eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 46/91

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2019-0029
121
2019
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Volker Kapp (éd.): Claude Fleury, Les Mœurs des Israélites, édition critique par Volker Kapp. Paris, Champion, «Sources classiques», 2018. 356 p.

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2019
François-Xavier Cuche
pfscl46910406
Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0029 406 Volker Kapp (éd.) : Claude Fleury, Les Mœurs des Israélites, édition critique par Volker Kapp. Paris, Champion, « Sources classiques », 2018. 356 p. Il faut rendre grâces à Volker Kapp de procurer cette édition critique des Mœurs des Israélites de l’abbé Claude Fleury. L’ouvrage, en effet, figure parmi les plus importants du XVII e siècle, tout d’abord par tout ce qu’il apprend de la connaissance que le Grand Siècle avait de la Bible et de sa façon de la lire, ensuite et encore plus pour l’influence immense qu’il a exercée, sur toute l’Europe (il suffit de voir le nombre de traductions qu’il a connues en un siècle, dans une dizaine de langues), et plus particulièrement en son temps sur les écrivains du Petit Concile, et notamment sur les plus grands d’entre eux, Bossuet et Fénelon, en leur fournissant images, informations, représentations, arguments, enfin et surtout, quels que soient les rapprochements légitimes que l’on peut faire avec d’autres ouvrages du temps, par l’originalité frappante du point de vue adopté par l’auteur, qui s’intéresse à la Bible d’abord en historien et - autre originalité - en historien des mœurs et non des événements, tout en y cherchant un modèle de société exemplaire et en se montrant remarquablement exempt de tout antijudaïsme chrétien. Or, de ce livre majeur, il n’existait jusqu’à ce jour aucune édition critique ! On pourrait même aller jusqu’à dire que l’édition de Volker Kapp est la première « vraie » édition des Mœurs des Israélites. En effet l’édition princeps de 1681, chez la veuve Gervais Clouzier à Paris, comportait beaucoup d’erreurs, malgré une liste d’errata, malheureusement incomplète. Dès 1682, signe du succès remporté par le livre, la veuve Gervais Clouzier publiait une seconde édition, qui « ajoute beaucoup de développements et de renvois en marge, sans être plus correcte » (p. 12), et l’éditeur Adrian Moetjens en mit en vente une autre à La Haye, pas plus exacte. Les éditions suivantes, y compris au XIX e siècle, ne corrigeront pas les erreurs et ajouteront même souvent des notes fallacieuses. C’est dire le mérite de Volker Kapp, qui a su retrouver les références bibliques et patristiques exactes, établir le texte au milieu de ses différentes versions, corriger les erreurs. C’était un énorme travail, et il fallait toute l’érudition, toute la patience et toute la compétence de Volker Kapp pour le mener à bien. Il faut dire que V. Kapp était particulièrement désigné pour le faire : très bon connaisseur du Petit Concile, auteur d’un ouvrage de référence sur le Télémaque de Fénelon, qui doit tellement aux Mœurs des Israélites (Télémaque de Fénelon. La signification d’une œuvre littéraire à la fin du siècle classique, Tubingen/ Paris, Narr/ Place, 1982), il avait déjà publié dans la même collection, en Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0029 407 collaboration avec la regrettée N. Hepp, une édition des Écrits de jeunesse de Fleury (Paris, Honoré Champion, 2003). Ajoutons que V. Kapp a très judicieusement ajouté en annexe au texte des Mœurs des Israélites celui des différents opuscules que Fleury a consacrés à l’aspect littéraire de la Bible, le Discours sur la poésie et en particulier sur celle des anciens Hébreux, le Discours sur la poésie des Hébreux et enfin le Discours sur l’Écriture sainte, essentiellement consacré aux « beautés du style de l’Écriture ». La lecture de ces trois discours complète très heureusement celle des Mœurs des Israélites : ils en développent dans un esprit très proche un point essentiel. L’ouvrage de V. Kapp présente donc un dossier complet de la réflexion écrite de Fleury sur l’Ancien Testament. Cette édition impeccable est accompagnée d’une copieuse et très riche Introduction (113 pages), véritable commentaire auquel il ne sera pas moins nécessaire de se référer désormais qu’à l’édition elle-même. V. Kapp ne prétend pas y traiter tous les aspects des Mœurs des Israélites, et ce serait du reste impossible s’agissant d’un tel texte, susceptible par nature d’être lu selon d’innombrables approches. L’on pourrait a priori s’étonner qu’il ne consacre guère de lignes à s’intéresser au contenu social, politique, économique même, du livre, alors que - il le rappelle lui-même dès le début de son introduction (p. 11) - l’œuvre de Fleury commence ainsi : Le peuple que Dieu avait choisi pour conserver la véritable religion, jusqu’à la prédication de l’Évangile, est un excellent modèle de la vie humaine, la plus conforme à la nature. Nous voyons dans ses mœurs les manière les plus raisonnables de subsister, de s’occuper, de vivre en société : nous y pouvons apprendre non seulement la morale, mais encore l’économique et la politique (p. 117). Cependant le modèle social, politique et économique qu’apportent les Moeurs des Israélites et son influence sur le Petit Concile ont déjà été étudiés, en particulier par l’auteur de ce compte-rendu (v. François-Xavier Cuche, Une pensée sociale catholique. Fleury, La Bruyère, Fénelon, notamment la troisième partie - Modèles - p. 261-373, Paris, Le Cerf, 1991). V. Kapp a pu donc légitimement choisir de se pencher sur d’autres aspects encore non étudiés de l’ouvrage. De même, avec peut-être un excès de modestie, V. Kapp rappelle qu’il se veut seulement « historien de la littérature et de la rhétorique » et qu’il laisse aux « théologiens » à « approfondir par exemple la problématique de l’exégèse ou de l’interprétation des Pères de l’Église » (p. 14 ; cf. p. 77). Certes, V. Kapp n’est évidemment pas au sens technique et précis du terme un théologien, mais sa connaissance du phénomène religieux - au XVII e siècle d‘abord, mais pas uniquement - est remarquable. Du reste, la phrase qui suit immédiatement celle que je viens de citer apporte la preuve de cette Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0029 408 compétence : « Fleury lit le Pentateuque dans l’optique des livres sapientiaux » (l’affirmation sera reprise et justifiée, p. 34). Plus loin, V. Kapp considère Fleury comme un représentant de « l’essor de la théologie positive au XVII e siècle » (p. 18 ; cf. p. 37 sur son inscription dans la théologie gallicane). Encore, à la page 105, V. Kapp note avec justesse que Fleury « envisage une alliance entre l’exégèse biblique depuis les Pères de l’Église et la nouvelle méthode de recherche historique ». Cependant c’est bien du double point de vue de l’histoire littéraire et de l’histoire de la rhétorique que l’apport de V. Kapp à la compréhension des textes de Fleury sur l’Ancien Testament est le plus considérable. L’immense érudition de l’éditeur brille en particulier dans la contextualisation de ces textes. Celle-ci en l’occurrence est double : une contextualisation interne et une contextualisation externe. La première met en rapport les ouvrages de Fleury les uns avec les autres. Déjà le choix de publier dans un même livre les différents textes traitant de l’Écriture sainte est symptomatique de cette attitude. Mais ce que montre V. Kapp, c’est l’extrême cohérence de l’œuvre de Fleury et l’unité de sa pensée à travers les années comme à travers les genres pratiqués et les sujets abordés. Il met en relation le corpus de son édition non seulement, comme il était infiniment prévisible, avec le Catéchisme historique, les Mœurs des Chrétiens et l’Histoire Ecclésiastique, mais avec les deux dialogues Si l’on doit citer dans les plaidoyers, avec les Remarques sur Homère ou le Discours sur Platon, avec le Traité du Choix et de la méthode des études, ou, d’une façon plus inattendue encore peut-être, avec les ouvrages de droit de l’ancien avocat. Sur ce dernier point, il montre tout à fait à raison que Fleury reste toujours et partout un juriste, abordant toutes les questions du point de vue du droit. Il faut ajouter qu’il les aborde aussi toujours d’un point de vue historique. V. Kapp souligne que l’une des originalités des Mœurs des Israélites est de combiner « l’instruction religieuse, domaine des livres de piété, avec l’information historique, argument ‘scientifique’ de la théologie et de la critique de l’humanisme érudit ». Sur ce point, je me montrerais d’ailleurs moins sévère que V. Kapp, et ne pense pas que le simple fait que Fleury présente une société passée, celle des Hébreux, comme un modèle pour le présent suffit à prouver que l’abbé n’a pas le sens de la différence des époques. La difficulté est peut-être plutôt de savoir laquelle des trois types de sociétés connues successivement par les Hébreux selon Fleury et bien distinguées l’une de l’autre par lui, malgré leurs éléments de continuité, peut réellement servir de modèle à la société du temps de Louis XIV. Mais, ce qui est fondamental dans le projet de Fleury, et V. Kapp le met bien en relief (v. p. 107, par exemple), c’est la volonté de passer de l’information (historique) à l’instruction (morale). Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0029 409 Dans le détail, V. Kapp montre la cohérence des idées pédagogiques de Fleury entre le Traité des études et les textes sur l’Écriture sainte, l’omniprésence du critère d’utilité dans ses différentes œuvres, et encore la permanence de son idéal rhétorique, de ses dialogues de jeunesse aux Discours sur l’Écriture sainte ou sur la poésie des Hébreux, la proximité de son éloge de la poésie biblique avec la doctrine qu’il admirait chez Platon dans son Discours sur le philosophe, bref la continuité de sa réflexion théorique littéraire. La contextualisation externe, remarquablement érudite, effectuée par V. Kapp permet de situer l’entreprise de Fleury avec clarté à la fois dans l’histoire et par rapport aux œuvres à peu près contemporaines. Parmi les points les plus intéressants, on notera le développement - qui aborde un enjeu majeur des thèses de Fleury - sur le rapprochement et les distances introduites entre les deux antiquités (païenne et biblique) par l’abbé, qui donne la supériorité, y compris littéraire, à l’antiquité juive. V. Kapp confronte en particulier ses réflexions sur ce sujet à celles de Balzac ou de Rapin, deux auteurs auxquels l’on ne penserait pas forcément spontanément pour une comparaison avec Fleury ! Bien plus prévisibles évidemment sont les références aux ouvrages sur l’histoire des Hébreux, sur les antiquités bibliques et sur ce qui constitue une sorte de genre littéraire : les introductions à la lecture de l’Ancien Testament, pour reprendre le titre de l’ouvrage de B. Lamy, cité par V. Kapp, qui visent à éclaircir les difficultés des lecteurs dues à leur ignorance des faits et des mœurs auxquels les textes bibliques font allusion, projet évidemment en rapport avec celui de Fleury, mais plus modeste que le sien, puisqu’on ne cherche pas alors à découvrir un modèle dans l’histoire du peuple élu. Là encore frappe la richesse des références examinées par V. Kapp : Les Antiquités biblique du Pseudo-Philon, la traduction de Flavius Josèphe d’Arnauld d’Andilly et l’Histoire de l’Ancien Testament du même auteur, Denys Pétau, Jean Le Clerc, Carlo Sigonio, Mabillon, Huet, bien entendu, Richard Simon, non moins évidemment… En outre l’exploration faite par V. Kapp de la liste des ouvrages qui figuraient dans la bibliothèque de Fleury révèle les centres d’intérêt de l’abbé et ses sources d’information assurées : la Demonstratio evangelica de Huet, dans son édition princeps, l’édition parisienne complète de Philon de 1640, les versions originales latines de Flavius Josèphe, le Tiberias de Johann Buxdorf (1620), la Geographia sacra de Samuel Bochart, l’Uxor ebraica […] du juriste anglais John Selden (1646), etc. Les rapprochements que fait V. Kapp avec tout ce qui au temps de Fleury peut avoir contribué à donner forme aux Mœurs des Israélites couvrent un champ d’une amplitude frappante. Un exemple suffira à montrer l’étonnante originalité de certaines pistes que propose l’éditeur : il suggère de mettre en Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0029 410 relation « le type d’historiographie dont témoignent Les Mœurs des Israélites » avec « les traités de civilité » (p. 23). Les deux dernières parties de l’introduction sont consacrées à une étude de ce que signifie la notion de « mœurs » pour Fleury, en particulier en la distinguant de celles de « coutumes » ou d’« usages » et par comparaison des Mœurs des Israélites avec la lecture de Léon de Modène par B. Lamy, puis en montrant comment l’analyse historique de l’Ancien Testament ne saurait s’opposer pour Fleury aux données de la foi et comment donc la connaissance des mœurs des Israélites peut instruire utilement les chrétiens et les aider à perfectionner les leurs. Je renvoie à cette étude savante, tout en suggérant que, très probablement, pour un ecclésiastique comme Fleury la catégorie des mœurs devait s’entendre au sens établi dans l’Église et encore d’une manière active au Concile de Trente par la distinction traditionnelle entre la foi et les mœurs. Raison de plus pour penser avec V. Kapp que l’histoire des mœurs de Fleury ne recouvre pas vraiment le même champ que celle de Voltaire. La postérité de Fleury est à chercher ailleurs. V. Kapp publie en annexe « les annotations de Johann Nicolai aux Mœurs des Israélites » et donne par ailleurs des éléments d’information sur la réception des Mœurs des Israélites au XVIII e siècle (et au début du XIX e siècle), concluant que « les spécialistes d’exégèse du XVIII e siècle n’hésitent pas à ranger Fleury parmi les promoteurs des études d’antiquité biblique » (p. 88). Là n’est sans doute plus la principale raison pour le lecteur ni même pour le chercheur de notre temps de s’intéresser à l’ouvrage. La richesse en images et en modèles du livre, l’idéal politique et économique qu’il propose, l’originalité de sa conception de l’histoire et de son approche de la Bible, sa réflexion sur le lien entre l’Écriture, dont l’inspiration est attribuée au Dieu éternel, et l’incarnation de ses préceptes dans le temps, la question, qu’il amène nécessairement à poser, de la légitimité du passage du descriptif au normatif, la théorie de la littérature qui le sous-tend implicitement ou explicitement, tout cela en revanche impose l’urgence de relire Fleury. On ne peut encore une fois que dire la reconnaissance qu’on doit à V. Kapp d’avoir rendu cette lecture aisément possible d’accès et le texte déchiffrable dans son projet, dans ses conditionnements, dans ses enjeux. On devine la lourdeur du travail qu’il a accompli. Osera-t-on alors émettre le vœu qui vient irrésistiblement à l’esprit : après l’édition des Écrits de jeunesse, après celle des Mœurs des Israélites, peut-on espérer de lui celle, non, certes, des 24 tomes de l’Histoire Ecclésiastique (! ), mais au moins des Mœurs des Chrétiens ? François-Xavier Cuche