eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 46/91

Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2019-0019
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2019
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Le Vassal généreux: une victoire dramaturgique de la tragédie sur la tragi-comédie galante?

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Liliane Piccola
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PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 Le Vassal généreux : une victoire dramaturgique de la tragédie sur la tragi-comédie galante ? L ILIANE P ICCIOLA (U NIVERSITÉ P ARIS -N ANTERRE , EA 1586, CSLF) Scudéry compose Le Vassal généreux en 1632. Quand il la publie, en 1636, il désigne sa pièce comme un « poème tragi-comique 1 ». Dans la perspective tragi-comique qui est ouverte, le titre peut surprendre car le public qui le lit attend moins d’assister aux aventures privées de grands et de rois que de se trouver entraîné par une action plus digne dans une réflexion de type politique - sur le rapport d’un sujet noble à plus puissant que lui - et de type éthique - sur la générosité. Le nom du héros ne figure même pas dans un premier titre. La pièce est dédiée à M lle de Rambouillet 2 . À dire le vrai, la dédicace n’apporte rien sur le contenu ni la forme de la pièce. Elle recèle en effet des compliments d’usage à l’égard de la destinataire, un rappel du succès obtenu au théâtre et l’intention de la publication : étendre la réussite de cette tragicomédie. L’auteur vise d’abord les « ruelles », donc les conversations du monde galant, où la fille de la Marquise peut faire voir sa « bonté », déjà à l’œuvre en ce qu’elle partage avec ses amis ses bonnes impressions de spectatrice ; il vise aussi les « cabinets », puisque le salon des dames de Rambouillet est fréquenté par des écrivains et doctes, comme Chapelain, Boisrobert, Baro, et que Julie de Rambouillet elle-même est présentée comme une « connaisseuse », ce qui, en matière de théâtre, apparaîtra bien en 1639, dans la Querelle des Suppositi 3 . 1 Le Vassal généreux, Poème Tragi-Comique, par Monsieur de Scudéry, À Paris, Chez Augustin Courbé, 1636. 2 Julie d’Angennes (1607-1671), fille de la marquise de Rambouillet, raffolait du théâtre. 3 En 1639, l’Hôtel de Rambouillet se divisa dans l’appréciation de la comédie de L’Arioste intitulée I Suppositi, publiée sous sa forme versifiée en 1528. Jean Chapelain en avait prêté une édition plus récente à Voiture et ce dernier ne l’apprécia pas davantage que Mlle de Rambouillet, choquée par ses obscénités. Sur Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 272 En prétextant la paresse, Scudéry se dispense de l’argument, dont étaient alors souvent munies les œuvres dramatiques un peu sérieuses. Ce résumé de l’action aurait été intéressant pour glaner des informations sur la perception que l’auteur avait de sa propre pièce. À l’instar de nombreuses tragi-comédies de l’époque, parmi lesquelles on peut compter la première œuvre de Scudéry, Ligdamon et Lidias, l’action s’inspire très fortement, d’une histoire incluse dans L’Astrée d’Honoré D’Urfé : celle de Silviane et Andrimarte. Cependant, alors que les contemporains font reconnaître les personnages du roman dès le titre, constitué du nom d’un ou deux protagonistes, Scudéry, comme on l’a vu, choisit un titre insolite, qui n’oriente pas d’emblée vers le roman mais vers une réflexion d’une certaine gravité ; de surcroît, la liste des acteurs révèle qu’il a changé les noms des personnages. Néanmoins, dans la notice de L’Amour tyrannique qu’il donne à son édition de cette pièce dans la Bibliothèque de la Pléiade, Jacques Truchet estime sans nuances que Scudéry a commencé sa carrière par quatre pièces « romanesques », Le Vassal généreux faisant partie du lot. On constatera qu’effectivement un certain nombre de caractéristiques ramènent au roman, l’action étant choisie dans ses deux épisodes, respectivement enchâssés dans le livre 12 de la Partie III et dans le livre 3 de la Partie V. Comme la plupart de ces enchâssements, qui content les aventures de ceux qui, à la différence des bergers, sont restés dans l’univers de la chevalerie, l’histoire de Silviane et d’Andrimarte retrace des « aventures » survenues à la cour du roi Mérovée. L’adaptation à la scène dans le genre le plus libre, la tragicomédie, ne pouvait qu’affecter la structure du récit ; elle supposait aussi un dispositif scénique bien étudié pour restituer ce qui fait la vie du roman, comme nous le verrons dans un premier temps. Cependant le travail opéré par Scudéry nous semble avoir dépassé la simple transposition dans un autre genre et l’épithète de « romanesque » ne convient au Vassal généreux qu’à la condition d’en occulter bien d’autres aspects : vu l’objet élevé que précise son titre, cette « tragi-comédie » mériterait-elle, comme Sarrasin le proposera à l’égard de L’Amour tyrannique du même Scudéry 4 , d’être déce sujet, voir Jörn Steigerwald, « La querelle des Suppositi de l’Arioste », Littératures classiques, 2013/ 2 (N° 81), p. 173-183. DOI : 10.3917/ licla.081.0173. URL : https: / / www.cairn.info/ revue-litteratures-classiques1-2013-2-page-173.htm. 4 L’Amour tyrannique, tragicomédie, par M. Scudéry, Paris, Courbé, 1639. Après la page de titre et la dédicace, on peut lire avant la pièce le Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry dédiées à l’Académie française par M. de Sillac d’Arbois [23 pages]. On peut lire également ce Discours dans Œuvres de J.-F. Sarasin, éd. P. Festugière, Paris, Champion, 1926, t. II. Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 273 signée comme une tragédie ? Devant la désignation de la pièce comme « poème tragi-comique », ne peut-on supposer que Scudéry attribue à cette composition un statut un peu particulier au sein du genre tragi-comique ? Un certain nombre d’arguments, qui seront examinés dans un second temps, militent en faveur d’une approche du Vassal généreux qui, mutatis mutandis, rapprocherait cette pièce de L’Amour tyrannique, mais la démarche nous semblerait hardie. Nous avancerons en conséquence une proposition qu’on pourra considérer comme synthétique. La liberté et les caractéristiques de la tragi-comédie Acteurs de la pièce et acteurs du roman : une équivalence globale Tous les protagonistes sont des personnages qui ont leur origine dans le roman de L’Astrée sous un autre prénom : le roi des Gaulois, Androphile, correspond à Mérovée ; son épouse, la reine Glacitide, à la reine Méthine. Dans le prince des Francs, puis roi des Gaules, Lucidan, on reconnaît Childéric. Le prénom de Rosilée a remplacé celui de Silviane mais les aventures des deux personnages sont les mêmes : sous l’effet de la passion amoureuse, le prince/ roi, Lucidan, se livre à une sorte de persécution à l’égard de l’héroïne alors qu’elle aime ailleurs. Cet ailleurs, c’est Théandre, qui conserve le « andr » du prénom d’Andrimarte : l’étymon anèr/ andros signale un grand courage et marque l’affection que le roi Andro-phile, le bien nommé, éprouve pour lui. Comme Andrimarte, Théandre est le parfait amoureux, le parfait chevalier, le parfait sujet. Artésie, ici femme de l’écuyer Périntor, remplace l’épouse d’Andrénic pour aider Rosilée à fuir les brutalités de Lucidan, quand il est devenu roi. Pour les personnages secondaires, le rapport est plus lointain : on ne saurait considérer Rosimar, chef de la rébellion contre Lucidan, comme l’équivalent du Gilon de L’Astrée car le rebelle du roman ne s’attire aucune estime, tandis que celui de la pièce est un sujet honnête ; on peine à voir Lindorante, dont on ne sait rien, sauf qu’il conseille Lucidan, comme l’équivalent de Clidamant, fils de la reine Amasis dans le roman, voire comme celui de Guynemants : ces deux derniers personnages de la tragicomédie n’ont en commun que d’être dévoués au roi des Gaulois et de mourir en le défendant. On ne perçoit guère non plus qui, dans L’Astrée, a pu inspirer le personnage de Philidaspe, antithèse de Lindorante. Cependant, il convient de ne pas s’arrêter là : ce qui rapproche beaucoup la pièce du roman c’est le très grand nombre de personnages, dont certains passent rapidement mais créent l’impression d’une vie de cour et de Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 274 l’existence d’un peuple derrière elle. En tout dix-sept personnages dont deux confidents, quatre princes gaulois, un page, un écuyer, un trompette, sans compter un « chœur des peuples gaulois » et un « chœur des trompettes ». Il faut sans doute leur ajouter des gens de Lucidan, de Glacitide et de Rosilée : une didascalie les mentionne dans l’acte V mais ils ne figurent pas dans la liste des acteurs. On a donc bien affaire à une sorte de roman scénique. Déplacements des personnages et de l’action : une liberté romanesque À de rares exceptions près, notamment quand l’action se déroule dans un temple, les mentions des lieux se trouvent presque uniquement dans des didascalies internes, et le lecteur doit parfois attendre longtemps pour les trouver. Le décor à compartiments épargnait évidemment ces efforts au spectateur. C’est dans un temple attenant au palais royal des Gaulois, où Théandre finit d’accomplir sa veillée d’armes, que la première scène de la pièce a lieu, la deuxième semblant se dérouler assez près de là, dans une autre pièce du palais : Lucidan tâche de s’y attirer les faveurs de Rosilée. La troisième ramène au temple, où se déroule la cérémonie d’adoubement de Théandre mais le lieu prend un aspect plus grandiose que dans la première scène : il est probable qu’on abaisse un rideau dans car le temple « s’ouvre » pour faire voir la cour dans toute sa splendeur. Les lieux représentés ne dépassent donc pas les limites de ce que Mahelot appellera un « palais à volonté ». C’est encore dans diverses pièces du palais d’Androphile que, malgré la guerre menée par Théandre entre les deux actes, se situent les scènes de l’acte II : en quelque sorte tant que le vieux roi est en vie, l’action est comme contenue dans son palais, maîtrisée. En revanche, à partir de l’acte III, après la mort d’Androphile qui survient au cours de l’entracte, le cadre ne cesse de changer : l’acte III et l’acte IV sont placés sont le signe de l’errance. Débutant dans le palais où règne désormais Lucidan, qu’on voit seul avec ses conseillers, l’action de l’acte III se transfère bientôt dans un château situé « sur la route de Reims », où Glacitide, devenue Reine-Mère par le décès d’Androphile, semble avoir fui son fils (on apprendra plus tard qu’il s’agit du château d’Argail). Dans la troisième scène, le spectateur est ramené vers Paris, mais cette fois Lucidan est visiblement sorti de son palais pour assaillir, en vain, la demeure de Théandre, où Rosilée est censée se trouver. La scène 4 ramène au palais, où Rosimar incite le peuple à la révolte ; les scènes 5 et 6 transportent le spectateur dans un nouvel espace qui correspond à la maison d’Artésie où Rosilée a trouvé refuge mais, devant les nouvelles, l’héroïne décide de fuir Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 275 plus loin encore comme le précise une didascalie interne du vers 855 : « Et sortant de Paris comme des étrangers / En chevaliers errants nous courrons les dangers ». Les trois dernières scènes de l’acte III ramènent encore au palais royal mais seulement devant celui-ci puisqu’une didascalie indique que Lucidan est « sur le pont ». C’est là que le jeune roi apprend sa destitution. Il s’apprête alors à fuir dans la nuit. Évidemment, vu ces changements incessants du cadre de l’action, les scènes ne sauraient être liées. L’acte IV fait voir un nouvel espace : la lisière d’un bois, où passent, par un hasard parfaitement romanesque, Théandre et Périntor, ce qui fait comprendre qu’il est situé entre Reims et Paris, mais y arrivent bientôt Rosilée et Artésie. Le bois est bien le même car Artésie déclare : Ils sont encore ici, vous avez pu l’entendre ; Et je juge en ces lieux, par des signes exprès, Que le château d’Argail ne peut être que prés. Voilà que s’y présente également Lucidan, qui fuit son peuple parisien en révolte. Comme Rosilée et Artésie, il a parcouru, entre l’acte III et l’acte IV, une assez belle distance. L’acte V les ramènera tous à Paris, dans le palais royal, où Théandre rejoint Rosimar et les princes, puis où apparaissent Lucidan, Glacitide, et Rosilée « avec leurs gens ». Il va de soi que ces déplacements et changements de cadre impliquent qu’un temps relativement long est nécessaire à l’accomplissement de l’action : plusieurs mois au moins, mais il pourrait s’agir d’années 5 , le temps paraissant s’écouler surtout entre les actes. Toutefois on peut supposer que le passage brutal à un lieu différent, comme de Paris au château d’Argail, signifie une sorte de simultanéité des actions qui se succèdent scéniquement. Si la diversité de ces espaces confirme l’appartenance de la pièce au genre tragi-comique, ces changements de lieu pourraient bien avoir une autre valeur, que nous envisagerons plus loin. La pièce présente encore d’autres caractéristiques qui la rapprochent du roman chevaleresque Le changement du nom des personnages, qui fait disparaître le nom astréen de Mérovée, a pour effet de placer l’action hors de portée d’une datation historique, à l’instar, par exemple, du Clitandre de Corneille. C’est un des points sur lesquels la tragicomédie commence à se distinguer de la tragédie. 5 Dans l’Astrée, c’est au bout de six ans qu’Andrimarte revient de ses travaux guerriers. Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 276 Néanmoins il est toujours question de Francs, de France, d’une héritière du duc de Bretagne, d’un « peuple gaulois » - qui aurait un « Sénat » ! - de rites de chevalerie ; à Paris le palais d’Androphile, puis de Lucidan, ressemble à un château-fort. La fiction semble avoir besoin d’une vague caution de l’histoire pour acquérir quelque lustre mais se rattache néanmoins à la tradition des poèmes chevaleresques du Moyen Âge et de la Renaissance. La pièce commence par l’adoubement de Théandre, qui ensuite choisit en Rosilée la dame qui habitera ses pensées lorsqu’il ira combattre pour le roi ; après ses exploits guerriers, le héros a gagné Rosilée et le roi s’apprête à demander au roi de Bretagne, père de cette dernière, de donner sa fille au brave et jeune guerrier. Le langage qui est employé s’inscrit dans ce contexte de courtoisie et M lle de Rambouillet pouvait l’apprécier abondance du lexique et des tournures de la galanterie. Évelyne Dutertre a recensé les types de métaphores les plus employées par Scudéry 6 : ici abondent les métaphores du feu et du servage amoureux. Parmi les caractéristiques du roman chevaleresque, il y a aussi le déguisement de femmes en hommes et les duels dans lesquels elles s’aventurent ainsi vêtues, telles Marfise et Bradamante chez Boiardo et L’Arioste 7 , Clorinde et Herminie chez Le Tasse 8 . En effet, l’inspiration vient ici du roman urféen mais en même temps et à travers celui-ci de tout un pan de la littérature italienne, qu’on aimait à exploiter sur la scène. Toutefois l’on note que le déguisement est ici très provisoire et que Rosilée ne saurait être considérée comme un personnage aussi romanesque que les héroïnes italiennes 9 ; le danger rencontré par Rosilée et Artésie se révèle minime car elles ne font aucune mauvaise rencontre et ne conçoivent même aucune peur, alors que c’est le cas pour Silviane et la femme d’Andrenic dans 6 E. Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz, 1988. Voir notamment les pages 451-456. 7 L’Arioste avec Orlando furioso, Roland furieux (1532 ; traduction française de François de Rosset en 1612, rééditée en 1625) et Boiardo avec les deux premiers livres, seuls publiés, en 1483, de son Orlando Innamorato, Roland amoureux (traduction française par Jacques Vincent et en 1549-1550 puis par François de Rosset en 1619). Bradamante est amoureuse du Sarrasin Roger et aimée de lui. Elle l’épouse quand il se convertit au christianisme. Quant à Marfise, elle tombe amoureuse de Roger avant de découvrir qu’elle en est la sœur jumelle. 8 Clorinde est l’héroïne de la Gerusalemme liberata, Jérusalem délivrée, publiée par Torquato Tasso en 1581. Son personnage doit beaucoup à Bradamante. Elle tombe amoureuse de Tancrède, chevalier chrétien, mais, combattant du côté des Musulmans habillée en homme, elle est tuée par son amant qui ne l’a pas reconnue. Plus tard, Herminie d’Antioche, elle aussi amoureuse de Tancrède, vole son armure et s’en revêt. 9 C’est en 1636 que La Calprenède fit représenter sa tragi-comédie Bradamante. Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 277 l’Astrée. Au contraire, comme c’est Andrimarte et Périntor que rencontrent les deux faux chevaliers dans Le Vassal généreux, les fugitives en profitent pour rire encore comme elles avaient commencé de le faire dans l’acte III. Un zeste de comique dans une action chevaleresque En effet, et alors même que le danger de la poursuite de Lucidan n’est pas écarté du tout, on assiste, dans la scène 5 de l’acte III, à un échange plaisant entre Rosilée et sa dévouée compagne qui assure la réalisation matérielle de la fuite grâce à un travestissement : « Théandre et mon mari ne peuvent être loin / J’ai deux de ses habits dont nous aurons besoin ». L’humour se perçoit bien aux vers 855-856, lorsqu’Artésie déclare : « Et sortant de Paris comme des étrangers / En chevaliers errants nous courrons les dangers ». On peut aussi goûter le jeu de mots placé dans la bouche d’Artésie, qui assume un peu le rôle d’une graciosa 10 , dont la mission, dans la tragi-comédie comme dans la comedia, est d’alléger des moments trop tendus, ce qui, au reste, a pour effet de casser un peu la fiction. On reviendra ultérieurement sur ce point. Au vers 876 de la même scène, on reste un peu étonné devant la réplique de la camériste : « Il faut que je vous fasse aujourd’hui chevalier », qui est prononcée alors même qu’Acaste, un homme de Théandre, vient de prévenir les deux femmes de l’imminence du danger et du risque de l’approche de Lucidan ; bien sûr, Artésie signale par là qu’elle va déguiser Rosilée en chevalier mais, dans la mesure où la pièce a commencé par un adoubement, on peut considérer qu’il s’agit d’une plaisanterie à l’égard de la pièce elle-même, un adoubement de femme ne pouvant passer que pour hautement fantaisiste. Dans la scène 3 de l’acte IV, on voit effectivement apparaître Rosilée et Artésie en habits d’homme. Cependant Artésie ne parvient pas à feindre et, sans cesse, s’adresse à l’héroïne en utilisant le vocatif « Madame » : « Ta langue veut trahir le secret de mon âme », lui lance Rosilée quand la scène commence. Elle s’attire cette excuse d’Artésie dans les vers 1112-1116 : Je m’embarrasse aux noms de Monsieur et Madame. Une habitude prise à dire le second, Fait qu’entre tous les deux mon esprit se confond. Quand je parle de vous, malgré votre finesse, Je dis parfois mon maître et souvent ma maîtresse. 10 Terme qui désigne dans les pièces espagnoles le personnage féminin, servante, voire dame de compagnie, qui assume la fonction conventionnelle de produire le rire par son côté terre-à-terre, qui la rend à des degrés divers selon fonction, peureuse, gourmande, et vénale. Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 278 Puis elle prend de nouveau de la distance et dénonce la fiction dans les vers 1119-1124 : Mais ce que nous faisons a si peu d’apparence, Qu’on m’écoute parler sans voir mon ignorance. Chacun juge à part soi qu’aujourd’hui les amants, Ne s’habillent ainsi que dedans les romans : Aussi votre aventure est si fort pitoyable, Que trop d’accidents vrais la rendent incroyable : Il faut dire qu’alors les deux femmes sont hors de portée de Lucidan et que la peur les quittées. Artésie en profite pour évoquer les succès de Rosilée déguisée auprès des femmes (v. 1127-1130) : Partout où nous passons, des beautés innocentes, Dans leurs tristes regards se font voir languissantes ; Leurs cœurs suivent vos yeux, si charmants et si doux ; Hélas que sans sujet, vous faites des jaloux. Au reste, Rosilée emploie bien le mot qui convient au personnage conventionnel d’Artésie et que celle-ci confirme : ROSILÉE Malgré mon déplaisir je ris de ta folie. ARTÉSIE Je tâche de bannir votre mélancolie. (v. 1131-32) Et aussitôt Artésie se trompe et s’adresse à Rosilée en lui disant « Madame » ! Ces détails du dialogue ne se trouvent nullement dans L’Astrée et il semble qu’ici Scudéry ait tenu à transformer le texte en lui donnant les couleurs de ce genre dramatique qu’est la tragi-comédie. Le vers 1148 annonce même qu’un défi pour rire va être lancé à Théandre (v. 1148) : « Dieux ! Que je m’en vais rire, en le mettant en peine ». Au reste, on peut estimer que le vers précédent exprime aussi quelque autodérision du dramaturge qui fait railler la situation qu’il a lui-même créée : « Voyez comme à propos le hasard nous l’amène ; ». Comme le combat s’engage, le hasard intervient encore avec l’arrivée inopinée de Lucidan, qui, repenti, veut désormais faire le bien et qui sépare les combattants. À ce moment-là, le roi montre qu’il porte bien son nom de Lucidan et il reconnaît les quatre autres personnages, qu’il nomme tous. On est tenté de penser que ce moment était également imaginé pour faire rire tant l’effet est facile. Le soin apporté par Scudéry à introduire dans les didascalies des éléments qui créent le spectacle ancre encore la pièce dans le genre, frappant et vivant, de la tragi-comédie. Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 279 Une pièce à grand spectacle À la scène solennelle d’adoubement de Théandre à l’acte I répond celle de son couronnement à l’acte V, puis le transfert des signes du pouvoir qu’il a reçus à Lucidan car Théandre est le parfait vassal : il tient à la transmission héréditaire du pouvoir et refuse la procédure de l’élection, qui, en l’occurrence, serait la sienne. Le spectacle de son adoubement dans l’acte I se déroule en deux temps. Théandre est d’abord montré dans sa veillée d’armes qui le prépare solennellement à l’événement, comme le rappelle l’indication scénique liminaire : Il est dans le temple la nuit à la veille dans armes dressées en trophée ; Cérémonie des chevaliers anciens. La dernière expression suppose que l’aspirant chevalier procède à certains gestes rituels en prononçant ses stances. Dans ses didascalies de la scène 3 de ce premier acte, Scudéry se fait beaucoup plus précis. La rubrique de scène indique que tous les gestes s’effectuent sous le regard d’une nombreuse assistance : outre Théandre, la scène est occupée par Androphile, Lucidan, Rosilée, Glacitide, Ménocrite, Orchomène, Lucidame, Rosimar, Palinonde, auxquels s’ajoute un « Chœur de trompettes ». Si la musique est signalée au début de la cérémonie (vers 289-290 : « Mais le roi n’est pas loin des trompettes qui sonnent, / Le temple retentit, ses voûtes en résonnent »), on peut également supposer que les instruments se font entendre à plusieurs reprises, sans doute à chaque étape solennelle, signalée par une didascalie externe ou interne. On dispose d’une information sur l’organisation de l’espace : « Ce carreau préparé m’enseigne mon devoir » déclare Théandre au vers 292. La mention « Serment de l’Ordre de Chevalerie » est, elle, une indication sur le ton, voire le rythme et une certaine hauteur des sons, auxquels doit se montrer attentif l’acteur incarnant le personnage du vieux roi Androphile quand, dans les vers 293-302, il pose à Théandre des questions dont on comprend ainsi qu’elles appartiennent au rituel. Puis ce sont les gestes qui sont précisés (vers 305-324) : ANDROPHILE […] Lucidan, pour faveur signalée, Chaussez lui l’éperon, donnez-lui l’accolée : THÉANDRE L’univers m’entendra ce bien fait publier : LUCIDAN Théandre, approchez-vous je vous fais chevalier [...] ANDROPHILE Pour vous ceindre l’épée, élisez une dame. THÉANDRE Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 280 Amour en fait le choix. […] Il se met à genoux devant Rosilée. Que votre belle main souffre d’être occupée, À me faire avoir d’elle, et l’honneur, et l’épée. ROSILÉE De la reine dépend ce que vous demandez : […] GLACITIDE Oui, je vous le permets, Théandre le mérite : ROSILÉE Puisse pour vos exploits, la terre être petite, Elle lui ceint l’épée. Puissiez-vous succomber sous le faix des lauriers, Et vous rendre fameux entre tous les guerriers : La scène 1 de l’acte V revêt également une grande majesté, avec de beaux accessoires : « Le temple se tire où paraît un trône, et les ornements royaux sont sur l’autel ». Là encore, l’assistance mentionnée dans la rubrique de scène est nombreuse 11 et la nécessité de reproduire un rituel se trouve soulignée par l’expression « Cérémonie antique du couronnement des rois de France ». Les gestes sont ensuite détaillés par des indications externes ou internes : MÉNOCRITE Que ce manteau royal couvre votre personne ; […] Il lui met le manteau royal. ROSIMAR Sire nous souhaitons que jamais la tempête, Que jamais le danger n’approche votre tête ; Et que cette couronne y soit ferme toujours ; Dût l’âge de Nestor le céder à vos jours. Il lui met la couronne sur la tête. ORCHOMÈNE Que votre majesté pour marque de puissance, Prenne le sceptre d’or dont on régit la France ; Que par lui puissiez-vous écarter le malheur, Et le faire adorer comme votre valeur. Il lui met le sceptre à la main. LUCIDAME Cette main dans la vôtre en faisant son office, Doit tenir la balance égale à la justice ; 11 Elle compte « Théandre, Rosimar, Ménocrite, Orchomène, Lucidame, Perintor, Palinonde, Choeur de peuple ». Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 281 Que le faible, et le fort, le petit et le grand, Soient pesez sans faveur dedans leur différend. On lui donne la main de justice. ROSIMAR Sire, montez au trône où la vertu vous monte ; Si la prière y va, tenez en toujours conte Oyez la doucement, ne la méprisez pas ; Les dieux qui sont plus haut, jettent les yeux en bas. On le conduit au trône. (v. 1373-1392) Cependant c’est seulement dans la scène 2 que, comme le précise la rubrique de scène, arrivent de nouveau des musiciens et que retentissent leurs trompettes : ces dernières sont réservées à la présence, révélée quand on a tiré une tapisserie, de la reine-mère Glacitide et de Lucidan, auquel Théandre entend restituer le pouvoir et ses symboles. Les gestes effectués et mentionnés par les didascalies sont hautement symboliques : Théandre « descend du trône » à la fin de la scène 1 et, à la scène 2, on assiste à la vestition royale de Lucidan, alors que la scène de son couronnement après la mort du vieux roi Androphile avait été escamotée : « Après l’avoir revêtu des habits royaux, il le remet au trône ». Toutefois grand spectacle n’est pas synonyme de dignité en matière de genre. En quelque sorte, Scudéry a affiché l’appartenance au genre mixte de la tragi-comédie en ouvrant et fermant sa pièce par deux moments solennels qui permettent de régaler les regards par le faste et une grande affluence ainsi qu’en distrayant par la plaisanterie, d’une part après la grande tension de l’acte III, d’autre part après un long monologue très grave de Lucidan, qui occupe toute la scène 1 de cet acte IV. Puis, une fois que Lucidan met un terme à la feinte imaginée par Rosilée et Artésie, l’on retourne à un registre et à des idées de plus en plus graves : « J’ai perdu ma fureur en perdant mon empire », déclare le roi déchu. Ce mouvement intérieur est l’indice d’un tropisme tragique de la pièce. Les séquences tragiques du Vassal généreux La pièce constitue en fait une ample interrogation, fortement dramatisée, sur l’art de régner. Cette thématique était jusqu’alors abordée dans certaines tragédies humanistes qui imitaient les tragédies grecques. Le niveau de style qui s’adapte à elle est forcément élevé. De surcroît, le personnage qui alimente ces réflexions suscite des émotions de crainte et de pitié, correspondant aux canons aristotéliciens de la tragédie. Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 282 De la passion privée au péril d’état La rivalité de Lucidan et de Théandre, tous deux épris de Rosilée, s’exprime d’abord dans des manifestations galantes qui tiennent à des objets. La jeune noble et Théandre échangent des promesses, qui pour l’époque valent mariage ; quant à Lucidan, il a fait peindre un portrait de cette dernière. C’est également un symbole : ainsi le prince possède-t-il Rosilée comme malgré elle, par effraction. Tony Gheeraert voit d’ailleurs dans diverses histoires de l’Astrée la récurrence d’une opposition préracinienne entre un « Éros sororal », le rapport qui unit Silviane à Andrimarte, et un « Éros événement 12 », brutal, le rapport de Childéric à Silviane, indissociable de la conscience d’être puissant. Bien que Lucidan soit le fils du roi des Francs, qui règne sur certaines autres provinces des Gaules ou dont d’autres rois sont les amis, Rosilée n’est pas fascinée par l’honneur qu’il lui fait. D’ailleurs, s’agit-il bien d’un honneur ? Au cours de l’acte II, le roi Androphile analysera bien le projet de son fils, qui ne songe nullement au mariage avec Rosilée mais seulement à sa possession ; le vieux sage a compris que, surtout, il ne saurait la voir appartenir à un autre. En fait, cette passion de Lucidan apparaît dans un premier temps comme un simple élément d’opposition au bonheur des deux héros et en ce sens s’intègre parfaitement à l’univers des passions privées qui caractérisent la tragi-comédie. Le désir que lui inspire Rosilée ne commence à prendre une coloration tragique que lorsque Lucidan commence à le parer d’une prétendue raison d’État dont son père, Androphile, tel Mérovée, n’est pas dupe dans l’acte II. Argumenter pour cacher sa passion sous le voile des intérêts du pays ou de la puissance, voilà qui ressortit à la tragédie. De surcroît, c’est lorsque l’aspect véritablement inquiétant de la passion de Lucidan s’est révélée qu’Androphie est saisi sur scène d’un malaise mortel. On comprend alors que l’être avide de domination qu’est Lucidan ne sera plus bridé par rien, ni pour posséder Rosilée ni pour exercer un pouvoir violent sur les autres. De fait, Scudéry a déjà réalisé une incursion dans le genre dramatique le plus digne dès la fin de l’acte I, quand le vieux roi, a rappelé quelles sont les prérogatives royales devant quelque grand que ce soit, fût-il son fils (vers 371-372) : Lucidan vous estime, et consent à vos vœux ; Il le doit faire ainsi, parce que je le veux : 12 Tony Gheeraert, Saturne aux deux visages. Introduction à l’Astrée d’Honoré d’Urfé, Mont Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, coll. « Chefsd’œuvre de la littérature française », 2006, p. 100. Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 283 Le ton devient de plus en plus grave au fur et à mesure que l’on avance dans l’action, la fin de l’acte I ayant fait grandir toutes sortes d’appréhensions chez le spectateur puisqu’il se termine par le vers 380, que prononce Lucidan : « Il faut que je l’embrasse, au lieu de l’étrangler ». La formule, préracinienne, apparaît comme programmatique. Même si l’acte II commence dans une atmosphère de liesse, sa scène 2 ramène à la peur et à la violence. Cette scène 2 n’est en aucune façon inspirée de L’Astrée. C’est une scène de conseil, au cours de laquelle deux personnages se partagent l’esprit de Lucidan, d’un côté Lindorante, qui l’exhorte à ne pas céder à sa passion, de l’autre Philidaspe, qui flatte son attirance. Lindorante a placé la barre très haut : comme la scène commence au milieu d’un dialogue, on entend le prince rejeter la « raison d’État » que ce conseiller a rappelée car le roi Androphile tient à remercier son vassal en lui donnant Rosilée pour épouse. Il est possible de considérer qu’on a affaire ici à une sorte de psychomachie, ces deux conseillers n’ayant aucune autre utilité, aucune existence individuelle. Par ailleurs, c’est lorsqu’ils seront morts tous deux que Lucidan commencera à prendre véritablement conscience de lui-même et de ses erreurs. Il n’a alors plus besoin de conseils. Dans cette scène 2 de l’acte II, l’on peut noter que Lucidan parle le langage de la guerre mais en le dévoyant car c’est pour évoquer les ravages qu’il a laissé commettre en son cœur. Par ailleurs, si la forme de la confrontation des deux conseillers fait songer à celles que l’on trouvera dans Cinna ou dans La Mort de Pompée, sur le fond, elle rejoint plus tôt celle qui s’opère de manière subtilement décalée, entre les préconisations respectivement énoncées pour Néron par Burrhus et Narcisse dans Britannicus. En la bouche de Lindorante, on entend les mots de respect, de raison, de gloire, d’honneur. Son langage est quasiment biblique (livre d’Isaïe, notamment 13 ) lorsqu’il évoque les effets du désir : « Il brise dans leur main les sceptres des grands princes ; » (v. 462). Au contraire, Philidaspe ne cesse de célébrer le / les « plaisir(s) » (v. 484 et 495), recommandant même de s’y baigner, « ce qui plaît » (v. 512), les « passe-temps » (v. 490). Dans cette scène, Lindorante recourt, pour impressionner Lucidan et lui faire craindre sa dégradation à venir, à des images extrêmement fortes, insistant, après celle du sceptre brisé, sur le paradoxe poignant que constituent « les captifs 13 « Car vous avez brisé le joug qui accablait votre peuple, la verge qui le déchirait, et le sceptre de celui qui l’opprimait tyranniquement, comme vous fîtes autrefois, à la journée de Madian » (Isaïe, chapitre IX, 4, dans La Bible, traduction de Lemaître de Sacy, éd. Philippe Sellier, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 897). On peut également se référer à l’Ecclésiastique de Jésus, ch. XXXV, 23 : « Et il se vengera de toutes les nations jusqu’à ce qu’il détruise toute l’assemblée des superbes, et qu’il brise les sceptres des injustes » (La Bible, édition citée, p. 867). Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 284 couronnés ». Son contradicteur flatte la jeunesse, vante la mode nouvelle et une morgue des grands qui résiderait en un refus de toute forme d’obéissance ; Lindorante, lui, emploie une formule à la Sénèque (v. 477- 478) qui ne déparerait pas une authentique tragédie : « Pour régner sûrement, qu’ils règnent sur eux-mêmes ; / S’ils domptent les désirs, leurs forces sont extrêmes » (v. 477-478). Philidaspe feint toutefois de tenir un discours moral et vante la constance, mais celle du désir, qu’il faut satisfaire sans se résigner comme Lucidan, qui se montre encore un peu timide à cet égard. Les maximes machiavéliques fleurissent dans sa bouche : « Cette difficulté vous doit servir d’amorce ; / Où la constance est faible, il faut joindre la force » (v. 509-510) ; « Tous les grands sont des dieux, qui sont exempts de crime ; / Leur pouvoir les absout, et rend tout légitime » (v. 513-514). Lindorante invoque la colère divines contre pareil souverain tandis que Philidaspe incite princes et rois à se prendre pour des dieux, flattant le goût de la domination chez Lucidan avant même qu’il ne règne. Il suggère déjà un enlèvement de Rosilée. C’est ce conseil qui l’emporte dans le cœur du prince, qui congédie le vertueux conseiller en le qualifiant de « trop sage » (v. 526). D’où le comportement insolent qu’adopte Lucidan devant son royal père, dont les propos font écho à ceux de Lindorante. Le prince ne détenant pas encore la puissance royale réduit toutefois le sentiment du péril chez le spectateur. La mort du vieux roi, qui se produit quasiment sur scène, libère toutes les énergies mauvaises de Lucidan et, dans le souvenir de la confrontation passée, crée une émotion de terreur dès le début de l’acte III. Celui-ci commence par une deuxième scène de conseil, sorte de continuation aggravée de la première, puisque, couronné, Lucidan estime qu’il a tout pouvoir. Les premiers vers en font voir un jeune monarque effarant, qui se réjouit de la mort de son père (v. 681-683) : Je règne, Lindorante, et toujours dans la flamme, Mon deuil n’est qu’en l’habit, j’ai l’allégresse en l’âme : Mon père m’a fait place, Les maximes de Philidaspe sont devenues celles du nouveau roi des Francs. Cette scène 1 de l’acte III, cœur de la tragi-comédie, fait désormais percevoir Lucidan comme le personnage essentiel, le plus mobile, donc le plus intéressant : la perfection d’un Théandre n’est pas bien exaltante… Au contraire, entre l’acte II et l’acte III, ce Lucidan, qui inquiétait tant, a déjà décidé, en personnage pré-racinien, de se servir de son pouvoir pour parvenir à ses fins et il apparaît comme enivré de sa propre puissance sur tout le monde, sur Rosilée, sur Théandre, sur sa propre mère, sur son peuple, qu’il perçoit comme « un monstre ». Les formules osées et grandioses se succèdent : « Je suis toujours moi-même, et m’égalant aux dieux, / Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 285 Je porte pour ce monstre un foudre dans les yeux » (v. 699-700). On voit là que Pierre Corneille n’est pas l’inventeur de la formule autotélique qui nous semble aujourd’hui tellement inséparable du genre tragique… Cette nouvelle scène de conseil de l’acte III diffère de la première en ce que cette fois, Lucidan, devenu intarissable, la domine. L’élève a dépassé son maître Philidaspe, qui n’a plus qu’à le conforter dans ses décisions. Les deux conseillers n’ont droit qu’à deux répliques chacun, la seconde étant fort courte, et Lindorante s’exprime bien moins longuement que Philidaspe. Comme les abus de pouvoir ont commencé au cours de la période correspondant à l’entracte, l’acte III est celui de la chute du nouveau souverain. Le jeune roi a fait fuir la reine-mère Glacitide, il a éloigné Théandre. Incarné par Rosimar, un seigneur gaulois, le « peuple » juge scandaleuse l’agression du nouveau souverain contre la demeure de son grand vassal pour se saisir de Rosilée, il s’est opposé à son offensive et Lucidan est en fait en position de faiblesse. Dans le combat, Lindorante, le dévoué Lindorante, trouve la mort. Alors le péril d’État, dont l’abondance de l’action étouffe peut-être le sentiment, se double du péril encouru par le souverain lui-même, qui commence à le mesurer et à s’évaluer. Du monstre naissant au prince repenti Ce sont d’abord la déception et la souffrance amoureuse qui s’expriment car Lucidan n’a pas trouvé Rosilée chez Théandre : « Amour, espoir, que vous m’avez déçu ! ». En même temps, il se sent envahi par la honte parce que, lâché par les siens, Philidaspe en premier, il a été vaincu par les opposants à son coup de force. Il commence timidement à nommer « tyran » sa propre passion, trop visible, qu’il n’a pas su dominer, qui s’est trahie ellemême, et il commence aussi à réaliser qu’avec ce qu’il croyait le bonheur, c’est sa couronne qu’il perd. Cependant, comme on lui annonce que le peuple le destitue, le jeune roi manifeste de l’indignation et de l’arrogance à l’idée que lui, le tout-puissant, soit commandé. Il manie l’invective dans un registre élevé : « Ce monstre appelé peuple, une hydre à tant de têtes » ; il recourt à des maximes qui le confortent dans son orgueil : « Qui s’attaque à des rois en veut à votre image », clame-t-il à l’intention des dieux. Et de rappeler certains principes du fonctionnement politique. Parlant du peuple qui le chasse, il déclare : Il m’ôte la grandeur qu’il ne m’a pas donnée ; Mon sceptre héréditaire et non pas électif Me fit naître son maître et non pas son captif. Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 286 Même si le propos est globalement juste pour l’époque, le temps de l’humilité n’est pas encore venu…On lui voit un sursaut d’orgueil et de jactance pour rallier à lui ses soldats dans une harangue où il est question de foudre, d’Hercule et Antée, de lauriers. Assurément, Lucidan a du courage, mais il n’est pas maître de lui-même et ne peut donc créer d’adhésion à sa personne royale. Alors se produit une véritable prise de conscience et dans sa bouche le lexique de la guerre fait place au lexique de la faute : ce terme est employé au vers 1078 mais l’on trouve aussi « crime » (v. 938), « confesse » (v. 939), « repentir » (v. 940), « banni la raison », « péché » (v. 1076). C’est alors que, Philidaspe se présentant, il le tue, puis s’enfonce dans la nuit. Cette nuit est celle de la fuite, mais correspond aussi à une sorte de disparition du Lucidan que l’on connaît (vers 1107-1108) : Laissons-nous emporter à notre inquiétude ; Allons, allons nous perdre en cette solitude ; Lucidan apparaît deux fois dans l’acte IV, celui des remords. Dans l’Astrée, les pages qui sont consacrées à l’évocation des remords de Childéric le montrent auprès de sa mère, Méthine. Scudéry fait voir seul son Lucidan, ce qui confère plus de profondeur au personnage et le fait percevoir comme un homme plus mûr : il s’exprime au reste dans des stances. La méditation de Lucidan paraît alors si profonde, si sincère, qu’il suscite la pitié et c’est un roi métamorphosé qui, dans ce même acte IV, rencontre Théandre et Rosilée. Comme le feront Cinna et Émilie dans Cinna, ces derniers ne résistent pas à la douceur qu’il a soudainement acquise, d’autant plus qu’il ne cherche plus à les dominer. C’est cette transformation qui fait que, devant le peuple, Théandre présente Lucidan comme un roi de clémence (v. 1425), s’en portant garant. À l’instar d’Auguste, le souverain déchu va partager le pouvoir avec le « peuple », qui toutefois ne désigne ici que les autres nobles, et il va instituer un conseil, ce qui s’accorde à son humilité. La mesure est désormais alliée à la concorde ; et le fils, naguère cynique, rappelle avec respect l’image de son père, se disant « Héritier de ses mœurs comme de son épée » (v. 1490). C’est dans ce contexte que s’exprime par la bouche de Théandre une défense argumentée de la monarchie dont certaines formules, dénonçant les effets du régime oligarchique 14 puis du régime républicain, préfigurent les prises de parole du héros éponyme de la deuxième scène de l’acte II de Cinna. Ce discours a pour effet d’élever objectivement le personnage qui 14 Celui qui se divise en hommes différents, / Ôtant le nom des Rois élève cent Tyrans : / Les plus forts, les plus grands, y vivent d’espérance, / Et cette liberté n’en a que l’apparence : / Le peuple enfin connaît les maux qu’il a soufferts, / Et ce n’est qu’un Captif, qui ne voit pas ses fers » (v. 1271-1276). Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 287 inspire un mélange de crainte et de pitié. Désormais Théandre sera le conseiller de Lucidan, et son discours apparaît comme valant pour la pensée politique de son roi : « Dans les divers états de la chose publique : / Le plus parfait des trois est l’État Monarchique » (v. 1269-1270). Peut-on, à cause des périls traversés et de la hauteur des sujets abordés, parler de tragédie à fin heureuse 15 ? Pour diverses raisons, nous estimons qu’il conviendrait plutôt de parler de drame. Le Vassal généreux : un drame tragique Le lien du tragique et du romanesque Le drame tragique est un genre dans lequel certains aspects du romanesque, voire les touches de gaîté, peuvent renforcer le sens du tragique. En Angleterre et en Espagne, sans que la démarche présidant à leur création fût théorisée le moins du monde, et sans même qu’on les rattachât à quelque genre dramatique que ce soit, on écrivait depuis quelques décennies beaucoup de pièces au cadre historique mal saisissable, au cadre géographique lointain, voire incertain, et à l’action spectaculaire, comportant des séquences funestes et débouchant sur d’abondantes considérations philosophiques, ou même mystiques. Le Vassal généreux peut par bien des aspects être rapproché de ces pièces qu’on rattache à un « théâtre baroque » qui s’opposerait en tout au théâtre classique : drames shakespeariens et drames espagnols du Siècle d’or, notamment caldéroniens. Le rapprochement avec ces drames a évidemment été effectué dans le cas du Venceslas de Rotrou, bien postérieur à notre tragi-comédie 16 mais présentant diverses similitudes avec elle, car le poète a imité No hay ser padre siendo rey de Rojas Zorrilla. On notera que Venceslas a été désigné par son auteur comme une tragi-comédie alors que, en dépit des aspects éminemment romanesques de la pièce, dont plusieurs scènes sont plongées dans la nuit, un des personnages principaux, le prince Alexandre, est assassiné par son propre frère. Le roi Venceslas, comme Androphile, se désole des passions violentes de son fils Ladislas. Devant l’exécuter pour meurtre, il rétablit cependant sur le trône ce prince assassin, mais amendé et abîmé dans l’humilité, en abdiquant lui-même. Ces aspects de la fable dramatique rappellent celle de Scudéry, pourtant imaginée beaucoup plus tôt. Cepen- 15 Certes, le spectateur de la pièce voit mourir un roi, Androphile, mais il est vieux et il meurt de mort naturelle. 16 Venceslas, tragi-comédie, par M. de Rotrou, Paris, Antoine de Sommaville, 1649. Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 288 dant, contrairement à Rotrou, Scudéry n’a nullement imité une œuvre espagnole : nous estimons qu’il s’agit là d’une convergence spontanée qui indique que certaines tragi-comédies suivaient une voie qu’on pourrait qualifier de celle des tragédies libres. Dans le genre du drame tragique espagnol, il convient de pratiquer une lecture symbolique de bien des éléments, le décor et la lumière faisant partie à la fois de la poésie et du sens philosophique. Pour ce qui est de la disposition des lieux, nous avons remarqué que la règle d’unité, qui commençait à s’imposer, est respectée dans les actes I et II et que l’acte V ramène l’action dans le palais royal parisien qui leur sert de cadre. Dans ces actes I et II, domine le respect du roi Androphile, qui rassemble son monde autour de lui ; dans l’acte V, peu à peu, grâce à l’intervention de Théandre, généreux vassal, Lucidan reprend possession de son palais, de sa cour, de son peuple. Il se ressaisit de lui-même en même temps que du lieu du pouvoir : il n’est plus aliéné. L’acte III, en revanche, dispersait tout le monde. Lucidan, qui a éloigné sa mère et Théandre, sort de son palais en quête de Rosilée, qui elle-même le fuit. Quand il veut rentrer au château, il ne peut plus le faire, empêché par la révolte fomentée par Rosimar. C’est alors qu’il s’enfonce dans la nuit. La nuit, c’est aussi la nuit de l’âme. L’acte IV se passe tout entier dans la forêt. C’est le lieu où l’être royal est le plus loin de la cour, ou tout humain n’est plus qu’un homme ordinaire, comme à nu. On pourrait imaginer Lucidan comme le Sigismond de La Vie est un songe de Calderón 17 , vêtu de peaux de bête. Nombre de comedias, notamment El Palacio confuso, cru de Lope de Vega, et En esta vida todo es verdad y todo es mentira de Calderón 18 , imposent cette épreuve aux personnages de princes. La forêt apparaît comme le lieu de la vérité, de l’essentialité, loin des passions factices. 17 La Vida es sueño fut publiée pour la première fois en 1636 à Madrid dans une édition collective de la Première partie des comedias de Calderón. 18 El Palacio confuso, qu’on attribue désormais à de Mira de Amezcua, a été publiée pour la première fois en 1634 à Huesca, dans un recueil collectif de comedias de divers auteurs. En esta vida todo es verdad y todo mentira, de Calderón, qui semble avoir été représentée en 1659 (pour la première fois ? ) ne fut pas publiée avant 1664, à Madrid, dans une Troisième partie des Comedias de Calderón. Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 289 Le désabusement tragique C’est d’ailleurs au cœur de forêt que, dans la scène 2 de l’acte IV, Lucidan prononce de très belles stances ; or ces stances disent son désenchantement, au sens fort du terme. Leur style est très caractéristique de la manière dont la Contre-Réforme pense l’homme. Dans chacune, on retrouve le lexique de la fragilité, qu’on peut apprécier notamment dans les vers 1031-1032 : « Vaines grandeurs ; éclat trompeur, / Songe, fumée, ombre, vapeur, » ; dans les vers 1059-1062 : « Et ce sceptre qui porte un œil / Brise tous les autres en poudre ; / Et qui règne, se doit résoudre, / À faire d’un trône un cercueil » ; dans les vers 1069-1070 : « Et que qui bâtit sur du verre, / Périt avec ce fondement ». On est frappé par la proximité de ces stances avec le début de celles de Polyeucte 19 . La réflexion de Lucidan se trouve subtilement continuée dans la pensée et la bouche de Théandre à l’acte V, quand on lui propose de devenir roi. Dans un premier temps, le héros refuse l’offre, comme le fait le Sigismond de La Vie est un songe 20 , parce qu’il sait trop que tout pouvoir est éphémère (v. 1341-1346) : Une extrême puissance est voisine du vice ; C’est un degré de verre, où le plus ferme glisse ; Je sais qu’un prince est homme, et le peuple inconstant ; On chasse Lucidan, on m’en peut faire autant ; Votre amour est un feu qui se réduit en cendre ; Je ne veux point monter, de crainte de descendre : Au reste, quand Théandre présente au peuple un Lucidan désabusé des fausses grandeurs, il utilise quasiment les mêmes mots que Sigismond. En effet, le grand vassal demandant aux nobles qui l’ont élu roi un premier acte d’obéissance, il leur intime l’ordre de se soumettre à Lucidan dans ces termes (v. 1433-1434) : Sur le crime commis on passera l’éponge ; Le roi s’en souviendra, comme l’on fait d’un songe ; 19 Notamment les vers 1109-1114 : « Toute votre félicité / Sujette à l’instabilité, / En moins de rien tombe par terre, / Et comme elle a l’éclat du verre, / Elle en a la fragilité ». 20 Troisième journée : « Que nos quiero majestades / fingidas,pompas no quiero / fantásticas, ilusiones / quel al soplos menos ligero / del aura han de deshacerse ( Je ne veux pas de fausses majestés / je ne veux pas de splendeurs chimériques, / illusions fantastiques / qui au plus léger souffle s’évanouiront) » (Calderón, La vie est un songe, en bilingue, édition et traduction par Bernard Sesé, Paris, Aubier- Flammarion, 1976, p.189). Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 290 Souvenons-nous que, justement, ce qui sépare le Lucidan assagi du Lucidan aliéné et violent, c’est le noir de la nuit, prolongé par l’obscurité de la forêt. La tragi-comédie semble avoir remporté un grand succès mais les causes de cette réussite n’ont pas été conceptualisées par l’auteur lui-même. La dédicace à Mlle de Rambouillet apporte bien peu à cet égard et ne revendique pour la pièce aucune originalité, aucune force particulière. Scudéry a donné une œuvre profondément nouvelle et pleine de promesses mais il s’est bien gardé d’en tirer une théorie et de reprendre plus tard ses caractéristiques. Un Corneille cherchait les raisons de ses succès et en tirait profit pour construire d’autres pièces. Vion d’Alibray, presque en même temps que Scudéry publiait Le Vassal généreux, s’enhardissait dans la longue préface du Torrismon du Tasse 21 jusqu’à proposer un nouveau genre : la tragédie fabuleuse. Timidité de Scudéry ? Peur de voir son œuvre rapprochée de dramaturges espagnols qu’il abhorrait et qui plaisaient au peuple ? Peu importe. Avec Hardy, avec Corneille, avec Rotrou, en écrivant Le Vassal généreux, Scudéry s’est approché des grands drames tragiques européens de l’époque. La page de titre désigne la pièce comme un « poème tragi-comique 22 » alors que les autres tragi-comédies de Scudéry appartenant au même genre ne sont jamais affectées de cette désignation. L’auteur exprimait peutêtre là une obscure conscience qu’il avait doté sa pièce d’une sorte de supplément d’âme. 21 Le Torrismon du Tasse. Tragédie, par le sieur Dalibray », Paris, Denis Houssaye, 1636. 22 Le privilège évoquant la demande d’autorisation d’imprimer parle de tragicomédie.