eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 47/92

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2020-0003
61
2020
4792

Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille

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2020
Tristan Alonge
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PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille T RISTAN A LONGE (U NIVERSITÉ DE LA R ÉUNION ) 18 janvier 1643, l’impression de la nouvelle tragédie de Corneille vient de s’achever. Les feuillets qui précèdent le privilège d’impression accueillent deux longs extraits : l’un, en latin, est tiré du De Clementia, l’autre, issu du livre I des Essais, en constitue une traduction française presque littérale. Démarche curieuse de la part d’un dramaturge qui n’avait jusqu’à présent pris la peine de faire précéder ses pièces d’aucun extrait issu des sources, et qui, quelques années plus tard, au moment de citer l’Historia de España pour le Cid et Tite Live pour Horace, se contentera de la version en langue originale. Faut-il y voir un simple excès de zèle, vite abandonné 1 ? Ou plutôt une maladroite tentative, de la part de Corneille, de fournir au lecteur une traduction inexacte du passage de Sénèque, qui avait l’avantage d’effacer le portrait peu flatteur de Cinna 2 ? Les pages qui suivent se proposent de voir dans ce choix de 1643 plus qu’une simple marque d’attention pour le lecteur, d’y déceler un indice permettant de se glisser dans l’atelier de travail du dramaturge pour le surprendre à l’œuvre, et mieux apprécier ses choix dramaturgiques. 1 La citation de l’extrait de Montaigne ne figure que dans la première édition de 1643, elle sera ensuite abandonnée, contrairement à celle de Sénèque qui ne disparaîtra qu’à partir de l’édition de 1660. 2 Montaigne supprime en effet la qualification de stolidi ingenii virum associée à Cinna par Sénèque. Selon cette hypothèse, défendue notamment par Georges Forestier (Corneille, Cinna, Paris, Gallimard, 2005, p. 35, note 10), Corneille aurait parié sur la préférence naturelle des lecteurs pour la version française : ils étaient ainsi censés omettre de remarquer ce détail peu délicat dans l’original latin. Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 48 Une dramaturgie de l’invraisemblable ? Choisissant pour sujet un exemplum canonique de la philosophie morale, exploré dans la plupart des traités consacrés aux vertus des Princes, popularisé par l’Histoire Romaine de Coeffeteau, Corneille n’avait besoin ni de Sénèque, ni de la traduction de Montaigne pour résumer un épisode bien connu, dont circulait également la version fournie par Dion Cassius, disponible en grec et en latin depuis près d’un siècle 3 . À quelques années de distance, alors que les braises de la querelle du Cid sont encore chaudes, alors qu’elles ont même failli se rallumer à l’occasion d’Horace, pour les mêmes raisons, Corneille choisit, pourtant, pour la troisième fois de défier ses détracteurs en proposant un sujet peu vraisemblable : après une fille épousant le meurtrier de son père, et un frère perçant le sein d’une sœur, il retient, dans toute l’histoire romaine, l’épisode d’une victime pardonnant et caressant la main homicide de son assassin. La comparaison avec ses sources révèle qu’il n’a rien fait, sur le plan dramaturgique, pour effacer cette invraisemblance de départ. Bien au contraire. Si les détails divergent entre les récits de Sénèque, de Dion Cassius et de Coeffeteau, l’interprétation qui en est donnée de la clémence d’Auguste est pourtant identique : l’Empereur est aux abois, il craint pour sa vie, il ne sait comment mettre fin aux complots, et il finit cette fois par choisir de suivre un chemin nouveau, que lui indique Livie : pardonner plutôt que punir, pallier l’inefficacité des remèdes ordinaires par le recours à des remèdes « tout contraires ». La femme de l’Empereur se montre particulièrement prolixe chez Dion Cassius : elle convainc son mari par un long discours portant sur la meilleure façon de conserver le pouvoir, en soulignant qu’il faut punir ceux qui paraissent incurables, mais épargner et convaincre ceux qui peuvent être ramenés sur le droit chemin. Car un homme peut être forcé d’en craindre un autre, pour l’aimer, il a besoin d’être persuadé 4 , tirade qui n’échappera pas à Innocent Gentillet dans son pamphlet Anti-Machiavel (1576) 5 . Sénèque est, quant à lui, encore plus explicite sur la nature purement pragmatique de la clémence dans l’art de gouverner, la totalité de 3 L’editio princeps, datée de 1548 (Paris, Robert Estienne), avait été traduite en latin dès 1558 (Bâle, Xylander). 4 E Dione Excerptae Historiae ab Ioanne Xiphilino, Henri Estienne, 1592, p. 90 : « Etsi enim ut alterum metuat, cogi aliquis potest, tamen ut amet, id ei persuaderi necesse est / Φοβεῖσθαι μὲν γάρ τινα ἀναγκασθῆναί τις δύναται, φιλεῖν δὲ πεισθῆναι ὀφείλει ». 5 Innocent Gentillet, Discours sur les moyens de bien gouverner… contre Nicolas Machiavel Florentin (1576, partie III, p. 522) : « la crainte se peut bien acquérir par force, mais l’amitié ne se peut acquérir que par persuasion ». Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 49 l’épisode étant présentée comme un exemple censé rendre plus sensible la vérité évoquée juste avant : Au contraire les Roys ne peuvent prendre une plus grande asseurance envers les subjects, que par la douceur. Car les vengeances trop continuees ne peuvent oster que la haine de bien peu de personnes, & augmenter celle de tout le monde. La volonté d’estre cruel luy doit plustost faillir que les occasions. Car tout ainsi que les arbres qu’on a essimez, jettent plus de branches : & tout ainsi qu’on couppe force semences pour les faire venir plus espaisses : pareillement la cruauté d’un Roy augmente le nombre de ses ennemis tant plus qu’il s’en veut defaire. Car les peres, les meres & les enfans de ceux qui ont esté tuez, succedent en la place de ceux-là. Je te veux monstrer par un exemple pris de ta maison, combien cela est veritable 6 . C’est donc du pur calcul politique, d’une approche que l’on ne tardera pas à qualifier de machiavélienne que relève cette clémence d’Auguste dans sa version antique. La Livie de Coeffetteau ne semble, d’ailleurs, guère s’en écarter : Tu n’as encore rien avancé par ta severité, & les rigueurs dont tu as usé n’ont sceu jusques aujourd’huy arrester la fureur de tes ennemis [...] Essaye maintenant si tu pourras gaigner quelque chose de plus par ta clemence. Pardonne à Cinna, puis qu’il est decouvert il ne te sçauroit plus faire de mal, & toutesfois il peut servir à accroistre ta gloire : car si tu luy donnes la vie, on croira que les violences passées seront arrivées plustost par la necessité du temps & des affaires, que par aucune inclination que tu eusses à la cruauté : Au lieu que si tu continues les vengeances en sa personne & en celles de ces complices ; on jugera que tu as tousious aymé le sang, & que tu ne t’en peux assouvir 7 . La dimension pragmatique de la clémence n’est pourtant pas le seul point sur lequel s’accordent les sources auxquelles avait accès Corneille ; elles soulignent surtout la nature rationnelle et vraisemblable de son émergence, à travers quatre facteurs en particulier. Premièrement, à en croire les faits historiques, le complot de Cinna se déroule dans une phase avancée du règne : Auguste a déjà une soixantaine d’année, il est âgé et apaisé, rassuré sur son trône par une pratique prolongée du pouvoir, il n’a plus rien de l’Octave impulsif et craintif, bref il n’a plus les traits d’un tyran, mais, depuis longtemps, ceux du souverain ; les échos de la guerre civile et des proscriptions sont suffisamment lointains pour que personne ne s’en sou- 6 Sénèque, De la clémence, dans les Oeuvres de L. Annæus Seneca mises en françois par Mathieu de Chalvet, Rouen, Chez Robert Valentin, 1618, p. 393 verso. 7 Coeffeteau, Histoire Romaine, Paris, Quinet, 1636, p. 258. Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 50 vienne. Le choix d’un acte de générosité est donc totalement conforme à son caractère, sa clémence représente un aboutissement presque naturel, sans avoir rien de foncièrement surprenant. Le deuxième facteur tient au calcul politique qui sous-tend explicitement sa décision : Auguste a toujours privilégié la voie du sang et de la vengeance, sans pour autant parvenir à mettre fin à l’émergence de complots ; retenir l’option de la clémence relève d’une stratégie rationnelle et pragmatique qui tire les conséquences de l’échec de l’attitude passée. Le choix paraît alors dénué de toute irrationnalité ou merveille, il devient même logique voire « nécessaire ». Le troisième facteur qui pousse dans la même direction dépend de la situation précise à laquelle Auguste est confronté : chez Sénèque comme chez Coeffeteau 8 , au moment de sa convocation, Cinna n’assume plus son acte, il tente de le nier, ce qui constitue une façon implicite d’en reconnaître la gravité et de s’en excuser. L’Empereur exerce donc sur sa victime une véritable emprise, l’attitude soumise et coupable 9 de son interlocuteur l’encourage dans sa volonté de faire preuve de clémence. Pourtant, c’est un quatrième facteur qui contribue de façon décisive à rendre la décision du pardon totalement « nécessaire » : Dion Cassius, Sénèque et Coeffeteau insistent tous sur le rôle déterminant de Livie, car c’est elle qui provoque le retournement du Prince, qui le sort de sa détresse en lui faisant miroiter une alternative à laquelle il n’avait jamais songé. Pour reprendre la belle expression de Gilles Declercq 10 , Livie joue une véritable fonction de « maïeutique décisionnelle », elle fait ressortir ce que l’Empereur avait finalement déjà en lui mais qu’il n’arrivait pas à exprimer. Il trouve en elle effectivement un remarquable et providentiel « Advocat de son humeur », comme l’indique la traduction imagée de Montaigne 11 . Il ne lui restera qu’à adhérer immédiatement à la proposition révolutionnaire de la clémence. 8 Coeffeteau, Histoire Romaine, Paris, Quinet, 1636, p. 259 : « Apres tant de bienfaits que tu as receus de moy, tu m’as voulu massacrer ! A mes [sic] mots Cinna s’escria, & le pria de croire, Que cette manie ne luy estoit jamais entree en l’ame ». 9 Coeffeteau, Histoire Romaine, Paris, Quinet, 1636, p. 259 : « A mesme temps considerant Cinna qui baissoit les yeux de honte, & qui se taisoit, non pour satisfaire à leur convention : mais par un pur remords de sa conscience qui le condamnoit [...] ». 10 Voir Gilles Declercq, « L’Identification des genres oratoires en tragédie française du 17e siècle (Iphigénie, Cinna) », dans Claire L. Carlin et Kathleen Wine, Theatrum mundi : studies in honor of Ronald W. Tobin, Charlottesville, Rookwood Press, 2003, p. 235. 11 Cf. Coeffeteau, Histoire Romaine, Paris, Quinet, 1636, p. 258 : « Auguste bien aise d’avoir trouvé une telle advocate des coulpables qu’il estoit resolu de sauver [...] ». Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 51 Qu’en est-il chez Corneille ? Pour surprenant que cela puisse paraître, le dramaturge français a pris le contrepied de ses sources antiques sur l’ensemble de ces quatre facteurs qui véhiculaient une dimension « nécessaire » dans l’émergence du choix de l’Empereur. Si l’on se fie aux nouveautés introduites par le poète rouennais, force est de constater que le climat qu’on respire dans le palais d’Auguste ressemble peu à celui d’un Empereur solidement au pouvoir depuis des décennies, affrontant un énième complot avec l’assurance d’un Prince qui peut se permettre un geste de clémence. Corneille, peut-être poussé à cela par une erreur dans la transmission textuelle du De Clementia 12 , imagine un Empereur dont l’ascension au trône semble encore fraîche, un Auguste encore tourmenté et paradoxalement attiré par l’Octave sans pitié qu’il avait été à l’époque des proscriptions 13 . Émilie, Maxime et Cinna ne font que rappeler la nature sanguinaire du chef de bande, en revendiquant un retour encore possible à la République. Sous la plume d’un Corneille peut-être inspiré par les pièces de l’époque consacrées à la mort de César, chacun des trois conjurés retrouve ainsi les traits d’une personnalité de la génération précédente, lorsqu’Octave était encore Octave : à en croire l’Empereur lui-même, Émilie ne prend-elle pas la place d’une nouvelle Julie ? Cette fille ayant créé tant de soucis au jeune Auguste malgré les attentes d’un père qui aurait voulu en faire son héritière en la donnant pour femme au fidèle Agrippa ? Agrippa, comme par hasard, dont Cinna est censé prendre la place justement aux côtés du Prince au début de l’acte II, avec pour fidèle compagnon un Maxime associé mécaniquement à Mécène, l’autre grand conseiller de l’Octave historique. La critique l’a bien montré 14 : lorsqu’Auguste convoque ses deux amis en leur demandant de lui tenir lieu d’Agrippe et de Mécène, ce n’est pas par pur effet rhétorique, car l’ensemble des arguments abordés lors de l’échange rappelle sans solution de continuité le débat sur la pertinence de quitter le pouvoir, qui avait effectivement eu lieu trente ans plus tôt avec ses deux conseillers de l’époque. Le fait de replonger l’Empereur dans les années des proscriptions a pour conséquence directe d’éloigner du spectateur l’image du Prince affirmé et de suggérer en filigrane une certaine fragilité du pouvoir, encore en quête 12 Les philologues ont depuis transformé en sexagensimum le quadragensimum des codes consultés par Corneille et Montaigne. Nous en avons pour preuve la version des Essais qui parle d’un « accident qui advint à Auguste au quarantiesme an de son aage ». 13 Pour un avis similaire quant à la caractérisation fluctuante de l’Auguste cornélien, cf. Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale, Genève, Droz, 2004, p. 227. 14 Voir, entre autres, Georges Couton, « Notice », dans Corneille, OC I, Cinna, p. 1592-93 ; voir également Georges Forestier, « Notice », dans Corneille, Cinna, op. cit., p. 139. Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 52 d’une légitimité totale. Le pardon final de la part de cet Auguste plus jeune et impulsif, présentant encore les traits du bouillonnant Octave, devient alors encore plus surprenant et moins probable que celui de l’Empereur sénéquéen solidement installé au sommet de l’État. Le deuxième facteur - le calcul politique - semble également avoir été remis en cause par la réécriture française : bien que plus jeune et plus proche des années du triumvirat, l’Empereur cornélien, dès son entrée en scène à l’acte II, bouleverse, en effet, les attentes des spectateurs en dévoilant un visage humain. À plusieurs reprises, le texte laisse entendre que depuis des années il tente de redorer son image par le biais de bienfaits distribués à la fois à sa fille adoptive Émilie et à son ami Cinna ; Fulvie ne cesse de le souligner à sa maîtresse 15 . Le débat sur la nécessité de quitter le pouvoir vide d’ailleurs le complot de toute motivation politique, comme le témoignent les hésitations et les remords qui frapperont Cinna à l’acte III. En amplifiant la générosité et l’ouverture d’esprit d’Auguste, Corneille creuse encore davantage le fossé qui sépare le souverain des conjurés, le déséquilibre entre la bonté de l’un et la déraisonnable haine des autres. Le régicide perd progressivement toute crédibilité et devient insupportable aux yeux des spectateurs, encore plus inacceptable pour Auguste lui-même : « est-ce là le prix de mes bienfaits ? », s’exclamera-t-il en découvrant la complicité d’Émilie. Contrairement à ce qu’il en est dans le récit historique, l’Empereur cornélien a déjà expérimenté la voie de la clémence par le passé, celle-ci ne se présente pas à lui comme une alternative politique jamais explorée, ce qui prive le choix de l’acte V de la dimension pragmatique sénéquéenne. Le troisième facteur - l’attitude de soumission de Cinna - n’échappe pas non plus à la réécriture cornélienne, qui, à l’acte V, fait le choix de mettre en scène un rebelle qui assume son acte de révolte, qui refuse de se plier et de demander pardon, exacerbant ainsi la patience d’Auguste. Pourtant, l’Empereur avait prévenu à l’acte IV : « Il n’est crime envers moi qu’un repentir n’efface » (IV, 1, v. 1117), raison pour laquelle il qualifiera, dans la dernière scène, Maxime de « seul ami » (V, 3, v. 1665), ce Maxime qui, seul parmi les conjurés, a eu le réflexe de revenir sur sa décision et demander le pardon de l’Empereur. Pardon qu’Auguste est en réalité prêt à délivrer également à Cinna au début de l’acte V : derrière la convocation de la première scène, il faut sans doute entrevoir le désir brûlant du Prince d’obtenir une demande de pardon. Après avoir rappelé à son interlocuteur toute l’ingratitude dont il a fait preuve à son égard, Auguste attend visiblement une réponse de Cinna (« Parle, parle, il est temps », V, 1, v. 1541), très probablement des excuses qui lui permettent de faire preuve de clémence. Pourtant, devant le refus du 15 Cf. en particulier Corneille, OC I, Cinna, V, 1, v. 61-68. Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 53 conjuré, devant son arrogante obstination, l’Empereur est contraint de se rendre à l’évidence. Tu me braves, Cinna, tu fais le magnanime, Et loin de t’excuser, tu couronnes ton crime 16 . Corneille a donc volontairement infléchi l’attitude de Cinna lors de l’interrogatoire, dans un sens qui non seulement ne favorise pas l’émergence du pardon, mais qui au contraire exaspère le souverain, et contribue à rendre le retournement final encore moins attendu et vraisemblable. Le quatrième et dernier facteur - le rôle de Livie - ne fait que confirmer la tendance de Corneille à vider de toute dimension « nécessaire » le revirement de l’acte V : là où les sources antiques expliquaient la décision finale de l’Empereur en accordant un rôle crucial à l’intervention de sa femme, l’acte IV se démarque étonnamment du récit latin en opposant une surprenante fin de non recevoir de la part d’Auguste aux préconisations pragmatiques de Livie 17 . Vous m’aviez bien promis des conseils d’une femme ; Vous me tenez parole, et c’en sont là, Madame 18 . En d’autres termes, Corneille a fait le choix de mettre en scène à l’identique le dialogue antique entre l’Empereur et sa femme, mais uniquement pour mieux en prendre les distances, pour mieux décrire une relation brisée, une communication devenue impossible. En rejetant la suggestion de Livie, l’Auguste cornélien prive ainsi son choix de la clémence du fondement logique et rationnel le plus fort : l’échange ne le convainc pas, au contraire il le radicalise dans sa position de fermeture et le ramène vers une attitude de répression, et une revendication insolente de son rôle de Prince, conscient de ses devoirs et des mécanismes du pouvoir. Après tant d’ennemis à mes pieds abattus Depuis vingt ans je règne, et j’en sais les vertus, Je sais leur divers ordre, et de quelle nature Sont les devoirs d’un Prince en cette conjoncture. Tout son peuple est blessé par un tel attentat, Et la seule pensée est un crime d’État, Une offense qu’on fait à toute sa Province, 16 Corneille, OC I, Cinna, V, 1, v. 1557-58. 17 La Livie française a maintenu des accents antiques dans la soumission de toutes les autres considérations à celles de l’intérêt du Prince, avec une « coïncidence entre les termes du discours délibératif et ceux qui sont constitutifs des théories machiavéliennes » (cf. Lise Michel, « Décider en souverain : les scènes de conseil au prince dans Cinna », Méthode ! , 24, 2014, p. 95). 18 Corneille, OC I, Cinna, IV, 3, v. 1245-46. Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 54 Dont il faut qu’il la venge, ou cesse d’être Prince 19 . En opposant aux conseils d’une femme, les devoirs d’un Prince, Corneille a donc délibérément pris le contrepied de l’ensemble de ses sources sur le point décisif de l’épisode, en reportant la décision de la clémence à l’acte V et en renonçant au lien de causalité qui justifiait dans les versions antiques le changement d’attitude de l’Empereur. Si certains commentateurs 20 ont tenté de défendre l’idée d’une continuité cachée avec la version sénéquéenne, en suggérant l’hypothèse que la décision aurait été prise avant même que le rideau ne se lève sur la convocation décisive de Cinna au début de l’acte V, dans une sorte de long apprentissage stoïcien 21 , favorisé par le rôle maïeutique de Livie, leurs arguments ont été sérieusement affaiblis par les travaux de Christopher J. Gossip 22 , et par l’absence de preuves textuelles pouvant justifier une attitude hypocrite d’Auguste lors de l’échange avec Cinna 23 . Le sentiment est bien celui d’une coupure entre les deux époux. Corneille ne semble donc pas s’être contenté de choisir un sujet invraisemblable, il en a visiblement accentué l’invraisemblance sur le plan dramaturgique, en éliminant dans sa propre version tous les éléments antiques susceptibles d’expliquer rationnellement et vraisemblablement le retournement final d’Auguste. Cet écart significatif par rapport aux sources n’a rien d’étonnant et s’explique aisément par le double avantage qu’il procure. Sur le plan théâtral d’abord, car il fallait surprendre un public qui connaissait sans doute les grandes lignes de l’épisode, il fallait conserver intact le suspense jusqu’à l’acte V. Sur le plan idéologique, également, car l’image antique d’un Empereur obéissant à sa femme et répondant à un pragma- 19 Corneille, OC I, Cinna, IV, 3, v. 1247-54. 20 Voir notamment René Pommier, « Quand Auguste décide-t-il de pardonner ? », XVII e siècle, 178, 1993, p. 139-155 ; voir également Michel Bouvier, « Cinna ou la disgrâce critique », Papers on French Seventeenth Century Literature, 23 (44), 1996, p. 219-228. 21 Cette image est inspirée de l’article de Timothy I. Eastridge, « The pardon by Auguste in “Cinna” », dans Judy Kem (éd.), Plaire et instruire : essays in sixteenth and seventeenth-century French studies in honor of George B. Daniel, Jr., Berne, Lang, 1993, p. 128-129. 22 Voir notamment Christopher J. Gossip, « La clémence d’Auguste ou pour une interprétation textuelle de Cinna », XVII e siècle, 184, 1994, p. 547-553 ; ainsi que Christopher J. Gossip, « Potentialité et actualisation chez Corneille : remarques sur la clémence d’Auguste », Papers on French Seventeenth Century Literature, 24 (47), 1997, p. 373-381. 23 Sur ce point, cf. Tristan Alonge, « Le pardon d’Auguste et le calcul d’Octave dans le dénouement de Cinna », Tropics, 5, 2018, p. 217-230. Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 55 tisme intéressé avait de quoi déranger et méritait d’être modifiée pour laisser la place au portrait d’un Prince faisant preuve de prudence, qui décide seul après avoir consulté ses conseillers 24 , plus à même de se refléter dans les miroirs monarchiques du XVI e et XVII e siècles 25 . Si l’éblouissement presque mystique généré chez les autres personnages dans la dernière scène ne fait que confirmer la nouveauté du portrait cornélien d’un Auguste devenu Prince prudent, la façon d’y parvenir pose pourtant problème d’un point de vue dramaturgique. Le cheminement machiavélien des sources ayant été volontairement écarté, de quelle alternative disposait Corneille ? Une dramaturgie du saut ? La très grande majorité des commentateurs a refusé de poser la question : Corneille n’aurait tout simplement pas cherché de cheminement alternatif, il aurait préféré insister sur la nature soudaine de la décision, en soulignant et en assumant son côté « invraisemblable », imprévisible, en mettant au centre le saut qui sépare l’Empereur des autres, la rupture qui éloigne l’acte V des quatre actes précédents. Selon les défenseurs de ce que l’on peut appeler la « clémence soudaine » d’Auguste, Corneille aurait volontairement isolé le Prince de tous les autres interlocuteurs, issus d’un monde d’anti-héros, incapables de sortir de leur intérêt individuel, empêtrés dans la mesquinerie d’une vision économique de l’échange, esclaves de la loi du 24 Cf. Jean François Sénault, Le Monarque ou les devoirs du souverain, Paris, Le Petit, 1664, livre VII, p. 373 : « Ainsi le Prince qui est l’image de Dieu, & qui n’ayant pas neantmoins toute sa lumiere, a besoin de l’ayde de ses Sujets, doit assembler son Conseil, écouter ses Ministres, & profiter de leurs avis ; mais il doit aussi se reserver la liberté de les choisir, & de suivre ceux que sa prudence jugera estre meilleurs ». 25 La prudence représente depuis Aristote et Thomas d’Aquin la « propria virtus principis ». Comme le rappelle l’ouvrage incontournable de Francis Goyet (Les audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Garnier, 2009, p. 11-12), « Vertu par excellence directrice, [la prudence] est la vertu du dirigeant, de celui qui prend les décisions souverainement, en dernier ressort. Quand personne ne peut décider à votre place, pour les autres ou pour vous-même, alors vous êtes dans une situation dite prudentielle ». Cf. Nicolas Faret, Des vertus nécessaires à un prince pour bien gouverner ses sujets, Paris, Toussaint du Bray, 1623, p. 24 : « Puisque la Prudence n’est pas seulement la plus necessaire de toutes les Vertus que peut acquerir un Prince qui desire maintenir son auctorité : mais encores qu’elle sert de flambeau aux autres, & de reigle à toutes les actions des hommes ». Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 56 Tallion, pour mieux montrer la solitude du pouvoir 26 et la grandeur du monarque, seul en mesure de se dépasser, de s’élever au-dessus de l’instinctivité de l’homme pour se convertir à la magnanimité 27 , seul capable de réaffirmer la primauté du politique et de la raison supérieure de l’État dans un contexte d’écroulement moral 28 , d’opposer à l’ambition mal placée d’une Livie 29 l’affirmation d’une générosité aristocratique 30 , d’une « clémence au second degré 31 » qui n’a plus rien à voir avec le pragmatisme intéressé de sa femme. L’isolement des autres personnages devient isolement du monde des hommes tout court dans certaines inflexions herméneutiques plus radicales, qui n’hésitent pas à entrevoir derrière Auguste Nicomède et les autres héros chrétiens du théâtre cornélien. Encouragés par la nature mystique de la prophétie de Livie 32 , certains commentateurs ont voulu voir dans la clémence finale une dimension miraculeuse 33 , la traduction d’un dessein providentiel 34 , une adhésion au sublime 35 , une volonté de transcender 36 , le triomphe d’un message évangélique 37 , l’incarnation d’une figure christique 38 , le début d’une nouvelle ère à travers le recours à un baptême fondateur 39 . 26 Hélène Bilis, « Corneille’s Cinna, clemency, and the implausible decision », The Modern Language Review, 108-1, 2013, p. 88. 27 Marc Fumaroli, Héros et orateurs, Genève, Droz, 1990, p. 343. 28 François Lasserre, Corneille de 1638 à 1642 : la crise technique d’“Horaceˮ, “Cinnaˮ et “Polyeucteˮ, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1990, p. 152. 29 Michel Bouvier, « Cinna ou la disgrâce critique », art. cit., p. 221. 30 Serge Doubrovsky, « Cinna ou la conquête du pouvoir », dans Serge Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1993, p. 213. 31 Antoine Soare, « Cinna ou la clémence au deuxième degré », dans Milorad R. Margitic et Byron R. Wells, L’Image du souverain dans le théâtre de 1600 à 1650 ; Maximes ; Madame de Villedieu : actes de Wake Forest, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1987, p. 119-120. 32 Serge Doubrovsky, « Cinna ou la conquête du pouvoir », art. cit., p. 217. 33 Gérard Defaux, « Cinna, tragédie chrétienne ? Essai de mise au point », MLN, 119- 4, 2004, p. 743 ; voir également Larry F. Norman, « Pour une approche dynamique de la magnanimité chez Corneille », Romanic Review, 87 (2), 1996, p. 190. 34 P. J. Yarrow, « Réflexions sur le dénouement de Cinna », Papers on French Seventeenth Century Literature, 11 (21), 1984, p. 550-552. 35 Loris Petris, « Du pathétique à l’“ethosˮ magnanime. L’argumentation dans Cinna de Corneille », XVII e siècle, 219, 2003, p. 228. 36 Odette de Mourgues, « Coherence and incoherence in Cinna », dans William D. Homarth, Ian McFarlane et Margaret McGowan (éd.), Form and Meaning. Aesthetic Coherence in 17th Century French Drama. Studies presented to Harry Barnwell, Amersham, Avebury Publishing Company, 1982, p. 56. 37 Jean-Pierre Landry, « Cinna ou le paradoxe de la clémence », RHLF, 102-3, 2002, p. 451. Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 57 En dépit des inflexions choisies, mystique ou aristocratique, l’ensemble de ces lectures se retrouve pourtant dans le constat d’un saut, dans l’affirmation d’une clémence soudaine qui n’a que les apparences de l’invraisemblable. En effet, ce qui serait invraisemblable pour les autres devient totalement vraisemblable et donc acceptable d’un point de vue dramaturgique pour un souverain, la clémence faisant partie de ses prérogatives incontournables 40 . Si le geste de clémence ne se produit qu’à l’acte V, c’est qu’il serait le fruit d’une évolution du personnage, Octave quittant le visage ensanglanté du tyran pour retrouver les traits d’Auguste, véritable souverain légitime, dans un processus d’ascension idéale qui en justifierait l’éloignement final par rapport à tous les autres personnages. Corneille aurait donc réussi un remarquable tour de force en imposant à ses détracteurs une histoire pas moins invraisemblable que celles du Cid et d’Horace, mais en s’épargnant les critiques qui avaient accompagnées les deux pièces précédentes. L’hypothèse, séduisante, mérite qu’on s’y attarde car quelques difficultés d’ordre dramaturgique semblent pourtant subsister. Trois en particulier. La première difficulté concerne justement la définition même de clémence au XVII e siècle. Si cette dernière figure indéniablement parmi les vertus du Prince dans la plupart des traités consacrés au sujet, et cela à partir de deux textes fondateurs en la matière, le De Clementia de Sénèque et L’éducation du Prince chrétien d’Érasme, sa gratuité magnanime et son caractère soudain semblent moins acquis. En ce qui concerne le premier aspect, ce ne sont certainement pas les sources antiques qui ont pu suggérer une quelque forme de gratuité, car Sénèque est sur le sujet intraitable : comme déjà évoqué, la clémence d’un souverain n’est à ses yeux qu’un outil parmi d’autres pour conserver le pouvoir, une variante de la justice. Mais qu’en est-il de la vision de la clémence au XVII e siècle ? Est-elle vraiment désintéressée, « au second degré » ? Pour se convaincre du contraire il convient de relire, dans son intégralité, le passage le plus cité par la critique sur la question, c’est-à-dire le discours LXII consacré par Jean Baudoin à la clémence (« Que la Clemence fait estimer, & cherir un Prince »). Mais quoy ? me direz-vous ; à quel propos inviter les Princes à cette Vertu, qui chocque en quelque façon la Justice, & qui en apparence la rend plus molle, & plus lache ? On se l’imagine ainsi : mais en effet cela ne peut estre, 38 Jacques Ehrmann, « Les Structures de l’échange dans Cinna », Les Temps modernes, 22, 1966, p. 957. 39 Philippe Met, « La rhétorique de la conversion dans Cinna et Polyeucte », Rhetorica, 12-2, 1994, 175-177. 40 Cette idée a été magistralement synthétisée par Georges Forestier (Essai de génétique théâtrale, Genève, Droz, 2004, p. 305). Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 58 puis que l’une & l’autre ont mesme fin. La Justice corrige par l’aprehension de la peine, & par la peine mesme : La Clemence, par la douceur, & par la Misericorde. Celle-là punit ; celle-cy pardonne : Mais toutes deux le font avec discretion : aussi en doivent elles user ; & j’adjousteray en la personne de qui : Car cette Vertu n’appartient pas à toute sorte de gens, mais aux Souverains seulement, qui pour quelque bien peuvent adoucir les Loix, & les rendre moins severes. En un mot, elle est proprement la vertu des Princes ; […] Car comme les Peres particuliers chastient souvent leurs enfans, quand ils ont failly, & se contentent aussi quelquefois de leur monstrer les verges, affin de leur faire peur ; luy tout de mesme les corrige par la seule apprehension qu’il leur donne. Ainsi selon que les humeurs des hommes sont differantes, la Douceur, qui engendre le Respect, en rend quelques-uns meilleurs, & la Severité, d’où naist la Crainte, en fait de mesme des autres : tellement que c’est tousjours pour un bien que le Prince se sert de tous ses moyens. Ce mot ordinaire est aussi tres-veritable, Que la Clemence du Souverain retient le sujet, & luy fait avoir honte de pecher. Voylà quelle est la pensée de Lipse, qui adjouste pour conclusion, Que de toutes les Vertus, celle cy, pour estre la plus humaine, est aussi plus propre, & la plus seante à l’homme. […] & pour le commun bien de son Estat, il [le Prince] doit avoir un soing tres-particulier de pratiquer la Clemence. La raison est, d’autant que par elle il peut accroistre & conserver ses Provinces, joint que c’est le vrai moyen de gaigner à soy les volontés, & les cœurs de ceux qui vivent sous son Empire. Car il n’y a point d’homme si peu sensible à la reconnoissance, qui apres avoir failly contre les Loix, & merité punition, n’aime infiniment son Prince, s’il voit que luy pouvant oster les biens & la vie, il luy sauve l’un & l’autre par une grace particuliere. […] Adjoustons encore à cecy, Que par la Clemence les Souverains & les Magistrats sont par maniere de dire, rendus semblables à Dieu, qui en est le Père, & qui à son exemple nous recommande la Misericorde sur toutes choses 41 . Recontextualiser le passage, qui consacre la clémence comme la vertu des rois, permet de mieux apprécier l’essentiel, c’est-à-dire que Baudoin (qui paraphrase Juste Lipse et qui synthétise la pensée de nombreux autres traités de l’époque) répète au fond la même idée que Sénèque, ne s’écarte nullement de la conception pragmatique des Anciens : la clémence est un outil de gestion du pouvoir, l’autre visage de la justice 42 , à utiliser avec 41 Jean Baudoin, Recueil d’emblèmes divers, Paris, Villery, 1638, p. 599-603. 42 Pour souligner la complémentarité entre justice et clémence, Lipse a recours à l’image du soleil et de la lune des vertus d’un roi (Juste Lipse, Les politiques ou doctrine civile, Tours, Montreuil, 1594, chap. XII, f. 36r). Nicolas Faret (Des vertus nécessaires à un prince, op. cit., p. 62-72) et André Rivet (Instruction du prince chrestien par dialogues, Leyde, 1642, dialogue VII, p. 162) reprennent également Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 59 précaution en fonction des contextes; c’est la carotte qui remplace le bâton lorsque la justice n’est pas adaptée, lorsque la cruauté se révèle inefficace. Il s’agit d’une vertu qui est certes source de gloire mais qui avant tout assure une retombée pratique systématiquement soulignée par les théoriciens, car elle permet de conquérir les cœurs, de s’entourer d’amour, c’est-à-dire d’une protection bien plus sûre que n’importe quel corps de gardes 43 , comme le rappelait déjà Sénèque 44 . Nous sommes donc très proches du philosophe latin au XVII e siècle, et très loin de l’idée d’une « clémence au second degré », magnanime et gratuite, aux accents christiques. Si elle est la « vertu des Princes » ce n’est qu’en raison de leur statut, qui favorise en eux l’exercice d’une qualité uniquement possible pour un supérieur envers un inférieur 45 , elle s’inscrit dans la panoplie des outils de pouvoir dont peut se servir un souverain, avec des finalités et des ressorts toujours politiques. En ce qui concerne le deuxième aspect, la nature soudaine de la clémence, les textes de l’époque ne semblent pas le mettre en avant plus que le premier. La clémence est, en effet, toujours issue d’une réflexion de l’idée d’une imbrication très forte des deux vertus, en les présentant l’une après l’autre. 43 Sur le sujet voir entre autres Juste Lipse (Les politiques ou doctrine civile, op. cit., f. 36v: « Elle donne aussi la seureté qui procede de l’Amour: car ny les guets, ny les hommes armez de tous costez ne sont point une si bonne garde, ny si asseuree, qu’est l’amour & la bienveillance des sujets »), Adam Théveneau (Les Morales de Me A. Theveneau, où est traité de l’institution du jeune prince, Paris, Toussanctz du Bray, 1607, p. 294), Nicolas Faret (Des vertus nécessaires à un prince, op. cit., p. 66-67: « La Clemence ne rend pas seulement les Princes plus admirables, mais encores plus asseurez, & sert esgalement à les orner & à les guarantir des conspirations, qui ne sont que trop familieres contre eux »), André Rivet (Instruction du prince chrestien par dialogues, op. cit., p. 184). 44 Sénèque, De la clémence, op. cit, p. 395 recto (« La douceur donc ne rend pas seulement les personnes plus honnestes, mais plus asseurees »; le texte latin parlait explicitement de clementia et non pas de douceur) et p. 397 verso (« Il n’est pas besoin de bastir de hauts & puissans boulevars, dresser des forteresses aux sommets des collines, escarper les pentes des montagnes, s’environner de plusieurs enceintes de tours, & de murailles. La seule clemence peut faire vivre un Roy en toute seureté, au beau milieu des ruës. La seule forteresse imprenable, c’est l’amour de ses citoyens »). 45 Juste Lipse, Les Conseils et les exemples politiques de Juste Lipse, divisez en deux livres, touchant les vertus et les vices des Princes, Paris, Jean Richer, 1556, f. 167r-v: « La Clemence n’appartient pas à toute sorte de gens, ains à ceux qui sont constituez en souveraine puissance, & qui peuvent plier & addoucir les loix à quelque bien: Elle appartient (pour le dire en un mot) aux Princes: C’est pourquoy elle est definie par Seneque, Clemence est une douceur du superieur envers l’inferieur: en ordonnant des peines ». Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 60 longue haleine, d’un choix muri de la part du souverain, qui doit distinguer les fautes susceptibles d’en bénéficier, c’est-à-dire les moins graves, commises par des hommes reconductibles sur le droit chemin, conscients de leur erreur, et se méfier en revanche des fautes lourdes, qui attentent à la vie du souverain ou de l’état, et qui doivent en revanche être sévèrement punies 46 . Cela ne surprend guère car une bonne application de la clémence ne peut se faire sans prudence 47 . Rien dans les traités contemporains n’autorisait donc Corneille à accentuer la nature invraisemblable de la clémence d’Auguste, à la transformer en changement de volonté soudain et 46 Sur le sujet voir entre autres Juste Lipse (Les politiques ou doctrine civile, op. cit., f. 39v : « il faut qu’il observe ce precepte, qui est d’une juste mansuetude, & d’une douce justice, Qu’il sçache tout, mais qu’il ne retranche pas tout: qu’il use de pardon à l’endroit des petites offenses, & qu’il s’aide de la Severité aux plus grandes, qu’il se contente plustot de la penitence, que de la peine. C’est une belle chose que de pardonner au miserable: & c’est une espece de supplice que d’avoir veu le coulpable s’humilier »), Adam Théveneau (Les Morales, op. cit., p. 299: « qu’il use de pardon & de clemence à l’endroit des petites fautes, & qu’il se contente plustost de repentance que de la peine, & aux plus grandes qu’il use de severité »), André Rivet (Instruction du prince chrestien par dialogues, op. cit., p. 189-190). Le modèle premier est encore une fois Sénèque, De la clémence, op. cit., p. 391 recto-verso: « Toutesfois il ne faut point indifferemment pardonner à toutes personnes. Car apres qu’il n’y a plus de difference entre les bons & les mauvais, il s’en ensuit une confusion & une source infinie de vices. C’est pourquoy il faut user de jugement & de moderation, pour faire distinction des ames, qui peuvent recevoir guarison, d’avec celles qui sont du tout gastees & corrompuës. Il faut que la douceur ne soit ni trop vulgaire ni trop commune, ni trop restreinte aussi. Car ce seroit autant de cruauté de pardonner à tous, comme de ne pardonner à pas un. Il faut donc suivre quelque honneste moyen ». La même idée avait été reprise au XVI e par un texte fondateur : Érasme, L’éducation du prince chrétien, Paris, Les Belles Lettres, 2016. Voir en particulier p. 151 sur la conscience de la faute (« Clementia male sibi conscios invitat ad meliorem frugem, dum veniae spem ostendit iis, qui superioris vitae errata novis benefactis studeant pensare, grata interim et integerrimis contemplatione naturae humanae ») et p. 187 sur la pondération nécessaire avant de pardonner (« Non satis est principem ab omni crimine abesse, ni criminis etiam suspicione specieque vacaverit. Quamobrem non solum perpendet, quid mereatur is, qui deliquit in principem, sed quid alii judicaturi sint de principe, et suae dignitatis respectu nonnumquam ignoscet immerenti et suae consulens famae veniam dabit venia indignis »). 47 Cf. Sénault, Le Monarque ou les devoirs du souverain, op. cit., p. 252: « La Prudence doit accorder la Clemence avec la justice dans la personne du Prince » ; Rivet, Instruction du prince chrestien par dialogues, op. cit., p. 232: « C’est elle meme qui dirige les actions de la clémence, pour la pratiquer en lieu & temps & avec egard à la circonstance des personnes ». Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 61 injustifié, en saut d’humeur qui semble, d’ailleurs, appartenir plus à l’instinctivité inconstante d’un tyran qu’à la sagesse réfléchie et prudente d’un Prince 48 . À cette première difficulté s’en ajoutent deux autres, de nature plus proprement dramaturgique. La deuxième difficulté concerne, en effet, le développement de l’intrigue et l’origine du dénouement. Dans ses écrits théoriques, Corneille insiste à plusieurs reprises sur la nécessité d’éviter que le dénouement soit provoqué par un « simple changement de volonté » 49 ; dans un passage éclairant du Discours de la tragédie, il évoque plus particulièrement Cinna : Il [Aristote] condamne entièrement la quatrième espèce de ceux qui connaissent, entreprennent et n’achèvent pas, qu’il dit avoir quelque chose de méchant, et rien de tragique, et en donne pour exemple Hémon qui tire l’épée contre son père dans l’Antigone, et ne s’en sert que pour se tuer luimême. Mais si cette condamnation n’était modifiée, elle s’étendrait un peu loin, et envelopperait non seulement Le Cid, mais Cinna, Rodogune, Héraclius et Nicomède. Disons donc qu’elle ne doit s’entendre que de ceux 48 Cf. F. Goyet, op. cit. : p. 12-13: « Gouverner c’est prévoir, mais c’est aussi pourvoir à tout, selon l’étymologie même de prudens, sur providens: la ‘providence’ c’est pro et videre, à la fois pré/ vision et provision. Il faudrait pouvoir les unir en un *proviser, antonyme d’improviser - on improvise quand on n’a ni prévu ni pourvu ». Cf. également Rivet, Instruction du prince chrestien par dialogues, op. cit.. p. 252 : « L’observation de ces choses me semble bien necessaire pour ne rien faire avec precipitation & à la volée; car selon que vous m’avéz descrit la prudence, j’estime qu’elle n’a rien de plus contraire, que l’inconsideration, & la trop grande haste, laquelle ne procede que du manquement, en l’examen de toutes ces circonstances, devant qu’entreprendre aucune chose ». 49 Corneille OC III, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, p. 126- 127 : « Nous devons toutefois prendre garde que ce consentement ne vienne pas par un simple changement de volonté, mais par un événement qui en fournisse l’occasion. Autrement il n’y aurait pas grand artifice au dénouement d’une pièce, si après l’avoir soutenue durant quatre actes sur l’autorité d’un père qui n’approuve point les inclinations amoureuses de son fils, ou de sa fille, il y consentait tout d’un coup au cinquième par cette seule raison que c’est le cinquième, et que l’auteur n’oserait en faire six. Il faut un effet considérable qui l’y oblige, comme si l’amant de sa fille lui sauvait la vie en quelque rencontre, où il fût prêt d’être assassiné par ses ennemis, ou que par quelque accident inespéré il fût reconnu pour être de plus grande condition, et mieux dans la fortune, qu’il ne paraissait ». Voir aussi Corneille OC III, Discours des trois unités, p. 179 : « Dans le dénouement je trouve deux choses à éviter, le simple changement de volonté, et la machine. Il n’y a pas grand artifice à finir un poème, quand celui qui a fait obstacle aux desseins des premiers acteurs, durant quatre actes, en désiste au cinquième, sans aucun événement notable qui l’y oblige ». Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 62 qui connaissent la personne qu’ils veulent perdre, et s’en dédisent par un simple changement de volonté, sans aucun événement notable qui les y oblige, et sans aucun manque de pouvoir de leur part. J’ai déjà marqué cette sorte de dénouement pour vicieux 50 . En d’autres termes, Corneille précise bien que Cinna dispose d’une action tragique de la meilleure espèce, et non pas de la pire au sens d’Aristote, justement parce que le choix soudain d’Auguste de ne pas tuer le conjuré ne dépend pas d’un simple changement de volonté. Il en va de soi qu’il doit donc y avoir, dans les scènes qui suivent le refus de la « clémence au premier degré » suggérée par Livie, un « événement notable » qui pousse l’Empereur à se dédire. Il reste à comprendre lequel, tâche tout sauf évidente lorsqu’on s’intéresse à la structure dramaturgique de l’acte V : les révélations successives - avec d’abord l’attitude défiante et fière de Cinna, ensuite l’association au complot d’une Émilie qui renonce pareillement à tout repentir, et enfin la « trahison » ultime de Maxime 51 - non seulement ne préparent ni appellent en rien le retournement de la dernière scène, mais renforcent au contraire les raisons de punir face à tant d’ingratitude et de fierté mal placée. Si le spectateur nourrissait encore quelques doutes et pouvait espérer dans une demande de pardon de la part des conjurés, force est de constater que rien ne justifie ni n’incite Auguste au pardon. L’arrivée de chaque conjuré ne fait qu’accabler ultérieurement l’Empereur et renforcer la balance dans le sens du crime. La punition paraît alors inévitable, la clémence absolument hors de question, l’émergence d’un souverain légitime contre intuitive. Faut-il donc en conclure que Corneille aurait écrit une pièce au dénouement suscité par un « simple changement de volonté », et qu’il aurait ensuite contredit dans ses écrits théoriques sa propre pratique théâtrale ? Une troisième difficulté réside toujours dans la construction dramaturgique de la pièce et plus précisément dans l’imbrication entre les épisodes secondaires et l’action principale. Corneille, maître dans l’art d’introduire des épisodes capables de mieux justifier le dénouement de l’intrigue, auraitil introduit les personnages de Maxime et Émilie uniquement pour en afficher la totale inutilité et accroître l’isolement d’un Auguste qui ne décide que par lui-même, et même malgré la réaction des conjurés ? En d’autres termes, aurait-il modifié la source historique afin de faire émerger à côté du point de vue du Prince un deuxième point de vue opposé, celui des 50 Corneille OC III, Discours de la tragédie, p. 152-153. 51 Auguste découvre avec amertume que Maxime n’a pas dénoncé le complot par fidélité à l’Empereur, mais par jalousie amoureuse envers Cinna. Cf. Corneille, OC I, Cinna, II, 1, v. 1735 : « Il nous a trahis tous ». Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 63 conjurés 52 , et cela uniquement pour réaffirmer à l’acte V la totale séparation entre les deux visions, l’imperméabilité du pouvoir à tout dialogue ? Cette fois encore, serions-nous face à une contradiction entre la pratique théâtrale et l’énonciation théorique de quelques années plus tard, lorsque Corneille affirmera avec force, dans le Discours de l’utilité des parties dramatiques, que les « personnages épisodiques doivent s’embarrasser si bien avec les premiers, qu’un seul intrigue brouille les uns et les autres » ? Sans remettre en cause l’image finale d’un Empereur magnanime, les trois difficultés évoquées rendent pour autant surprenant et étrange le prétendu choix cornélien d’y parvenir à travers un saut invraisemblable et soudain. Accepter les présupposés de ce saut obligerait en effet à en déduire l’existence d’une double rupture au sein de l’atelier de travail de Corneille, rupture entre l’intrigue et le personnage d’abord, rupture entre la pratique et la théorie ensuite. Le poète aurait, en effet, enrichi l’action principale avec des épisodes et des personnages secondaires afin de rendre l’histoire plus « nécessaire » 53 , mais aurait par ailleurs renoncé à faire de même dans la caractérisation d’Auguste, en l’isolant à la fois du reste de l’intrigue et des autres personnages, au nom d’une conception totalement nouvelle de la clémence, dont ni les théoriciens antiques ni les théoriciens modernes n’avaient amorcé la moindre élaboration. La rupture entre intrigue et personnage obligerait donc à imaginer un dénouement provoqué par un « simple changement de volonté », en impliquant ainsi une seconde rupture, cette fois avec les formulations théoriques des Discours. Comment expliquer cette série d’apparentes contradictions ? Corneille ne disposait-il vraiment d’aucune alternative pour échapper à la lecture machiavélienne des sources antiques ? L’idée du saut est-elle la seule capable de justifier la réécriture française ? Le pari d’un prince prudent dans un univers incertain Il est temps de revenir à notre point de départ, la citation de Montaigne : et si son intérêt ne se réduisait pas au fait de garantir au lecteur une traduction française du passage sénéquéen et recelait, au contraire, une clé explicative capable de résoudre ces apparentes contradictions dramatur- 52 La volonté d’introduire un deuxième point de vue a d’ailleurs obligé Corneille à rompre partiellement l’unité de lieu, comme il l’avoue lui-même dans son « Examen » (Corneille, OC I, Cinna, « Examen », p. 911). 53 L’introduction de l’épisode amoureux et des personnages d’Émilie et Maxime ajoutent en effet une motivation « nécessaire » au déclenchement du complot, qui restait imprécisée dans les sources. Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 64 giques ? Pour en apprécier pleinement le sens, il convient de recontextualiser l’extrait au sein de la totalité du chapitre XXIV (« Divers Evenemens de Mesme Conseil »). Ce dernier n’a en réalité pas pour objet la clémence, mais plutôt une réflexion générale sur le comportement à adopter dans une situation dans laquelle un homme ne maîtrise plus rien, ne contrôle pas ce qui se produit autour de lui. La clémence n’est convoquée qu’en guise d’exemple, en tant que réaction de deux souverains, l’un romain, l’autre français, tous deux confrontés à un complot : l’épisode du geste d’Auguste - avec une retombée positive du choix de pardonner - et celui de la magnanimité de François de Guise à l’égard de Poltrot de Méré, avec en revanche une retombée négative. Voylà pourquoy, en cette incertitude et perplexité que nous aporte l’impuissance de voir et choisir ce qui est le plus commode, pour les difficultez que les divers accidens et circonstances de chaque chose tirent, le plus seur, quand autre consideration ne nous y convieroit, est, à mon advis, de se rejetter au parti où il y a plus d’honnesteté et de justice ; et puis qu’on est en doute du plus court chemin, tenir tousjours le droit ; comme, en ces deux exemples, que je vien de proposer, il n’y a point de doubte, qu’il ne fut plus beau et plus genereux à celuy qui avoit receu l’offence, de la pardonner, que s’il eust fait autrement. S’il en est mes-advenu au premier, il ne s’en faut pas prendre à ce sien bon dessein ; et ne sçait on, quand il eust pris le party contraire, s’il eust eschapé la fin à laquelle son destin l’appeloit ; et si, eust perdu la gloire d’une si notable bonté. Il se void dans les histoires force gens en cette crainte, d’où la plus part ont suivi le chemin de courir au devant des conjurations qu’on faisoit contr’eux, par vengeance et par supplices ; mais j’en voy fort peu ausquels ce remede ait servy, tesmoing tant d’Empereurs Romains. Celuy qui se trouve en ce dangier ne doibt pas beaucoup esperer ny de sa force, ny de sa vigilance. Car combien est-il mal aisé de se garentir d’un ennemy, qui est couvert du visage du plus officieux amy que nous ayons ? et de connoistre les volontez et pensemens interieurs de ceux qui nous assistent ? Il a beau employer des nations estrangieres pour sa garde et estre tousjours ceint d’une haye d’hommes armez : quiconque aura sa vie à mespris, se rendra tousjours maistre de celle d’autruy. Et puis ce continuel soupçon, qui met le Prince en doute de tout le monde, luy doit servir d’un merveilleux tourment 54 . Dans l’incertitude et l’impuissance de voir et choisir, Montaigne indique comme voie préférentielle celle de l’honnêteté et de la justice, ce qui équivaut à la clémence dans le cas d’un complot politique. Si l’extrait cité par le dramaturge rouennais s’apparentait effectivement à une quasi traduction de Sénèque, sans grandes variations par rapport au récit du même 54 Montaigne, Essais, Paris, Gallimard, 1962, Livre I, chap. XXIV, p. 127-128. Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 65 épisode chez Dion Cassius et Coeffeteau, le contexte dans lequel il s’inscrit avait pourtant de quoi suggérer à Corneille une lecture foncièrement différente : la clémence n’est, pour Montaigne, ni le fruit d’un calcul, ni le fruit d’un saut, mais plutôt le fruit d’un pari dans un contexte d’incertitude. Faire l’hypothèse d’une inspiration issue des Essais et relire la réécriture française de l’épisode de Cinna à partir de cette notion d’incertitude, de prise de décision dans un univers fluctuant, permet en tous les cas de mieux expliquer l’opération cornélienne dans sa totalité, de réconcilier les modifications apportées à l’intrigue et à la caractérisation d’Auguste. Il convient, pour s’en convaincre, de reparcourir les trois nouveautés structurantes apportées par le poète par rapport au récit sénéquéen. Premièrement, le choix capital de modifier la consultation d’amis - à peine évoquée par Sénèque - en une rencontre avec les deux conjurés à l’acte II répond justement à la volonté de suivre l’enseignement de Montaigne, qui avait mis en garde sur l’impossibilité « de se garentir d’un ennemy qui est couvert du visage du plus officieux amy que nous ayons ». Le fait de cacher les ennemis sous les apparences d’amis renforce certes la nature aristotélicienne du surgissement de la violence, mais surtout le sentiment qu’Auguste se trouve dans une situation dans laquelle il ne contrôle rien, il est lui-même berné quant aux sentiments de ceux qui l’entourent. Le choix de mettre l’accent sur la bonté d’Auguste garantit quant à lui la permanence d’un sentiment d’incompréhension chez les spectateurs tout comme chez le souverain lui-même : que pouvait-il faire de plus pour se prémunir de tout risque ? L’incertitude est d’autant plus totale que la rencontre avec ses prétendus amis avait représenté pour l’Empereur l’illusion d’avoir identifié une solution définitive à son mal-être. Or, il convient de s’y arrêter brièvement car une lecture hâtive du texte risque de détourner le sens de cet échange avec Cinna et Maxime, et par conséquent de dessiner un portrait erroné d’Auguste, à savoir celui d’un homme en détresse, lassé du pouvoir, prêt à le quitter mais se forçant à le conserver dans une adhésion héroïque à sa fonction monarchique. Ce n’est pourtant pas ce qu’indique le texte, pour lequel le drame d’Auguste est purement politique et non existentiel. Corneille lui-même nous le suggère quelques années plus tard dans l’Examen de Clitandre, lorsqu’il décrit les différentes modalités selon lesquelles un homme d’État peut paraître sur le théâtre. Pour m’expliquer, je dis qu’un Roi, un héritier de la Couronne, un Gouverneur de Province, et généralement un homme d’autorité, peut paraître sur le Théâtre en trois façons : comme Roi, comme homme, et comme Juge, quelquefois avec deux de ces qualités, quelquefois toutes les trois ensemble. Il paraît comme Roi seulement, quand il n’a intérêt qu’à la conservation de son Trône, ou de sa vie, qu’on attaque pour changer l’État, Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 66 sans avoir l’esprit agité d’aucune passion particulière ; et c’est ainsi qu’Auguste agit dans Cinna, et Phocas dans Héraclius 55 . Corneille est très clair : son Auguste ne paraît pas tourmenté par une passion personnelle, il n’est qu’homme d’État et ne pense qu’à préserver son pouvoir. Le texte semble le confirmer : à aucun moment il n’hésite pour des raisons personnelles, ce qu’il craint - comme dans Sénèque d’ailleurs - est uniquement d’être assassiné, ce qu’il reproche au pouvoir durement atteint est l’absence de tranquillité, la frayeur permanente d’être la victime d’un complot. Son dilemme est de parvenir à trouver une façon de préserver le pouvoir sans vivre dans le danger, en d’autres termes de conserver à la fois le sceptre et la vie. L’échange avec Cinna et Maxime tourne justement autour des deux visages qu’Auguste a pris pour modèles, tous deux pareillement insatisfaisants à ses yeux : d’un côté Sylla qui pour conserver sa vie avait renoncé au trône, de l’autre César qui avait conservé le trône mais avait renoncé à la vie. Si la proposition de Maxime est vite repoussée, c’est qu’elle se contente de reproduire le choix de Sylla, qu’elle sonne comme l’acceptation d’un échec, dont l’éloignera d’ailleurs plus tard Livie aussi, en lui rappelant l’impossibilité de « quitter le fruit de tant de peines ». L’enthousiasme qu’Auguste manifeste, en revanche, à la proposition de Cinna ne tient aucunement à une forme de sacrifice héroïque ou de sens du devoir monarchique l’obligeant à conserver le pouvoir pour le bien collectif, comme on a voulu trop souvent le croire ; car la suggestion du petit-fils de Pompée est bien plus articulée et répond justement au besoin essentiel d’Auguste, celui de conserver le trône et la vie. Sylla quittant la place enfin bien usurpée N’a fait qu’ouvrir le champ à César et Pompée, Que le malheur des temps ne nous eût pas fait voir, S’il eût dans sa famille assuré son pouvoir. Qu’a fait du grand César le cruel parricide, Qu’élever contre vous Antoine avec Lépide, Qui n’eussent pas détruit Rome par les Romains, Si César eût laissé l’Empire entre vos mains 56 ? Les deux alternatives se rejoignent, aux yeux de Cinna, dans un même échec : ni Sylla ni César n’ont eu l’intelligence de nommer un héritier au trône, ce qui aurait eu l’avantage d’apaiser les esprits, d’empêcher une guerre civile et probablement de conserver à l’un et l’autre à la fois la vie et le trône, tout complot devenant inutile car le monarque aurait disposé de toute façon déjà d’un remplaçant. La proposition de Cinna ne se contente 55 Corneille, OC I, Clitandre, « Examen », p. 102-3. 56 Corneille, OC I, Cinna, II, 1, v. 593-600. Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 67 donc pas d’encourager le maintien du pouvoir, elle en organise la transmission afin de mieux en préserver la conservation. Conservez-vous, Seigneur, en lui laissant un maître, Sous qui son vrai bonheur commence de renaître, Et pour mieux assurer le bien commun de tous, Donnez un successeur qui soit digne de vous 57 . Avec flair politique, l’Empereur comprend immédiatement les enjeux, il nomme sur le champ Cinna lui-même héritier au trône, en lui offrant pour gage la main de sa fille adoptive, Julie. Il devine sans doute l’ambition de son interlocuteur, qui se souviendra avec amertume de ces mots, quelques scènes plus tard, assailli de remords 58 . Pour ma tranquillité mon cœur en vain soupire, Cinna, par vos conseils je retiendrai l’Empire, Mais je le retiendrai pour vous en faire part. […] Pour épouse, Cinna, je vous donne Émilie, Vous savez qu’elle tient la place de Julie, […] Voyez-la de ma part, tâchez de la gagner, Vous n’êtes point pour elle un homme à dédaigner 59 . Se contenter de souligner le patriotisme et le stoïque engagement politique habilement affichés par l’Empereur 60 , ce serait oublier que la motivation première, sous-jacente et qui ne cessera d’obséder Auguste, ne relève que de son intérêt personnel, de son désir de régner à l’abri de tout complot. C’est essentiellement pour cela qu’il adhère à la proposition de Cinna. L’histoire de la pièce est donc au moins en partie aussi l’histoire d’un progressif désenchantement d’Auguste, qui croyait avoir trouvé la solution à son dilemme et qui découvrira, avec amertume, au début de l’acte IV, que derrière le visage ami de celui qu’il vient de nommer héritier au trône se cache en réalité un conjuré. Prise de conscience qui amplifie encore davan- 57 Corneille, OC I, Cinna, II, 1, v. 617-620. 58 Corneille, OC I, Cinna, III, 2, v. 805-811 : « Cette faveur si pleine, et si mal reconnue, / Par un mortel reproche à tous moments me tue. / Il me semble surtout incessamment le voir / Déposer en nos mains son absolu pouvoir, / Écouter nos avis, m’applaudir et me dire : / “Cinna, par vos conseils je retiendrai l’Empire, / Mais je le retiendrai pour vous en faire part” ». 59 Corneille, OC I, Cinna, II, 1, v. 625-644. 60 Corneille, OC I, Cinna, II, 1, v. 622-24 : « Mon repos m’est bien cher, mais Rome est la plus forte, / Et quelque grand malheur qui m’en puisse arriver, / Je consens à me perdre afin de la sauver ». Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 68 tage, par rapport au récit latin, le sentiment d’égarement et d’incertitude que connaît l’Empereur, la frustration d’un souverain qui clôture significativement son long monologue en lançant : « Ou laissez-moi périr, ou laissezmoi régner ». La découverte du complot 61 le replonge au point de départ, le repousse vers les visages de Sylla 62 et de César 63 , sans oublier la tentation toujours présente du visage ensanglanté d’Octave 64 . La confusion et l’incertitude ne sauraient être plus absolues à quelques scènes du dénouement, c’est en tous les cas, de toute évidence, l’objectif recherché par Corneille dans sa réécriture par l’introduction de cette première nouveauté majeure dans l’intrigue 65 . La deuxième nouveauté pousse exactement dans la même direction et repose sur l’introduction des personnages de Maxime et Émilie, qui contribuent de façon déterminante à vider le complot de toute motivation politique 66 . Une telle opération dramaturgique a pour conséquence immédiate de plonger Auguste dans le noir aux yeux des spectateurs, qui eux connaissent les motivations amoureuses des personnages, alors que l’Empereur s’obstine à raisonner en termes politiques. En ne lisant la réalité qu’avec les yeux de l’homme de pouvoir qui distribue les charges et les rôles, il pense être déjà « maître des cœurs » alors qu’en réalité la dimension amoureuse sous-jacente lui échappe, car il ignore que « le cœur d’Émilie est hors de son pouvoir », comme elle le revendiquera elle-même au v. 943. D’où sa surprise, aux allures comiques, à l’acte V lorsqu’il apprend que son amour est la cause du complot de Cinna : Quoi! l’amour qu’en ton cœur j’ai fait naître aujourd’hui T’emporte-t-il déjà jusqu’à mourir pour lui? 61 Corneille, OC I, Cinna, IV, 1, v. 1085-86 : « Après qu’entre leurs mains j’ai remis mon Empire, / Pour m’arracher le jour l’un et l’autre conspire ! ». 62 Corneille, OC I, Cinna, IV, 3, v. 1227-28 : « De tout ce qu’eut Sylla de puissance et d’honneur, / Lassé comme il en fut, j’aspire à son bonheur ». 63 Corneille, OC I, Cinna, IV, 2, v. 1169 : « Octave, n’attends plus le coup d’un nouveau Brute ». 64 Corneille, OC I, Cinna, IV, 2, v. 1130 : « Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre ». 65 La consultation du début de l’Acte II est donc bien partie intégrante, voire essentielle, du sujet de la pièce, et non seulement un « pur embellissement ». D’un avis différent G. Forestier, Essai de génétique théâtrale, op. cit., p. 176. 66 Chez Corneille, le moteur du complot est fondamentalement amoureux sous des apparences politiques : Émilie n’avoue-t-elle pas, dès sa première apparition (Corneille, OC I, Cinna, I, 1, v. 17-20), que la passion est chez elle plus forte que le devoir ? Cinna ne reconnaît pas lui-même n’agir que par amour d’Émilie ? Maxime ne dévoile-t-il pas le complot à Auguste pour des raisons de jalousie personnelle, dès lors que la liaison entre Cinna et Émilie lui devient manifeste ? Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 69 Ton âme à ces transports un peu trop s’abandonne, Et c’est trop aimer l’Amant que je te donne 67 . Il ignore que ces flammes sont nées il y a plus de quatre ans et sans son consentement, il ne comprend pas que le politique n’explique pas tous les mouvements sur l’échiquier de la vie. Ce même aveuglement lui empêche de comprendre le sens de la participation de Cinna au complot, auquel il ne cesse de demander des raisons politiques, sans en deviner les motivations sentimentales 68 . Le dévoilement de l’origine amoureuse du complot à l’acte V plonge encore davantage Auguste dans une situation d’incertitude, en fragilisant jusqu’au bout son intelligence de la situation, en minant la confiance qu’il nourrissait en sa capacité à lire le réel. Corneille a voulu pourtant aller encore plus loin dans sa réécriture du récit latin afin de coller parfaitement à l’injonction de Montaigne, par une troisième nouveauté majeure : l’acte V dévoile à Auguste qu’il se trompait sur l’origine politique du complot, mais, plus grave encore, qu’il n’avait pas saisi non plus l’origine de son salut. En accueillant Maxime, à la troisième scène de l’acte V il en souligne la fidélité et l’amitié (v. 1663-1665), car il est convaincu que ses propres bienfaits du passé, que ses attentions politiques, le fait de l’avoir nommé à l’acte II gouverneur de Sicile, ont contribué de façon décisive à en préserver la fidélité. D’une certaine façon, l’enthousiasme qu’il manifeste à la vue de Maxime dévoile sa propre conviction d’être encore maître de la situation, d’avoir réussi à déjouer le complot par ses propres forces, en flattant les aspirations politiques d’un conjuré contre l’autre, en suscitant peut-être la jalousie (politique) de Maxime envers Cinna. C’est bien la raison pour laquelle il a pu rejeter à l’acte IV la proposition de clémence de Livie et la décrier avec des accents misogynes. La réalité est pourtant autre, et l’annonce par le conjuré que son réel moteur n’est en rien politique, que sa fidélité est inexistante, que la trahison n’est due qu’à une sombre histoire de rivalités amoureuses, tout cela contribuera à l’effondrement des dernières certitudes d’Auguste. S’il met sur le même plan la trahison de Cinna, Émilie et Maxime, c’est que pour lui les trois échappent de la même façon à sa logique habituelle, trahissent sa grille de lecture politique de la réalité. Il n’avait rien compris car il ignorait toute une partie du monde, celle qui se range du côté du cœur et non de la raison politique : c’est pourtant à ce continent inexploré qu’il doit à la fois le risque mortel qu’il vient de courir, et son propre salut. L’insertion de l’épisode amoureux, au sein du contexte politique transmis par les 67 Corneille, OC I, Cinna, V, 2, v. 1567-1570. 68 Corneille, OC I, Cinna, V, 1, v. 1509 : « Quel était donc ton but ? d’y régner en ma place ? » Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 70 sources, a donc permis à Corneille avant toute chose de plonger Auguste dans un état qui correspond parfaitement aux mots de Montaigne, dans une incertitude et perplexité totales qui rendent impossible le jugement. Par toutes ces nouveautés, Corneille semble donc n’avoir poursuivi qu’un seul objectif, traduire sur scène les enseignements du philosophe humaniste, donner corps à la description d’un souverain en situation de totale incertitude. Loin de constituer un saut irrationnel ou mystique, un invraisemblable détachement de l’environnement qui l’entoure pour retrouver un sens de l’État qui échappe à tous les autres, la clémence d’Auguste apparaît au contraire comme la conséquence logique de la lecture du chapitre XXIV des Essais : lorsqu’un Prince est face à un dilemme car il a perdu la maîtrise de la situation, lorsqu’il constate que ses plus proches amis se révèlent des ennemis et que donc à rien n’aurait servi de s’entourer de gardes fidèles, lorsqu’il réalise qu’il lui est impossible « de connoistre les volontez et pensemens interieurs de ceux qui nous assistent », car Émilie, Maxime et Cinna fonctionnent et agissent selon une logique amoureuse dont il ignorait tout, il ne lui reste alors qu’à « se rejetter au parti où il y a plus d’honnesteté et de justice », à choisir le pardon en tant qu’option plus rationnelle dans un monde incertain. Dans la décision finale d’Auguste, il n’y a ni saut mystique ni isolement du corps social de la part du souverain, il y a au contraire la prise de conscience définitive de son incapacité à lire la réalité qui l’entoure: la clémence est le fruit direct et logique de l’enchaînement des événements que Corneille a habilement préparés, en portant sur scène les trois conjurés l’un après l’autre, en détruisant progressivement toutes les illusions du Prince quant à sa capacité à anticiper et à manipuler ses interlocuteurs. L’acte V est celui du dévoilement de l’inutilité du politique, de la découverte qu’un complot peut surgir là où on l’attend le moins, dans le cœur des hommes, dans le mystère impénétrable des passions amoureuses, bref le seul lieu inaccessible à la puissance royale. D’où le lien essentiel entre la venue de Maxime et la décision d’Auguste, car l’amant infortuné représentait pour l’Empereur le dernier rempart de ses illusions politiques, qui s’écroule en dévoilant que le salut dépend d’une logique totalement autre. Si tout engagement public peut s’effriter par pure passion privée, si la bassesse des sentiments personnels peut faire s’effondrer la grandeur du sens de l’État ou de l’adhésion à un idéal républicain, plus rien ne peut guider le choix d’un souverain. Comme le lui a montré Livie à l’acte IV, l’exemple du retrait à vie privée de Sylla ne garantit en rien la certitude du salut, pas plus que le modèle alternatif de César, qui malgré sa libéralité n’avait pu éviter les coups de poignard. La troisième option toujours présente dans l’esprit d’Auguste, la tentation de redevenir le cruel Octave, se révèle manifestement vaine tout comme les deux premières, à en croire la Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 71 multiplication des complots. L’Auguste cornélien avait pourtant parcouru toutes les routes, il a tenté par le passé la voie de la cruauté tout comme celle des bienfaits ; ni l’une ni l’autre ne semblent lui avoir assuré le repos tant souhaité. L’Empereur peut rejoindre Montaigne dans son constat amer : « Tant c’est chose vaine et frivole que l’humaine prudence ; et au travers de tous nos projects, de nos conseils et precautions, la fortune maintient tousjours la possession des evenemens » 69 . La prise de conscience de l’inutilité du politique s’accompagne donc, chez Auguste, du constat que la seule réaction possible et respectable - bien qu’incertaine autant que les autres -, consiste à faire le pari du cœur, de la bonté. Mais il s’agit d’un pari paradoxalement pleinement politique, totalement prudent 70 dans sa préférence du privé au public : le roi pour rester roi doit devenir homme, s’abaisser aux sentiments personnels. Il réalise en effet, à l’acte V, que de tous les gestes et les bienfaits réalisés à l’égard de ses sujets, le seul mouvement qui en a garanti le salut à son propre insu, est un mouvement du cœur : le fait d’avoir appelé à lui ses deux « amis » au début de l’acte II, de les avoir consultés sur un plan privé a déclenché paradoxalement la fracture du front des conjurés. C’est en effet lors de cette rencontre capitale qu’Auguste sans le savoir, en promettant Émilie à Cinna, a provoqué la jalousie cruciale de Maxime. Il semble en être conscient lorsqu’il s’adresse une dernière fois au conjuré, juste après avoir notifié sa décision finale : Reprends auprès de moi ta place accoutumée, Rentre dans ton crédit, et dans ta renommée, Qu’Euphorbe de tous trois ait sa grâce à son tour, Et que demain l’Hymen couronne leur amour. Si tu l’aimes encor, ce sera ton supplice 71 . L’Empereur est véritablement devenu « maître des cœurs », il a compris l’importance de la dimension privée, des sentiments et des amours, longtemps ignorés et abaissés au rang de « conseils de femmes », et pourtant décisifs dans son salut. L’amour s’est révélé, malgré lui, un instrument 69 Montaigne, Essais, Paris, Gallimard, 1962, Livre I, chap. XXIV, p. 125. 70 Comme le souligne F. Goyet (op. cit., p. 18-20), le décideur prudent est toujours un parieur, le passage du consilium au judicium s’apparente toujours à un coup de poker : « Consilium, judicium: le pari est le passage de l’un à l’autre. Face à Fortuna, le décideur calcule rationnellement les risques, tout en sachant que ce calcul sera suivi d’un saut dans l’inconnu. Cette tension est l’audace de mon titre. Car du côté du judicium, les risques sont incompressibles, rien ne garantit le succès. [...] La décision proprement dite est un coup de poker, nous sommes dans l’aléatoire, dans les aléas ». 71 Corneille, OC I, Cinna, V, 3, v. 1737-1741. Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 72 politique redoutable, le seul capable de provoquer l’échec du complot et de séparer le front républicain. Les noces ne feront qu’officialiser cette rupture entre Maxime et Cinna. S’impose donc à Auguste la nécessité de persévérer dans la direction du cœur, cette fois de façon pleinement consciente, dans un pari qui n’efface en rien l’incertitude du résultat, et qui pourtant reste l’option la plus rationnelle, la plus prudente justement 72 . L’image finale d’une clémence soudaine et capable d’éblouir les autres personnages sur scène n’a donc en réalité rien de soudain et d’improvisé aux yeux d’Auguste lui-même, qui au contraire adhère de façon autonome au conseil de son épouse, après avoir connu le douloureux apprentissage de la solitude du pouvoir, de l’inutilité des démarches politiques habituelles, de « la possession des evenements » par la fortune, que lui rappelle l’annonce décisive de la trahison du seul ami restant, Maxime. Loin de se réduire à une simple traduction de l’extrait sénéquéen, le passage des Essais cité par Corneille représente en réalité un indice révélateur de sa démarche d’écriture : s’il a enrichi et modifié le récit historique tout comme la caractérisation d’Auguste, ce n’était que pour glisser son Empereur encore davantage dans la situation décrite par le chapitre XXIV, pour le pousser à un pari du cœur totalement raisonnable, et surtout totalement cornélien d’un point de vue dramaturgique. Le rôle décisif accordé, dans la dernière scène, à l’arrivée de Maxime - véritable « événement notable » susceptible de provoquer le retournement d’Auguste - rend en effet le dénouement à la fois tiré du fond même de la pièce, et pleinement influencé par les épisodes secondaires des amours de Cinna et Émilie. A la recherche d’un nouveau sujet, s’interrogeant probablement, à la suite du Cid et d’Horace, sur les problématiques de la prise de décision des puissants, le dramaturge rouennais s’est très certainement plongé dans les Essais et a fini par y trouver un traitement original de l’épisode de la clémence d’Auguste, le seul capable de lui suggérer une voie alternative - et moins machiavélienne -, de parvenir à l’acte final, une clé de lecture moderne de la prise de décision de l’Empereur. Par son pari solitaire et audacieux face à l’incertitude de la fortune, l’Auguste cornélien se fait l’héritier d’une philosophie politique qui inscrivait depuis des décennies la prudence au sommet des vertus du Prince. Le pari du cœur de la dernière scène n’est au fond qu’une illustration réussie de l’audace de cette prudence. 72 Comme l’a bien montré F. Goyet (op. cit., p. 85-87), il y a chez Montaigne deux types de prudence, l’une qu’il rejette - celle des hommes qui se leurrent de pouvoir contrôler la fortune -, et l’autre qu’il célèbre - celle qui coupe le lien entre opération et résultat. Cf. aussi Thierry Gontier, « Prudence et sagesse chez Montaigne », Archives de Philosophie, 75, 2012, p. 113-130.