Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2019-0021
121
2019
4691
Scudéry et la question de l’unité d’action
121
2019
Jean-Yves Vialleton
pfscl46910305
PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 Scudéry et la question de l’unité d’action J EAN -Y VES V IALLETON (U NIVERSITÉ G RENOBLE A LPES , UMR 5316 - LITT&ARTS) Les Observations sur le Cid ont connu un sort injuste. Selon une vision téléologique qui biaise d’ailleurs la compréhension de l’ensemble du théâtre du premier XVII e siècle 1 , le texte a été lu comme une étape dans la constitution d’une esthétique classique au théâtre : dans les Observations, Scudéry « se poser[rait] en champion de la vraisemblance, de la bienséance et des unités 2 . » Cette lecture amène à ne même plus comprendre l’œuvre de Scudéry, car il faudrait admettre une contradiction entre un Scudéry théoricien pré-classique et un Scudéry dramaturge qui resterait baroque, irréductiblement irrégulier, par goût personnel. Le théâtre de Scudéry et son évolution devraient alors se lire en y examinant dans chaque pièce les régularités et irrégularités, en particulier l’emploi qui y est fait des unités de temps et de lieu, les plus faciles à évaluer. Une lecture attentive des Observations nous montre cependant que la question des unités de temps et de lieu n’y tiennent qu’une place très secondaire et que la véritable question que pose le texte est celle de l’action dramatique. Scudéry livre dans ce texte la première réflexion en français sur la notion d’intrigue. Cette réflexion a une grande portée : elle permet une relecture de l’histoire de la dramaturgie classique à la lumière de ce qu’elle doit non à la savante Poétique d’Aristote mais à la plus modeste (elle était largement divulguée, en particulier dans le 1 C’est ce qu’a encore rappelé récemment Bénédicte Louvat dans L’« enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, coll. « Theatrum mundi », 2014. 2 Robert Garapon, préface à Évelyne Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz, coll. « Publications romanes et Françaises », 1988, p. I . Dans le livre lui-même, É. Dutertre affirme de même que, sans former un « système logique et rationnel », « les Observations sont néanmoins un exposé à peu près complet des règles essentielles de la doctrine classique » (p. 28). Jean-Yves Vialleton PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 306 monde scolaire) théorie de la comédie, telle que l’ont construite les commentaires de Térence 3 . Le véritable enjeu des Observations Dans les Observations, Scudéry ne se fait le « champion » ni des bienséances ni de la régularité, particulièrement pas de celle du lieu et du temps. Les critiques de Scudéry contre le personnage de Chimène sont souvent citées pour illustrer l’exigence croissante de bienséance. En réalité, si l’on donne au terme « bienséances » son sens moderne, tel qu’il a été fixé par Jacques Scherer 4 , le souci de ne pas choquer le public, la notion est absente des Observations. Scudéry donne certes comme les « principales regles du Poeme dramatique » la « vraisemblance » et les « bonnes mœurs » 5 , mais il range sous ces rubriques d’une part la justesse de la représentation, c’est-àdire la bienséance interne et la cohérence des caractères et de l’autre la moralité du théâtre (et c’est dans ce cadre qu’il faut inscrire sa critique de Chimène 6 ). En aucun cas la représentation d’actions choquant la beauté morale n’est pour lui prescrite : il note de façon explicite que « dans la poésie, comme dans la peinture, on ne regarde que la ressemblance », « l’image de Thersite bien faite, plaist autant que celle de Narcisse » 7 . Dans l’Apologie du théâtre, Scudéry développe cette idée et on y comprend même que, dans la tragédie, loin de suivre les « bienséances », le héros est fondamentalement un personnage moralement « choquant » : le « Paricide » Oreste, Œdipe et sa flamme illicite, le « voleur » Prométhée, les frères cruellement « ambitieux » d’Antigone 8 ... Il ne s’agit pas d’exclure de la scène les comportements mal- 3 Voir notamment Harold Walter Lawton, Contribution à l’histoire de l’humanisme en France : Térence en France au XVI e siècle, Paris, Jouve et Cie, 1926, rééd. fac-similé Genève, Slatkine, 1970, et Marvin Theodore Herrick, Comic Theory in the Sixteenth Century, Urbana, The University of Illinois Press, Illinois studies in language and literature, vol. XXXIV, n° 1 et 2, 1950. 4 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France au XVII e siècle, Paris, Nizet, s. d. [1952], troisième partie, chap. II, p. 383-421. 5 Georges de Scudéry, Observations sur Le Cid, Paris, Au despens de l’Auteur, 1637, p. 6, p. 10 et p. 22 (dans La Querelle du Cid, éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources classiques », 2004, p. 372, p. 375, p. 383). 6 Voir Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, Puf, coll. « Perspectives littéraires », 2003, p. 273-275 (seconde édition, Paris, Armand Colin, 2016). 7 Scudéry, Observations sur Le Cid, éd. cit., p. 26 (p. 385). 8 Scudéry, L’apologie du théâtre, Paris, Augustin Courbé, 1639, p. 17-21. Scudéry et la question de l’unité d’action PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 307 séants, il s’agit de ne pas présenter les personnages agissant mal comme des modèles, ce qui est évité si on prend soin de montrer le vice puni et la vertu récompensée. La question n’est pas celle des « bienséances », mais celle de la responsabilité morale de l’auteur et, au delà, de la « moralité du théâtre ». C’est ce point qui éclaire l’importance dans le théâtre de Scudéry de l’« erreur » et du retour à la raison, du « juste repentir » final, provoqué par le remords ou le spectacle de la générosité, motif qui permet par ailleurs d’unir la faute tragique (« hamartia ») dans le nœud et un dénouement de type comique où le pardon et la réconciliation parachèvent la joie finale 9 . Quant aux unités de temps et de lieu, Scudéry n’en parle presque pas. L’unité de temps n’est abordée qu’obliquement, lorsque Scudéry remarque que le respect de la règle des vingt-quatre heures rend invraisemblable un mariage de Chimène qui se fait immédiatement après la mort de son père : Ce dernier [Guillén de Castro] donne au moins quelque couleur à sa faute, parce que son Poeme estant irregulier, la longueur du temps, qui rend tousjours les douleurs moins vives, semble en quelque façon, rendre la chose plus vrai-semblable 10 . L’unité de lieu n’est quant à elle l’objet que d’une remarque de quelques lignes. Scudéry reproche au Cid de ne pas ménager assez de changements dans le décor si bien que le spectateur ne comprend pas où se déroule la scène à laquelle il assiste : le Theatre en est si mal entendu, qu’un mesme lieu, representant l’Appartement du Roy, celuy de l’Infante, la maison de Chimène, et la ruë, presques sans changer de face, le spectateur ne sçait le plus souvent où sont les Acteurs [=personnages] 11 . Ce qui est en revanche au centre du texte de Scudéry, c’est la question de la structure de l’action. Le plan des Observations, soigneusement annoncé par Scudéry, est en cinq parties : le « sujet », « les principales regles du Poeme dramatique », le « jugement » et la « conduite », les « meschants vers », les « beautez derobees ». Le plan suit la tradition rhétorique : invention (points 1 et 2), disposition (3), élocution (4). C’est ce même plan qu’on retrouve dans l’avis au lecteur de la Mort de César (« action », « bienséance 9 On pardonne à Tiridate à la fin de L’Amour tyrannique, à Arcas à la fin d’Andromire, à Flavian dans Arminius. Genseric se repent dès la fin de l’acte IV dans Eudoxe. Soliman pris par le remords (préparé dès l’acte II) renonce à perdre Ibrahim dans l’acte V d’Ibrahim ou l’illustre Bassa. Au spectacle de leur générosité, Léontidas pardonne à Axiane et à Herocrate à la fin d’Axiane, etc. 10 Scudéry, Observations sur Le Cid, éd. cit., p. 16 (p. 380). 11 Ibid., p. 64 (p. 404). Jean-Yves Vialleton PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 308 des choses », « théâtre », « pensées » et « locution ») 12 , et encore, sous une forme réduite dans la préface d’Andromire (« fable » et « invention », « vers » et « style ») 13 . Les Sentiments de l’Académie le lui reprocheront 14 et adopteront un plan tiré de la Poétique d’Aristote et non de la rhétorique, plan que suivront en 1640 Sarrasin dans son Discours de la tragédie, ou Remarques sur L’amour tyrannique de Monsieur de Scudéry et La Mesnardière dans sa Poétique (sujet, mœurs, sentiments, diction, musique et décoration, pour reprendre les traductions de Corneille dans ses Discours). Le premier point 15 est donné de façon soulignée comme le point essentiel : « l’invention est la principale partie, et du Poete, et du Poeme », il suffit de critiquer le traitement du « sujet » pour « en sapper les fondemens » 16 . Or ce point concerne la structure de l’action, donnée comme dépendant du genre : c’est là le véritable enjeu théorique des Observations. Le concept d’intrigue chez Scudéry Le reproche central que Scudéry fait au Cid est qu’il n’a « aucune diversité ; aucune intrigue, aucun Nœu 17 ». La notion de nœud est antique et transgénérique, car on peut y faire se joindre la notion aristotélicienne de desis, la partie de la tragédie qui précède le renversement, qui amène au dénouement (lusis), et la notion de nodus erroris qui vient du De fabula d’Evanthius (IV, 5), texte mis en tête des commentaires de Donat au théâtre de Térence, et qui l’assimile (dans un schéma ternaire : protase, épitase et catastrophe) à l’epitasis, le moment de la comédie où la confusion va croissante (« incrementum processusque turbarum »). L’intrigue est au contraire une notion moderne. Le mot, pris à l’italien, est attesté en français dès 1578, mais seulement dans le sens d’affaire compliquée (un double sens analogue s’observe en anglais, où plot signifie 12 « Je sçai bien que cette Tragedie est dans les Regles, qu’elle n’a qu’une principale action où toutes les autres aboutissent, que la bien-seance des choses s’y voit observée, que le Theatre est assez bien entendu, et les pensées, et la locution assez proportionnée à la grandeur du sujet » (La mort de César, tragédie, seconde édition, Paris, Augustin Courbé, 1637, n. p., ē3 r o -ē3 v o ). 13 « soit pour la Fable ou pour les vers, pour l’invention ou par le stile » (Andromire, tragi-comédie, Paris, Antoine de Sommaville, 1641, n. p., - 1 v o - 2 r o ). 14 Les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, Paris, Jean Camusat, 1638, p. 24 (dans La Querelle du Cid, éd. cit., p. 939). 15 Scudéry, Observations sur Le Cid, éd. cit., p. 6-10 (p. 372-375). 16 Ibid., p. 7 (p. 372). 17 Ibid., p. 9 (p. 375). Scudéry et la question de l’unité d’action PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 309 « complot » et aussi le sujet de l’action dramatique). Les dictionnaires donnent le texte de Scudéry comme contenant la première attestation du mot dans son sens dramaturgique 18 ; en italien, intrigo a ce sens technique dès le siècle précédent. Il faut bien comprendre qu’en reprochant au Cid de ne pas avoir d’intrigue, Scudéry accuse la pièce de ne pas être construite comme une bonne tragi-comédie, c’est-à-dire de ne pas être construite sur le modèle de la comédie. La critique est en effet fondée sur une opposition nette entre la structure de l’action dans la tragédie et la structure de l’action dans la comédie, et aussi dans la tragi-comédie, en tant que celle-ci est « comme un composé de la Tragedie et de la Comedie, et qu’à cause de sa fin elle semble mesme pencher plus vers la dernière 19 ». Dans la première, on « ne doit avoir qu’une action principale, à laquelle tendent, et viennent aboutir toutes les autres » et « on n’a pas dessein de surprendre le Spectateur » puisque le sujet est une histoire connue ; dans la seconde, « le premier Acte […] embrouille une intrigue, qui tienne tousjours l’esprit en suspends, et qui ne se desmesle qu’à la fin de tout l’Ouvrage. 20 » À cette opposition entre deux images bien différentes selon le genre dramatique de l’unité d’action se superpose une autre opposition. La tragédie est fondée sur le développement unique d’une passion, la comédie et la tragi-comédie sur une intrigue. Le Cid a une structure tragique, le développement d’une passion, d’un « mouvement » : « Elle [Chimène] ny Rodrigue ne poussent, et ne peuvent pousser, qu’un seul mouvement » 21 . Ce passage des Observations est en parfaite cohérence avec des textes antérieurs de Scudéry. En 1635, dans La Comédie des comédiens, il avait déjà développé en quoi consiste une intrigue. La pièce enchâssée dans cette pièce, la tragi-comédie pastorale de L’Amour caché par l’amour, s’ouvre, selon un procédé pris à l’Italie 22 , sur un dialogue entre deux personnifi- 18 On rencontre en fait cet emploi dès le début des années 1630 : André Mareschal parle du « nœud d’une intrigue qui se lie par une chaine étenduë d’accidents divers » dans sa préface à La généreuse Allemande ou le triomphe d’Amour, tragicomédie mis en deux journées, seconde journée, Paris, Pierre Rocolet, 1631, n. p., ††2 v o . 19 Scudéry, Observations sur Le Cid, éd. cit., p. 8-9 (p. 374). 20 Ibid., p. 8-9 (p. 373-374). 21 Ibid., p. 9 (p. 375). 22 Cf. Antonfrancesco Grazzini, La strega, comedia [sic], Venise, Bernardo Giunti e fratelli, 1582, p. 7-14, mentionné dans Véronique Lochert, L’écriture du spectacle. Les didascalies dans le théâtre européen aux XVI e et XVII e siècles, Genève, Droz, coll. « Travaux du Grand Siècle », 2009, p. 380. Jean-Yves Vialleton PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 310 cations, l’argument et le prologue. Le prologue ne veut pas que l’argument avertisse le spectateur de ce qui va arriver : Le principal secret de pareils ouvrages, consiste à intriquer les accidens de sorte, que l’esprit du spectateur demeurent suspendu entre la joye et la douleur, entre l’esperance et la crainte, ne puisse deviner où doit aboutir l’histoire et se trouve agreablement surpris, par cét invisible nœud, qui débroüille toute une pièce 23 . En 1636, dans l’avis au lecteur de La mort de César, il avait aussi associé de même tragédie et passions (« ce genre de Poeme, qui n’a pour object que d’esmouvoir les passions ») et donné la même définition de l’action dans la tragédie (la pièce présentée était « dans les Regles », puisque notamment elle n’avait « qu’une principale action où toutes les autres aboutissent ») 24 . L’idée que la comédie et la tragédie ont chacune une construction propre se trouve en 1631 dans la « Préface en forme de discours poétique » que Mairet met en tête de sa tragi-comédie pastorale La Silvanire. Pour la « forme » et « disposition » tragique, Mairet renvoie à Aristote et au « commentateur de Sénèque » (périphrase désignant peut-être Heinsius, auteur aussi du De Constitutione Tragœdiæ, un ouvrage vulgarisant la Poétique d’Aristote) ; pour la comédie, il reprend l’analyse ternaire d’Evanthius-Donat 25 . L’opposition tragédie-passion et comédie-intrigue n’est pas non plus une invention de Scudéry : c’est là encore une opposition reçue dans les années 1630. On trouve cette opposition dans les textes de Corneille de cette époque. Dans l’avis au lecteur de La Veuve publié en 1634, Corneille caractérise la comédie par son style, le style « naïf » (c’est-à-dire simple, naturel) qui la distingue du style élevé de la tragédie, mais aussi par la structure de son action, l’intrigue : « Si tu n’es homme à te contenter de la naïveté du style et de la subtilité de l’intrigue, je ne t’invite point à la lecture de cette pièce 26 ». Dans la dédicace de La Suivante en 1637, on retrouve les deux mêmes traits pour caractériser la comédie et l’intrigue y est explicitement comme chez Scudéry opposée à la « passion » comme trait caractéristique de la tragédie : « elle [La Suivante] est d’un genre qui de- 23 Scudéry, La Comédie des comédiens, poème de nouvelle invention, Paris, Augustin Courbé, 1635, p. 48. 24 Scudéry, La mort de César, tragédie, seconde édition, Paris, Augustin Courbé, 1637, n. p., ē3 r o -ē3 v o . 25 Jean Mairet, « Préface en forme de discours poétique », dans Théâtre du XVII e siècle, éd. Jacques Scherer, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, t. 1, p. 483. 26 Pierre Corneille, Œuvres complètes, éd. A. Stegmann, Édition du Seuil, coll. « l’Intégral », 1963, p. 76a. Scudéry et la question de l’unité d’action PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 311 mande plutôt un style naïf que pompeux. Les fourbes et les intriques sont principalement du jeu de la comédie ; les passions n’y entrent que par accidents 27 . » En 1660, Corneille dans ses Discours n’utilisera plus cette opposition, mais on note qu’il ne se résoudra pas tout de même à assimiler l’action comique et l’action tragique, la première étant selon lui soumise à « l’unité d’intrique, ou d’obstacle aux desseins des principaux acteurs », la seconde à « l’unité de péril » 28 . Cette opposition, comme le mot intrigue lui-même employé au sens dramaturgique, vient de Giambattista Guarini. Guarini, dans le Compendio della poesia tragicomica (Abrégé de l’art de la tragi-comédie, 1601) 29 écrit contre ceux qui l’avaient accusé de mêler illégitimement le comique et le tragique dans son Pastor fido (1589). Guarini doit répondre à l’accusation d’avoir mêlé le rire et le sérieux, chose « honteuse » dit Cicéron. Il doit aussi répondre à l’accusation de n’avoir pas fait une pièce répondant au fameux précepte d’Horace sur l’unité du poème (« Denique sit quodvis simplex duntaxat et unum. »), unité qui en fait un beau corps et non un monstre (Horace utilisait l’image de la sirène, les modernes italiens privilégient celle du centaure). Pour répondre au premier reproche, Guarini s’appuie sur la physique d’Aristote pour montrer que le mélange de la comédie et de la tragédie n’est pas un mélange impur, mais un alliage, qui donne naissance à un troisième terme qui a sa nature propre. Pour répondre au second reproche, Guarini donne comme modèle à la structure de la tragi-comédie la structure des comédies de Térence, dont cinq sur six ont une action double, comme le signalent ces commentateurs 30 , vraiment double comme dans L’eunuque, ou double tout en conservant une forte unité comme dans l’Andria. C’est ce que d’Aubignac rappellera encore en les appelant des comédies « à double fil » 31 . Guarini choisit justement d’analyser l’Andria, ce qui lui permet de montrer que l’action d’une pièce ne perd pas son unité, ne transgresse pas le précepte d’Horace, quand elle est construite sur la greffe d’un sujet sur un autre à la manière de Térence (« favola » « innestata di due 27 Ibid., p. 12a. 28 Corneille, « Discours des trois unités », dans P. Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., p. 841a. 29 Giambattista Guarini, Il compendio della poesia tragicomica [De la poésie tragicomique], éd. et trad. Laurence Giavarini, Paris, Honoré Champion, 2008. 30 Sur les commentateurs savants du théâtre de Térence à la Renaissance et l’âge classique, voir Exercices de rhétorique, « Sur Térence », n° 10, 2017, en ligne (OpenEdition). 31 Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre [1657], II, 5, éd. Hélène Baby, Paris, Honoré Champion, p. 149 Jean-Yves Vialleton PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 312 soggetti alla terenziana » 32 ). Dans L’Andria, l’amour de Charinus et Philomène se « greffe » sur celui de Pamphile et Glycère, « troisième » et « quatrième terme » qui permettent de construire une intrigue. Sans cette greffe qui fait l’intrigo, la comédie n’aurait pas d’« action, qui fait tout le nerf de l’art scénique », serait « insipide ». Guarini oppose la comédie et la tragédie, cette dernière ne pouvant avoir qu’une action simple : « Cette greffe [innesto] ne convient pas au poème tragique, car elle toucherait directement les parties qui lui sont les plus propres et les plus nécessaires 33 ». Cette opposition correspond à l’opposition intrigue-passion. Imaginant L’Andria sans sa « greffe », Guarini écrit : Un jeune homme tombe sous la colère de son père parce qu’il a épousé une fille de mauvaise vie ; quand on découvre finalement qu’elle est une bourgeoise [« cittadina »], elle lui est accordée pour femme - quel intérêt ? La fable eût bien été pathétique et morale, mais elle eût été sans cette action qui fait tout le nerf de l’art scénique. Comment se serait-elle nouée ? De l’indignation du père et de l’amour du fils, on pouvait bien tirer de grandes passions, mais non des intrigues 34 . Le Pastor fido se définit selon Guarini comme une pièce « mista » de ton et « innestata » dans sa structure. Dans les textes français des années 1630, l’opposition entre la pièce « semplice » et la pièce « innestata » est rendue par les mots simple ou nu et composé. En 1631, Mairet dans sa préface à la Silvanire distingue les comédies au sujet « simple » et celles au sujet « composé ; comme l’on peut voir en la plupart de celle de Térence 35 ». C’est en partant de l’opposition entre « poèmes » « simples » et « composés » que le Discours à Cliton pose la question de l’unité de temps 36 . Comme Scudéry, l’auteur du texte caractérise le « poème composé » par la « multiplicité des accidents des intrigues des evenements contraires » » dont la « diversité » « recrée » le spectateur 37 . Mais il ne fait plus correspondre cette opposition à une opposition générique. La préface d’Andromire en 1641 reprend exactement la caractérisation de la tragi-comédie selon Guarini et doit donc être lue comme un résumé du Compendio. Contre ceux qui lui reprochent un « meslange » qui ferait des 32 Guarini, op. cit., p. 290, trad. p. 291. 33 Ibid., p. 280, trad. p.281. 34 Ibid., p. 282, trad. p. 383. 35 Mairet, op. cit., p. 483-484. 36 Discours à Cliton sur les Observations du Cid […], dans La Querelle du Cid, éd. cit., p. 613. L’auteur attribue à tort cette distinction à Aristote, ce que ne manquera pas de lui reprocher l’abbé d’Aubignac (La pratique du théâtre, II, 5, éd. cit. p. 150). 37 Ibid., p. 96-97 (p. 637). Scudéry et la question de l’unité d’action PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 313 pièces « des Monstres comme les Centaures », Scudéry attribue à la tragicomédie un caractère mixte au sens de Guarini : cette iuste mediocrité ou l’on dit que se trouve la perfection de toutes les choses s’y rencontre admirablement. Ce beau et divertissant Poeme, sans pancher trop vers la severité de la Tragédie, ni le stile railleur de la Comedie, prend les beautez les plus délicates de l’une et de l’autre : et sans estre ni l’une ni l’autre, on peut dire qu’il est toutes les deux ensemble, et quelque chose de plus 38 . Il la caractérise aussi comme une pièce composée, avec une intrigue : Il est bien difficile qu’une action toute nuë, de l’une ou de l’autre maniere [= comique ou tragique] ; sans episodes et sans incidens impreveus ; puisse avoir autant de grace, que celle qui dans chaque Scene, monstre quelque chose de nouveau ; qui tient l’esprit tousjours suspendu ; et qui, par cent moyens surprenans, arrive insensiblement à sa fin. 39 La contradiction entre des Observations, où Scudéry se ferait le champion de l’esthétique classique à venir, et les préfaces comme celle d’Andromire, où Scudéry se montrerait incurablement baroque, n’existe pas. Dans les deux textes, il s’appuie sur la doctrine de Guarini. Le refoulement de la notion de pièces « composée » Les Sentiments de l’Académie reprennent l’idée que Le Cid se construit sur le « mouvement », c’est-à-dire la force d’une passion : « Ce sont ces puissans mouvemens qui ont tiré des Spectateurs du Cid cette grande approbation, et qui doivent aussi le faire excuser 40 ». Mais ils ne font plus du « mouvement » la structure caractéristique de la tragédie, de même qu’ils ne font plus de l’intrigue la structure caractéristique de la comédie et de la tragi-comédie 41 . 38 Scudéry, Andromire, éd. cit., n. p., - 1 r o . 39 Ibid., - 1 r o -- 1 v o . 40 Les Sentiments de l’Académie, éd. cit., p. 183 (dans La Querelle du Cid, éd. cit., p. 1032). 41 L’idée qu’une pièce puisse être fondée soit « sur une belle passion » soit « sur une belle intrigue » se retrouve chez D’Aubignac et elle y est illustrée par des exemples des années 1636-1637, mais elle ne se fonde plus explicitement sur une séparation des genres. Le premier cas est illustré par La Mariane, tragédie de Tristan l’Hermite et Le Cid, le second par deux tragi-comédies, Le prince déguisée de Scudéry et Le Cléomédon de Du Ryer. D’Aubignac ajoute en outre un troisième cas, les pièces fondée sur « un spectacle extraordinaire », dont l’exemple est Cyminde ou les deux victimes, tragi-comédie de Colletet (1642), dont il a lui-même fait une version en vers (La Pratique du théâtre, II, 1, éd. cit., p. 111-112). Jean-Yves Vialleton PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 314 Le texte reprend le mot intrigue comme mot technique de dramaturgie, mais en donnant à ce mot un autre sens que Scudéry. L’intrigue n’est plus ce qui est absent d’une pièce simple, ce qui fait qu’une action est composée, elle est assimilée à la simple présence d’un nœud ; du coup, elle n’est plus un caractère particulier à la comédie et à la tragi-comédie, elle est une notion qui concerne tous les « poèmes dramatiques ». Cette assimilation entre intrigue et nœud était préparée involontairement par Scudéry qui semblait assimiler les deux notions en les juxtaposant 42 . Pour l’Académie, un nœud est un « accident inopiné qui arreste le cours de l’Action représentée, et le Desnouëment un autre accident imprevu qui en facilité l’accomplissement » 43 . On est proche de la notion d’obstacle dont Corneille fera en 1660 le nœud de la comédie. Dans Le Cid, le nœud est pour l’Académie l’obstacle au mariage : le mariage est résolu, la querelle des pères « met l’affaire aux termes de se rompre » et la mort du père de Chimène « en esloigne encore la conclusion. Et dans ces continuelles traverses l’on reconnoistra facilement le Nœu ou l’Intrigue 44 ». Le dénouement est le duel ordonné par le roi : le Roy non seulement n’ordonne point de plus grand peine à Rodrigue, pour la mort du Comte, que de se battre une fois, mais encore contre l’attente de tous, oblige Chimène d’espouser celuy des deux qui sortira vainqueur du combat. […] Tant y a qu’il [le dénouement] se fait avec surprise et qu’ainsi l’intrigue ny le desmeslement ne manque point à cette Pièce 45 . La réduction complète de l’intrigue au nœud et l’abandon de l’idée qu’une pièce puisse être intriguée ou non, composée ou simple, constitue un tournant dans la théorisation dramatique. Tout le travail de Sarrasin pour louer la perfection de L’amour tyrannique consistera à nier l’opposition de structure entre l’action simple de la tragédie et l’action composée de la tragi-comédie, au cœur pourtant de la poétique de Scudéry. L’impératif d’unité d’action faisant refouler l’idée qu’une pièce puisse être composée, la notion d’épisode va servir dans la théorie à rendre compte de la pièce composée qui n’ose plus se nommer comme telle. Dans la pratique va triompher au cours du XVII e siècle une tragédie que Guarini et Scudéry ne concevait pas, la tragédie avec une intrigue, la théorie lui donnant la légitimité d’une pièce à l’action simple, mais avec des « épisodes ». L’épisode désignait dans l’Antiquité la partie de la pièce entre deux chants du chœur. Aristote lui donne un second sens, celui d’un enrichisse- 42 Chez Guarini lui-même, il est souvent difficile de bien distinguer les notions pourtant différenciées de nodo (annodare) et d’intrigo (intrigare). 43 Les Sentiments de l’Académie, éd. cit., p. 26-27 (p. 942). 44 Ibid., p. 27-28 (p. 942). 45 Ibid., p. 28-29 (p. 942-943). Scudéry et la question de l’unité d’action PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 315 ment de l’action qui n’appartient pas strictement au sujet tout en s’y rattachant. Scudéry utilise cette notion pour critiquer les passages du Cid qui pèchent de ne pas être « attachez au Sujet » (ceux avec l’infante ou Don Sanche). Il donne comme modèle d’épisode la fin d’Ajax (qui ne finit pas sur le suicide d’Ajax, mais se prolonge par une discussion pour décider s’il faut lui donner une sépulture) et les discours sur les rêves tenus par Phérore dans la Mariane de Tristan L’Hermite (I, 2). Il pense donc l’épisode comme une amplification, le développement d’un beau passage non nécessaire 46 , qui n’est bienvenu selon lui que dans les pièces non « mixtes », c’est-à-dire non complexes au sens d’Aristote (sans reconnaissance et coup de théâtre). Le passage permet d’analyser la Didon de Scudéry : c’est une tragédie, donc une pièce sans intrigue, mais non sans épisodes (tout le début de la pièce, notamment la partie de chasse). Scudéry n’assimile pas du tout l’épisode à la « greffe ». Mais cette assimilation est précoce et fréquente. Mairet définit la comédie « composée » comme une pièce où l’on a ajouté « quelque chose en forme de l’épisode de la tragédie, afin de remédier à la nudité de la pièce 47 ». C’est ce rapprochement qui va permettre de penser le double argument térencien comme un argument simple avec un épisode. La Filli di Sciro de Guidubaldo Bonarelli (1607) est une comédie pastorale « greffée à la térencienne », elle finit par un double mariage. En 1631, un partisan de l’irrégularité peut la donner carrément comme un exemple de duplicité d’action : La Phyllis de Scyre a pour but deux actions diverses, le mariage de Phyllis avec Tyrcis, et celuy de Celie avec Aminte ; c’est un peché contre les regles d’Aristote qui n’en souffre qu’une seule 48 . La même année, un défenseur des « règles » et des trois unités analyse l’adaptation française de cette comédie comme une comédie avec un épisode, en mettant entre parenthèses le mariage final de Célie et d’Aminte et en ne mentionnant Célie que comme un des obstacles à l’union de Filis et Tircis (Célie aime Tircis sous le nom de Nise, jusqu’au moment où elle apprend qu’il est son frère) : 46 C’est encore dans ce sens que Sarrasin utilise le mot dans le Discours sur la tragédie ou Remarques sur L'amour tyrannique de Monsieur de Scudéry : il range les épisodes parmi les « ornements » et donne comme exemple de beaux épisodes dans L’amour tyrannique le tableau du sac de la ville à l’acte IV ou les discours pleins de sagesse de Pharnabase, probablement ceux de la scène 4 de l’acte II (Sarrasin, Œuvres, Paris, Augustin Courbé, 1656, p. 277). 47 Mairet, op. cit., p. 483. 48 A. Mareschal, op. cit., « Préface », n. p., †8r o et v o . Jean-Yves Vialleton PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 316 ainsi dans notre Pastorale il n’y a qu’une action principale, à sçavoir le mariage de Filis avec Tircis, au respect duquel celuy de Celie avec Nise n’est conté [=compté] que pour un Episode, c’est-à-dire une circonstance inventée par l’Autheur pour l’enrichissement de son sujet 49 . Dans la tragédie même, le modèle qui va s’imposer et devenir celui de la tragédie classique est celui d’une tragédie avec un second fil, qu’on préférera penser comme une tragédie avec épisode. D’Aubignac rappelle certes que le mot épisode utilisé pour désigner un des deux fils de « l’histoire à deux fils » telle qu’on la trouve chez Térence est un emploi moderne et que l’Antiquité ne connaissait pas ce mode de composition dans la tragédie 50 . Mais la notion d’épisode, maintenant pensée comme renvoyant aux actions « imparfaites, qui […] servent d’acheminement » à l’« action complète », selon la définition donnée par le Corneille de 1660 51 , permet de dissimuler dans la tragédie la pratique secrètement térentienne du « double fil » sous le précepte aristotélicien d’une chaîne unique et continue d’événements. C’est ce type de tragédie qu’analyse Racine dans sa préface à Bérénice, soulignant que, même s’il s’est imposé, il est moderne et infidèle à l’antiquité et à son goût de la simplicité. Conclusion Scudéry ne reproche pas au Cid de ne pas anticiper sur la dramaturgie classique, il lui reproche de ne pas être une vraie tragi-comédie, parce qu’elle est construite comme une tragédie, et non comme une comédie, qu’elle n’est pas construite sur une intrigue. Plus tard, la tragi-comédie va se fondre dans la tragédie, non du fait du triomphe de la « régularité », mais parce que la tragédie elle-même va s’écrire sur le modèle de la comédie, c’est-à-dire va devenir une tragédie « intriguée ». Ce qui triomphe avec le classicisme, ce n’est pas l’unité d’action, c’est l’intrigue agencée, qui trouve dans la notion d’épisode sa justification théorique. Les Observations ne sont pas une étape de la construction de la dramaturgie classique, elles défendent au contraire pour la dernière fois une pensée de l’écriture dramatique avec laquelle le classicisme va rompre. Elles sont le chant du cygne de la théorie dramatique italianisante. 49 Pichou, La Filis de Scire, comédie pastorale tirée de l’Italien, Paris, François Targa, 1631, « Préface par le S r Isnard », n. p., ē 6v o . 50 D’Aubignac, op. cit., II, 5, éd. cit. p. 149-152. 51 Corneille, « Discours des trois unités », dans P. Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., p. 841a.