eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 46/91

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2019-0022
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2019
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La fabrication de l’illusion - Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens (1635) de Georges de Scudéry

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2019
Andrea Grewe
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PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 La fabrication de l’illusion - Formes du métathéâtre dans La Comédie des comédiens (1635) de Georges de Scudéry A NDREA G REWE (U NIVERSITÄT O SNABRÜCK ) Introduction : l’esthétique de l’imitation et le théâtre illusionniste Le théâtre d’avant-garde du premier XX e siècle est caractérisé par la ‘rethéâtralisation’. Au terme d’un processus séculaire au cours duquel le théâtre n’a pas cessé de réfléchir sur l’esthétique de l’imitation et de peaufiner la représentation illusionniste, une nouvelle génération de metteurs en scène - tels que Copeau, Craig ou Meyerhold - met radicalement en question cette quête de l’illusionnisme scénique qui avait culminé dans le théâtre naturaliste. En rompant avec le réalisme, ils redécouvrent le caractère ludique du théâtre. La célèbre pièce de Luigi Pirandello, Six personnages en quête d’auteur, est un exemple classique de cette rupture avec le théâtre illusionniste : le public y voit arriver des acteurs et des actrices sur une scène nue, dépouillée de toute décoration pour répéter une pièce de Pirandello - répétition qui est interrompue par l’arrivée des six personnages qui demandent aux acteurs de jouer leur histoire. Un véritable choc pour le public de l’époque ! Une situation semblable est à la base de La Comédie des comédiens de Georges de Scudéry. Ici le public dans la salle est confronté à une troupe ambulante de comédiens qui, à l’intérieur de la fiction théâtrale, renonce à jouer la pièce annoncée faute de spectateurs ; ce n’est qu’après une discussion avec l’unique spectateur venu à leur spectacle qu’ils finissent par représenter la pastorale dramatique L’Amour caché par l’amour, pièce composée par un certain Georges de Scudéry. Le constat s’impose : la nécessité de réfléchir sur la nature de l’illusion théâtrale en tant que terme central de l’esthétique de l’imitation se manifeste aussi bien au moment de la naissance du théâtre illusionniste moderne qu’à celui où son règne touche à sa fin. Dans l’un et l’autre cas, nous avons à Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 318 faire à des formes de méta-théâtre où le théâtre parle de lui-même, voire « s’auto-représente » grâce à la formule du ‘théâtre dans le théâtre’ 1 . Dans son étude consacrée au Théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVII e siècle, Georges Forestier a démontré l’essor considérable que cette forme dramatique connaît entre 1628 et 1694 2 , succès qui se prolonge même audelà de 1700 comme le prouve le travail récent de Jeanne-Marie Hostiou qui a étudié la période de 1680 à 1762 3 . Si, pour le théâtre d’avant-garde, l’objectif de la rethéâtralisation est d’ouvrir la voie à d’autres formes d’expression jugées plus ‘vraies’, on peut se demander quel peut bien être le but de cette autoréflexivité au moment de la genèse, de la mise en place de l’esthétique de l’imitation et du théâtre illusionniste. Dans ma contribution, je voudrais, par conséquent, me concentrer sur la question de l’illusion théâtrale telle qu’elle est posée par Scudéry. Pour cela, j’aborderai aussi bien la pièce-cadre que la pièce enchâssée qui, jusqu’à maintenant, a plutôt été négligée par la critique moderne pour démontrer leur unité. Ainsi, je chercherai à répondre à la question de la fonction de la pièce interne pour la réflexion méta-théâtrale. Pourtant, parler d’‘illusion’ n’est pas sans problèmes dans ce contexte. Comme l’a observé Georges Forestier : « Le mot existe, l’idée d’illusion au sens de fondement des arts de représentation existe, mais le concept d’illusion n’existe pas au sens où nous l’entendons 4 . » Tout au contraire, pour les contemporains, le mot illusion a encore, quasi exclusivement, l’acceptation négative d’‘apparences trompeuses’. Emmanuelle Hénin remarque que : Sans doute le mot est-il proscrit à la suite de toute une tradition issue de Platon et reprise par les Pères de l’Église, qui assimile cette notion à une double erreur, optique et métaphysique. L’illusion est une ‘fausse apparence pour faire paraître ce qui n’est pas’ ; suscitée par une tromperie des sens ou par un effet d’optique, elle ne renvoie à aucune réalité tangible et, par là, 1 Cf. Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Messidor/ Éditions sociales, 1987, s.v. Métathéâtre, p. 237. 2 Georges Forestier, Le théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVII e siècle, Genève, Droz, 1981, qui recense quarante pièces de ce type pour cette période. 3 Jeanne-Marie Hostiau, Les Miroirs de Thalie. Le théâtre sur le théâtre et la Comédie- Française (1680-1762), Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 10 : « du XVII e au XVIII e siècle, la production des pièces autoréflexives connaît un âge d’or et atteint des proportions inégalées. Plus de quatre cents pièces peuvent être qualifiées d’autoréflexives, soit plus du quart du répertoire comique créé sur les scènes publiques parisiennes du théâtre parlé entre 1680 et 1762. » 4 Georges Forestier, « Introduction », in : Littératures classiques 44, 2002. L’illusion au XVII e siècle, sous la direction de Patrick Dandrey et Georges Forestier, p. 7-12, p. 9. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 319 est condamnable moralement […] et métaphysiquement, comme un artifice du démon lui-même. 5 C’est dans cette appréciation que le mot ‘illusion’ est utilisé dans La Comédie des comédiens par le personnage de M. de Blandimare. Ce n’est qu’au XVIII e siècle qu’il apparaît dans les traités théoriques dans le sens moderne d’illusion esthétique 6 . Par conséquent, il est nécessaire pour les théoriciens du théâtre au XVII e siècle, de développer un concept de l’illusion dramatique qui distingue la fiction théâtrale de l’illusion démoniaque : « Dès lors, toute entreprise apologétique doit tenir compte du présupposé négatif assimilant le spectacle dramatique à un néant ontologique doublé d’une tromperie des sens 7 . » Quant à l’analyse de La Comédie des comédiens, il s’agit donc de rendre compte de la tension entre les différentes notions de l’illusion qui traversent la pièce et de montrer comment le nouveau concept d’illusion esthétique dramatique se substitue à celui d’illusion démoniaque. Avant d’entrer dans l’analyse, je voudrais brièvement présenter la pièce et retracer sommairement l’histoire de sa réception de la part de la critique moderne. Présentation de la pièce La Comédie des comédiens qui fut écrite pour la troupe du Marais, fut publiée en 1635 par l’éditeur Augustin Courbé, accompagnée d’une dédicace au Marquis de Coalin et d’un péritexte adressé « Au lecteur » dans lequel Scudéry évoque la diversité de sa production dramatique aussi bien au niveau du contenu que du style pour insister notamment sur la ‘nouveauté de l’invention’ distinguant la nouvelle pièce 8 . 5 Emmanuelle Hénin, « Poétique de l’illusion scénique. Des poétiques italiennes de la Renaissance à la doctrine classique (ou : de la Renaissance italienne à Corneille) », in : Littératures classiques 44, 2002. L’illusion au XVII e siècle, sous la direction de Patrick Dandrey et Georges Forestier, p. 15-34, p. 15. 6 Pour le processus grâce auquel, depuis la Renaissance, l’illusion magique est remplacée par l’illusion esthétique, cf. Werner Wolf, « Von magischer Täuschung zu ästhetischer Illusion. Pierre Corneilles L’illusion comique als ‘Schwellentext’ », in : Kirsten Dickhaut (éd.), Kunst der Täuschung - Art of Deception. Über Status und Bedeutung von ästhetischer und dämonischer Illusion in der Frühen Neuzeit (1400- 1700) in Italien und Frankreich, Wiesbaden, Harrassowitz, 2016, p. 397-421. 7 Hénin, « Poétique de l’illusion scénique », p. 16. 8 Georges de Scudéry, La Comédie des comédiens. Texte présenté et annoté par Joan Crow, University of Exeter 1975, p. 5. Pour toute citation, nous nous référons à cette édition qui offre un texte légèrement modernisé. Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 320 La date de composition n’est pas connue de manière précise ni celle de la première représentation. Vu certaines indications dans la pièce même comme l’allusion à la mort d’Alexandre Hardy et l’énumération des pièces représentées par la troupe de Mondory en 1632, la critique moderne s’accorde pour dire que le terme post quem de la composition est l’année 1632 9 . En revanche, il est attesté qu’une représentation eut lieu devant la Reine le 28 novembre 1634 à l’Arsenal 10 . Lors de cette représentation, la pièce interne L’Amour caché par l’amour fut pourtant remplacée par une autre pièce, à savoir Mélite, la première comédie de Pierre Corneille. Voici le contenu du texte publié : La pièce commence par un prologue dans lequel l’acteur Mondory, le chef de la troupe du Marais, s’adresse au public pour l’avertir que, contre son gré, ses compagnons auraient décidé de présenter une pièce dans laquelle ils joueraient des comédiens se trouvant à Lyon et prêts à montrer leur spectacle. Ce prologue est suivi de deux actes qui mettent en scène une troupe de comédiens ambulants en attente du public. Mais il ne vient qu’un seul spectateur, M. de Blandimare, un gentilhomme qui est de passage dans la ville. À sa grande surprise, il reconnaît dans le portier de la troupe, appelé Belle-Ombre, son neveu qu’il a cherché partout. Après le dîner auquel M. de Blandimare avait invité la troupe, on discute du théâtre et M. de Blandimare esquisse le portrait de l’acteur idéal. Pour le persuader de leur excellence, les comédiens récitent une Églogue pastorale qui suscite l’admiration de M. de Blandimare qui leur demande de le recevoir dans leur troupe. Pour lui permettre de montrer ses talents d’acteur, on décide de jouer le lendemain la tragi-comédie pastorale L’Amour caché par l’amour. La représentation de cette pièce commence également par un prologue. Dans celui-ci, les personnifications du Prologue et de l’Argument se disputent la scène en discutant de la fonction de l’un et de l’autre. Une fois leur dispute terminée, suit une pastorale, inspirée de L’Astrée qui montre les traits caractéristiques du genre. La scène est « en Forests 11 » et l’action est constituée des amours contrariés de deux bergers et deux bergères. Pirandre aime Mélisée, et c’est réciproque, mais, pour éprouver la constance de son amant, la jeune fille feint d’aimer Florintor. Dans son désespoir, Pirandre ne voit d’autre moyen pour conquérir l’amour de Mélisée que de susciter sa jalousie en courtisant la bergère Isomène. Celle-ci aime Florintor et Florintor l’aime. Mais, comme Isomène craint que sa mère veuille la marier 9 Cf. Eveline Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz, 1988, p. 220, n. 2. 10 Cf. ibid. 11 Scudéry, La Comédie des comédiens, p. 24. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 321 à Pirandre, elle ordonne à Florintor de faire semblant d’aimer Mélisée tandis qu’elle-même se montre favorable aux avances de Pirandre. Dans le second acte, le nœud de l’action se resserre davantage car les parents des jeunes amoureux veulent satisfaire aux inclinations de leurs enfants en les mariant. Mais, trompés par les fausses apparences des amours feints, ils décident de marier Florintor à Mélisée et Isomène à Pirandre. Pour échapper à un mariage forcé, Florintor et Isomène se donnent rendez-vous aux bords du Lignon. Le lendemain, les parents ainsi que les jeunes amoureux se retrouvent aux bords du fleuve où Florintor et Isomène veulent mettre fin à leur vie. Pour les en empêcher, Pirandre et Mélisée confessent alors publiquement leur amour. Les parents sont heureux que leurs enfants aient retrouvé le bonheur et consentent à ce que les ‘vrais’ couples s’unissent. La pièce se termine par un ultime discours de M. de Blandimare adressé aux comédiens et aux spectateurs qui clôt la pièce-cadre. La réception de la pièce par la critique moderne À la différence d’autres pièces de Scudéry, La Comédie des comédiens ne connaît qu’une seule édition contemporaine. Au cours de la redécouverte moderne de son théâtre, elle occupe, en revanche, une place de choix. Depuis les années 1970, il n’y a pas eu moins de trois éditions dont les deux premières ont paru à un an d’intervalle. En 1974, Lorenza Maranini édite la pièce dans un recueil qui comprend également le poème héroïque Célinde de Balthazar Baro, paru en 1629, et une tragi-comédie de Nicolas Gougenot, intitulée comme la pièce de Scudéry La Comédie des comédiens, publiée en 1633 et destinée à l’Hôtel de Bourgogne. Ce que les trois pièces ont en commun, c’est une structure similaire. Toutes trois proposent des variantes du ‘théâtre dans le théâtre’ et témoignent ainsi de l’engouement de l’époque pour l’autoréflexivité théâtrale qui verra naître en 1635 L’Illusion comique de Pierre Corneille. En regroupant ces trois pièces oubliées dans un même recueil, Lorenza Maranini, pour sa part, illustre l’intérêt grandissant de l’histoire littéraire des années 1970 pour les formes dramatiques ‘irrégulières’ ou ‘baroques’ qui se distinguent par une théâtralité affichée 12 . Ce n’est que quelques années plus tard, en 1981, que Georges Forestier 12 Cf. Lorenza Maranini, « Introduzione », in : ead. (éd.), La commedia in commedia. Testi del Seicento francese, Bologna, Bulzoni, 1974, p. 9-60, p. 9 : « Le tre ‘pièces’ che raccolgo in questo volume hanno in comune un tema che può considerarsi caratteristico del teatro barocco, ma che è vivo anche nel teatro classico e che […] resterà presente nel teatro fino ai nostri giorni. » Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 322 publiera son étude sur ‘le théâtre dans le théâtre’. La deuxième édition de la pièce de Scudéry paraîtra en 1975, publiée par Joan Crow dans la collection ‘Textes littéraires’ de l’Université d’Exeter où, en 1974, David Shaw avait déjà publié une édition de la pièce homonyme de Gougenot. La troisième édition - et dernière jusqu’à maintenant - de La Comédie des comédiens de Scudéry remonte à 2002. Elle a été publiée par Isabella Cedro et est accompagnée d’une traduction en italien 13 . La place particulière que La Comédie des comédiens occupe dans le processus de réévaluation du théâtre de Scudéry se reflète dans le jugement suivant de Joan Crow : « De toute son œuvre dramatique, c’est cette comédie surtout qui mérite d’être tirée de l’oubli 14 ». Le motif de cette appréciation est formulé par Eveline Dutertre : « La Comédie des comédiens est avant tout un plaidoyer, plaidoyer en faveur du théâtre, plaidoyer en faveur des gens du théâtre 15 » qui comprend « un véritable traité d’art dramatique 16 », en fournissant une définition de l’art du comédien. Et ce n’est pas tout : la pièce est considérée comme un document précieux sur la vie des comédiens en général et la troupe de Mondory en particulier qui nous renseigne, en outre, « sur les goûts littéraires de l’époque et les pièces à la mode 17 ». Lorenza Maranini y trouve « un abbozzo di critica teatrale e [una] satira dei costumi e dei pregiudizi del tempo nei riguardi degli attori e soprattutto delle attrici 18 ». Et Isabella Cedro souligne à quel point les images de la vie des comédiens « rientravano nel processo di revisione e riabilitazione del mondo del teatro perseguitato con accanimento in quegli anni 19 ». Dans un article qui compare les pièces de Baro, Gougenot, Scudéry et Corneille, John Golder affirme que « the preponderance of self-reference in the plays of this period must surely tell us something about the theatre itself, as reality, as social institution, as profession, as art-form 20 . » Ces jugements montrent que La Comédie des comédiens est en premier lieu 13 Georges de Scudéry, La Comédie des comédiens, introduzione, traduzione con testo a fronte e note di Isabella Cedro, Fasano, Schena editore, 2002. 14 Crow, « Introduction », in : Scudéry, La Comédie des comédiens, p. V-XXI, p. IX. 15 Dutertre, Scudéry dramaturge, p. 223. 16 Forestier, Le théâtre dans le théâtre, p. 217. 17 Dutertre, Scudéry dramaturge, p. 235 ; cf. en général son chap. IV : « Un document sur le théâtre de l’époque », p. 230-238. 18 Maranini, « Introduzione », p. 16. 19 Isabella Cedro, « Introduzione », in : Scudéry, La Comédie des comédiens, p. 9-99, p. 66-67. 20 John Golder, « Holding a Mirror up to Theatre : Baro, Gougenot, Scudéry and Corneille as Self-Referentialists in Paris, 1628-1635/ 36 », in : Gerhard Fischer (éd.), The Play within the Play. The Performance of Meta-Theatre and Self-Reflection, Amsterdam, Rodopi, 2007, p. 77-99, p. 83. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 323 appréciée comme un document historique : elle fascine la critique parce qu’elle nous instruit sur les différents aspects de la vie théâtrale de l’époque et reflète cet essor du théâtre sous Richelieu auquel Scudéry participe activement avec cette ‘apologie du théâtre’ sous forme dramatique qui précède la publication de son traité théorique de quatre ans 21 . Contrairement à l’appréciation unanime du caractère documentaire de la pièce, l’esthétique du théâtre que Scudéry y développe a moins retenu l’attention de la critique. Même si la question de l’illusion est abordée dans des travaux critiques qui, souvent, étudient la pièce de Scudéry dans le contexte des autres pièces ‘autoréflexives’ de l’époque, la critique ne lui accorde guère la place qui lui revient en tant que point central de l’esthétique de l’imitation sur lequel convergent tous les autres éléments de l’‘art du théâtre’ 22 . La question de l’illusion est, par contre, traitée de préférence au niveau du contenu, c’est-à-dire d’un point de vue ‘philosophique’ qui a recours à la métaphore du ‘theatrum mundi’ pour expliquer la structure du ‘théâtre dans le théâtre’. C’est le cas notamment dans les commentaires de Maranini et Cedro dans lesquels le thème de l’illusion est envisagé dans une perspective ‘baroque’ et interprété comme le signe d’une inquiétude existentielle qui renverrait à l’impossibilité de distinguer entre ‘réalité’ et ‘fiction’ 23 . Ainsi, Isabella Cedro déclare que : L’approfondimento dell’illusione scenica si fa pretesto di riflessione del teatro su se stesso, ma risponde anche al gusto di un pubblico attratto dai temi delle metamorfosi, del cambiamento e delle apparenze ingannatrici, che riflettono una sensibilità e un immaginario propri della cultura barocca. In un epoca in cui tutto è teatro, in cui si dubita della stessa realtà, 21 Cf. Dutertre, Scudéry dramaturge, p. 223. 22 Cf., entre autres, Reinhard Klesczewski, « Schauspieler und Regisseure im französischen Barockdrama. Zur Thematisierung des Theaterlebens und der Theatralität des Theaters », in : Franz Link, Güner Niggl (édd.), Theatrum Mundi. Götter, Gott und Spielleiter im Drama von der Antike bis zur Gegenwart. Sonderband des Literaturwissenschaftlichen Jahrbuchs, Berlin, Duncker & Humblot, 1981, p. 177- 198; Peter G. Klaus, Georges de Scudéry (1601-1667) : Dramen und Schriften zum Theater, Frankfurt/ M. e.a., Peter Lang, 1989 ; Tomotoshi Katagi, « La naissance du ‘Théâtre françois’ - et la transformation des comédies des comédiens au Marais », in : Etudes de langue et littérature françaises (Tokyo, Société Japonaise de Langue et Littérature Françaises) 58, 1991, p. 15-30 (https: / / doi.org/ 10.20634/ ellf. 58.0_15) (dernier accès : 10.09.2019) ; Mary Ann Frese Witt, Metatheater and Modernity. Baroque and Neobaroque, Fairleigh Dickinson University Press, 2013. 23 Cf. Maranini, « Introduzione », p. 59-60, qui parle de « l’inquietante problema della distinzione trai i piani della realtà e dell’illusione. È più reale il mondo dello spettatore o quello dell’attore? […] Questo è il problema: recitare, o vivere? Fin dove si vive, e dove si comincia a recitare? Quando il recitare diventa vivere? » Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 324 che non si può scindere dalle apparenze, la vita è vista come una commedia e gli uomini come abitanti di un mondo-città in cui la realtà si può afferrare solo in uno specchio. Se la realtà è illusoria, allora la metafora diventa realtà e il teatro si estende fuori dal teatro. 24 Une telle interprétation ‘existentielle’ doit beaucoup au fait que la redécouverte du théâtre de Scudéry ait coïncidé avec l’intérêt de la critique porté à la littérature du premier XVII e siècle dite baroque. Il est significatif que, dans toutes les études critiques, le renvoi aux travaux de Jean Rousset est aussi obligatoire que l’allusion à La vie est un songe de Calderón de la Barca 25 . Dans ce qui suit, je voudrais, par conséquent, essayer de comprendre la thématique de l’illusion dans la pièce de Scudéry non pas comme l’expression d’une certaine ‘vision du monde’ baroque mais, plutôt, comme une contribution à la réflexion sur l’illusion esthétique et au débat théorique de l’époque. L’intérêt prononcé de la critique pour l’aspect documentaire de la pièce a encore une autre conséquence. Il en résulte que les études se concentrent quasi unanimement sur la pièce-cadre. Le jugement porté sur celle-ci est des plus positifs : ainsi, Eveline Dutertre observe que « La Comédie des comédiens est […] une comédie de mœurs pleine de vérité, avec cette particularité que les mœurs représentées ici sont celles des comédiens que nul, sinon Gougenot, n’avait encore portées à la scène 26 ». Pour elle, cette « petite comédie parfaitement réussie et très attachante », « originale 27 » fait de Scudéry « un fondateur d’une tradition littéraire, puisqu’avec Gougenot il crée un type de pièces qui associent le procédé du théâtre dans le théâtre à la représentation de la vie des comédiens 28 », formule qui sera illustrée dans la suite par, entre autres, Corneille dans L’Illusion comique (1636), Quinault dans La Comédie sans comédie (1655) et Molière dans L’Impromptu de Versailles (1663). Par rapport à cet enthousiasme, les jugements sur la pièce interne semblent plutôt exprimer un certain embarras de la part de la critique même si, au cours des dernières décennies, les jugements se sont différenciés. Si Dutertre parle encore de la « pastorale banale 29 », Maranini y 24 Cedro, « Introduzione », p. 83. 25 Une position différente est représentée par Klesczewski, « Schauspieler und Regisseure im französischen Barockdrama », p. 198, qui constate une ‘tendance à la sécularisation’ dans les pièces françaises qui les distinguerait du théâtre espagnol. 26 Dutertre, Scudéry dramaturge, p. 246. 27 Ibid., p. 247. 28 Ibid., p. 248. 29 Ibid., p. 247. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 325 découvre « un’operetta formalmente elegante » et « un ‘marivaudage avant la lettre’ » ; elle loue la « perfetta simmetria della struttura dell’operetta » qui se distingue par « un vero e proprio ritmo di balletto 30 ». Mais, même si L’Amour caché par l’amour est, parfois, comparé aux premières comédies de Corneille telles que La Galerie du Palais ou La Place royale, ces rapprochements ne sont pas approfondis 31 . Le fait que, dans la représentation de 1634, L’Amour caché par l’amour ait été remplacé par Mélite fonctionne comme une sorte de licence pour se désintéresser de la pastorale et de l’unité fonctionnelle des deux parties de la pièce. Dans la suite de ma contribution, je voudrais mettre l’accent, d’un côté, sur la ‘théorie’ de l’illusion développée surtout dans les deux prologues, et de l’autre, sur les rapports entre la ‘théorie’ et la ‘pratique’ en me demandant de quelle manière la question du ‘jeu’ et de l’‘illusion’ est reprise et mise en scène dans la pièce-cadre et la pièce encadrée. La ‘théorie’ du théâtre illusionniste : les deux prologues Dans la pièce-cadre, les dialogues entre les comédiens et M. de Blandimare offrent l’occasion de mettre en scène une discussion sur le théâtre qui aborde de nombreux aspects de la vie théâtrale de l’époque tels que les conditions matérielles des théâtres (en province et dans la capitale), la moralité des actrices ou l’histoire de la production dramatique. La réflexion méta-théâtrale au sens strict se trouve, en revanche, avant tout dans les deux prologues. Dans le prologue qui ouvre la pièce, Mondory s’adresse aux spectateurs pour leur faire part du projet de ses compagnons que lui-même considère comme une « extravagance », voire une « folie » et auquel il participe seulement contre son gré : « ils [sc. les comédiens de sa troupe] disent […] que voicy un jeu de paume, où des Comediens qui ne sont pas nous, & lesquels nous sommes pourtant, représentent une Pastoralle 32 . » C’est ce dispositif qui permet à Scudéry de faire réfléchir l’acteur Mondory sur la nature même du théâtre et d’analyser « le paradoxe même du théâtre fondé à la fois sur la réalité et l’illusion 33 ». Avec la précision d’un spécialiste moderne de la sémiologie du théâtre, Mondory décrit le fonctionnement sémiotique de ce dernier où chaque élément 30 Maranini, « Introduzione », p. 57, 58, 59. 31 Cf. Maranini, « Introduzione », p. 58, qui compare L’Amour caché par l’amour à La Place royale, ou Cedro, « Introduzione », p. 94, qui rapproche la pastorale de La Galerie du Palais. 32 Scudéry, La Comédie des comédiens, Prologue, p. 8. 33 Dutertre, Scudéry dramaturge, p. 228. Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 326 acquiert le caractère d’un signe qui renvoie à autre chose que lui-même. À commencer par le lieu de la scène : « Ils veulent me persuader que je ne suis point sur un Theatre ; ils disent que c’est icy la ville de Lion » et « ils veulent que vous croyez estre au bord du Rhosne, & non pas à celuy de la Seine 34 ; » Feignant l’étonnement d’un spectateur naïf, Mondory insiste sur le paradoxe du théâtre où les choses sont en même temps elles-mêmes et autre chose : « Ils disent que je suis un certain monsieur de Blandimare, bien que je m’appelle véritablement Mondory 35 ». L’illusion s’avère ainsi être l’essence du théâtre, l’illusion de la présence d’une ‘autre’ réalité créée sur scène grâce à une métamorphose qui transforme l’acteur dans son personnage. En dénonçant cette illusion comme l’effet de la ‘folie’ qui se serait emparée de ses compagnons, Mondory souligne le caractère ambivalent du monde représenté : d’une part, il est purement imaginaire, fictif ; de l’autre, il est ‘vrai’, ‘réel’ car les ‘fous’ ‘croient’ à ce monde fictif. En recourant à la métaphore de la folie des comédiens et du théâtre comme ‘maison des fous’, Scudéry donne une définition du théâtre mimétique comparable à celle de la sémiologie moderne: « Le théâtre c’est […] un signe qui fait réel, tant l’illusion référentielle est puissante 36 ». Dans la pièce-cadre, cette puissance de l’illusion référentielle est confirmée par les actrices qui se plaignent des spectateurs ‘naïfs’ lesquels les identifient avec leurs rôles : « ils pensent que la farce est l’image de nostre vie, & et que nous ne faisons que representer ce que nous pratiquons en effect 37 . » Mais ce serait une erreur de croire que le spectateur est dupe de l’illusion référentielle. Le prologue montre que la conception de l’illusion est plus différenciée. En témoigne la définition du rapport entre le temps de la représentation et le temps représenté donnée par Mondory : « la pièce qu’ils representent, ne sçauroit durer qu’une heure & demie, mais ces insensez asseurent, qu’elle en dure vingt & quatre & ces esprits dereglez, appellent cela suivre les regles 38 ». L’écart entre le temps de la représentation et le temps représenté illustre que la ‘représentation illusionniste’ n’est pas une reproduction fidèle de la réalité mais qu’elle obéit à des conventions, des codes. La référence un peu moqueuse à la discussion des règles de l’unité renvoie justement à la différence faite dans la théorie entre le ‘vrai’ et le ‘vraisemblable’. L’illusion théâtrale est donc plutôt conçue comme le résultat d’un pacte tacite entre la scène et la salle qui consiste, de la part du public, à vouloir croire à la réalité de ce qui est prétendu vrai par les acteurs. 34 Scudéry, La Comédie des comédiens, Prologue, p. 8. 35 Ibid. ; c’est moi qui souligne. 36 Pavis, Dictionnaire du théâtre, s.v. ‘Signe théâtral’, p. 358. 37 Scudéry, La Comédie des comédiens, I, 3, p. 11. 38 Ibid., Prologue, p. 8. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 327 Pour le dire avec les mots de la sémiologie moderne : « L’illusion présuppose le sentiment de savoir que ce que nous voyons au théâtre n’est qu’une représentation 39 ». C’est cette « dialectique du couple illusion / désillusion 40 » qui est théorisée dans le prologue qui prétend mettre en garde contre la folie de l’illusion pour assurer d’autant mieux le passage dans le monde fictif de la représentation qui suivra. En insistant ainsi sur la duplicité du signe et sur la différence entre le représentant et le représenté, Scudéry prend position dans le débat théorique contemporain : « En plaidant pour une conscience de l’illusion, Scudéry s’oppose directement à la conception ‘naïve’ de l’illusion mimétique professée par d’Aubignac à la suite de Chapelain 41 . » Contrairement à d’Aubignac qui condamne « toute rupture entre la représentation et l’histoire représentée », Scudéry rejoint donc le groupe opposé des auteurs et théoriciens qui « admettent l’idée d’une adhésion distanciée et la possibilité d’un jeu de prise et de déprise, d’un va-et-vient entre immersion fictionnelle et réflexion sur la fiction 42 . » Avec ce prologue, Scudéry fournit une définition du théâtre comme lieu de production et de réception de l’illusion théâtrale qui sera mise à l’épreuve, illustrée et développée dans la pièce-cadre et la pièce enchâssée. Ainsi, dans la pièce-cadre, la différence entre l’acteur et le rôle qu’il joue est mise en exergue par les noms portés par les comédiens tels que Belle- Ombre, Beau-Soleil ou Belle-Espine. Ceux-ci sont, bien que ressemblant à des noms réels d’acteurs existants comme par ex. Bellerose, des noms inventés, fictifs 43 . En même temps, M. de Blandimare souligne les facultés spécifiques que l’acteur doit posséder pour créer l’illusion du réel : « il faut que les pleurs, le rire, l’amour, la hayne, l’indifférence, le mespris, la jalousie, la colere, l’ambition, & bref, que toutes les passions soient peintes sur son visage, chaque fois qu’il le voudra 44 . » De cette manière, le travail du comédien est conçu comme une production consciente et maîtrisée des signes corporels qui sont au service d’une représentation réaliste comme le suggère le terme de ‘peindre’ qui rapproche l’art du comédien de celui du 39 Pavis, Dictionnaire du théâtre, s.v. Illusion, p. 199. 40 Ibid., p. 198. 41 Hénin, « Poétique de l’illusion scénique », p. 26. 42 Ibid. 43 Cf. Dutertre, Scudéry dramaturge, p. 229 et 232 n. 76. 44 Scudéry, La Comédie des comédiens, II, 1, p. 16. Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 328 peintre. 45 Comme celui-ci, l’acteur doit créer une ‘image’ capable de ‘tromper’ le spectateur par sa ressemblance avec le ‘modèle’ 46 . Dans le deuxième prologue situé avant la pièce interne, la réflexion sur le théâtre illusionniste s’approfondit encore. Si le premier se concentre sur les mécanismes propres à la représentation, le deuxième décrit plus en détail de quelle manière l’illusion opère sur le spectateur et comment les textes dramatiques doivent être conçus pour produire l’effet désiré. Dans le deuxième prologue où les personnifications du Prologue et de l’Argument se disputent mutuellement leur droit d’existence, le Prologue révèle le ‘secret’ du théâtre illusionniste en déclarant que « le principal secret de pareils ouvrages, consiste à intriguer les accidens de sorte, que l’esprit du spectateur demeurant suspendu entre la joye & la douleur, entre l’esperance & la crainte, ne puisse deviner où doit aboutir l’histoire, & se trouve agreablement surpris, par cet invisible nœud, qui desbroüille toute une piece 47 ». Le Prologue décrit ainsi un trait central du théâtre illusionniste où la fable est agencée de telle sorte « qu’on sente sa logique et sa direction, sans que le spectateur puisse entrevoir complètement sa conclusion 48 ». Il en résulte un « suspense » qui a pour effet que le spectateur « croit à l’histoire racontée par la fable » et s’identifie au personnage 49 . Cet effet ne se produit pourtant qu’à condition que le spectateur ne soit pas encore « adverti […] de tout ce qu’il y doit voir » comme l’explique le Prologue 50 . C’est pourquoi le théâtre illusionniste ‘moderne’ doit renoncer aussi bien au Prologue qu’à l’Argument s’il veut garantir l’immersion du spectateur. Le deuxième prologue se termine, par conséquent, par un acte d’autodestruction lorsque l’Argument dit au Prologue : « puis que tu te confesses inutile, je me reconnois superflu, & si tu m’en crois, nous ne ferons ni Argument, ni Prologue 51 . » La tâche traditionnelle de l’argument est de « faciliter l’intelligence du Poëme », comme le déclare le Prologue 52 . Supprimer l’argument et renoncer ainsi à ce qu’il aide le spectateur à comprendre la pièce n’est donc possible 45 Scudéry recourt ici à un lieu commun des poétiques depuis la Renaissance qui associent l’illusionnisme dramatique à l’illusionnisme pictural. Cf. Hénin, « Poétique de l’illusion scénique », p. 17ss. 46 Dans la pièce-cadre, les acteurs fournissent une démonstration de leur savoir-faire en récitant l’Églogue pastorale : dans ce poème, l’acteur doit changer d’expression d’un vers à l’autre, montrant en alternance des signes d’amour et de haine. 47 Scudéry, La Comédie des comédiens, Le Prologue/ L’Argument, p. 27. 48 Pavis, Dictionnaire du théâtre, s.v. Illusion, p. 198. 49 Ibid. 50 Scudéry, La Comédie des comédiens, Le Prologue/ L’Argument, p. 27. 51 Ibid. 52 Ibid. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 329 que grâce au fait que « les Arts se perfectionnent par la suite des siècles 53 ». Pour illustrer l’évolution considérable qui a eu lieu, le Prologue se sert de l’exemple de la peinture : Si tu me dis que tu sers à faciliter l’intelligence du Poëme, j’ay à te respondre, que les premiers broyeurs d’Ocre qui furent au monde, imitoyent si mal toutes choses, qu’ils estoient forcez d’escrire sous leurs Tableaux, cecy est un homme, & cela est un cheval : mais comme les Arts se perfectionnent par la suite des siecles, les peintres se sont tirez bien loin de cette ignorance grossiere, & maintenant leur travail ne donne pas si tost dans la veuë, que l’imagination conçoit ce que la leur a voulu représenter. 54 La poésie dramatique a accompli le même progrès. À l’instar de la peinture illusionniste qui a appris à imiter les choses avec une telle perfection que le spectateur reconnaît sans peine ce qui est représenté, les pièces « que nostre Troupe represente » sont immédiatement intelligibles et n’ont plus besoin du « babil inutile de l’argument 55 ». En comparant l’art dramatique à la peinture, Scudéry exprime ici d’abord son adhésion à l’esthétique illusionniste. En même temps, le discours du Prologue témoigne de la conviction du dramaturge que, pour créer une telle illusion sur scène, il faut un certain savoir technique de la part des auteurs dramatiques quant à l’agencement de l’intrigue : « Je veux dire par là, que tout Poëme qui ne se rend intelligible de soy mesme, & qui a besoin de ton secours [i.e. de l’argument] manque sans doute de jugement en sa conduite 56 ». Avec les nouvelles pièces de la troupe du Marais, l’écriture dramatique est arrivée à l’état de perfection requis. La Comédie des comédiens devient ainsi le manifeste d’un ‘nouveau’ théâtre mimétique et illusionniste où se conjuguent l’art de l’acteur et du dramaturge, un manifeste qui met en scène ses propres principes tout en congédiant les formes du vieux théâtre considérées désormais comme démodées et superflues. La théorie mise en scène : la pièce-cadre et la pièce enchâssée Dans les deux pièces qui suivent les prologues, cette théorie du théâtre illusionniste est mise en ‘action’. La pièce enchâssée peut notamment être comprise comme une mise en abyme de la situation théâtrale où un 53 Ibid. 54 Ibid. 55 Ibid. 56 Ibid. Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 330 acteur A joue un personnage X devant un spectateur S 57 . Quelques exemples doivent suffire pour illustrer l’importance qui revient au motif du ‘jeu’ dans les deux pièces. Dans la pièce-cadre, c’est autour du personnage du neveu que les notions de l’identité, du rôle et de l’illusion sont introduites. En apercevant son neveu à la porte du théâtre, M. de Blandimare s’écrie : « O Dieu, qu’est-ce que je voy ? Suis-je endormy, ou si c’est une illusion ? Es-tu mon Neveu, ou quelque Demon sous sa forme ? » Dans la suite, il parle de la « belle metamorphose […] qui d’un Gentilhomme de bonne Maison, a faict […] un voleur 58 . » Avec cette réplique adressée à son neveu, M. de Blandimare ne fait pas seulement allusion aux préjugés concernant le métier de comédien ; en même temps, il introduit le thème de l’illusion comme ‘apparence trompeuse’ et ‘feinte’. En se demandant s’il dort ou si un ‘démon’ lui apparaît, il se réfère à la signification courante du mot ‘illusion’ au XVII e siècle qui y voit l’effet de la magie noire ou une feinte du diable qui se sert notamment des songes pour tromper et séduire l’homme 59 . À travers cette description, le théâtre apparaît, pour un moment, comme le lieu d’une irritation profonde et d’une expérience inquiétante : suite au dédoublement qui lui est propre, il fait douter des sens. En simulant une réalité qui n’existe pas, il apparaît comme une forme de tromperie apparentée aux pouvoirs maléfiques, voire démoniaques. Les allusions aux reproches que l’Église adresse au théâtre sont évidentes. La suite du dialogue fait pourtant vite comprendre que la conception du jeu théâtral et de l’art du comédien tels que M. de Blandimare les entend, n’a rien en commun avec le pouvoir du diable. Si, pour un moment, M. de Blandimare apparaît ici comme un spectateur naïf qui prend la fiction pour la réalité, cette naïveté s’avère très vite elle aussi être feinte. Car le neveu n’est pas le seul à jouer un rôle. M. de Blandimare n’est, au fond, pas non plus ce qu’il paraissait être au premier abord. S’il se présente, au début, comme adversaire du théâtre, nous apprenons plus tard que ce mépris était feint : « Non, non, je leve le masque ; & je vous fais reparation d’honneur, pour ce que j’ay dit en souppant : […] Car il faudroit estre privé de raison, pour mespriser une chose tant estimable : la COMEDIE 60 ». En ‘levant le masque’ et en priant les comédiens de le recevoir dans leur troupe, M. de Blandimare s’avère être tout autre qu’un ennemi du théâtre : Il (re-)devient ce qu’il est en réalité - et au premier niveau de la fiction - à 57 Cf. Erika Fischer-Lichte, Semiotik des Theaters. Eine Einführung. Vol.1: Das System der theatralischen Zeichen, Tübingen, Narr, 1983, p. 16. 58 Scudéry, La Comédie des comédiens, I, 5, p. 14. 59 Cf. Wolf, « Von magischer Täuschung zu ästhetischer Illusion », p. 400. 60 Scudéry, La Comédie des comédiens, II, 1, p. 20. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 331 savoir un acteur (Mondory) qui jouera ensuite un rôle dans la pièce enchâssée. La pièce interne L’Amour caché par l’amour est une pastorale dramatique. Pour sa représentation, suivant la didascalie en tête du texte, « Le Theatre change de face & paroist Bocager 61 . » Le caractère fictif du monde représenté et la différence d’avec la réalité des spectateurs dans la salle sont ainsi mis en relief 62 . Mais le motif du jeu et du simulacre fait aussi partie intégrante de la fable de la pièce qui repose sur une feinte multiple : Mélisée qui aime Pirandre feint d’aimer Florintor. Pirandre qui est dupe de cette feinte feint d’aimer Isomène ; Isomène qui aime Florintor, et ce, de manière réciproque, le contraint pourtant de feindre d’aimer Mélisée ; elle-même feint d’aimer Pirandre. Le caractère quelque peu ‘artificiel’ de cette constellation n’a pas échappé aux interprètes et à leur critique, il n’est pourtant pas gratuit 63 . La symétrie parfaite avec laquelle les vrais couples se dédoublent en couples feints et le fait que personne ne soit exempt du jeu et de la tromperie, sert, au contraire, à conférer un caractère théâtral à la situation où chaque personnage - tel un acteur - prétend en même temps être ‘un autre’. Dans le second acte, les parents, spectateurs ignorants du jeu des jeunes amoureux, tombent dans le piège. Persuadés par la performance de leurs enfants qui savent feindre les faux sentiments à s’y méprendre, ils sont prêts à marier les faux couples ! L’action de la pièce devient de cette manière une mise en abyme parfaite du théâtre illusionniste où les spectateurs croient - au moins pour la durée du jeu - à la vérité de ce qu’ils voient. Cet effet de miroir arrive à son point culminant dans le troisième acte qui réunit tous les personnages, parents et enfants, aux bords du Lignon. Tout comme le public qui est - plus ou moins parfaitement au XVII e siècle - séparé de la scène par le quatrième mur, les parents de même que Mélisée et Pirandre se cachent derrière un rocher ou un buisson pour attendre Florintor et Isomène (I, 1-3). De cette façon, l’arrivée du couple sur le lieu du rendez-vous ressemble à l’entrée sur scène de deux acteurs, le public se retrouvant pour ainsi dire aussi bien devant que derrière eux. En même temps, cette mise en abyme de la situation théâtrale permet d’expliquer le plaisir théâtral du spectateur. C’est Mélisée qui se fait la 61 Ibid., p. 28. 62 Cf. Forestier, Le théâtre dans le théâtre, p. 140, qui voit dans le caractère peu ‘réaliste’ de la pastorale un moyen pour souligner le ‘réalisme’ de la pièce-cadre : « La pièce-cadre apparaît d’autant plus vraie que la pièce intérieure est au contraire très peu fondée sur la vraisemblance. » 63 Cf. ibid., p. 140 : « Tous les critiques qui ont lu les Comédies des comédiens de Gougenot et de Scudéry ont souligné l’indigence des pièces intérieures ». Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 332 porte-parole de ce dernier quand elle déclare en aparté : « Que je me plais d’entrer dans les secrets d’autruy 64 . » Elle trouve ainsi la formule parfaite pour résumer ce que tous les autres personnages ont exprimé avant elle d’une manière ou d’une autre. Taraminte : « Nous allons tout sçavoir, j’aperçoi Florintor 65 ; » ou Alphange : « Donnez vous patience, attendez s’il vous plaist ; / Indubitablement nous sçaurons ce que c’est 66 » ou bien Pirandre : « Mais pourtant aprenons ce qui les meine icy 67 » qui ajoute encore : « Que mon estonnement est extreme aujourd’huy 68 . » Ce que Pirandre exprime ici, c’est la surprise, l’étonnement, que le spectateur doit éprouver à la fin d’une comédie qui, grâce à une construction savante, a su captiver son attention et maintenir le suspense, jusqu’au dernier moment. Si l’essence de la comédie consiste dans la création de l’illusion, autrement dit, dans une tromperie, son but est la découverte de la vérité qui triomphe à la fin. Cette reconnaissance - l’anagnorisis du théâtre antique - ne signifie pas seulement la fin de l’action de la pièce, elle coïncide également avec la fin du jeu des acteurs et le retour à la réalité qui sont signalés dans notre cas par la dernière réplique de M. de Blandimare alias Mondory s’adressant au public dans la salle. Conclusion L’Amour caché par l’amour ne mérite pas sa qualification de ‘pièce insipide’ ou ‘pastorale banale’. Tout au contraire : Le fait que la pièce remplisse les exigences du genre pastoral d’une manière plus que parfaite, n’est pas le signe d’une maladresse de la part du dramaturge mais de son projet d’en faire l’exemple-type du nouveau théâtre dont il se fait le champion. Tout comme la pièce-cadre, elle met en pratique sa théorie du théâtre illusionniste, théorie développée dans les deux prologues. L’essence du théâtre est l’illusion, la feinte - mais il s’agit d’une illusion qui culmine dans la découverte de la vérité ce qui fait du théâtre finalement un art moralement justifié. En tant que manifeste d’un ‘nouveau’ théâtre, la pièce témoigne, en outre, de la conviction d’un progrès accompli par l’art dramatique qui a rendu possible l’immersion du spectateur dans le spectacle, ayant perfectionné l’illusion. Ce perfectionnement concerne aussi bien l’art d’écrire de 64 Scudéry, La Comédie des comédiens, III/ V, 3, v. 1037, p. 48. 65 Ibid., III/ V, 3, v. 1029, p. 47. 66 Ibid., III/ V, 2, v. 1004-1005. 67 Ibid., III/ V, 3. v. 1033. 68 Ibid., III/ V, 3, v. 1036. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 333 l’auteur dramatique que l’art de jouer de l’acteur, car, la ‘feinte’ que les comédies nouvelles mettent en scène est plus raffinée qu’autrefois : il ne s’agit plus simplement de se ‘déguiser’ ou de se ‘travestir’ mais de feindre des ‘sentiments’, un art dont seul le meilleur acteur est capable. La théorie de l’art dramatique développée ici par Scudéry est basée sur le caractère sémiotique du fait théâtral. Scudéry insiste sur la duplicité du signe théâtral, en distinguant entre signifiant et signifié, représentant et représenté, et en niant expressément l’idée que la réalité fictive soit ‘présente’ sur scène. Même si l’illusion est sans aucun doute l’élément central de l’esthétique de l’imitation, le concept que Scudéry en développe n’est donc pas - à la différence d’autres théoriciens et praticiens - celui d’une illusion ‘totale’ qui veut que « ce qu’on voit au théâtre, ce n’est pas le signe, c’est la chose 69 ». Comme le prouve le prologue de Mondory, la conscience de l’illusion et des conventions qui règlent sa fabrication fait partie de la théorie de Scudéry. De cette façon, il réussit à établir une frontière nette entre la notion traditionnelle d’illusion en tant que production d’apparences trompeuses et le concept moderne de l’illusion esthétique basé sur la ‘collaboration’ active du spectateur qui est prêt à ‘croire’ à l’histoire représentée, tout en sachant qu’elle ne se déroule pas ‘vraiment’ sur scène. Grâce au prologue de Mondory, la pièce devient une sorte d’école du spectateur auquel celle-ci apprend à lire les signes théâtraux. En insistant sur les composantes ‘techniques’ de l’illusion - l’art du comédien et l’art du dramaturge - Scudéry participe à la grande tentative des théoriciens de l’époque, celle « de donner un fondement rationnel » à l’illusion et de faire ainsi l’apologie du théâtre 70 . 69 Hénin, « Poétique de l’illusion scénique », p. 18. 70 Forestier, « Introduction », p. 9.