eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 46/91

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2019-0027
121
2019
4691

Delphine Denis, Carine Barbafieri et Laurent Susini (dir.), Les intraduisibles du vocabulaire critique (XVIe-XVIIIe siècle), Littératures classiques, n° 96 (2018), 192 p.

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2019
Volker Kapp
pfscl46910401
PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0027 Delphine Denis, Carine Barbafieri et Laurent Susini (dir.), Les intraduisibles du vocabulaire critique (XVI e -XVIII e siècle), Littératures classiques, n o 96 (2018). 192 p. Dans leur introduction, les éditeurs évoquent les termes de « naturel » et de « galanterie » pour illustrer la « distance creusée entre la langue du passé et notre propre usage », et cette distance détermine le champ des « intraduisibles » (5) exploré par ce volume. Tout critique littéraire obligé d’expliquer ces deux termes se heurte toujours à cet obstacle, mais il suivrait sans hésitation René Bray et Orest Ranum qui désignèrent « par bienséance l’obligation de ne pas choquer le public » (63), parce qu’il se croit en présence d’un « concept classique ». Dans « Les bienséances : concept intraduisible ou notion apocryphe ? » (63-72), Jean-Yves Vialleton prouve cependant qu’il s’agit, tout au contraire, d’« un concept clé de la haine du classicisme » (72). Jacques Scherer, dont l’ouvrage bien connu sur la dramaturgie classique s’en autorisait pour « interdire la représentation sur scène d’une partie des réalités de la vie » (69), érige, suivant Vialleton, un « obstacle à la compréhension des textes classiques » (70) en surestimant l’importance de la « bienséance externe », que les textes classiques désignent rarement par ce terme. Outre cette étude magistrale, presque toutes les contributions de la section « Le vocabulaire de la poétique au risque du malentendu » (41-86), révèlent des bévues analogues. Suzanne Duval et Adrienne Petit insistent sur la différence du terme de « fiction » sous l’Ancien Régime et dans notre monde littéraire « dans les trois domaines du poétique, du rhétorique et du vraisemblable » (51). Au XVII e siècle déjà, la terminologie rhétorique commence à être « concurrencée par une approche plus esthétique » (51), tandis que, de nos jours, les présupposés de la culture oratoire et de la vérité historique se sont modifiés. Elsa Veret constate une donnée analogue pour la catégorie de la « merveille », qui « n’a pas chez les auteurs français de fortune comparable à meraviglia dans le discours métapoétique italien » (59). Lorsque Boileau ajoute à sa traduction du Traité du sublime de Longin le sous-titre « du merveilleux dans le discours », il plaide pour « une poétique où la merveille ne puisse être causée que par la transparence des conceptions » (61). La section « La rhétorique, une langue commune ? » (85-149) attire l’attention sur les difficultés provoquées par la structure spécifique de l’art oratoire à l’époque envisagée. À propos des termes « narratio / narration », Christine Noille souligne les affinités du système conceptuel du français moderne avec celui du néolatin et conseille de traduire narratio « par dispositif narratif » (97). Selon Olivier Millet, « seules les esthétiques litté- Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0027 402 raires et artistiques modernes, à la Renaissance, ont exploitées pleinement » (99) les ambivalences du terme de « véhémence ». Dans la culture chrétienne, la véhémence peut évoquer autant le discours des prophètes bibliques comme par exemple Jérémie que la poésie satirique d’un Juvénal. Le caractère agressif des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné assortit « à une esthétique originale » et correspond « à une vision du monde comme lieu d’une bataille suprême […] entre les valeurs mondaines et la justice transcendante » (104). Dans les traités et les pamphlets de Calvin, « les modèles prophétiques se combinent avec la prise de conscience […] que le grand style dans sa version énergique, concise et agonistique, est une forme majeure de la parole chrétienne » (104-105). Francis Goyet avance l’hypothèse selon laquelle il existe « une opposition frontale » entre « movere » et sa traduction par « faire impression » (109). Il s’appuie d’une part sur Cicéron et Quintilien, d’autre part sur Montaigne. Traduire le terme latin « par un mot non rhétorique, impression » (117), c’est ignorer « les deux sens d’impression, l’action même d’imprimer et le résultat de cette action » (116). L’auteur des Essais relie explicitement « l’impression et l’imagination […]. Les effets sont les impressions, les résultats concrets de l’action, ici les opinions fantasques dont est capable l’humanité » (116). La promotion de l’art caché est liée à la fortune du « je ne sais quoi » dans la seconde moitié du XVII e siècle. L’analyse de l’insinuation classique par Laurent Susini prouve que « notre compréhension moderne de la notion » remplace le « sens rhétorique » des années 1650-1700 par les « termes linguistiques de sous-entendu », et cela « dès la seconde moitié du XVIII e siècle » (127). Notre culte contemporain de la jeunesse est aux antipodes de la dénonciation du « style puéril » auquel on préfère au XVII e siècle « le style adulte ». Sophie Hache invoque Rapin et Boileau pour lesquels « le puéril s’oppose au froid » (134). Bernard Lamy le rapproche de l’enflure, « désignant le grand style hors de propos, le sublime manqué, alors que puéril implique spécialement des formes de ridicule » (134). Roberto Romagnino se penche sur la « catégorie oubliée » de l’hypographè, type de description confondue avec celle de « la descriptio pratiquée par les orateurs et les poètes » (139). Les traducteurs contemporains identifient l’hypographè « tantôt à une description, tantôt à une esquisse », bien qu’« entendue comme discours fondé sur l’évidence » (144), l’enargeia en constitue un des traits essentiels. Romagnino notifie que, dans la Logique de Port-Royal, « le mot description en arrive à désigner deux notions qui ne se recoupent qu’en partie, definitio sive descriptio et ecphrasis » (148). On pourrait prolonger cette réflexion en renvoyant aux divergences entre jansénistes et jésuites concernant l’évaluation de l’art des devises, prisé par ces derniers et vilipendé par les premiers. Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0027 403 La section « D’une langue à l’autre » (150-174) conclut le volume. Larry F. Norman y compare le terme de classicisme dans les vocabulaires critiques nationaux en insistant sur sa polysémie au cours de l’histoire. En effet, « avec l’apparition du concept de romantique à la fin des années 1790 en Allemagne, le terme classique se transforme en antonyme de cette nouvelle notion critique » et devient « une catégorie esthétique spécifiquement liée aux qualités formelles et thématiques attribuées à l’Antiquité grecque et à ses imitateurs » (157). Le terme anglais neoclassical vise « à éviter des prétentions nationalistes inhérentes, selon ses critiques, à l’approbation du terme classicisme pour désigner une seule littérature moderne » (160). Tous les articles assimilent le terme de traduction à un effet de distance historique, Gilles Siouffi érige le syntagme génie de la langue en « emblème de l’intraduisible » (173) en ce qui concerne les possibilités de traduction. Absent du latin puisque créé par les Français, il est popularisé « dans les années 1670, notamment après le passage qui lui est consacré, et qui en fait une véritable notion, dans les Entretiens d’Ariste et d’Eugène de Bouhours » (166). En 1739, l’Allemand Zacharias David Schulemann publie un livre intitulé De genio linguae ; en 1750 Francesco Alagarotti glose le terme en ajoutant « la forme de chaque langue » (168), tandis le Génie de la langue française (1674) de Jean Menudier est traduit en allemand par Die Natur der französischen Sprache (1681). Le mot d’intraduisible étant « trop récent » (173), Siouffi attire l’attention sur ce que les langues ont « de plus idiosyncratique » ainsi que sur « l’irréductibilité qui peut être compris(e) comme un antidote aux tentations de l’universalisme » (174). Ainsi se conclut ce numéro fascinant de littératures classiques. Volker Kapp