Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2019-0023
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2019
4691
L’Amour tyrannique: défense et illustration de la tragédie?
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Bénédicte Louvat
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PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? B ÉNÉDICTE L OUVAT (U NIVERSITÉ T OULOUSE - J EAN J AURÈS ) C’est en juillet 1639 que paraît chez Augustin Courbé L’Amour tyrannique 1 , précédé du Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry dédiées à l’Académie française par Monsieur de Sillac d’Arbois, pseudonyme de Jean-François Sarasin. La pièce a été créée l’année précédente (Chapelain précise qu’elle l’a été au moment du « carnaval 2 ») et jouée avec un certain succès, si l’on en croit les propos de son auteur dans la dédicace à la duchesse d’Aiguillon, propos corroborés par la correspondance de Chapelain et de Guez de Balzac 3 . Scudéry explique en 1 On peut résumer l’intrigue en ces termes : Tiridate, roi de Pont et époux d’Ormène, s’est follement épris de sa belle-sœur Polyxène, femme de son beaufrère Tigrane. Pour l’obtenir, il a déclaré la guerre au roi de Cappadoce, Orosmane, père de Tigrane et d’Ormène. Après avoir réduit en captivité Orosmane, Tigrane et Polyxène, il demande à Tigrane de choisir entre la vie de son père et l’honneur de son épouse. Pour sortir de l’impasse, Tigrane accède à la demande de Polyxène, qui le supplie de la tuer pour éviter l’infamie. Mais elle en réchappe. Tigrane tente ensuite de fléchir sa sœur, Ormène, et d’obtenir son soutien contre le tyran. La sortie de la crise viendra finalement du gouverneur de Tiridate, Pharnabase, et du frère de Polyxène, Troïle, qui fera céder Tiridate par les armes, avant qu’il ne soit gagné par la grandeur d’âme et l’amour de son épouse. 2 Le 11 juillet 1639, Chapelain écrit à Guez de Balzac : « Cet Amour tyrannique a fait un étrange bruit, ce carnaval, à la cour et à Paris » (Lettres de Jean Chapelain, éd. Philippe Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, 1880, p. 454 ; site Naissance de la critique dramatique). 3 Chapelain évoque la pièce à quatre reprises (les 15 janvier, 11 juillet, 28 août et 11 septembre 1639) ; s’il porte sur la pièce de Scudéry un jugement assez négatif, il reconnaît néanmoins qu’elle a « fait grand bruit » (lettre du 15 janvier, éd. cit., p. 367 ; site Naissance de la critique dramatique) et que son auteur « a noblesse d’esprit et des expressions très fortes. Dans cet Amour tyrannique, il s’est surpassé Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 336 effet la publication de son ouvrage par « l’impatience publique » et indique à sa dédicataire qu’il a eu « la gloire » « d’être représenté quatre fois devant Monseigneur, et devant [elle] 4 ». Quant à Sorel, il rapporte que Scudéry « fit jouer L’Amour tyrannique, qui eut le bonheur d’agréer au Cardinal de Richelieu 5 ». La pièce constituait la onzième production de Scudéry, venait après L’Amant libéral (représentée en 1636), elle-même écrite après ses deux seules tragédies - ou pièces explicitement sous-titrées ainsi par leur auteur-, La Mort de César, créée au Marais au début de l’année 1635 et Didon au cours de la saison théâtrale 1635-1636. Son sujet en était semble-t-il inventé, à l’exception de l’épisode, emprunté à Tacite 6 , de Radamiste et Zénobie, dans lequel « un prince traqué avec son épouse la frappe de son épée et la jette à l’eau par amour pour qu’elle ne tombe au pouvoir des ennemis, mais sa main est si peu ferme qu’elle en réchappe 7 ». Composé et représenté quelques mois après la publication des Sentiments de l’Académie sur Le Cid qui venait mettre un terme à des débats commencés un an plus tôt et auxquels Scudéry avait largement contribué par ses Observations, L’Amour tyrannique a presque toujours été interprété comme le dernier acte de la Querelle du Cid. Ce geste critique est à l’œuvre dans le développement déjà évoqué de la Bibliothèque française de Sorel, qui affirme : « M. de Scudéry piqué d’une belle et noble émulation, montra qu’il ne savait pas seulement reprendre les autres, mais qu’il savait comment il fallait faire des ouvrages capables d’égaler les plus relevés, et d’en surpasser soi-même » (lettre du 11 septembre, éd. cit., p. 493-494 ; site Naissance de la critique dramatique). 4 L’épître dédicatoire commence par cette déclaration : « C’est plutôt par l’impatience publique, que par ma propre inclination, que je me porte à faire imprimer cet ouvrage que je vous offre : Car après la gloire qu’il a eu, d’être représenté quatre fois devant Monseigneur, et devant vous ; après les choses que S. E. en a dites en présence de toute la cour ; après l’honneur qu’elle m’a fait, de vouloir avoir ce Poème en manuscrit dans son cabinet ; & après le rang que vous lui avez donné tout haut, parmi ceux de cette nature ; ma plus ardente ambition est tellement assouvie, qu’elle ne trouve rien à désirer. » (L’Amour tirannique, tragicomédie. Par Monsieur de Scudéry, Paris, Augustin Courbé, 1639, n.p.). 5 Sorel, La Bibliothèque française, Paris, Compagnie des Libraires, 1664, p. 185. 6 Tacite, Annales, XII, LI. 7 Jacques Truchet, Notice de L’Amour tyrannique dans Théâtre du XVII e siècle, éd. Jacques Scherer et Jacques Truchet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1986, p. 1404. Selon Henry Carrington Lancaster (A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century [1932], New York, Gordian Press, 1966, Part 2, vol. 1, p. 229), le rapprochement avec Tacite remonte à Alfred Batereau (Scudéry als Dramatiker, Leipzig, E. Stephan, 1902). L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 337 beaucoup d’autres 8 ». Il est encore omniprésent, trois siècles plus tard, dans les analyses de Lancaster et dans celles qu’Hélène Merlin consacre à la pièce dans Public et littérature, et déjà bien représenté dans la notice de Jacques Truchet. Cette dernière s’ouvre ainsi : « Dans l’esprit de son auteur, L’Amour tyrannique […] était le complément naturel des Observations sur Le Cid : après la critique, l’exemple à suivre 9 » ; J. Truchet évoque ensuite, comme l’avait fait Lancaster 10 , quelques-uns des éléments qui font de L’Amour tyrannique un anti-Cid ou un Cid retourné, notamment les deux personnages féminins de Polyxène et d’Ormène, manifestement conçus comme des « anti- Chimène 11 ». Les analyses d’H. Merlin s’inscrivent quant à elles dans le sillage de la fin du commentaire de Sorel, qui explique la préférence de Richelieu pour L’Amour tyrannique par des raisons politiques : il y a des Mémoires de ce temps-là qui ne sont pas imprimés, lesquels trouvent une cause plus fine de l’aversion que le Cardinal concevait pour Le Cid, et de l’inclination qu’il témoignait pour L’Amour tyrannique : C’est que dans le premier il y avait des paroles qui choquaient les grands Ministres, et dans l’autre il y en avait qui exaltaient le pouvoir absolu des Rois, même sur leurs proches. 12 Ainsi, pour H. Merlin, « si l’exemplarité proposée par Le Cid (mais aussi bien par Médée ou Horace) est celle de l’héroïsme de la volonté et de l’exaltation de la puissance, on pourrait définir celle de L’Amour tyrannique comme une exemplarité de la soumission 13 », ce qu’elle montre précisément en s’appuyant sur un relevé des occurrences des motifs de la providence et de la recherche de la mort en lieu et place de l’action (recherche présente chez Ormène, Polyxène, Orosmane et Tigrane 14 ) mais aussi sur le spectacle de la 8 Op. cit., p. 184-185. 9 Éd. cit., p. 1402. 10 Selon Lancaster, les personnages de L’Amour tyrannique sont tous conçus en réponse à ceux du Cid : ils sont au nombre de neuf et chacun d’eux trouve son correspondant dans la pièce de Corneille (ainsi le vieil Orosmane, père du héros, répond à Don Diègue, Tigrane à Rodrigue, Polyxène à Chimène etc.) ; comme son rival encore, Scudéry fait jouer le ressort du conflit entre l’amour et la nature (op. cit., p. 229). 11 Loc. cit., p. 1405. 12 Op. cit., p. 185. 13 Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 267-268. 14 Voir notamment l’analyse qu’elle propose de la scène 6 de l’acte IV, qui met en présence Tigrane et Ormène : dans cette « disputatio où [Tigrane] demande à sa sœur Ormène de l’aider dans [l]e projet [de mise à mort du tyran], deux exemplarités s’opposent […]. Tigrane fait un tableau de la situation propre à Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 338 soumission au roi qui nourrit la scène 3 de l’acte II, et s’ouvre sur un geste que le roi légitime Orosmane adresse au tyran Tiridate alors qu’une « troupe de citoyens » est agenouillée devant lui (« Il arrête Tiridate, et lui fait voir ces habitants à genoux 15 ». Si ces lectures ont bien sûr toute leur pertinence herméneutique et font probablement écho à la réception première de l’œuvre, c’est un autre aspect de L’Amour tyrannique qui retiendra notre attention, à savoir le dispositif éditorial dans lequel il paraît en 1639 - sur lequel la plupart des commentateurs modernes font silence - et les effets de sens que produit un tel dispositif, dans un contexte qui n’est pas seulement celui de la Querelle du Cid mais aussi de l’élaboration du modèle tragique français ou d’un modèle tragique moderne, fondé sur l’appropriation encore balbutiante des principes aristotéliciens et la liquidation de la tragi-comédie. Un double poste d’observation du genre tragique À quelle famille de textes ou de publications peut-on rattacher cet ouvrage qui associe le discours théorique de Sarasin et la pièce de Scudéry ? Deux types d’exemples se présentent à l’esprit : tout d’abord le couple que forment, en 1628, la refonte en tragi-comédie de Tyr et Sidon de Jean de Schélandre et sa publication, précédée de la préface de François Ogier en faveur de la tragi-comédie. Comme le note Hélène Baby dans son édition du Discours de Sarasin 16 , les deux ensembles (celui de 1628 et celui de 1639) sont comparables et inverses, le second liquidant ce que le premier promouvait et constituait comme un genre autonome et digne de rivaliser avec les deux genres hérités de l’Antiquité. On peut être également tentée de comparer l’ensemble que forment la pièce de Scudéry et le Discours de Sarasin au couple constitué par la Poétique et l’Alinde de La Mesnardière, ou par La Pratique du théâtre d’une part, La Pucelle d’Orléans et Cyminde ou les “réveiller” Ormène et à le pousser à la vengeance. Mais, relais indispensable du spectateur sur scène, Ormène refuse de se laisser gagner par le devoir que prétend lui imposer Tigrane : “Ah ! notre guérison ne dépend point des hommes, / Il faut un coup du Ciel pour nous en garantir.” Dans une contre-délibération qui évoque les stances de Rodrigue, elle refuse de choisir : “Saisi d’étonnement, de tristesse et d’horreur… / Je vous dois secourir, mais je le dois aimer.” Rodrigue au contraire avait choisi d’agir plutôt que mourir, puis, le comte tué - mais seulement à ce moment-là -, d’offrir sa vie à Chimène. Ici, au contraire, personne n’a le droit de se substituer à la justice divine. » (op. cit., p. 271). 15 L’Amour tyrannique, éd. J. Truchet, Théâtre du XVII e siècle, p. 549. 16 Site Idées du Théâtre, http: / / idt.huma-num.fr/ notice.php? id=397. L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 339 deux victimes de d’Aubignac d’autre part. Dans ces différents cas, on a affaire à un texte théorique et à son illustration ou à un texte dramatique et à sa théorisation, parus ensemble (pour les textes d’Ogier et de Schélandre) ou séparément (pour ceux de La Mesnardière et de d’Aubignac). Pas plus qu’Ogier n’était celui de Tyr et Sidon, Sarasin n’est l’auteur de L’Amour tyrannique, ni Scudéry celui du Discours de la tragédie et, par ailleurs, le texte dramatique précède, chronologiquement, le texte théorique, dont on se demande régulièrement à la lecture s’il commente vraiment la pièce, tant demeure l’impression tenace d’un écart, d’une disjonction entre le commentaire de Sarasin et la pièce de Scudéry. Sarasin formule en effet a posteriori des principes d’écriture qui n’ont peut-être pas, dans les faits, présidé à la genèse de la pièce, ou pas autant qu’il le dit, et sans doute pas de cette manière. Nous nous demanderons donc si L’Amour tyrannique est bien une pièce manifeste, illustration de principes esthétiques et en l’occurrence des constituants de la tragédie tels qu’ils ont été définis par Aristote, ou un exemple des tâtonnements du genre tragique, mais aussi de l’exploration de la frontière entre tragi-comédie et tragédie, comme bien d’autres pièces des années 1635-1640, et dont Le Cid est l’exemple le mieux connu. Nous proposerons in fine de lire L’Amour tyrannique indépendamment du Discours de Sarasin et d’évaluer ce qui résiste à la lecture de Sarasin. Il convient cependant, avant d’en venir à cette étape, de montrer en quoi le Discours de la tragédie autant que L’Amour tyrannique, et chacun à sa manière, constituent des postes d’observation particulièrement intéressants de la situation du genre tragique, de ce qu’on appelle tragédie et de la frontière entre tragédie et tragi-comédie immédiatement après la Querelle du Cid. L’histoire littéraire a longtemps considéré que c’était la Querelle du Cid qui avait mis fin au développement de la tragi-comédie 17 et imposé le retour du cothurne en France. L’examen précis des faits montre qu’il n’en est rien, pour trois raisons au moins 18 . Tout d’abord, la renaissance de la tragédie sur la scène professionnelle parisienne s’opère dès la saison théâtrale 1634-1635 - avec la série que forment Hercule mourant de Rotrou, Hippolyte de La Pinelière, Sophonisbe de Mairet, Médée de Corneille et La Mort de César de Scudéry -, et non au lendemain de la Querelle du Cid. Par ailleurs, cette 17 Ainsi, pour Lanson (Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1920, 4 e partie, livre 2, p. 424), « Le Cid eut le mérite de fixer la notion de tragédie classique ; et c’est par là qu’il est une date considérable dans l’histoire de l’art. C’est une de ces œuvres fécondes et impérieuses qui engagent l’avenir. » 18 Pour un examen plus précis de ces différents points, nous nous permettons de renvoyer à notre essai L’« Enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, PUPS, 2014. Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 340 renaissance n’a pas mis fin brutalement à la tragi-comédie, qui connaît même un regain d’intérêt immédiatement après la Querelle du Cid 19 . Enfin, la question générique - en d’autres termes, celle de savoir si Le Cid est une tragédie qui ne dit pas son nom ou une tragi-comédie atypique - n’est pas au centre de la Querelle du Cid, ou elle l’est de manière très particulière : au fond, ce que montrent les Observations de Scudéry, et que prolongent les Sentiments de l’Académie, c’est que Corneille n’a respecté ni les principes d’écriture de la tragi-comédie 20 , en « intriguant » mal ou pas assez son sujet, ni les principes d’écriture de la tragédie, en oubliant que le poète n’est pas l’historien et qu’il n’est pas soumis au vrai mais au vraisemblable - ce qui était au cœur de la Querelle -, double faute, double manquement aux règles génériques qui conduisait assez logiquement à considérer que Le Cid était un objet théâtral non identifiable et par là-même condamnable. La question des genres telle qu’elle se manifeste dans les Observations indique surtout la proximité entre tragédie et tragi-comédie à ce moment-là de leur histoire, ce qui, rappelons-le, n’a pas toujours été le cas et explique tout à la fois les flottements de genres et de titres autour de L’Amour tyrannique et la contestation du nom de « tragi-comédie » à laquelle se livre Sarasin dans son Discours. Si, de fait, la concurrence entre la tragédie et la tragi-comédie à partir de la fin du XVI e siècle et la promotion des sujets romanesques et amoureux dans la tragédie a eu pour conséquence, dans un premier temps, une « crispation 21 » des deux genres sur leurs constituants distinctifs, et tout d’abord sur le dénouement funeste comme trait spécifique et distinctif de la tragédie au regard de la tragi-comédie, la frontière qui les sépare s’est considérablement assouplie dans la seconde moitié des années 1630. En l’occurrence, Le Cid a bien joué un rôle essentiel dans cette évolution, en faisant bouger les lignes relativement à la source d’inspiration - son sujet est puisé dans l’Histoire, terrain auparavant réservé à la tragédie, et constituant propre au genre - et à la nature du dénouement. 19 Une petite centaine de tragi-comédies paraît entre 1635 et 1643, avec une moyenne de dix pièces par an, les années 1637, 1639 et 1642 atteignant le chiffre de treize publications. Pour le détail, voir L’« Enfance de la tragédie », op. cit., p. 211. 20 Principes qui sont en grande partie ceux de la comédie selon Scudéry, comme le montre Jean-Yves Vialleton dans le présent ouvrage. 21 Nous reprenons ce terme à l’ouvrage d’Enrica Zanin (Fins tragiques. Poétique et éthique du dénouement dans la tragédie de la première modernité (Italie, France, Espagne, Allemagne), Genève, Droz, 2014, p. 126). L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 341 Ce n’est, bien sûr, pas en vertu de sa source que L’Amour tyrannique peut être qualifié de « tragédie » par Sarasin 22 , et le Discours fait silence sur ce point - on y reviendra. Il l’est d’abord en raison de sa régularité, et Sarasin montre de quelle manière Scudéry s’est astreint à respecter les unités de temps (son action tient en moins de vingt-quatre heures), de lieu (« il ne faut point de lieu que celui de la pointe d’un bastion de la ville d’Amasie, et les pavillons de Tyridate 23 » qui sont au pied des remparts de la ville) et d’action, cette dernière étant entendue comme « ce qui se passe entre plusieurs [personnages], et qu’on peut rapporter à un même sujet 24 ». Le fait, cependant, n’est pas suffisant, les pastorales du temps notamment étant généralement assujetties aux unités de temps, de lieu, voire d’action. Si L’Amour tyrannique peut être défendu comme « tragédie », c’est d’abord parce que, aux yeux de son champion, il met en œuvre tous les constituants de la tragédie tels qu’ils ont été définis par Aristote : pièce implexe, l’ouvrage de Scudéry mêle péripétie (l’arrivée de Troïle, qui vient opérer le renversement du cours des actions) et reconnaissance (celle de son crime et de l’innocence de ceux qu’il avait condamnés par Tyridate), dans un cadre familial 25 , tous éléments qui le rendent propre à exciter la terreur et la pitié et à toucher le cœur des spectateurs. Mais c’est aussi parce que le dénouement heureux, rappelle Sarasin, n’est pas l’apanage de la tragi-comédie, comme l’atteste la Poétique d’Aristote et les exemples d’Alceste, des deux Iphigénie, d’Io et d’Hélène, ce qui rend à ses yeux caduque la conservation de la dénomination « tragi-comédie » dès lors que les deux genres partagent tout, y compris leur dénouement. Le même raisonnement se retrouvera dans La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac, au chapitre « De la tragicomédie » : ce que nous avons fait sans fondement, est que nous avons ôté le nom de Tragédie aux Pièces de Théâtre dont la Catastrophe est heureuse, encore que 22 Cette qualification est posée d’emblée : « Auparavant que de commencer à juger de cette tragédie (c’est ainsi que nous l’appellerons, et non pas tragi-comédie, pour les raisons que nous apporterons en leur lieu) » (Discours en forme de Remarques… en tête de L’Amour tyrannique, Paris, Augustin Courbé, 1639, p. 2 ; éd. Hélène Baby, site IdT) 23 Ibid., p. 11. 24 Ibid., p. 10. 25 Cette dernière caractéristique le conduit à affirmer : « Il n’y a donc que les Tyridates, les Ormènes, les Tigranes, les Polyxènes, les Orosmanes, qui puissent épouvanter nos âmes et les attendrir ; c’est-à-dire, il n’y a que les maris, les femmes, les beaux-pères, les beaux-frères, les belles-sœurs qui nous puissent toucher avec violence ; il n’y a que ceux que le sang et l’amitié joignent, dont les malheurs nous donnent de la terreur et de la pitié. » (ibid., p. 19). Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 342 le Sujet et les personnes soient Tragiques, c’est-à-dire héroïques, pour leur donner celui de Tragi-Comédies. […] Or je ne veux pas absolument combattre ce nom, mais je prétends qu’il est inutile, puisque celui de Tragédie ne signifie pas moins les Poèmes qui finissent par la joie, quand on y décrit les fortunes des personnes illustres. 26 Ce qui est très frappant, c’est que Sarasin ne dit absolument rien de la nature ou de la source du sujet et ne reprend pas ce qui constituait encore, à la fin des années 1620 et au début des années 1630, la ligne de partage entre tragédie d’une part, tragi-comédie, comédie et pastorale d’autre part, c’est-à-dire l’opposition entre sujet connu et sujet inventé, mobilisée par Baro dans la préface de la Célinde 27 , par Chapelain dans la Lettre sur la règle des vingt-quatre heures 28 et par Mairet dans son Discours en forme de préface 29 placé en tête de la Silvanire. On comprend aisément le silence de Sarasin, le caractère largement inventé du sujet pouvant constituer un point un peu gênant. Cette absence indique aussi que l’outillage théorique ou conceptuel mobilisé et mobilisable pour défendre la qualité tragique d’une pièce de théâtre est en train de changer, que les critères définitionnels du genre ne sont plus tout à fait les mêmes que ceux sur lesquels se fondaient les prédécesseurs de Sarasin et que l’on assiste sans doute, au lendemain de la Querelle du Cid, à un changement de paradigme. Pour le dire rapidement, au discours et à l’outillage notionnel issu des commentateurs humanistes et d’Horace est en train de se substituer l’arsenal théorique de la Poétique d’Aristote, qui passe par la médiation de Heinsius 30 . Chez Sarasin cependant, 26 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001, p. 218-219. 27 « C’est une maxime reçue parmi la plupart de ceux qui ont écrit, que la Tragédie n’a pour objet que la Vérité » (Avertissement de La Célinde, Paris, François Pommeray, n.p.). 28 « … beaucoup de Spéculatifs […] ont estimé […] qu’une Tragédie ne se pouvait dire absolument bonne qui n’eût un événement véritable pour sujet, à cause, disent-ils, que les grands accidents des couronnes sont ordinairement connus aux hommes, et que si le jugement sur cette réflexion vient à se douter qu’ils soient inventés, la créance lui manque soudain et ensuite l’effet que la seule créance eût produit » ([Lettre sur la règle des vingt-quatre heures], 1630 ; dans Temps de Préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la Querelle du Cid, éd. G. Dotoli, Paris, Klincksieck, 1996, p. 230). 29 « Le sujet de la tragédie doit être un sujet connu, et par conséquent fondé en histoire, encore que quelquefois on y puisse mêler quelque chose de fabuleux » (Préface en forme de discours poétique [1630], éd. Marc Douguet, site IdT). 30 Publié une première fois à Leyde en 1611, le De Constitutione Tragoediae ne commence à circuler en France qu’à partir de la Querelle du Cid, qui donne une place importante à la réflexion sur la fable. Rappelons en outre que Heinsius L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 343 ce changement de paradigme, sans cesse affiché 31 n’est pas extrêmement rigoureux, ce pour plusieurs raisons : le texte combine deux modèles rhétoriques, l’éloge et le traité théorique 32 ; il constitue l’habillage mondain de contenus théoriques 33 , ce qu’indique notamment la modestie de son soustitre (« Remarques ») ; il est probablement surtout un exercice, réalisé dans un cadre polémique, et auquel Sarasin ne croit peut-être qu’à moitié. Sarasin pense-t-il sérieusement que L’Amour tyrannique soit l’Œdipe roi 34 des temps modernes ? y croit-il plus que nous ? il est permis d’en douter, tant l’application des concepts aristotéliciens aux constituants de la pièce de Scudéry paraît forcée. Mais le Discours de Sarasin n’est pas seulement éloigné de la pièce de Scudéry ; il l’est aussi de l’esprit et de la lettre des paratextes scudériens et de la manière dont Scudéry commente, ici ou là, sa propre pratique de poète tragique et plus généralement de dramaturge. Scudéry, on le sait, n’est pas un théoricien ; il l’est devenu, occasionnellement, au moment de la Querelle du Cid, en composant à quelques mois d’intervalle les Observations sur Le Cid et L’Apologie du théâtre. Ses positions sur la tragédie s’expriment aussi et peut-être d’abord ailleurs, en l’occurrence dans quelques-uns des paratextes proposait non seulement un commentaire de la Poétique d’Aristote, mais également une réorganisation de ses développements selon un plan conçu à partir de la division en parties de la tragédie. C’est ce plan que reprennent Sarasin et La Mesnardière. Voir Anne Duprat, introduction à sa traduction et édition du texte de Heinsius (Genève, Droz, 2001, p. 38 sq.) 31 Par la référence constante à Aristote et l’adoption d’une division autant que d’une nomenclature aristotéliciennes, quoique médiatisées par la lecture de Heinsius. 32 Le positionnement de Sarasin est pour le moins hésitant de ce point de vue : affirmant « écri[re] de simples remarques sur L’Amour tyrannique, plutôt qu[‘il] n’en fai[t] l’éloge », il explique qu’il ne critiquera pas les ouvrages des autres auteurs parce qu’il « écri[t] seulement pour [l]a gloire de [son ami] » et « [s]e contentera[…] de faire voir les beautés de son ouvrage, sans observer les vices des autres ». (éd. cit.) 33 Sur cette caractéristique propre à une partie des textes théoriques de la période, voir Hélène Baby, Littératures classiques, n° 83 (« Préface et critique. Le paratexte théâtral en France, en Italie et en Espagne [XVI e -XVII e siècles] », dir. A. Cayuela, F. Decroisette, B. Louvat-Molozay et M. Vuillermoz), 2014, « Le péritexte théâtral des années Richelieu », p. 55-81. 34 Le Discours s’ouvre en effet sur cette déclaration : « L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry est un poème si parfait et si achevé que, si le temps n’eût point envié au siècle du cardinal de Richelieu la naissance d’Aristote, ou que Monsieur de Scudéry eût écrit sous l’empire d’Alexandre, je pense avec raison que ce Philosophe aurait réglé une partie de sa Poétique sur cette excellente tragédie, et qu’il en aurait tiré d’aussi beaux exemples que de celle d’Œdipe, qu’il estime singulièrement. » (éd. cit.). Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 344 qui accompagnent la publication de ses œuvres dramatiques. L’examen de ces écrits témoigne tout d’abord d’une fluctuation, voire d’un retournement assez radical à l’égard du genre tragique pendant la période qui nous intéresse. En 1636 en effet, dans l’avis « Au lecteur » de La Mort de César, Scudéry affirme : Il est des tragédies comme des beautés sérieuses : elles ne plaisent pas à tout le monde. Ce genre de poème, qui n’a pour but que d’émouvoir les passions et de donner de l’horreur et de la pitié, ne saurait être le divertissement de ces humeurs enjouées qui n’en peuvent trouver qu’à rire. […] j’avoue que le poème grave attire mon inclination tout entière et que je me fais violence lorsqu’on me voit travailler sur un sujet qui ne l’est pas. […] J’ai plus de peine à faire parler des bergers que des rois ; et les maximes de la morale et de la politique s’offrent plutôt à mon imagination que je n’y trouve cette humble et douce façon d’écrire que demande un ouvrage comique. 35 Cinq ans plus tard, il donne avec la préface d’Andromire un authentique manifeste en faveur du genre mixte de la tragi-comédie, s’opposant implicitement aux arguments de Sarasin qui, dans le Discours sur la tragédie, condamnait le mélange du cothurne et du brodequin. Il en profite pour faire un retour sur ses précédentes compositions : […] Je ne sais si j’ai raison de me faire une loi de mon expérience, mais je sais bien que, des treize poèmes que j’ai composés pour le théâtre, et qui tous ont été reçus du public plus favorablement que je ne le méritais, les tragi-comédies ont été les plus heureuses, quoique chacun m’ait voulu faire croire que mon principal talent était dans les choses graves. 36 La contradiction entre les deux déclarations pourrait s’interpréter comme palinodie ou comme opportunisme. On peut cependant considérer, avec Éveline Dutertre, que Scudéry est « comme beaucoup, l’homme des sincérités successives 37 ». Il n’est d’ailleurs pas le seul dramaturge qui, engagé dans l’aventure de la renaissance de la tragédie au milieu des années 1630, soit ensuite revenu à la tragi-comédie. Cet itinéraire est aussi celui de Mairet, ce que l’on a pu expliquer par le fait qu’ils auraient laissé le terrain tragique à Corneille, et qui tient plus probablement à ce que le genre tragicomique leur convenait davantage. 35 Scudéry, La Mort de César [1636], éd. Dominique Moncond’huy, Paris, « STFM », 1992, p. 289-290. 36 Scudéry, Andromire, Paris, Antoine de Sommaville, 1641, éd. Hélène Baby, site IdT. 37 Éveline Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz, 1988, p. 298. L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 345 Indépendamment du positionnement par rapport aux deux genres concurrents, Scudéry manifeste dans ces paratextes une conscience aiguë des spécificités propres à chaque genre, ce qu’indique l’avis « Au lecteur » de La Mort de César, mais également celui qui précède La Comédie des comédiens, publiée un an plus tôt : C’est une maxime reçue entre les personnes qui se connaissent aux bonnes choses, que l’esprit de celui qui fait des vers, et qui les fait bien, doit être comme le Protée des Poètes, ou comme la matière première, capable de toutes formes : il faut qu’il sache faire parler des Rois et des Bergers, et les uns et les autres en des termes, qui conviennent à leurs conditions. […] Je ne tâche (Lecteur) de t’amener dans mon sens, par ce raisonnement, qu’afin que si la suite des temps te met en main après ma Comédie, Ligdamon, Le Trompeur puni, Le Vassal généreux, Orante, Le Fils supposé, Le Prince déguisé, La Mort de César, ou celle de Didon que je traite tu ne t’étonnes point d’y voir une diversité si grande, soit aux pensées, soit en la façon de les exprimer, quelques-uns de ces Poèmes, m’ont obligé de toucher en passant, la morale et la politique ; d’autres m’ont fait parler de l’art militaire et par terre et par mer ; les voyages de mes Héros m’ont fait marquer la Carte de leur navigation ; les aventures des personnes illustres m’ont donné les grandes et fortes passions, que demande une douleur éloquente […] 38 Ces textes définissent ce qui constituait probablement les caractéristiques essentielles du genre tragique pour leur auteur, exprimant, sans la rigueur du Discours de Sarasin, des convictions peut-être plus profondes. Qu’est ce qui, en définitive, fait tragédie pour Scudéry, et distingue le genre de la pastorale, de la comédie et de la tragi-comédie ? tout d’abord la condition des personnages (les « rois », opposés aux « bergers »), les discours qu’il convient de composer pour eux (il s’agit de « faire parler » lesdits rois) et des contenus (« la morale et la politique »). Le paratexte de La Comédie des comédiens précise encore la nature des discours, discours pathétiques, propres à exprimer les « grandes et fortes passions », et tout particulièrement la « douleur ». Or L’Amour tyrannique constitue une assez bonne illustration de ces éléments de définition… à moins que cette pièce ne soit rien d’autre qu’une tragi-comédie, puisque, encore une fois, c’est ce soustitre qui apparaît sur la page de titre. 38 Scudéry, La Comédie des comédiens. Poème de nouvelle invention, Paris, Augustin Courbé, 1635, n.p. Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 346 L’Amour tyrannique, entre tragi-comédie et tragédie Nous nous proposons donc, en dernière instance, d’examiner ce qui fait de L’Amour tyrannique une tragi-comédie, avant de montrer ce qui peut la faire fonctionner comme tragédie, au regard non pas des critères retenus par Sarasin mais de ceux qui apparaissent dans les paratextes de Scudéry luimême et des constituants du genre tels qu’ils sont mis en œuvre dans les tragédies contemporaines. Les éléments qui rapprochent L’Amour tyrannique d’une tragi-comédie peuvent être déduits des critères proposés par Hélène Baby 39 ; ils ont, en outre, été assez précisément nommés par Jacques Truchet 40 . Il s’agit de : la primauté du motif amoureux - même si cet élément est, précisément, commun à la tragi-comédie et à bon nombre de tragédies de la période - ; la rivalité entre deux rois fondée sur des motifs amoureux ; la « structure du carré » (quatre personnages, en l’occurrence Ormène, Polyxène, Tigrane et Tiridate, qui forment deux couples) ; les violences ou tentatives de violences faites par le rival royal au couple principal. Le personnage principal luimême est assez caractéristique des protagonistes tragi-comiques : personnage monolithique, sans véritable intériorité, même dans le monologue en forme de stances qui lui est confié 41 , il ne manifeste un changement de volonté qu’après la survenue du deus ex machina, ressort également habituel dans la tragi-comédie. À cette liste peuvent être ajoutés le traitement spectaculaire de l’espace, même s’il est unifié, avec notamment une exploitation des jeux de niveaux 42 et d’abord de différents compartiments, nécessaires à la figuration de plusieurs lieux scéniques (parmi lesquels une tente, dans laquelle Tigrane est enchaîné au début de l’acte V), ainsi que des déguisements - dans le même acte V, Tigrane dissimule son identité pour 39 Hélène Baby, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001, notamment p. 117, 163, 169, 198. 40 Éd. cit., p. 1404-1406. 41 Ce monologue prend place à la scène 2 de l’acte IV et montre un Tiridate congédiant la « voix importune » de la « raison », « fâcheuse conseillère », « conseillère indiscrète » qui lui rappelle que « [s]on cœur offense la nature / Et qu’il a d’injustes désirs », à quoi le personnage oppose une maxime politique : « Les Rois sont au-dessus des crimes, / Toutes choses sont légitimes / Pour les Princes qui peuvent tout. » (L’Amour tyrannique, IV, 2, v. 1069-1093, éd. J. Truchet, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 569-570). 42 À la scène 5 de l’acte II, Tigrane et Polyxène sont ainsi juchés sur « le haut de la tour », comme l’indique une didascalie interne (P HARNABASE : « […] Tigrane, que je vois / Sur le haut de la tour, pâle et transi d’effroi, / Et la Princesse encore, aussi morte que vive… », ibid., v. 575-577, p. 553). C’est cette scène, visuellement très efficace, qui figure sur le frontispice de l’édition de 1639. L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 347 pouvoir retrouver Polyxène et à l’acte précédent, c’est un personnage secondaire, capitaine phrygien délégué par Troïle pour assurer les assiégés du concours prochain de l’armée phrygienne, qui paraît « vêtu en paysan, avec un panier plein de fruits qu’il feint de venir vendre au camp 43 » - et un nombre important d’objets (tablettes, bagues, poignard et autres armes). Il est vrai que ce type de dramaturgie spectaculaire n’est pas l’apanage exclusif de la tragi-comédie en cette période de flottement, de trouble dans le genre, où la tragédie n’a pas encore son décor et sa dramaturgie propres. L’Hippolyte de La Pinelière, La Sophonisbe de Mairet ou La Mort de Mithridate de La Calprenède, pour ne citer que ces exemples, faisaient place à un traitement semblable de l’espace et exploitaient également des constituants a priori plus attendus dans la tragi-comédie 44 . Car avec L’Amour tyrannique, Scudéry semble avoir composé une tragicomédie qui flirte avec la tragédie, voire une authentique tragédie, au sens où elle actualise des constituants que les contemporains pouvaient associer au plus grand des genres dramatiques. La pièce mobilise, tout d’abord, une onomastique très curieuse, plusieurs noms, et particulièrement des noms féminins, étant empruntés à l’Iliade et aux tragiques grecs (la série que forment Polyxène, Cassandre et Hécube, ces deux dernières étant les filles d’honneur d’Ormène). Certes, les personnages de la pièce de Scudéry diffèrent tout à fait, par leur comportement et leur caractère, de leurs correspondants antiques, mais on est en droit de se demander pourquoi Scudéry les a nommés ainsi. Plus fondamentalement, le couple que forment Tiridate et son gouverneur Pharnabase, et que le spectateur découvre dans la deuxième scène de la pièce, fonctionne comme une actualisation, parfaitement identifiable pour les spectateurs et les lecteurs, du couple que constituent, dans la tragédie moderne (depuis Garnier et jusqu’à Rotrou au moins), le tyran et son bon conseiller. De ce point de vue, la scène 2 du premier acte de L’Amour tyrannique est tout à fait comparable aux échanges entre Nabuchodonosor et Nabuzardan qui figurent dans Les Juives de Garnier - sans cesse réimprimé jusqu’aux premières décennies du XVII e siècle. L’entrée en scène de Tiridate, qui « sort de sa tente », donne lieu à une déclaration pleine de superbe que ne renierait pas le tyran des Juives : Enfin je suis vainqueur, la gloire m’environne ; Je brille de l’éclat d’une double couronne ; Toute la Cappadoce est soumise à mes lois, Et je m’en vais monter au trône de ses Rois. […] Notre rare valeur a passé comme un foudre, 43 Ibid., p. 566. 44 Voir B. Louvat, op. cit., p. 111-160. Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 348 Les plus superbes tours ne font qu’un peu de poudre, Tout fléchit, tout se rend, et mes heureux projets N’ont point eu d’ennemis, qui ne soient mes sujets. 45 S’ensuit un débat de nature politique qui prend localement la forme de sentences, notamment dans ces deux échanges : Tiridate Vous offensez un Prince en disant qu’il sommeille, Le rang de Souverain veut que toujours il veille ; Et qui s’assure trop en ce qu’on lui promet Mérite le malheur où sa faute le met. Pharnabase Seigneur, qui vous instruit en de telles maximes ? Croyez-vous donc qu’un Roi doive faire des crimes, Et qu’il lui soit permis de violer sa foi, Comme n’étant plus homme, à cause qu’il est Roi ? Puis, immédiatement après : Pharnabase Croyez-vous donc avoir la fortune prospère, Quand vous aurez détruit un innocent beau-père ? Croyez-vous bien franchir un pas si dangereux, Et qu’une injuste guerre ait un succès heureux ? Tiridate Ne jugez point des Rois, âme vulgaire et basse ; Ne les mesurez pas avec une autre race ; Pour les y comparer, ils sont trop différents ; Les Rois ont des sujets, et n’ont point de parents. 46 Surtout, et à l’échelle de l’ensemble de la pièce cette fois, la structuration de l’action n’est pas celle de la tragi-comédie ou de la comédie et L’Amour tyrannique est, selon les termes employés par Scudéry lui-même à propos du Cid dans ses Observations, une pièce qui n’est pas, ou qui est mal « intriguée ». Il nous semble qu’on a affaire à une exploitation assez remarquable des potentialités de la situation bloquée et impossible à dénouer autrement que par un deus ex machina, ce en raison de la constance des caractères. Scudéry, en effet, met en place puis amplifie l’hybris de Tiridate, actualisation du tyran amoureux - et cousin du roi des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau - auquel il oppose la vertu sans faille et la constance morale de tous les autres protagonistes, à savoir Ormène, 45 I, 2, v. 113-116 et 121-124, éd. cit., p. 536. 46 I, 2, v. 145-152 et v. 157-164, éd. cit., p. 537. L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 349 Polyxène, Tigrane et Orosmane. De sorte que les événements ou mouvements de la pièce (tentatives ou préparations d’assassinat, de Polyxène par Tigrane, de Tiridate par Tigrane, mais aussi les stances, celles de Tiridate comme celles de Tigrane, qui ne prennent jamais la forme de monologues authentiquement délibératifs) non seulement n’infléchissent pas le cours de l’action mais peuvent être placés dans un ordre ou dans un autre, puisqu’ils sont voués à l’échec. Ce qui compte, dès lors, et conformément aux indications contenues dans les paratextes de La Comédie des comédiens et de La Mort de César, c’est l’expression et le discours des passions, de la fureur amoureuse, de la constance morale et de la fidélité. Et précisément, l’unité stylistique et même la force de la pièce résident dans les discours pathétiques des personnages confrontés à l’exercice de la tyrannie et dans les subtiles variations que Scudéry introduit dans leur traitement. On comparera ainsi la vigueur de ceux qu’il compose pour Orosmane aux nuances plus délicates de ceux qu’il place dans la bouche de Polyxène et de Tigrane. Confronté à Tiridate à l’acte II, Orosmane lui demande la mort ; mais il assortit cette demande d’un avertissement : Marche, si tu le veux, sur mon front oppressé, Pour monter dans le trône où tu m’as renversé ; Mais saoule à tout le moins ta fureur en ma perte, Et ne te fais point Roi d’une ville déserte. Songe, en voyant l’état où tu nous as réduits, Que tu pourras tomber au désastre où je suis, Et que si l’équité n’est jamais assurée, L’injustice a toujours sa peine préparée 47 … Trois scènes plus loin, le dialogue entre Polyxène et Tigrane offre une variation sur le même motif de l’appel à la mort : Polyxène Ô rage ! ô désespoir ! Que feras-tu, Tigrane ? Quoi ! cet objet sacré, par une main profane, À tes yeux, en tes bras, souffrira la rigueur Et d’un injuste amant et d’un lâche vainqueur ? Quoi ! tu pourras souffrir qu’il entre dans ta couche ? Tu le verras pâmé sur cette belle bouche ? Et peut-être qu’encor, pour te faire enrager, Il te laissera vivre afin de t’affliger ? Ah ! non, non, meurs plutôt, devance ces misères, Va faire ton tombeau du trône de tes pères ; On t’a vu naître Prince, il faut mourir en Roi, 47 Ibid., II, 3, v. 487-494, p. 550. Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 350 Et d’un trépas au moins qui dépende de toi. 48 […] Tigrane Il faut, pour me sauver d’un injuste Monarque, Que votre main me mette en celle de la Parque. Croyez que cette mort n’aura rien que de doux, Si je la puis souffrir et pour vous et par vous. Donnez-la-moi, Seigneur, consultez-vous encore ? Percez, percez ce cœur ; et puisqu’il vous adore, Faites par votre bras qu’il puisse être en ce jour Une belle victime et d’honneur et d’amour. Toujours votre douceur exauça ma prière ; Écoutez celle-ci, puisque c’est ma dernière, Et que je puisse dire après ce coup aisé Que Tigrane jamais ne m’a rien refusé. Frappez, et délivrez une âme malheureuse. 49 La séquence manifeste en outre l’un des traits caractéristiques de la pièce, à savoir l’impossibilité d’agir, qui nourrit également les stances de Tigrane emprisonné, longue adresse à la Fortune du héros empêché 50 , et dont le salut ne pourra venir que d’un élément extérieur. Situation bloquée, héros empêché et multiplication des discours pathétiques confiés aux victimes d’un pouvoir tyrannique : de tels éléments font incontestablement signe vers la tragédie, mais vers un modèle tragique antérieur et que la scène parisienne est en train de congédier. En définitive, il semble que le dispositif bi-frons que constitue L’Amour tyrannique et le Discours de la tragédie peut être appréhendé comme deux manifestations, distinctes mais simultanées, de la situation du genre tragique et des oscillations ou tensions entre tragédie et tragi-comédie en 1638-1639, entre Le Cid et Cinna, mais aussi de l’articulation plus ou moins maîtrisée entre des modèles esthétiques et des déclarations théoriques. Si le Discours de Sarasin manifeste en effet un changement de paradigme théorique - et la promotion, alors neuve, de l’outillage aristotélicien -, ce changement ne s’accompagne pas automatiquement d’une transformation des pratiques d’écriture et de composition dramatiques. L’Amour tyrannique porte en effet la trace de pratiques tragiques antérieures, qui sont combinés avec des éléments de facture plus nettement tragi-comique, ou caracté- 48 Ibid., II, 5, v. 605-616, p. 553-554. 49 Ibid., v. 645-657, p. 555. 50 Ibid., V, 1, v. 1399-1428, p. 581-582. L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 351 ristiques de cette période d’instabilité générique qui est celle de la tragédie parisienne des années 1634-1640. Dans ces conditions, L’Amour tyrannique peut difficilement être réduite à une machine de guerre contre Le Cid, à moins de considérer non pas la pièce seule, mais l’ensemble qu’elle forme avec le Discours de Sarasin, lequel lui assigne implicitement ce rôle. Considérée en elle-même, et indépendamment des circonstances dans lesquelles elle a été composée, elle apparaît encore une fois comme l’une de ces pièces, nombreuses pendant la période, qui manifestent l’hésitation autant que la porosité entre la tragi-comédie et la tragédie. De sorte que, si l’on veut absolument rattacher L’Amour tyrannique au Cid et à sa Querelle, il convient de considérer qu’elle ne peut être que l’avant-dernier acte de cette séquence de l’histoire du théâtre français, le dernier étant Cinna, avec lequel Corneille subsume les contradictions manifestes qui apparaissaient dans l’attelage formé par L’Amour tyrannique et le Discours de la tragédie, en donnant sa pleine place et surtout son plein effet au dénouement heureux et en allant puiser son sujet dans une page très connue de l’Histoire romaine.