par Kirsten Dickhaut, Wiesbaden, Harrassowitz, 2014, p. 693-757. 26 Scudéry, Ligdamon et Lidias, II, 3, p. 39-40. 27 Scudéry suit ainsi la tradition italienne du cortegiano qui considère l’amour souverain comme le plus haut idéal de l’amour profane, et non pas l’amour conjugal voire l’amour entre partenaires. Voir Jörn Steigerwald, « Der amor principale oder die Fürstenliebe », dans : idem, Amors Renaissance. Modellierungen himmlischer und irdischer Liebe in der Literatur des Cinquecento, Wiesbaden, Harrassowitz, 2014, p. 228-231. Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 265 CLIDAMANT: Vous, Iupiter mortel, dont le bras est son foudre. MÉROVÉE: Ha ! Ne me flattez point croyant me contenter. CLIDAMANT: Quoy que l’on puisse dire on ne vous peut flatter, Votre juste louange à quel point qu’elle arrive Est moindre que vos faits, & non pas exceßive. MÉROVÉE: Mais qui me garantit d’vn barbare inhumain ? CLIDAMANT: Le Demon de l’Estat s’y seruit de ma main. 28 Clidamant décrit l’amour souverain en tant que l’estime qu’un roi a envers un sujet spécifique qui se fait voir par les justes louanges qu’il lui donne. S’y ajoute le fait que le sujet du roi montre son amour pour le souverain dans ses actions pour le ou plus précisément dans les services rendus au roi. Mais l’amour souverain va plus loin, car il façonne de sa manière les services des sujets du roi entre eux. En imitant l’exemple du roi, les sujets privilégiés du roi rendent les services que le roi leur donne par amour à d’autres sujets du roi 29 . Après les louanges que le roi Mérovée lui fait, Clidamant demande une grâce pour son ami Ligdamon, et par ce biais, il met en évidence la grandeur de l’amour souverain : CLIDAMANT: Si ce seruice, hélas ! vaut une recompense, Si le peu que i’ai fait mérite qu’on y pense, I’ose vous requerir de vouloir m’accorder, MÉROVÉE: Par les dieux tu l’obtiens auant que demander, Quoy que ce soit, & fut-ce et le Sceptre et la vie, L’un & l’autre en tes mains, assouuis ton enuie. CLIDAMANT: Ligdamon recherché, mais inutilement, Dans ceux que le combat a mis au monument, Me fait conjecturer que dedans Rothomage La fortune le voit reduit sous le seruage ; Sire, deliurez le, seur que sa liberté Me tient lieu de loyer, si i’en ay mérité : Sans lui je ne saurais voir la clarté celeste, Pilade ie ne peux vivre sans mon Oreste. 30 L’amour réciproque des amants éclate moins à propos du couple Ligdamon et Silvie que plus à propos du couple Lidias et Amerine. Tandis que Silvie se présente comme un idéal de l’amour pétrarquiste qui se base 28 Scudéry, Ligdamon et Lidias, III, 1, p. 52-53. 29 La reconnaissance de l’amour souverain qui mène les chevaliers à ressembler au roi distingue visiblement les chevaliers du monde de l’Astrée et les chevaliers de l’Arioste. L’Orlando furioso commence par la fuite d’Orlando du campement de Charles-le-Magne et met ainsi en relief la différence entre les idéaux chevaleresques et la pratique réelle des chevaliers. 30 Scudéry, Ligdamon et Lidias, III, 1, p. 56-57. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 266 sur la beauté absolue d’une femme aimée, mais inaccessible à l’amant 31 , Amerine annonce l’idéal futur de l’amour galant qui combine l’amour et l’amitié des partenaires 32 . Ce concept de l’amour galant se fait voir dans toutes les actions de la protagoniste Amerine, mais il éclate au grand jour dans la troisième scène du premier acte, c’est-à-dire après le duel entre Lidias et Aronthe : AMERINE: Laisse moy suiure, amy, ta fortune & tes pas, I’iray si tu le veux iusqu’au rivage More Mesler mes tristes pleurs aux larmes de l’aurore, I’iray si tu le veux d’un amour sans pareil Me bastir un tombeau dans le lit du Soleil, Ie te suivray par tout, m’estimant trop heureuse Pourueu qu’on m’aime autant que je suis amoureuse. LIDIAS: Me preservent les Dieux de iamais consentir À ce qui traineroit un tardif repentir : Non non, n’y songez point, le sort plus fauorable Ne vous veut pas unir avec un misérable, L’objet de l’infortune et le but du malheur. AMERINE: Garde bien ce serment pour guerir ta douleur, Ie te jure mon cœur, le ciel, la terre & l’onde, Ie te jure les Dieux qui gouvernent le monde, Et dont pour ton salut I’implore la pitié, Que jamais nul que toy n’aura mon amitié. 33 Amerine souligne dans cet entretien sa fidélité envers son amant ainsi que sa chasteté. Elle ne déclare pas son amour à Lidias, par contre, elle met en relief la réciprocité de l’amour : « Pourvu qu’on m’aime autant que je suis amoureuse ». Quand Amerine est aimée, elle aime aussi, pourvu que l’amant 31 Pour l’idéal pétrarquiste de la femme inatteignable voir Andreas Kablitz, « Die Herrin des Canzoniere und ihre Homonyme. Zu Petrarcas Umgang mit der Laura- Symbolik », dans : Romanische Forschungen, 101 (1989), p. 14-41 et Gerhard Regn, « Hermeneutik der Minne: Liebesdichtung und religiöser Diskurs bei Dante und Petrarca », dans : Romanistisches Jahrbuch, 65/ 66 (2014/ 2015), p. 128-160. Voir aussi Jean Serroy, « Portraits de femmes. La beauté féminine dans L’Astrée », dans : Études sur Étienne Dolet, le théâtre au XVI e siècle, le Forez, le Lyonnais et l‘histoire du livre, publiées à la mémoire de Claude Longeon, dir. Gabriel-André Pérouse, Genève, Droz, 1993, p. 239-247. 32 Voir Jörn Steigerwald, « L’Oiconomie des plaisirs: La praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie », dans : Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 118, 3 (2008), p. 237-257. 33 Scudéry, Ligdamon et Lidias, I, 2, p. 25. Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 267 se distingue à travers son amour et surtout par sa façon d’aimer 34 . De plus, elle lie l’amour et l’amitié en optant pour l’amitié pour décrire sa relation avec son amant 35 . Ce faisant, Amerine se présente comme une successeuse de l’Astrée, qui dénomme son amant Céladon ‘ami’ et comme une prédécesseuse de la Clélie qui désigne tous ses amis ainsi que son amant comme des ‘amis tendres’ et qui lie par ce biais étroitement l’amour et l’amitié dans sa conception de l’amour galant 36 . Or, Clélie se distingue d’Amerine en se focalisant sur une notion qui n’a pas encore de valeur pour 34 Il est digne d’attention que Scudéry modélise ici un idéal de la modestie féminine, voire de la décence féminine (« Pourueu qu’on m’aime autant que je suis amoureuse ») qui caractérisera encore le naturel galant d’Agnès dans la comédie L’École des femmes de Molière. Voir les fameuses phrases d’Agnès dans sa lettre à Horace : « En vérité je ne sais ce que vous m’avez fait ; mais je sens que je suis fâchée à mourir de ce qu’on me fait faire contre vous, que j’aurai toutes les peines du monde à me passer de vous, et que je serais bien aise d’être à vous. » Molière, École des femmes, III, 4, dans : idem, Œuvres complètes, éd. Georges Forestier / Claude Bourqui, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, Tome I, p. 443. Voir aussi Jörn Steigerwald, « Le naturel. Molières Modellierung eines sozialen und ästhetischen Ideals (L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes, L'Impromptu de Versailles) », dans : Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 41, 3/ 4 (2017), p. 283-305. 35 Même si les notions d’amour et d’amitié sont souvent utilisées comme des synonymes dans les romans et drames français dès la décennie 1630, il convient bien de considérer l’importance de l’Astrée pour la sémantique historique de l’amour, car cette synonymie est un produit du roman d’urféen. Par conséquent, l’idéal de l’honnête amitié de l’Astrée est un précurseur de l’idéal de l’amitié tendre de la Clélie, mais il distingue systématiquement deux idéaux - l’amour et l’amitié entre homme et femme - en les unissant dans un idéal. Voir pour l’idéal de l’amour dans l’Astrée : Philip Butler, « L’érotisme dans l’Astrée », dans : PFSCL, N° 10/ 2, 1978- 1979, p. 75-82 et 83-85 ; Antoinette Saly, « Amour et valeurs au XVII e siècle. Le legs du moyen âge dans l’Astrée », dans : Travaux de linguistique et de littérature, XX, N° 2, 1982, p. 37-46 ; Bernard Yon, « Honoré d’Urfé, ou le conseiller des vrais Amants », dans : Littérature, N° 15, 1991, p. 59-67 ; James M. Hembree, Subjectivity and the signs of love. Discourse, desire and the emergence of modernity in Honoré d’Urfé’s L’Astrée, New York, Lang, 1997; Laurence Plazenet, « Politesse amoureuse et genre romanesque. Lieu commun ou épreuve critique ? », dans : Franco-Italica, N° 15, 1999, p. 227-263 et Eglal Henein, La Fontaine de la Vérité d’amour ou les promesses de bonheur dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé, Paris, Klincksiek, 1999. 36 Voir Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft, Heidelberg, Winter, 2011 et idem, « L’Oiconomie des plaisirs ». Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 268 Georges de Scudéry, même si Honoré d’Urfé donne jour à cette notion dans l’Astrée, à savoir la notion de la ‘tendresse’ 37 . Néanmoins, suivant l’argumentation de Scudéry, il se dispense (encore) de la tendresse paternelle de l’Astrée ainsi que des règles d’Aristote, car il opte pour une autre conception de la tragi-comédie. 3° « La giustizia et l’audace imprese io canto » ou les lois et le souverain dans la tragi-comédie Le deuxième et surtout le troisième acte de la pièce multiplient certes les lieux de l’action d’un côté, mais ils se concentrent sur un couple qui se trouve en dehors des actions d’amour, même si ou parce qu’ils sont au centre de la conception scudérienne de la tragi-comédie, à savoir le roi Mérovée et Clidamant. Ce qui distingue leurs entretiens des autres est la dimension politique qui se focalise sur le problème, voire le devoir de la souveraineté. La question est de savoir ce qui caractérise un bon souverain et par ce biais quel est le devoir d’un souverain. C’est Clidamant qui explique son concept de souverain et de souveraineté et qui se présente à travers son discours comme le conseiller parfait de la future monarchie française: CLIDAMANT : Si la crainte & l’amour le peuple auait ensemble, Ce seroit le meilleur, au moins il me le semble, Mais ne pouvant les deux aisément acquérir, La crainte plus qu’amour empesche de périr. 38 Il continue son discours en disant : Il faut l’épée au poing surmonter les destins, Terrasser à vos pieds l’insolence effrenée De cette populace au reuolte adonnée : Les Princes vont naissant aueques le desir D’agrandir leur Estat pour croistre leur plaisir : Faites donc adorer la puissance royale Des flots de Normandie à la mer Provençale, Et regnant souuerain qu’un clin d’œil, qu’une voix Fasse courber chacun sous la rigueur des lois. 39 37 Honoré d’Urfé se focalise dans l’Astrée sur la ‘tendresse du père’ et non pas sur la tendresse entre amis, voire entre amants comme le fera Madeleine de Scudéry dans son roman Clélie. L’idéal de la ‘tendresse du père’ éclate après Ligdamon et Lidias dans les tragédies de Corneille - surtout dans les actions du vieil Horace dans la tragédie Horace - et dans les tragédies et tragi-comédies de Scudéry - p.ex. dans L’Amour tyrannique. 38 Scudéry, Ligdamon et Lidias, II, 3, p. 42. Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 269 Suivant l’argumentation de Clidamant, l’amour souverain se base sur l’amour pour le souverain, mais il produit aussi l’effet rétrograde que tous les sujets doivent craindre de perdre cet amour s’ils ne sont plus dignes de celui-ci ou, pire encore, s’ils refusent cet amour. Systématiquement parlé, Clidamant évoque la question de savoir qu’est-ce qui est le statut du roi envers les lois : A-t-il le droit de surpasser les lois dans un acte de souveraineté ou doit-il les respecter comme les autres sujets ? Doit-il être clément envers des ennemis ou a-t-il le droit de les punir ? Sa réponse à ces questions est simple, mais fondamentale, car il opte pour une monarchie absolutiste : il faut faire adorer la puissance royale, il faut agrandir le royaume et il faut faire craindre les ennemis du pouvoir royal par des exemples rédhibitoires : CLIDAMANT : Un prince désirant vieillir avec l'empire Doit tout exterminer ce qui lui pourrait nuire. 40 Clidamant se présente par conséquent comme l’héritier du cortegiano italien dans la France contemporaine, même si l’action de la tragi-comédie se situe à l’époque de la naissance de la France. De plus, Clidamant agit en tant que partisan de la monarchie contemporaine, ou pour être plus précis, de la monarchie telle qu’elle est en train de s’établir après « le coup d’État de Louis XIII » en 1617 41 à la « journée des Dupes » en 1630 42 . C’est-à-dire qu’il plaide pour la guerre afin de diminuer le pouvoir des États étrangers en France et pour agrandir la souveraineté du roi de France - et dans l’intérieur et l’extérieur du pays. Néanmoins, Clidamant ne peut pas être considéré comme un représentant du cardinal Richelieu dans la tragi-comédie, mais il se porte garant pour le même concept de la souveraineté royale que le cardinal. L’interdiction du duel d’honneur entre gentilshommes, qui provoque l’exile de Lidias, est un exemple sinon l’exemple de la puissance royale à l’intérieur qui fait craindre aux sujets du roi le pouvoir judiciaire de ce dernier. L’éclat de la tragi-comédie que Scudéry essaie de produire, consiste alors dans la transformation de la tragi-comédie en la focalisant sur une vrai 39 Scudéry, Ligdamon et Lidias, II, 3, p. 43. 40 Scudéry, Ligdamon et Lidias, II, 3, p. 42. 41 Voir Jean-Vincent Blanchard, « Dies Irae. Le coup d’État de Louis XIII, les pamphlets et l’institution du public », dans : Littératures classiques N° 68, 2009 / 1, p. 31-42 et 1617. « Le coup d’État de Louis XIII », dans : XVII e siècle N° 276, 2017 / 3. Voir aussi dans ce contexte Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; idem, L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Champion, 2000. 42 Voir Christian Jouhaud, Richelieu et l’écriture du pouvoir: autour de la journée des dupes, Paris, Gallimard 2015. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 270 tragi-comédie française, une tragi-comédie qui se situe en France, voire dans l’histoire française et dans la civilisation française, et qui combine deux amours, l’amour souverain et l’amour réciproque des amants pour former une première modélisation de l’amour galant. En privilégiant l’amour souverain et par ce biais la dimension politique, Scudéry se présente non seulement comme le poète-guerrier d’un roi guerrier, mais aussi en tant qu’apologète d’un théâtre décidément français à venir 43 . Sauf que ce serait un théâtre qui respecte les règles de la Poétique aristotélicienne, car cela donne encore plus d’éclat au drame - comme le soulignera Scudéry dans ses Observations sur le Cid et dans ses pièces ultérieures 44 . 43 Voir aussi la présentation de soi de Georges de Scudéry en tant que poète-guerrier dans le paratexte A qui lit da la tragi-comédie: « Ie suis nay fils d’vn pere qui suiuant l’exemple des siens, a passé tout son aage dans les Charges militaires, & qui m’auoit destiné dès le poinct de ma naissance à vne pareille forme de viure : ie l’ay suiuie & par obeïssance & par inclination. Toutesfois ne pensant estre que Soldat, ie me suis encore treuué Poëte ; ce sont deux mestiers qui n’ont iamais esté soupçonnez debailler de l’argent à usure, & qui voyent souuent ceux qui les pratiquent dans la mesme nudité où se treuuent la Vertu, l’Amour, & les Graces, dont ils sont les fauris ». Scudéry, Ligdamon et Lidias, « A qui lit », s.p. Pour l’habitus du ‘poète-guerrier’ voir l’introduction de ce dossier. 44 Voir Jörn Steigerwald, « Les deux critiques de Scudéry ».