Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2019-0020
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‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César
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Hendrik Schlieper
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PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César H ENDRIK S CHLIEPER (U NIVERSITÉ DE P ADERBORN ) 0. La Mort de César ou : « monter la Lire sur vn ton plus haut » En 1644, dans la préface d’Arminius, Georges de Scudéry dresse le bilan de sa carrière de dramaturge en se référant aux « [s]aize Poëmes Dramatiques, que i’ay exposez au iugement du public 1 ». Dans ce contexte, il porte le jugement suivant sur La Mort de César : Le succez de cette Tragi-Comedie [sc. Le Prince déguisé] fut si extraordinaire, que ie n’osé la faire suiure, par vne autre de mesme nature : & ie creus que pour la surpasser, il faloit monter la Lire sur vn ton plus haut. Ie fis donc LA MORT DE CESAR, qui fut ma premiere Tragedie : & si la Voix Publique ne me flatta point, toutes les parties de cet Ouurage, ne furent pas indignes de la Majesté de l’ancienne Rome, & de la grandeur de son Sujet. 2 Selon Scudéry, La Mort de César marque donc le tournant dans sa carrière. Après ses succès dans le domaine de la tragi-comédie (le succès cité du Prince déguisé ne représente qu’un seul succès parmi d’autres), Scudéry se tourne vers le genre de la tragédie - ou bien, selon ses propres mots, il « monte[] la Lire sur vn ton plus haut », celui du genus sublime. La « Voix Publique » se montre favorable à cette entreprise : en effet, La Mort de César, représentée pour la première fois au début de l’année 1635 à Paris au Théâtre du Marais par la troupe de Mondory, fut un vif succès dont témoignent également les multiples éditions de la pièce entre 1636 et 1658. À la suite des travaux importants d’Éveline Dutertre et de Dominique Moncond’Huy, dont l’édition critique de la pièce pour la Société des Textes Français Modernes en 2008 3 , les interprètes de La Mort de César ont insisté 1 Georges de Scudéry, « Préface », dans : Arminius ou Les Frères ennemis, Paris, Toussaint Quinet, Nicolas de Sercy, 1644, s.p. 2 Ibid. 3 Cf. Éveline Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz, 1988 (notamment p. 256- 286 pour La Mort de César) ; ead., « À propos de quelques tragédies de la mort de Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 292 sur la dimension politique de cette pièce. Les indices y sont clairs : tout d’abord, elle est dédiée à « Monseigneur l’Éminentissime Cardinal Duc de Richelieu », loué en détail par Scudéry pour sa « gloire », son « zèle ardent », son « courage », sa « force » etc. (Dédicace, p. 285-286). Dans le but d’exalter la grandeur du cardinal en particulier et celle de la royauté française en général, Scudéry ne compare pas seulement Richelieu à César, mais il le met même au-dessus du personnage qui donne le titre à sa pièce : Souffrez donc, Monseigneur [Richelieu], que je vous conjure à genoux, au nom de toute la France, de vouloir imiter cet illustre dictateur et de travailler vous-même à votre gloire, puisque vous en êtes le seul capable : afin que tous les siècles suivants, croient aussi bien que moi, lorsqu’ils apprendront les miracles de votre vie, que si le grand CÉSAR fût venu dans le temps où vous êtes pour acquérir le titre glorieux du vainqueur des Gaules, la couronne qu’il obtint après dix ans de combats aurait paru sur votre tête et nous vous eussions vu triompher d’un homme qui triomphait de tous les autres. (Dédicace, p. 287-288) L’interprétation politique de La Mort de César est également liée au prologue entre le Tibre et la Seine qui ouvre la pièce de Scudéry. À travers un dialogue entre les deux fleuves allégoriques, il s’exprime l’idée d’une translatio de la Rome antique au Paris contemporain de Richelieu : c’est « le destin » qui « veut joindre nos LYS et ton AIGLE ROMAINE » (Prologue, vv. 100-102), la Seine fait-elle comprendre au Tibre. Pourtant, cette lecture de la tragédie de Scudéry peut poser certains problèmes qui touchent surtout l’analogie entre Richelieu et César qui, chez Scudéry, tout conformément à la tradition historique, est assassiné par une groupe de conjurés sous la conduite de Brute. Cette friction entre la portée politique envisagée par Scudéry et le sujet choisi du régicide de Julius Caesar m’amène à une autre lecture de la pièce. Dans ce qui suit, je voudrais proposer une lecture poétologique de La Mort de César de Scudéry, partant de deux observations. Premièrement, La Mort de César fait partie de la ‘renaissance’ de la tragédie française, communément liée à la saison théâtrale de 1634/ 1635, étant donné que cette pièce est composée à la fin César des XVI e et XVII e siècles », dans : Littératures Classiques 16 (1992), p. 199- 227 ; Dominique Moncond’Huy, « Échanges culturels autour du thème de la mort de César », dans : Wolfgang Leiner (éd.), Horizons européens de la littérature française au XVII e siècle, Tubingue, Narr 1988, p. 149-161 ; Georges de Scudéry, Le Prince déguisé / La Mort de César, éd. Éveline Dutertre et Dominique Moncond’Huy, Paris, Société des Textes Français Modernes, 2008 (p. VII-XVIII pour l’introduction générale, p. 192-396 pour l’édition critique de La Mort de César par Dominique Moncond’Huy et p. 195-280 pour l’introduction de l’éditrice à cette pièce). Toutes les citations de La Mort de César seront tirées de cette édition. ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 293 de 1634 ou bien dans les premiers mois de 1635 et représentée pour la première fois avant le mois d’avril de cette même année 4 . Deuxièmement, il convient d’examiner de plus près les éditions. À la première édition de la pièce, publiée le 15 juillet 1636, succède une seconde édition en 1637, augmentée de nombreuses didascalies qui n’existent pas dans la première édition, une seconde édition succédée pour sa part par quatre rééditions contemporaines de Scudéry en 1638, 1646, 1652 et 1658 5 . La seconde édition de La Mort de César - et le remaniement de la pièce sous forme des didascalies - apparaît au beau milieu de la Querelle du Cid en 1637, ce qui ne permet pas seulement de lire parallèlement La Mort de César et les Observations sur le Cid, mais de comprendre - au moins partiellement - la tragédie de Scudéry également comme un contre-projet au Cid de Pierre Corneille. Il n’est pas surprenant que Scudéry, dans ses Observations sur le Cid, fasse référence à sa propre tragédie pour prendre ses distances face à la pièce de Corneille en proposant « […] de ne condamner pas sans les ouyr, les SOPHONISBES, les CAESARS, les CLEOPATRES, les HERCULES, les MARIANES, les CLEOMEDONS, & tant d’autres illustres HEROS, qui les ont charmez sur le Theatre 6 . » Évidemment, il faut préciser que je ne proposerai pas de lecture rétrospective, anachronique de la pièce de Scudéry dans la perspective du Cid. Ce qui m’intéresse, c’est la place de La Mort de César dans le contexte des drames (en général) et des tragédies (en particulier) qui naissent en France aux débuts des années trente du XVII e siècle. Pour Georges de Scudéry, et voici ma thèse à discuter dans ce qui suit, La Mort de César est une pierre de touche qui lui permet de se positionner dans les vives discussions contemporaines menées sur le genre de la tragédie - de se positionner, pour être plus précis, in actu et, à travers les rééditions de sa pièce, de manière continue. ‘Le Romain’ servira de fil conducteur à la discussion de cette thèse, car ce n’est pas par hasard que les débats sur la tragédie autour de l’‘enfance’ de ce genre coïncident avec « l’épanouissement du mythe romain » 7 qui mène, 4 Cf. Moncond’Huy, « Introduction », p. 196. Pour les détails de la ‘renaissance’ de la tragédie française au début des années trente du XVII e siècle, cf. Bénédicte Louvat- Molozay, L’‘enfance de la tragédie’ (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2014. 5 Cf. Moncond’Huy, « Introduction », p. 275-280, qui, pourtant, ne se réfère pas à la Querelle du Cid en tant que contexte de l’édition de 1637. 6 Georges de Scudéry, Observations sur Le Cid, dans : La Querelle du Cid (1637-1638), éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 367-431, ici p. 369-370. 7 Jean Jehasse, « Guez de Balzac et Corneille face au mythe romain », dans : Alain Niderst (éd.), Pierre Corneille, Paris, Presses universitaires de France, 1985, p. 247- Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 294 surtout à partir de l’hôtel de Rambouillet, à l’appropriation à la fois esthétique et éthique de la Rome antique par les politiques et les mondains français contemporains de Scudéry. Ainsi s’expliquent les trois parties suivantes de la discussion de ma thèse. Je commencerai par une brève mise en parallèle des éditions de La Mort de César pour faire ressortir les particularités de la seconde édition de 1637 au vu de la Querelle du Cid. Étant donné que toute tragédie sur César est toujours en même temps une tragédie sur son adversaire Brute 8 , je continuerai en me vouant à la caractérisation scudérienne de ces personnages. Dans une deuxième partie, j’analyserai le portrait de Brute en tant que héros romain ‘à l’épreuve’, portrait dans lequel prennent forme un modèle du héros tragique et un modèle générique, tous les deux, selon Scudéry, voués à l’échec. Ma troisième et dernière partie se focalisera sur les contremodèles positifs qui ont leurs origines dans le ‘véritable’ caractère romain de César aussi bien que dans la rhétorique romaine du personnage d’Antoine. Avant de poursuivre, il convient de rappeler brièvement les traits les plus importants de la pièce dont il sera question. Dans La Mort de César, Scudéry se focalise sur les événements aux ides de mars en 44 avant J.-C. autour de l’attentat contre César selon les biographies césariennes de Plutarque et de Suétone. Ce qui attire l’attention du lecteur actuel, c’est tout d’abord la constellation symétrique des personnages. D’un côté, nous trouvons César et sa femme Calphurnie, de l’autre Brute et sa femme Porcie. Ces deux couples sont à la tête des deux groupes de sénateurs qui rivalisent entre eux pour exercer le pouvoir à Rome. Cassie, Lépide et Antoine aussi bien que le rhétoricien Artémidore restent fidèles à César alors que les autres sénateurs, guidés par Brute, se conjurent contre le dictateur et décident de l’assassiner. La mort de César qui donne le titre à la pièce a lieu à la fin du quatrième acte (scène IV, 8) de sorte que le cinquième acte est dédié aux événements immédiatement postérieurs à l’assassinat ; l’oraison funèbre d’Antoine (scène V, 6) arrive à gagner le peuple romain à sa cause, c’est-à-dire au maintien de la monarchie césarienne, et cela au détriment 263, ici p. 252. Voir aussi Marie-Odile Sweetser, « Visions de l’autre dans la tragédie classique : le Romain et l’Oriental », dans : French Literature Series 23 (1996), p. 51-65, ici p. 57, et Alain Génetiot, « Les Romains de Balzac aux origines de la conversation classique », dans : Littératures Classiques 33 (1998), p. 45-66, ici p. 46-50 (« Le mythe du Romain et la génération de 1640 »). 8 Cf. Elisabeth Frenzel, Stoffe der Weltliteratur. Ein Lexikon dichtungsgeschichtlicher Längsschnitte, Stuttgart, Kröner, 10 2005, p. 142 : « Die Cäsar-Tragödie ist immer zugleich eine Brutus-Tragödie, […]. » ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 295 des régicides d’esprit républicain - d’où la fuite de Brute et de Cassie. À la fin de la pièce, les événements futurs connus de l’Histoire romaine se profilent déjà à l’horizon : le suicide de Brute à Philippes aussi bien que la fondation de l’empire romain sous Octave-Auguste qui succédera au triumvirat d’Antoine, de Cassie et d’Octave. 1. Les éditions de 1636 et 1637 Nous disposons, comme je l’ai déjà exposé, de six éditions de La Mort de César contemporaines de Scudéry, publiées entre 1636 et 1658. Le statut exceptionnel de la seconde édition qui, publiée en 1637, apparaît au beau milieu de la Querelle du Cid, se manifeste de manière suivante. D’un côté, cette édition supprime une douzaine des vers qui font partie, dans la première édition de l’année précédente, de la scène de l’assassinat de César au sénat de Rome. De l’autre, elle est augmentée de nombreuses didascalies qui précisent les décors scéniques, le comportement des personnages aussi bien que les contextes historiques 9 . Les éditions suivantes de La Mort de César, pourtant, reprennent la première édition de la pièce de 1636 de sorte que nous ne trouvons la scène abrégée de l’assassinat et les didascalies que dans la seconde édition de 1637. Ces aspects laissent supposer que la seconde édition de La Mort de César peut être comprise comme une contribution active à la Querelle du Cid pour la part de Scudéry. En analysant les détails, il apparaît que les changements caractéristiques de la seconde édition peuvent être imputés avant tout à la discussion sur la bienséance. Les vers supprimés dans la scène 8 du quatrième acte sont dans leur ensemble des attaques verbales telles que « Ah ! traîtres assassins » (César, v. 951), « Vomis toute ta rage » (Quintus à César, v. 951) ou « Va-t’en dans les Enfers attendre ta vengeance » (Albin à César, v. 960). En même temps, cette scène révèle que Scudéry est tout à fait conscient des problèmes que soulève la mise en scène d’un meurtre. C’est à travers une didascalie que Scudéry, en 1637, souligne que l’assassinat de César ne se déroule pas sous les yeux du spectateur : « La salle se referme pour n’ensanglanter pas la face du théâtre contre les règles » (ad v. 932). Et cependant, il semble que Scudéry ne se refuse pas à voir le potentiel spectaculaire de cette scène : quelques vers plus tard, il ajoute que les 9 Un tel remaniement de la pièce est tout à fait conforme aux explications de Scudéry dans la préface de La Mort de César dans lesquelles se manifeste le processus de sa production dramatique : « Ne t’imagine donc pas de voir un tableau fini, puisque j’écris à tous ceux qui partent de ma main : SCUDÉRY FAISAIT CETTE PEINTURE, et non pas jamais A FAIT, tant il est vrai que j’ébauche mieux que je n’achève, […] » (Au lecteur, p. 291). Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 296 conjurés « sortent tous avec le poignard sanglant à la main après avoir tué César » (ad v. 964). Il faut le souligner : Scudéry ajoute une telle didascalie tout en s’emportant, en même temps, au sujet de la fameuse épée de Rodrigue qui « fume encor du sang tout chaud » que le protagoniste de Corneille « vient de faire respandre » au père de Chimène 10 . De toute évidence, le lieu ‘romain’ du Sénat et la ‘grandeur du sujet’ de César (pour reprendre cette notion de la préface d’Arminius) ont d’autres règles que la maison où s’affrontent les deux amants de Corneille 11 . À part cela, les didascalies ajoutées à l’édition de 1637 indiquent que le texte n’est pas seulement voué à une mise en scène, mais aussi (et peut-être en premier ressort) à la lecture - et pour être plus précis : à une lecture dans le cadre de la critique littéraire initiée par Le Cid. Voilà ce qui facilite la compréhension du lecteur : premièrement, les précisions en ce qui concerne les décors 12 ; deuxièmement, les concrétisations du comportement des personnages sur scène 13 ; troisièmement, les explications qui touchent la fidélité à l’Histoire romaine 14 . Cette fidélité historique se répercute aussi sur les portraits scudériens des caractères romains. 10 Observations sur Le Cid, p. 396. 11 La division entre une sphère publique et une sphère privée naissante au début des années trente du XVII e siècle est analysée à l’exemple du Cid par Fabienne Detoc, « Chimène impudique ? Le statut éthique et esthétique de la pudeur féminine », dans : Œuvres & Critiques 40.1 (2015), p. 81-91, surtout p. 86-90. 12 On apprend que la scène est divisée en plusieurs chambres (celle de César, celle de Calphurnie et celle du Sénat) qui s’ouvrent (aux débuts des scènes II, 2 ; III, 1 ; IV, 1 ; IV, 8 ; V, 2) et se referment (aux fins des scènes II, 2 ; III, 1 ; IV, 3 ; IV, 8 ; V, 2). Selon Irène Mamczarz, une telle division de la scène témoigne d’une « grande affinité » du théâtre scudérien « avec l’esthétique du baroque italien » et les effets scéniques de celle-ci, dont « les telari faits à la manière des portes qui s’ouvrent et se referment » ; cf. son étude « Le théâtre de Georges de Scudéry et l’Italie », dans : Alain Niderst (éd.), Les trois Scudéry, Paris : Klincksieck, 1993, p. 201-207, ici p. 203. 13 Par exemple : « Il [sc. Artémidore] les écoutait caché derrière une colonne » (III, 3, v. 684) ; « Elle [sc. Porcie, s’adressant à Calphurnie] dit ces vers par ironie » (III, 4, v. 714) ; « Il [sc. Brute, vis-à-vis César] feint de se moquer » (IV, 6, v. 916) ; « Ils tirent tous des poignards » (IV, 8, v. 948) ; « Il [sc. Antoine] montre l’urne où sont les cendres de César » (V, 6, v. 1161) ; « Deux sénateurs reprennent l’urne, un autre porte la robe de César, et tous se retirent » (à la fin de la pièce, V, 7, v. 1286). 14 Au début du quatrième acte, par exemple, Antoine essaie de mettre César en garde contre les conjurés en se référant aux événements de mauvais augure dont il était témoin ; Scudéry ajoute qu’il parle ici des « [p]rodiges arrivés en la mort de César, pris de l’Histoire » (IV, 1, v. 787). À propos de l’attentat au Sénat, on peut lire que « César s’enveloppe de sa robe suivant l’Histoire » (IV, 8, v. 961). Attirant ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 297 2. Brute, héros romain ‘à l’épreuve’ Alea iacta est, « le sort en est jeté » : c’est ainsi que s’ouvre la pièce de Scudéry par les mots d’un Brute déterminé à donner un « grand coup » - l’attentat contre César -, guidé par « l’honneur » et le désir de montrer « le même cœur qu’ont montré nos parents » (I, 1, vv. 1, 3, 8, 9). Ces termes-clés utilisés par Brute au juste début de La Mort de César indiquent l’horizon ‘romain’ de cette pièce : la détermination, l’honneur et le devoir généalogique - voilà des vertus qui se trouvent également au centre des discussions qui portant sur la Rome antique en tant que modèle de la société française contemporaine, d’une société orientée de plus en plus vers l’urbanité, la civilisation et la galanterie 15 . L’importance des vertus romaines auxquelles Brute se réfère se trouve tout de suite justifiée par son vis-à-vis, le sénateur Cassie (dont la réplique est reproduite ici dans son intégralité) : Jeune et vaillant héros de qui la République Espère sa franchise, et sa splendeur antique, Tu veux suivre un chemin que les tiens ont battu, Comme illustre héritier de leur haute vertu. Poursuis, brave guerrier, imite leur mémoire, Car le même labeur t’acquièrt la même gloire. Pour devoir l’entreprendre il ne te manque rien ; Vers toi se tourne l’œil de tous les gens de bien. Puisqu’un nouveau Tarquin ainsi nous persécute, Fais voir qu’on trouve encore un véritable Brute, Ennemi des tyrans de qui l’autorité Veut opprimer le peuple et notre liberté ; Fais voir qu’un siècle infâme en toi fit naître un homme, Digne de la grandeur de la première Rome. (I, 1, vv. 11-24) La réponse de Cassie justifie l’image que Brute se fait de lui-même dans la mesure où celui-ci est qualifié par Cassie de « [j]eune et vaillant héros », « [d’]illustre héritier » d’une maison vertueuse et de « brave guerrier ». La l’attention du lecteur sur le suicide de Porcie, Scudéry précise que les paroles de celle-ci adressées à son mari Brute lors de leur séparation « regarde[nt] les charbons ardents qu’elle avala depuis » (V, 5, v. 1161). À la fin de la pièce, où un citoyen informe le peuple romain de l’apothéose de César, on apprend que son « discours est tiré de l’Histoire romaine » (V, 7, v. 1268). 15 Cf. Jehasse, « Guez de Balzac et Corneille face au mythe romain », p. 261, et, pour une analyse plus détaillée des vertus ‘romaines’, id., Guez de Balzac et le Génie Romain. 1597-1654, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1977, p. 490-492 (« Le Génie Romain »). Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 298 rencontre des conjurés fera l’écho de ces qualités. « [C]es vrais Romains » (II, 3, v. 433) dont parle Brute sont ses partisans dont il demande une « fermeté d’âme », de la « constance » et de la « force » (II, 3, vv. 408, 411). Les partisans, quant à eux, décident de le suivre en se fiant à sa « grande âme » et à son « grand cœur » (III, 2, vv. 639, 674). Nous avons là exactement les qualités du Romain ‘négociées’ dans le contexte immédiat de la tragédie de Scudéry 16 . Toutefois, en revenant à la réplique de Cassie, on se rend compte du fait que le Brute scudérien est un héros romain ‘à l’épreuve’, étant donné qu’il doit encore prouver son caractère héroïque. Cela se manifeste dans l’impératif « Fais voir » prononcé deux fois par Cassie (I, 1, vv. 20, 23) : selon lui, Brute doit encore faire voir aux autres (et aux spectateurs) qu’il est « un véritable Brute » et un « homme, / Digne de la grandeur de la première Rome » (I, 1, vv. 20, 23-24). Cette ‘mise à l’épreuve’ de Brute qui s’annonce au début de la pièce est tout à fait remarquable. Il se révèle que Brute, selon Scudéry, n’est pas un héros inconditionellement admirable tel que nous le trouvons, par exemple, chez Shakespeare. Cela se manifeste aussi dans les explications sur ce personnage que donne Scudéry dans le cadre de sa préface. On apprend que Scudéry, s’écartant de l’Histoire romaine, a transformé Brute en personnage qui traîne César sur le lieu du meurtre : « [j]e dois avertir que je fais dire des choses à Brutus que l’Histoire met dans la bouche de Décimus Brutus Albinus » (Au lecteur, p. 292). Ce juste « dessein qui regarde le théâtre […] pour faire mieux agir le principal acteur » (ibid.) s’explique par l’attitude réservée de Scudéry à l’égard de Brute en tant que régicide : « Je sais bien que Brutus a des sectateurs, qui ne le trouveront pas bon » - et Scudéry se réfère ici aux paroles de Décimus Brutus Albinus qu’il a mises dans la bouche de Brute -, « mais outre que j’écris sous une monarchie et non pas dans une république, je confesse que je n’ai pas de ce Romain les hauts sentiments qu’ils en ont » (ibid.). Cependant, il faut préciser que Brute n’est pas non plus un véritable anti-héros ; dans La Mort de César, Scudéry s’intéresse au potentiel héroïque de ce personnage, conçu comme « le principal acteur » de cette pièce. Ce potentiel héroïque se base sur deux aspects. D’un côté, bien qu’il se révolte contre César, Brute est fidèle à la monarchie, tout conformément à l’attitude monarchiste de son auteur : ce n’est pas le roi César qu’il attaque, mais l’usurpateur qui, d’après lui, s’est fait « maître » « [d’]égal ». Voilà son argu- 16 Cf. Sweetser, « Visions de l’autre dans la tragédie classique », p. 56. Dans le Dictionnaire universel de Furetière, l’adjectif ‘romain’ sera associé dans ce sens au « grand », au « majestueux » et aux « dignitez de l’ancienne Rome », voir Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois, t. 3, Repr. Hildesheim/ New York, Olms, 1972, s.v. Romain, aine. ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 299 ment qui, dans les années trente du XVII e siècle, pourra ouvrir la voie à une identification des spectateurs : Les peuples que le sort à soumis à des rois En doivent révérer la personne et les lois. C’est là mon sentiment ; et je tiens que sans crime, On ne peut renverser un trône légitime. Mais César est injuste […] D’égal il se fait maître ; […]. (I, 1, vv. 25-31) 17 De l’autre côté, le potentiel héroïque de Brute est lié à sa femme Porcie. Celle-ci est introduite en tant que « d’un père excellent [sc. Caton] excellente héritière » (I, 2, v. 215) 18 . En d’autres termes, c’est elle qui est 17 Nous avons ici une différence décisive entre Scudéry et Guez de Balzac en tant que porte-parole du mythe romain. Au loyalisme monarchique de Scudéry tel qu’il se reflète dans La Mort de César, « plaidoyer en faveur de la monarchie » (Dutertre, « À propos de quelques tragédies de la mort de César », p. 225), s’opposent le pessimisme politique de Balzac et l’ethos républicain qui se manifeste dans ses discours dédiés à la marquise de Rambouillet, connus sous le nom de ‘cycle du Romain’ ; pour la position de Balzac, cf. Génetiot, « Les Romains de Balzac », p. 47, et la préface de Roger Zuber à son édition de Jean-Louis Guez de Balzac, Œuvres diverses (1644), Paris, Honoré Champion, 1995, p. 7-26, ici p. 14-15. 18 Dès sa première apparition sur scène, Porcie se caractérise comme ‘femme forte’ et fière Romaine. Voilà ce qu’elle fait comprendre à son mari lors qu’elle apprend le plan de l’attentat contre César : « Quoi ! votre âme croit donc, […] / Que le vice du sexe a pouvoir sur la mienne ? » (I, 2, vv. 183-184) ; « Mon cœur n’est point outre, ni ma paupière humide ; La fille de Caton ne peut être timide » (ibid., vv. 211-212) ; « N’attendez pas de moi des marques de faiblesse, / Je hais trop le tyran [sc. César] ; s’il vous choque, il me blesse : / L’image de Caton qui me suit en tous lieux / Semble offrir son poignard et son sang à mes yeux » (ibid., vv. 223- 226). Évidemment, ce portrait de Porcie en ‘véritable’ Romaine se raccorde à celui qu’on trouvera, en 1642, dans Les femmes illustres de Madeleine de Scudéry (publiées sous le nom de son frère) : bien décidée à suivre le destin de son mari, qui vient de trouver la mort dans la bataille de Philippes, Porcie se suicide en avalant des charbons ardents. Voilà ce qu’elle déclare au philosophe Volumnius, « intime amy » et destinataire de sa harangue : « Tout autre que moy, pourroit peut-estre satisfaire aux cendres de son Mary, en respandant des larmes le reste de ses iours : mais la Fille de Caton, & la Femme de Brutus, doit agir d’vne autre sorte. Aussi suis-ie biẽ asseurée, que Porcie a l’Ame trop grande, pour mener vne vie indigne de la naissance, & de l’hõneur qu’elle a d’aauoir eu pour Pere & pour Mary, les deux plus illustres d’entre les anciens Romains : […]. » Les femmes illustres, ou Les harangues héroïques de Monsievr de Scvdery, Paris, Antoine de Sommaville & Avgvstin Covrbe, 1642, p. 131-148 (Porcie à Volvmnivs. Septiesme harange), ici p. 134-135. Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 300 « [d]igne de la grandeur de la première Rome », ce que Brute, selon Cassie, doit encore prouver 19 . On pourrait avancer que cette force féminine de Porcie fait ressortir la faiblesse de son mari ; toutefois, la qualité ‘romaine’ de Porcie se répercute sur Brute dans la mesure où les époux sont inconditionellement liés l’un à l’autre. Leur mariage correspond exactement à l’idéal d’une ‘honnête amitié’ des partenaires telles que L’Astrée d’Honoré d’Urfé l’expose. Alors que Brute souligne sa sincérité à l’égard de son épouse - « je ne sais point l’art de te cacher mon cœur » -, celle-ci parle de « cette amitié qui joignait nos esprits, / Qui dure par l’estime et meurt par le mépris » (I, 2, vv. 166, 189-190) 20 . Aussi Brute tel qu’il est introduit dans la pièce de Scudéry reste-t-il un héros ambigu. Cette impression sera justifiée par l’attentat contre César. Les conjurés réussissent à le tuer, mais, tout de même, le « grand coup » (I, 1, v. 3) dont parle Brute au début de la pièce ne se réalise pas : le peuple romain, une fois gagné à la cause de la monarchie ‘césarienne’ par Antoine, oblige Brute à fuir de Rome. En outre, il convient d’examiner de plus près ses procédés malhonnêtes avant l’attentat. C’est le discours tout à fait hypocrite de Brute (ou, pour être plus précis : mis en bouche de Brute selon l’explication de Scudéry dans la préface de sa pièce) qui pousse César à se rendre au sénat : Et le Sénat, enfin inspiré par les dieux, Suivant des immortels la sagesse profonde, Va faire en ce beau jour le plus grand roi du monde ! Ah ! qu’il fera bon voir votre extrême bonté, Au milieu de la pompe et de la majesté Tempérer doucement cette grandeur sévère, Faisant aimer le trône autant qu’on le révère. (IV, 5, vv. 890-896) La sournoiserie est limpide : ce n’est pas l’intronisation qui attend César au sénat, mais son assassinat. En même temps, la réplique de Brute est notamment révélatrice à l’égard de son propos de « [t]empérer doucement cette grandeur sévère » dans la mesure où l’on pourrait le comprendre d’une manière poétologique. « Grandeur » et « douceur » sont deux termes-clés qui 19 Ce statut de héros ‘à l’épreuve’ se manifeste aussi dans le désir de Brute de prendre modèle sur son beau-père pour « délivrer la République » (selon l’explication de Scudéry sous forme de didascalie ajoutée à ces vers). Parlant de Caton, Brute déclare : « L’amour de son pays, qui lui coûta la vie, / Ma fait suivre ses pas, ma donne même envie, / Et pour dire en un mot tout ce que j’ai pensé / Je suis prêt d’achever ce qu’il a commencé » (I, 2, vv. 219-222). 20 À propos de l’honnête amitié en tant que ‘philosophie’ de L’Astrée, cf. l’introduction générale de Delphine Denis à son édition : Honoré d’Urfé, L’Astrée. Première Partie, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 7-99, ici p. 50-73. ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 301 caractérisent la tragédie d’amour qui naît aux environs de 1630 et dans laquelle se croisent productivement la ‘grandeur’ du genre tragique et la ‘douceur’ de l’amour galant 21 . C’est justement par rapport à ce modèle générique - la tragédie d’amour - que Scudéry prend ses distances. Aussi la caractérisation de Brute s’explique-t-elle finalement : Brute est un héros voué à l’échec, et, en fin de compte, il incarne un modèle de la tragédie également voué à l’échec aux yeux de Scudéry, à savoir la tragédie d’amour qui se lit dans la dernière scène de Brute (qui, peu après, trouvera sa propre mort). Lisons, en guise d’exemple, les paroles de Brute adressées à Porcie qui annoncent la séparation nécessaire des époux : Oui, partir sans douleur m’est un acte impossible ; Je perds en te quittant, le titre d’invincible, Et malgré ma raison, je me sens arracher Ce que l’honneur m’oblige de te cacher. […] Puisse le ciel, touché par un désir si beau, Nous rejoindre à la vie, ou du moins au tombeau. (V, 5, vv. 1131-1132, 1155-1156) Le conflit ‘affectif‘’ de Brute, héros ‘vaincu’, est clair, d’autant plus si l’on considère la didascalie ajoutée en 1637 : « J’entends ses larmes. » Nota bene : il n s’agit pas d’un vers, sinon d’une didascalie ajoutée qui se réfère aux larmes de Brute - des larmes qui nous trouvons in extenso et de manière constitutive dans la tragédie d’amour 22 , et des larmes que le ‘Je’ qui s’exprime ici (Scudéry ? ) trouvera sans doute tout à fait inconvenables. La fin peu glorieuse de Brute - sur un plan héroïque aussi bien sur un plan générique - nous amène donc aux contre-modèles scudériens dans lesquels pourra se manifester un héroïsme romain positif. 3. César, « illustre héros » À la conspiration de Brute et de Cassie qu’ouvre la pièce correspond, de manière symétrique, une rencontre entre Lépide et Antoine au début du 21 Cf. l’étude-clé de Carine Barbafieri, Atrée et Céladon. La galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 33 sqq. (« Galanterie et grandeur tragique »), aussi bien que son article « Du bon usage de la douceur dans la peinture du héros tragique », dans : Marie-Hélène Prat et Pierre Servet (éd.), Le doux aux XVI e et XVII e siècles. Écriture, esthétique, politique, spiritualité, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2004, p. 161- 176. 22 Cf. Emmanuelle Hénin, « Le plaisir des larmes, ou l’invention d’une catharsis galante », dans : Littératures Classiques 62 (2007), p. 223-244. Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 302 deuxième acte. C’est par leur « amitié fidèle » qu’ils craignent l’opposition contre César qui se forme au sénat. Pourtant, ils se plaignent explicitement de la faiblesse que montre celui-ci en tant que chef d’État. À l’impression de Lépide : « Ne régner qu’à demi, c’est avoir mauvais jeu, / Et notre dictateur en fait trop ou trop peu » (II, 1, vv. 245-246) correspond « [l’]excès de clémence » (II, 1, v. 261) dont le comportement de César - dictateur au sens romain du mot 23 - fait preuve aux yeux d’Antoine. Pendant leur entrevue confidentielle avec César, Lépide et Antoine répètent leur position : Antoine fait comprendre à Cesar qu’il « use mal d’un absolu pouvoir » et que son « excès de bonté va jusqu’à la mollesse » (III, 1, vv. 510-511). Aux yeux de ses amis, César a perdu son sens de la juste mesure. Évidemment, il rate l’idéal du héros romain, idéal dont la pleine force s’oppose catégoriquement à la « mollesse » de César. Alors que Brute, « jeune héros » au début de la pièce, ne correspond pas encore à l’ethos du Romain, César n’arrive pas à faire coïncider l’ethos du Romain et son propre caractère. De cette façon, Brute et César sont, jusqu’au troisième acte de la pièce, deux héros insuffisants. Le caractère de César, pourtant, se développe, et c’est juste avant sa mort qu’il se transforme non seulement en un véritable héros romain, mais aussi en un souverain idéal. Ainsi déclare-t-il aux sénateurs, sûr de lui : Je suis clément, mais juste; on se doit souvenir, Comme je sais payer, que je saurai punir. […] César, qui sans craindre personne Suit toujours les conseils que la vertu lui donne. (IV, 8, vv. 933-934, 939-940) Le dernier acte de la tragédie sert à confirmer et à perpétuer cette image de César en ‘Romain’ clément, juste et vertueux, et cela par deux moyens. D’un côté, le défunt est mis dans une généalogie troyenne : sa femme Calphurnie le qualifie de « généreux Hector » (V, 2, v. 1017), et Antoine parle de « [c]e grand neveu d’Énée » (V, 7, v. 1275) 24 . Ainsi s’établit-elle, à travers le personnage de César, une succession directe entre Troie, Rome et le Paris de Scudéry et Richelieu, succession dans laquelle se manifeste l’idée de la translatio exposée dans la préface. De l’autre, la tragédie de Scudéry se termine par l’apothéose de César qui, selon le « rapport fidèle » d’un citoyen 23 Dans le Dictionnaire universel de Furetière, le dictateur est défini comme « Magistrat de la République Romaine [qui] étoit créé par le Sénat, ou par le peuple, en des temps difficiles, pour six mois tout au plus : […] » (Furetière, Dictionnaire universel, t. 1, s.v. Dictateur). 24 Cf. aussi la didascalie ajoutée à ce vers en 1637, précisant que « César se disait de la race d’Énée, […]. » ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 303 romain, « brill[e] dans les cieux » sous forme d’« [u]n astre tout nouveau 25 » et qui se trouve immortalisé par « un temple magnifique » dédié à l’« ILLUSTRE CÉSAR » (V, 7, vv. 1284, 1286). Expressis verbis, le personnage qui donne le titre à la pièce de Scudéry se révèle un des « illustres HEROS » qui lui serviront d’exemple positif au sein de ses observations critiques sur Le Cid 26 . Toutefois, cette exemplarité éthique du personnage reste contrariée par le régicide. Par conséquent, il faut se demander s’il y a, dans La Mort de César, une autre voie à l’idéal romain. Pour répondre à cette question, je reviens, en guise de conclusion, à mon propos d’une lecture poétologique de la pièce de Scudéry. Une formule de Brute saute aux yeux : l’attentat une fois réalisé, Brute constate que César « est mort ; c’en est fait ; le voilà sans parole » (IV, 8, 963). Cette formule « sans parole » indique le rôle que joue, dans la pièce de Scudéry, le pouvoir de la parole, se manifestant déjà tout au début, à la première page, sous forme d’une gravure 27 . Sur cette gravure, faite par Michel van Lochom, nous ne trouvons ni César ni Brute, sinon, juste au centre, Antoine prononçant l’oraison funèbre de César devant le Sénat et le peuple romains. Les éléments constitutifs en sont : les lettres SPQR à gauche en haut, indiquant le lieu et l’auditoire (Senatus Populusque Romanus), la robe de l’assassiné à la main droite de l’orateur aussi bien que, au milieu au premier plan, l’urne qui contient les cendres de César. Aussi la pièce de Scudéry attire-t-elle l’attention du lecteur sur Antoine, et c’est justement à travers ce personnage que l’idéal du ‘Romain’ prend forme de manière esthétique ou, pour être plus précis, de manière rhétorique 28 . Au début du dernier acte, l’Antoine scudérien annonce, dans le but de venger le meurtre de César, une « foudre ». Toutefois, il ne s’agit pas d’une foudre ‘militaire’ qui correspondrait au « grand coup » de Brute (cf. I, 1, v. 3), sinon d’une « foudre d’éloquence » (V, 1, v. 1001) qui se réalise à travers son oraison funèbre 29 . Celle-ci est décisive dans la mesure où elle fait voir in 25 Cf. « Mais au même moment s’est fait voir à mes yeux / Un astre tout nouveau qui brillait dans les cieux. / Qu’aucun ne doute ici de ce rapport fidèle » (V, 7, vv. 1269-1271). 26 Voir note 6. 27 La gravure se trouve dans les éditions de 1636 et 1637 ; elle est reproduite dans l’édition de Moncond’Huy, p. 192. 28 Le fait que le ‘Romain’ idéal se caractérise par une maîtrise particulière de la rhétorique est détaillé par Génetiot, « Les Romains de Balzac », p. 45 sqq. 29 L’oraison funèbre en tant que « dispositif proprement théâtral » et le rôle d’Antoine - « incarnation de l’éloquence » - sont analysés par Dominique Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 304 actu le pouvoir de la parole. Dans le but d’émouvoir les auditeurs, Antoine parle « de la perfidie, et de l’ingratitude » des conjurés en soulignant : « Je frissone d’horreur d’y penser seulement / Et vous allez avoir le même sentiment » (V, 6, vv. 1168-1170). Comme Antoine n’adresse sa parole pas seulement aux sénateurs sur scène, mais en même temps aux spectateurs dans le théâtre, l’horreur dont il parle renvoie au phobos de la poétique d’Aristote. Le sentiment d’horreur exposé par l’orateur est complété par celui de la pitié, de l’eleos aristotélicien : « Ah ! l’excès de douleur me coupe la parole, / Et je m’afflige plus que je ne vous console » (V, 6, vv. 1187- 1188). De cette façon, l’oraison funèbre traduit le recours scudérien à la tradition aristotélicienne aussi bien qu’à celle de la rhétorique antique. Le testament et la robe sanglante de César à la main, Antoine termine en répétant - quatre fois et avec insistance - la phrase « C’EST LE SANG DE CÉSAR, ROMAINS, QUI PARLE À VOUS » (V, 6, vv. 1238, 1242, 1246, 1250). Grâce à cette rhétorique persuasive, Antoine arrive à convaincre le peuple romain de condamner Brute et les conjurés, ce qui est exprimé expressis verbis dans la réaction immédiate d’un citoyen : « Allons, allons, changer ce discours en effets » (V, 6, v. 1257). À travers l’oraison funèbre d’Antoine, l’effet de la parole tragique est mis en scène de manière performative. Il en résulte que dans la première tragédie de Scudéry, les éléments constitutifs du genre sont visiblement hiérarchisés. Le sujet bien connu de la mort de César aux ides de mars est soumis au travail sur les caractères tragiques orienté vers le portrait vivement discuté du ‘Romain français’ dont, d’ailleurs, le personnage d’Antoine est, aux yeux de Scudéry, le parfait représentant. À part cela, La Mort de César selon Scudéry se révèle aussi un exemple idéal, voire un modèle du style tragique. En 1637, dans ses Observations, Scudéry reproche au Cid de Corneille ses « mechans vers » et son manque de « beautez 30 » - il ne fait aucun doute que les vers de La Mort de César lui servent de ligne de conduite. Moncond’Huy, « Éloquence et illusion dans La Mort de César », dans : Alain Niderst (éd.), Les trois Scudéry, Paris, Klincksieck, 1993, p. 231-241, ici p. 234-235. 30 Observations sur Le Cid, p. 372.
