Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2020-0004
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Descartes narrateur littéraire. Réflexions sur la médiation langagiere de l’expérience de la pensée pure
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Gernot Kamecke
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PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 Descartes narrateur littéraire. Réflexions sur la médiation langagière de l’expérience de la pensée pure G ERNOT K AMECKE (H UMBOLDT -U NIVERSITÄT ZU B ERLIN ) René Descartes est considéré comme le fondateur du rationalisme moderne. Inventeur d’une nouvelle méthode de penser, il transforme la vieille physique aristotélicienne et inaugure ainsi la relation foncière, en vigueur jusqu’à aujourd’hui, entre la pensée philosophique et les sciences de la nature. Le cartésianisme, en tant qu’origine de la phénoménologie et des philosophies analytiques, est donc davantage à situer dans le champ de la logique mathématique que dans celui de la littérature française. Quoiqu’on ait souligné de temps à autre au cours du XX e siècle, dans des traités de linguistique et de littérature 1 , le style particulier de l’écriture des œuvres de Descartes, notamment la narratologie dans le Discours de la Méthode (1637) et dans les Méditations sur la philosophie première (1641), le nom de l’auteur représente une forme de discours dont les idées consistent en ellesmêmes, sans dépendre de leur manière d’être exprimée dans une langue. Le rationalisme cartésien représente le pendant opposé des courants poétiques et herméneutiques de la philosophie, qui, à l’époque des temps modernes, 1 Cf. Émile Krantz, Essai sur l’esthétique de Descartes, Paris, Baillère 1882, Gustave Lanson, « L’influence de la philosophie cartésienne sur la littérature française », dans Revue de Métaphysique et de Morale 4 (1896), p. 517-550, Thomas Hensch, Über den Stil in Descartes’ Discours de la Méthode, Zürich, Schwarzenbach, 1949, Theophil Spoerri, « La puissance métaphorique de Descartes », dans Cahiers de Royaumont 2 (1957), p. 273-301, et, pour citer trois études plus récentes, Pierre- Alain Cahné, Un autre Descartes. Le philosophe et son langage, Paris, Vrin 1980, C.E.J. Caldicott, « Disguises of the narrating voice in the Discours de la méthode », dans Paul Gifford et Johnnie Gratton (éd.), Subject Matters. Subject and Self in French Literature from Descartes to the Present, Amsterdam, Rodopi, 2000, p. 28- 42, Denis Kambouchner, Le style de Descartes, Paris, Manucius, 2013. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 76 vont de Friedrich Nietzsche à Jacques Derrida, en passant par Martin Heidegger. C’est pour cette raison qu’il convient d’exposer le contexte épistémologique autour du sujet du présent article. À travers le titre - un peu provocateur - « Descartes narrateur littéraire », il ne s’agit ni de rabaisser le discours philosophique méthodique et rationnel de ce grand classique au statut d’une fiction littéraire, ni de concevoir son style langagier d’écriture tel un rajout décoratif d’un texte philosophique. Il s’agit plutôt de lire la philosophie cartésienne de manière littéraire, c’est-à-dire de l’orienter vers un problème générique des sciences littéraires. Par ceci, je me réfère à un problème fondamental de la relation entre la littérature et la philosophie en tant que disciplines des sciences humaines, qui se différencient de manière imperceptible dans leurs façons de traiter le langage. Le leitmotiv qui me guide dans ce travail est basé sur l’hypothèse qu’il est impossible de dresser une limite absolue entre un langage spécifiquement littéraire et un langage spécifiquement philosophique. Depuis les années 1980 environ - suivant la théorie littéraire française et nord-américaine - il s’est constitué une branche académique appelée « philosophie de la littérature 2 ». Cette école, provenant de la philosophie analytique, défend, au contraire, le présupposé épistémologique que la littérature et la philosophie puissent être séparées de manière exacte. Cette distinction sert même à délimiter l’objet de la recherche, qui relève de la littérature, du lieu discursif de la discipline investigatrice, qui provient, elle, de la philosophie. Sans entrer dans les détails des différentes positions, la distinction fondamentale du point de vue de la « philosophie de la littérature » s’opère de telle manière qu’il existe deux formes de connaissance distinctes, correspondant à deux manières de transporter la pensée par le langage: d’une part, une manière « directe, argumentative et scientifique » qui est propre à la présentation d’un savoir « discursif, prédicatif et propositionnel », caractéristique d’un style méthodique et scolaire, et, d’autre part, une manière « indirecte, allusive et désignative », propre à la représentation d’un savoir « non-discursif ou pré-prédicatif » et caractéristique d’un 2 « La philosophie de la littérature » est représentée en France par Jacques Rancière et Philippe Sabot, aux États-Unis par Allen Phillips Griffiths, Hugh Silverman et Stanley Cavell et en Allemagne par Christiane Schildknecht, Gottfried Gabriel, Ludwig Nagl et Hans Jörg Sandkühler, entre autres. Le texte fondateur de l’école peut être attribué à Arthur Danto, « Philosophy as/ and/ of Literature », dans Proceedings and Addresses of the American Philosophical Association 58 (1984), p. 5-20. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 77 style littéraire 3 . Il y aurait des textes littéraires qui se distinguent moins au niveau de « la communication d’énoncés » qu’au niveau de « l’exposition de significations ». Et il y aurait des textes scientifiques ou philosophiques qui « transmettent des connaissances au niveau d’une communication qui est en relation avec un contexte de référence 4 ». Selon cette différenciation, les textes philosophiques reposent sur une combinaison stricte d’arguments cohérents et systématiques qui doivent être compréhensibles sans recourir à leur constitution par la langue, tandis que les textes littéraires se caractérisent par la qualité particulière d’un style langagier, qui devient cohérent au-delà du contexte argumentatif, grâce à la communication herméneutique avec un lecteur. Selon moi, il y a au moins trois arguments contre cette supposition. Premièrement un argument étique : l’exigence absolue de la distinction établit une « hiérarchisation implicite 5 » entre les disciplines de la littérature et de la philosophie. Ainsi il existe, en particulier parmi les philosophes, une croyance répandue selon laquelle le traitement philosophique du langage, en raison de la rigueur formelle de l’argumentation, représente un effort intellectuel plus élevé de l’esprit que l’approche littéraire basée sur les jeux du langage d’un écrivain. Deuxièmement, un argument historique : il convient de souligner que « la séparation stricte entre la philosophie et la littérature en tant qu’activités institutionnalisées 6 » date seulement de l’époque de la division des disciplines universitaires dans les facultés de sciences humaines au début du XIX e siècle. Avant cette époque-là, en particulier au début des temps modernes, au Siècle d’or espagnol, dans le classicisme français, même jusqu’aux Lumières européennes, les conditions discursives et épistémologiques pour une séparation stricte des modes de connaissance ne sont pas du tout évidentes - sans parler de la fonction générale de la philosophie en tant que telos propédeutique des matières 3 Christiane Schildknecht, Philosophische Masken. Literarische Formen der Philosophie bei Platon, Descartes, Wolff und Lichtenberg, Stuttgart, Metzler, 1990, p. 14 : « Im Unterschied zur wissenschaftlichen Erkenntnis ist literarische Erkenntnis demnach nicht eine in den jeweiligen Texten enthaltene, sondern durch diese vermittelte: Was Dichtung meint, wird nicht gesagt, sondern gezeigt ». 4 Schildknecht, Philosophische Masken, p. 13. 5 « La distinction franche et directe que nous opérons spontanément entre littérature et philosophie fait fond sur une hiérarchisation implicite de leurs activités respectives, conduisant à minorer le travail des écrivains au regard de celui que poursuivent les philosophes ». Philippe Sabot, Philosophie et littérature. Approches et enjeux d’une question, Paris, P.U.F., 2002, p. 6. 6 Friedrich Kittler, Philosophien der Literatur (Vorlesung 2002), Berlin, Merve, 2013, p. 13. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 78 spécialisées comme la grammaire, la rhétorique, la musique, l’astronomie ou la géométrie dans les anciennes universités européennes. Troisièmement, l’argument logique : la distinction fondamentale entre un raisonnement propositionnel et une représentation non propositionnelle dans l’interaction entre la pensée et le langage est difficile à définir strictement, car elle est ancrée à la fois dans la théorie et la pratique autant philosophique que littéraire, surtout à l’époque moderne. La dépendance inévitable de tout acte philosophique au procédé de la ‘nomination’, par exemple, se montre par le fait que, en philosophie, contrairement à la majorité des disciplines académiques, il n’y a pas de restriction de sujet. Tout sujet, en théorie, peut être traité par la philosophie 7 . Or, dans un acte de nomination à partir d’une situation philosophique parfaitement ouverte, comment préciser de manière cohérente le moment exact où une expression langagière cesse d’être le medium ou le support métaphorique d’une pensée pour devenir le détenteur de l’idée par elle-même ? La question se pose non seulement chez certains philosophes, tels que Martin Heidegger ou Friedrich Nietzsche, qui « ont entrecoupé la philosophie avec des concepts littéraires 8 », mais aussi chez des poètes et des écrivains tels que Stéphane Mallarmé, Paul Valéry ou Jorge Luis Borges, qui ont très explicitement conduit leur pensée aux limites concevables du langage commun, afin de s’approcher de l’essence du dire et de l’écrire 9 . En revanche, dans les années 1980 et 1990, notamment en interaction avec les théories littéraires, se sont développées des formes proprement littéraires de « penser le texte 10 » qui ont contribué à modifier la question de la nature du langage littéraire face au langage philosophique. Le problème de la conception d’une « nature » du langage littéraire - ou d’une manière propre de « se penser » en tant que texte littéraire - constitue le point de 7 Sur le problème général pour la philosophie de définir son propre sujet - faute d’un langage technique particulier (comme dans les mathématiques et la psychologie par exemple) - voir Yvon Belaval, Les philosophes et leur langage, Paris, Gallimard, 1952, p. 26-34. Sur le problème de la nomination cf. Gernot Kamecke, « Poetologie der Namen. Zur Metaphysik der Onomastik bei Proust und Mallarmé », dans Tatjana Petzer (éd.), Namen. Benennung, Verehrung, Wirkung (1850-1930), Berlin, Kadmos, 2009, p. 51-75. 8 Kittler, Philosophien der Literatur, p. 16. 9 Cf. Gernot Kamecke, « El universo entre páginas. Consideraciones sobre la indiscernibilidad entre literatura y filosofía en la prosa de Jorge Luis Borges », dans Jesús Gonzáles Maestro (éd.), Necrosis de la postmodernidad. Sobre el estado actual de la interpretación de la Filosofía y la Literatura en España, Vigo, Academia del Hispanismo, 2016, p. 231-244. 10 Pierre Macherey, A quoi pense la littérature? Exercices de philosophie littéraire, Paris, P.U.F., 1990, p. 7-11. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 79 départ de nouvelles recherches intéressantes, visant à un examen approfondi des différentes étapes du développement historique des relations discursives et épistémologiques entre la littérature et la philosophie dans les périodes modernes 11 . C’est dans ce contexte que René Descartes, la figure fondatrice du modernisme, joue un rôle de premier plan. Descartes est une référence essentielle dans le développement du langage des sciences littéraires modernes et contemporaines 12 . Grâce à sa méthode systématique et rigoureuse d’acquisition du savoir et à son mode d’exposition à la fois subjectif et systématique de la pensée, la philosophie cartésienne est la condition nécessaire pour envisager, d’une part la possibilité conceptuelle d’une théorie littéraire rationnelle et méthodique, et d’autre part une forme générique de réflexion de soi dans la pratique littéraire. Par ailleurs, Descartes, qui écrit à l’époque classique de la littérature française - ce qui joue un rôle important dans le choix de la langue de ses textes -, est un écrivain d’excellente qualité littéraire. C’est pour ces raisons que j’aimerais confronter la position de la « philosophie de la littérature » en envisageant cet auteur qui, dans une perspective historique, appartient indubitablement au canon de la philosophie. Parmi ses textes écrits entre 1628 et 1649, je me limite aux deux œuvres les plus célèbres qui présentent l’avantage analytique d’être complétées et d’exister en une version française autorisée par l’auteur: le Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, écrit en français par Descartes et publié en 1637 à Leyde, et les Méditations touchant la première philosophie, d’abord écrites en latin, puis publiées en 1647 à Paris dans la traduction de Claude Clerselier, revue par Descartes 13 . 11 Afin de citer quelques références autour du problème de la « pensée littéraire » de la littérature : Mark Edmundson, Literature against Philosophy, Plato to Derrida: A Defence of Poetry, New York, Cambridge University Press, 1995, Jacques Rancière, La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, 1997, Anja Lemke et Martin Schierbaum (éd.), In die Höhe fallen. Grenzgänge zwischen Literatur und Philosophie, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2000, Claus Uhlig, Literatur und Philosophie. Studien zu ihrer Interaktion von der Renaissance bis zur Moderne, Heidelberg, Winter, 2004, Eva Horn, Bettine Menke et Christoph Menke (éd.), Literatur als Philosophie - Philosophie als Literatur, München, Fink, 2006, George Steiner, The poetry of Thought. From Hellenism to Celan, New York, Loughlin/ New Directions, 2011. 12 Cf. Silvio Vietta, Neuzeitliche Rationalität und moderne literarische Sprachkritik. Descartes - Georg Büchner - Arno Holz - Karl Kraus, München, Fink, 1981, p. 7-8. 13 Je me réfère, en utilisant le sigle OL, à l’édition suivante : René Descartes, Œuvres et Lettres, éd. André Bridoux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1953. Si rien d’autre n’est précisé, les indications dans le texte sont les miennes. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 80 Habituellement, en philosophie, la considération des caractéristiques langagières des idées cartésiennes ne joue pas un rôle prédominant. Chez Descartes, la situation première de l’acte de penser, qui est le point de départ du Discours et des Méditations, consiste en une réduction radicale du moment original de la pensée à un fondement intuitif, pré-linguistique. Le passage à l’écrit de cette pensée, que l’auteur selon son propre aveu a retardé de plusieurs années, a pour unique but un principe fondamental, à savoir de pouvoir décrire la possibilité commune de tout sujet d’exprimer un doute absolu 14 . C’est le célèbre dictum de la quatrième partie du Discours: « Cogito ergo sum » / « Je pense, donc je suis » (OL, 147), qui constitue aussi le premier résultat d’une recherche « métaphysique ». La seule chose restante lorsqu’une personne qui pense met radicalement en doute tout ce qu’elle sait, tout ce qu’elle ressent ou tout ce dont elle se souvient, c’est l’activité de la pensée elle-même, incluant une forme première et primitive de perception et d’imagination. De cette constatation, possible chez chaque être humain, de savoir qu’il pense lui-même et, au surplus, que le mouvement fondamental de sa pensée consiste à s’imaginer que rien n’existe, s’ensuit nécessairement que cet être humain existe et constitue un point de départ clair et distinct pour nier le doute initial. Et, étant donné que la possibilité de l’existence est ainsi assurée, la preuve philosophique peut ensuite être étendue progressivement à d’autres choses plus ou moins assurées, comme les faits existants du monde physique et moral, ainsi que les intuitions de l’au-delà 15 . Avec cette phrase « Cogito ergo sum », on détient le « point archimédien 16 » de la philosophie de Descartes : l’homme pensant et percevant, 14 Sur la crainte de Descartes des effets d’un doute radical sur l’âme des croyants et sur une éventuelle réserve de sa part vis à vis de certains développements métaphysiques émanant de ses textes écrits en latin, voir la lettre de Descartes à Mersenne du mois de mars de 1637: « Ce que j’ai omis tout à dessein, et par considération, et principalement à cause que j’ai écrit en langue vulgaire, de peur que les esprits faibles venant à embrasser d’abord avidement les doutes et scrupules qu’il m’eût fallu proposer, ne pussent après comprendre en même façon les raisons par lesquelles j’eusse tâché de les ôter, et ainsi que je les eusse engagés dans un mauvais pas, sans peut-être les en tirer » (OL, 960-961). 15 Sur les possibilités de défendre le principe de la preuve du cogito aujourd’hui, après 350 ans de critiques philosophiques, voir Husain Sarkar, Descartes’ ‘cogito’ saved from the great shipwreck, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. 16 « Archimède, pour retirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût fixe et assuré » (2 e Méd., OL, 274). Voir sur ce point Heinrich Rombach, Substanz, System, Struktur. Die Ontologie des Funktionalismus und der philosophische Hintergrund der modernen Wissenschaft, Freiburg/ München, Alber, 1965, vol. I, p. 344-346. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 81 sûr de lui-même en tant que « sujet dans le monde 17 ». Depuis cette situation fondamentale que l’auteur lui-même « découvre » selon son aveu en 1619 et, après plusieurs années de réflexion, transforme en écriture, émerge un nouveau type de pensée philosophique, considérée comme révolutionnaire et hérétique par la philosophie scolastique. Le doute absolument radical d’un seul être humain contestant hypothétiquement, avec tout ce qui est dans le monde, l’existence du monde même - excepté Dieu, qui en tant qu’objet de la preuve métaphysique, est le seul présupposé à priori - peut être situé dans le contexte historique de la « genèse du monde copernicien 18 » décrite par Hans Blumenberg, c’est-à-dire dans le monde d’une grande désillusion dès lors que la certitude de l’expérience sensorielle est brisée et que le vieux continent européen commence à rivaliser avec d’autres continents qui, de surcroit, ne reposent plus dans la sphère d’un globe immobile. Les « règles » de base de cette méthode orientée vers la raison, qu’on appelle rationaliste depuis les Lumières, sont très connues. Elles sont répertoriées dans la deuxième partie du Discours sous le titre « principales règles de la méthode » (OL, 132-140), ainsi qu’en annexe des Principes de la philosophie (1647) 19 . En partant de la possibilité d’un (nouveau) commencement de la pensée philosophique ancrée dans le sujet humain, les sciences scolastiques, apparemment contradictoires, sont remplacées par une science unique et systématique appelée « sagesse humaine 20 ». Il s’agit, pour rappeler schématiquement le processus en quatre étapes, 1) de ne considérer comme vrai que ce qui est certain sans aucun doute et qui peut donc être clairement et distinctement reconnu, 2) de diviser chaque problème en parties d’un problème afin de les réduire en questions simples qui peuvent être résolues avec certitude, 3) de commencer l’enquête sur chaque situation avec les parties les plus simples et les plus facilement identifiables, et d’arriver par déduction, conformément à un bon ordre, à la connaissance des parties les plus complexes, et enfin 4) de vérifier les acquis par résumés 17 « Descartes schafft mit der Auslegung des Menschen als Subjectum die metaphysische Voraussetzung für die künftige Anthropologie jeder Art und Richtung. » Martin Heidegger, « Die Zeit des Weltbildes », dans Holzwege, Frankfurt, Klostermann, 2003, p. 99. 18 Hans Blumenberg, Die Genesis der kopernikanischen Welt, Frankfurt, Suhrkamp, 1981. 19 « Table des principes de la philosophie » (OL, 671-690). La première ébauche de la « méthode » se trouve dans les Règles pour la direction de l’esprit (1628, 1701, OL, 37-119). 20 « Toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours la même » (Règle I, OL, 37). Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 82 des étapes de pensée sans négliger aucun aspect du problème. Dans cette structure fondamentale, qui contient in nuce le principe du langage formel de la philosophie analytique développée au XIX e siècle par Gottlob Frege et Georg Cantor, la méthode philosophique admet deux formes de « connaissance 21 »: tout d’abord une expérience immédiate, sous la forme d’une « intuition » événementielle et pré-linguistique; puis la dérivation de cette expérience immédiate, sous la forme d’une « déduction » par la médiation logique, qui, autant que possible, soit indépendante de sa constitution langagière 22 . Suivant l’interprétation philosophique, les acquisitions du cartésianisme ont été soulignées comme suit: la réduction de la diversité aristotélicienne à exactement deux substances, à savoir la pensée (res cogitans) et la matière (res extensa); la démythologisation du ciel et la mécanisation du monde en tant que séquence unique (créée par Dieu) de mouvements calculables mathématiquement ; le caractère absolu de la raison humaine, au-delà duquel ni le monde, ni l’être ne sont concevables; la justification du sujet humain en tant que fondement de la conscience (de soi) et d’une connaissance pensante qui suit les règles d’une méthode systématique propre ; l’établissement d’une vision anthropologique du corps humain (en tant qu’« homme machine » ou « machine animale ») selon le principe du contrôle et de la possibilité de réparation des mouvements physiologiques; enfin, l’analogie épistémologique entre les concepts de l’essence, de l’existence, de la vérité et de la réalité, garanties par Dieu, c’est à dire la première connaissance immédiate du moi et le présupposé métaphysique du monde. La philosophie cartésienne, écrit Ernst Cassirer, « constitue la science générale des relations existantes, dans la mesure où elles sont capables de formuler une expression exacte 23 ». Ce trait logique et mathématique des 21 « Nous parvenons à la connaissance des choses par deux chemins, à savoir, par l’expérience ou par la déduction » (Règle II, OL, 41). « Or, par méthode j’entends des règles certaines et faciles, grâce auxquelles tous ceux qui les observent exactement ne supposeront jamais vrai ce qui est faux, et parviendront, sans se fatiguer en efforts inutiles mais en accroissant progressivement leur science, à la connaissance vraie de tout ce qu’ils peuvent attendre » (Règle III, OL, 46). 22 « Par intuition j’entends […] la conception d’un esprit pur et attentif, conception si facile et si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons » (Règle III, OL, 43). « Par déduction, […] nous entendons tout ce qui se conclut nécessairement d’autres choses connues avec certitude » (Règle III, OL, 44). « Les premiers principes ne peuvent être connus que par intuition […] les conséquences éloignées ne peuvent l’être que par déduction » (OL, 45, indications dans le texte). 23 Ernst Cassirer, Descartes. Lehre - Persönlichkeit - Wirkung, Hamburg, Meiner, 1995, p. 20. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 83 maximes a été fortement critiqué en philosophie. Il a été vu comme l’hypostase d’une pensée logique formelle accomplissant une « réification », c’est-à-dire une « égalisation dogmatique de la connaissance mathématique avec la connaissance en général 24 », ou au contraire, il a été perçu comme une « ontologie du monde en manque d’herméneutique 25 ». Dans ce contexte d’interprétations contradictoires des clartés cartésiennes, j’aimerais souligner, sans approfondir les objections, certaines caractéristiques langagières des textes fondateurs du logicisme, afin de problématiser la dialectique entre la forme philosophique et la forme littéraire de transporter la pensée à travers le langage. À cette fin, il faut d’abord préciser que la condition fondamentale du cogito cartésien, à savoir la situation d’un sujet humain dans une solitude absolue et soumettant le monde environnant d’objets et de phénomènes à un doute universel, peut aussi servir de toile de fond à « l’expérience existentielle 26 » de la modernité littéraire. L’expérience d’un acte de création auto-constitutionnel et souverain, au moins depuis le romantisme, comme l’a expliqué Maurice Blanchot 27 , est un point commun aux littératures européennes. Le poète (ou le « moi lyrique ») chez Mallarmé, ainsi que le narrateur chez Proust reconnaissent la grandeur et la gravité ontologique de la page vide comme point de départ absolu d’un acte d’écriture existentiel et créatif. Dans ce contexte, il est important de considérer que le « point archimédien » de la philosophie de Descartes, à savoir l’assurance de la certitude absolue de son être précédant tout acte de verbalisation, se révèle à travers une hypothèse fondée sur une fiction de l’esprit. Car le sujet cartésien, afin de s’affirmer en tant que premier recours en deçà du doute universel, doit commencer par s’imaginer que le monde des perceptions sensorielles soit une illusion complète. Le sujet projette sa pensée à partir 24 Cf. Vietta, Neuzeitliche Rationalität, p. 32. La notion de « réification » (Verdinglichung) vient de Georg Lukács. Hegel, le grand défenseur de la philosophie systématique, prend à partie le fondement mathématique de la métaphysique cartésienne, dans laquelle il voit « l’évidence d’une connaissance naïve et défectueuse ». G.W.F. Hegel, Phänomenologie des Geistes, Werke 3, Frankfurt, Suhrkamp, 1986, p. 44, ainsi que Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Werke 20, Frankfurt, Suhrkamp, 1986, p. 126. 25 Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1967, p. 95. 26 Vietta, Neuzeitliche Rationalität, p. 21. 27 Maurice Blanchot, « La littérature et l’expérience originelle », dans L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 313-333. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 84 d’une situation qui ressemble à un songe, selon la version orale 28 , ou à un acte de fiction, selon la version écrite. Dans le Discours, Descartes « raconte » comment il en est venu à faire l’expérience que tout le monde devrait faire au moins une fois dans sa vie 29 : « Je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes » (OL, 147). C’est la phrase qui précède la célèbre introduction à la vérité du cogito : « Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensait, fusse quelque chose » (ibid.). À ce moment précis de l’enchâssement textuel du point archimédien, il s’avère que le moi du cogito n’est pas exclusivement un moi transcendantal au sens de Kant ou de Husserl, pouvant être assimilé à un « on » impersonnel - « on pense, donc on est 30 ». En effet, il relève aussi d’un narrateur personnel à la première personne du singulier, définissant une situation littéraire et se référant à un monde autofictionnel ou (proto-)autobiographique. Descartes présente l’origine de sa pensée tel un « drame intellectuel extraordinaire 31 ». Et il intègre, dans l’expérience intellectuelle dramatisée, la « fiction épistémologique » d’un « homme, ou d’un monde, rendu possible par les seules lois du mouvement 32 ». Le but philosophique de la « référence ambiguë au moi 33 » est de créer une constellation communicationnelle, dans laquelle le lecteur est invité à saisir, dans la pratique, une expérience universelle théoriquement dépersonnalisée 34 . Comme l’explique Descartes dans sa « réponse aux secondes objec- 28 Voir les trois songes qui accompagnent la découverte des « fondements d’une science admirable » selon le témoignage d’Adrien Baillet (Vie de Monsieur Descartes, Paris, Table ronde, 1992). 29 Cf. le premier Principe de la Philosophie qui dit « que, pour examiner la vérité, il est besoin, une fois en sa vie, de mettre toutes choses en doute, autant qu’il se peut » (OL, 671). 30 « ‘Je pense donc je suis’ peut se dire ‘on pense donc on est’. Cela ne change rien. » Alain Badiou, Bedingungen und Unendlichkeit. Ein Gespräch mit Gernot Kamecke, Berlin, Merve, 2015, p. 39. 31 Paul Valéry, Les pages immortelles de Descartes, Paris, Corréa, 1949, p. 15. 32 Bertrand Binoche et Daniel Dumouchel, « Introduction », dans Passages par la fiction : expériences de pensée et autres dispositifs fictionnels de Descartes à Madame de Staël, Paris, Hermann, 2013, p. 8. 33 Caldicott, « Disguises of the narrating voice », p. 35. 34 La philosophie de Descartes est une « philosophie de la subjectivité [qui] se veut objectivement telle, en ce qu’elle a la prétention de valoir pour toute subjectivité ». Jean-Claude Pariente : « La première personne et sa fonction dans le Cogito », dans Kim Sang Ong-Van-Cung (éd), Descartes et la question du sujet, Paris, P.U.F., 1999, p. 37. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 85 tions » des Méditations (OL, 366-389), ceci est la raison de son recours au genre de la ‘méditation’, inspirée des Soliloques d’Augustin 35 . Ni le Discours, ni les Méditations, ne doivent donc être compris dans le sens traditionnel d’un traité savant. Il ne s’agit pas d’une proclamation de résultats scientifiques, mais de la création d’une situation de communication aussi directe que possible, dans le but de faciliter la compréhension d’une formation exemplaire de connaissances. Descartes lui-même décrit, après coup, le procédé de la manière suivante : Je me suis efforcé de rendre [les vérités que je dirai] également utiles à tous les hommes ; et pour cet effet, je n’ai point trouvé de style plus commode, que celui de ces conversations honnêtes, où chacun découvre familièrement à ses amis ce qu’il a de meilleur en sa pensé (Recherche de la vérité, OL, 881). Faut-il donc dire que la disposition narrative du texte n’est pas extérieure à la présentation et à la médiation de la philosophie, mais « reflète systématiquement la compréhension de la philosophie de Descartes et de sa méthode 36 » ? Du moins, l’interaction entre la communication d’une certaine forme de subjectivité et l’exposition exemplaire de la connaissance objective selon les « règles de la méthode philosophique », témoigne d’un lien fondamental entre la forme et le contenu dans le Discours et les Méditations. Il existe donc, si l’on accepte la distinction préconisée par la « philosophie de la littérature », des « formes de connaissance essentiellement non propositionnelles » dans une philosophie qui représente précisément le paradigme du mode de « l’argumentation propositionnelle 37 » au début de l’époque moderne. Or, ce masque littéraire du texte, où l’intégration de séquences systématiques de la pensée a recours à un récit stylisé avec des traits autobiographiques, peut-il être expliqué autrement que par le fait que le mode nouveau d’une auto-compréhension méditative a dû développer une forme générique propre ? Formellement parlant, le narrateur à la première personne du singulier décrivant, au début de la deuxième partie du Discours, comment il a vécu l’expérience de l’illumination par une Scientia mirabilis dans la nuit du 11 novembre 1619 dans la région d’Ulm ou de Neubourg-sur-le-Danube, au sud de l’Allemagne, ne diffère pas des critères techniques de l’autobiographie sécularisée moderne, qui se développera au 35 On peut penser aussi au Journal des motions intérieures d’Ignace de Loyola. Cf. Amélie Oksenberg Rorty, « Experiments in philosophic genre: Descartes’ Meditations », dans Critical Inquiry 9 (1983), p. 548. 36 Schildknecht, Philosophische Masken, p. 54. 37 Ibid., p. 55. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 86 XVIII e siècle avec Giambattista Vico, Diego de Torres Villarroel et Jean- Jacques Rousseau: J’étais alors en Allemagne, où l’occasion des guerres qui n’y sont pas encore finies m’avait appelé ; et, comme je retournais du couronnement de l’empereur vers l’armée, le commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n’ayant d’ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j’avais tout loisir de m’entretenir de mes pensées. (OL, 132) Cet ego qui, dans la suite du même récit, sera absorbé dans la formule universelle « Je pense, donc je suis », par quels critères se distingue-t-il de cet autre précurseur - non philosophique, mais littéraire - de l’autofiction moderne, à savoir le moi du personnage de Don Quichotte de la Manche lequel, avec sa phrase non moins célèbre: « Yo sé quién soy 38 », a donné quelques années auparavant son expression prototypique au roman européen moderne? Descartes lui-même, dans la cinquième partie du Discours, exprime une position critique (voire scolastique) à l’égard de la « fiction poétique » appartenant au monde de l’illusion et devant être ainsi séparée de la réalité. Descartes s’imagine le monde créé par Dieu tel un monde d’ordre clair et calculable, et non tel « un chaos aussi confus que les poètes en puissent feindre » (OL, 155). Et comme l’essence de l’être divin prévaut sur l’existence douteuse des êtres dans le monde, la composition ontologique des différentes parties d’un tel ordre doit être par principe supérieur à sa « représentation » produite, par exemple, par un peintre « dans un tableau plat » (OL, 154). Cette position est liée à la vision (également scolastique) exprimée dans la première Méditation, selon laquelle la perception des choses au moyen de couleurs, de formes ou de mots a le statut d’une réalité purement médiatrice et doit donc être située au même niveau d’existence que les idées d’un rêve: « Il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil, sont comme des tableaux et des peintures, qui ne peuvent être formées qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable » (OL, 269). Le paradoxe de la création philosophique de Descartes consiste donc en ce que les rêves fassent justement partie de la situation de base dans laquelle est fondée une science qui, dans un deuxième temps, doit conjurer ces mêmes rêves 39 . C’est peut-être la raison pour laquelle les « songes » qui 38 Miguel de Cervantes, Don Quijote de la Mancha, Madrid, Real Academia Española, 2004, p. 58. 39 Cf. Gilbert Boss, « Le songe d’une poétique philosophique (Les rêves de Descartes) », dans Dialectica 47 (1993), p. 199-216. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 87 entourent le récit de la découverte du cogito disparaissent dans la version écrite. Les couleurs et les formes - ainsi que les mots - peuvent être si précis et fidèles à la réalité, que le fait représenté peut effectivement coïncider avec elle; cependant, la vérification de cette concordance incombe à l’entendement immédiat « intuitu », par le biais de la pensée pure. C’est pourquoi la poésie - ou la fiction littéraire - n’a théoriquement pas à être considérée dans le système de Descartes. Il existe une force intrinsèque permettant d’exprimer des faits clairement et distinctement sans avoir recours à des mots exacts ou à une langue particulière : J’estimais fort l’éloquence, et j’étais amoureux de la poésie; mais je pensais que l’une et l’autre étaient des dons de l’esprit, plutôt que des fruits de l’étude. Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées, afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore qu’ils ne parlassent que basbreton. (OL, 129) La rigueur de cette position s’explique par le scepticisme de Descartes vis-à-vis de la perception sensorielle, qui selon la fameuse contemplation du morceau de cire chauffée par le feu d’une bougie, ne peut fournir aucune certitude absolue à la pensée : « A proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ni par les sens » (Méditation seconde, OL, 283). Contrairement à Platon dans le Timée et le Cratyle, où les représentations langagières en tant que phénomènes sensoriels « participent » au monde des formes et des idées pures, la « nouvelle langue 40 » chez Descartes, considérée comme moyen idéal de la pensée, se dissout dans l’événement de la connaissance elle-même : « On ne peut déduire que des choses des mots » (Règle XII, OL, 88). En théorie, la question de la transposition littéraire de la pensée est, selon le philosophe, un problème secondaire, puisqu’elle peut être comprise telle une question phénoménologique pouvant être, en principe, résolue par la nouvelle méthode 41 . Par ailleurs, néanmoins, même si la poésie pour Descartes enveloppe la réalité sous le couvert d’une « fable » et représente 40 Lettre à Mersenne, 20 novembre 1629 (OL, 911). En principe, Descartes est d’accord avec le projet de Galilée de construire un langage abstrait, mathématique, pour rendre compte des affaires de la nature, mais « en y regardant de près » ce n’est pas important, « car il n’y a que deux choses à apprendre en toutes les langues, à savoir la signification des mots, et la grammaire » (OL, 911). 41 Cf. la lettre à Élisabeth, 18 août 1645 : « Sénèque n’a pas clairement entendu ce qu’il voulait dire ; car, d’autant qu’on conçoit mieux une chose, d’autant est-on plus déterminé à ne l’exprimer qu’en une seule façon » (OL, 1198). Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 88 ainsi « un danger constant pour le savoir philosophique 42 », il s’avère nécessaire que la communication de la pensée - orale ou écrite - s’appuie sur certaines formes poétiques. La fable de la découverte de la science merveilleuse peut être considérée comme faisant partie d’un « processus d’auto-confirmation 43 » de la pensée à travers les publications successives. Outre le choix générique du récit, le philosophe utilise tout un arsenal d’images et de métaphores sélectionnées qui reviennent régulièrement dans ses œuvres. Ce sont, pour ne citer que les plus importantes: le droit chemin du voyageur (rectum iter), la vision architecturale de l’urbaniste, le plan de construction d’une ville, le fil de Thésée menant au « labyrinthe » (OL, 52) de la connaissance, les termes provenant de la sphère des lumières, le « lumen naturale », la luminosité, l’illumination et la clarté, ainsi que les « images liées à l’œil 44 » et à la perspective, lesquels, dans le sens de l’optique géométrique, forment la « base physiologique 45 » de la philosophie cartésienne. Toutes ces images servent d’expression « comparative » pour « rendre compte » de manière « saisissable » de l’approche méthodique à la connaissance. Comme les analystes du style cartésien l’ont relevé, l’usage des images et des métaphores dans le Discours fait lui-même preuve d’une certaine proportionnalité, car « le niveau d’abstraction de la pensée augmente au même degré que le niveau d’expérience de l’auteur 46 ». En dehors de cela, par rapport à la perspective de la relation entre la pensée et le langage chez Descartes, il s’avère que l’utilisation d’images poétiques ne sert pas uniquement à la clarification (plus ou moins réussie) d’un accès méthodique aux connaissances scientifiques. La force dialectique de la relation repose aussi sur le fait que Descartes, indécis entre une volonté de rester incognito et un désir croissant de reconnaissance, choisisse le dispositif littéraire du récit méditatif également dans le but de cacher certains résultats de sa philosophie. Le Discours de la méthode, qui ne constitue, en principe, qu’une introduction méthodique aux traités scientifiques de La dioptrique (sur la réfraction de la lumière), [D]es météores (sur les arcs-en- 42 Cassirer, Descartes, p. 76. 43 Françoise Hildesheimer, Monsieur Descartes ou La fable de la raison, Paris, Flammarion 2010, p. 227-228. 44 Hensch, Über den Stil in Descartes’ Discours, p. 40. « La puissance poétique de Descartes apparaît souvent dans les correspondances qu’il sait établir entre le monde visible et le monde mental. » Cahné, Un autre Descartes, p. 113. 45 Schildknecht, Philosophische Masken, p. 73. 46 « Der Abstraktionsgrad wächst im Discours in gleichem Maße wie die Erlebnisintensität des Verfassers. Diese hängt wiederum direkt mit der Ausdruckskraft des Sprachbildes zusammen. » Hensch, Über den Stil in Descartes’ Discours, p. 26. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 89 ciel et les étoiles filantes) et de La géométrie (sur le calcul des lignes courbes et le système de coordonnées cartésiennes), « remplace » le Traité du monde et de la lumière que Descartes retient compte tenu de la condamnation de Galilée en 1633. Sachant que sa physique est diamétralement opposée à la conception scolastique de la nature et du monde, Descartes tente - par prudence et aussi par loyauté envers la foi catholique, à laquelle il ne renonce pas durant son long exil dans la Hollande réformée - d’obtenir le placet de l’Église et des « messieurs les doyens et docteurs de la sacrée faculté de théologie de Paris » (OL, 257). L’auteur explique ce camouflage de la pensée par le fait que, en raison du rejet dogmatique de l’Église catholique, il a dû restreindre les découvertes de la physique résultant de la nouvelle méthode. Alors que cette dernière aurait pu paraître séduisante à la métaphysique orthodoxe, grâce à la preuve ontologique de l’existence de Dieu, il était néanmoins dangereux de contredire la physique aristotélicienne. Ce jeu de cache-cache, qui découle de la contradiction entre la physique (inacceptable) et la métaphysique (éventuellement acceptable), est clairement énoncé dans les lettres de Descartes adressées à son confident, Marin Mersenne : Je vous dirai, entre nous, que ces six Méditations contiennent tous les fondements de ma physique. Mais il ne faut pas le dire, s’il vous plaît ; car ceux qui favorisent Aristote feraient peut-être plus de difficulté de les approuver 47 . La littérature philosophique remplit donc chez Descartes une fonction de camouflage stratégique, qui peut s’exprimer aussi bien au travers de la célèbre devise: « hoc mundi theatrum […] larvatus prodeo 48 ». C’est un procédé méthodique, opté par le philosophe de la clarté, de camoufler sa pensée alors qu’il s’agit de toucher les points délicats, non seulement de la théologie, mais aussi de la morale ou de la politique. Descartes n’aime pas nommer les penseurs qui ont influé sur sa pensée: Isaac Beeckman, François Viète, Michel de Montaigne etc. 49 . Il rechigne à tirer les conséquences de la 47 Lettre à Mersenne, 28 janvier 1641 (OL, 1114). Néanmoins, du point de vue théologique, le philosophe ne voit aucune raison de rejeter sa pensée : « Il n’y aura, ce me semble, aucune difficulté d’accommoder la théologie à ma façon de philosopher » (OL, 1112). 48 « Sur ce théâtre du monde […] je m’avance masqué ». Descartes, Cogitationes privatae, dans Œuvres, éd. Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Vrin, 1964-1974, vol. 10, p. 213. Cf. la lettre à Mersenne, avril 1634, où le thème est varié, en faisant allusion à un vers d’Ovide (Tristae III 4, 25) : « Le désir que j’ai de vivre en repos et de continuer la vie que j’ai commencée en prenant pour ma devise : bene vixit, bene qui latuit […] » (OL, 951). 49 Schildknecht, Philosophische Masken, p. 72. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 90 mathématisation de la conception du monde par peur d’une « Metaphysikverlust » (perte de la métaphysique) 50 . Il « traite » la politique de manière indirecte, à travers la métaphore du « prudent législateur 51 », laquelle, utilisant la force comparatrice du modèle de la bonne méthode, semble supposer l’idée d’une utopie rationaliste. Mais c’est uniquement par le choix du registre linguistique, par le biais stylistique, que l’on parvient à cerner la position de Descartes sur la politique qui, officiellement du reste, est exclue des sciences et demeure « un domaine réservé, enveloppé dans le secret d’État, hors de portée du jugement des particuliers et hors d’atteinte de la philosophie 52 ». Pour Descartes, la relation entre le contenu pur de la pensée et sa médiation langagière s’avère donc être une dialectique spécifique, entre des intentions de clarification et de dissimulation, entre une mascarade stratégique et une stylisation didactique de soi. Tel est le résultat de la tentative du philosophe, cherchant à remplacer la situation de communication classique de la présentation des faits par une communication herméneutique de l’explication de faits vérifiables selon le modèle de l’expérience subjective. L’auteur ne pose pas de manière explicite la problématique de la contradiction épistémologique entre la connaissance pure et les différentes formes de représentation de la pensée par le langage. Néanmoins, sous le conflit de représentations exprimé en premier plan entre la clarification et la mascarade, se trouve une dialectique implicite renvoyant au problème fondamental des relations entre la littérature et la philosophie. Dans les termes de Descartes, cette dialectique implicite s’éclaire un peu plus si l’on examine la portée de la notion de « pensée ». Car l’acte de penser - la pensée - est pour Descartes le concept de la seule chose ou de la seule circonstance qui existe sans aucun doute. Ceci est exprimé par la relation d’équivalence fondamentale du cogito : je n’existe que dans la mesure où je pense. Et parce que je pense, je sais que j’existe. Il en résulte cependant que tous les mouvements de l’existence humaine sont couverts par ce terme de « penser », c’est-à-dire, tout d’abord, l’entendement, le doute et la volonté, 50 Vietta, Neuzeitliche Rationalität, p. 8. 51 « Ainsi je m’imaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s’étant civilisés que peu à peu, n’ont fait leurs lois qu’à mesure que l’incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauraient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement qu’ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur » (Discours de la méthode, 2 e partie, OL, 133). 52 Jean-Pierre Cavaillé, Le politique révoqué : notes sur le statut du politique dans la philosophie de Descartes, San Domenico di Fiesole, European University Institute 1986, p. 20. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 91 mais a posteriori aussi l’imagination, la sensation et le langage. Cette extension du terme de « penser » est explicitée dans les « définitions » qui se trouvent dans les « secondes réponses » aux objections des Méditations : Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous, que nous en sommes immédiatement connaissants. Ainsi toutes les opérations de la volonté, de l’entendement, de l’imagination et des sens, sont des pensées 53 . Vu sous cet angle, l’acte de penser en tant que tel, isolé et basé sur la notion d’une première intuition, sous-tend toute idée de contenu véhiculé par le langage : Par le nom d’idée, j’entends cette forme de chacune de nos pensées, par la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces mêmes pensées. En telle sorte que je ne puis rien exprimer par des paroles, lorsque j’entends ce que je dis, que de cela même il ne soit certain que j’ai en moi l’idée de la chose qui est signifiée par mes paroles. (OL, 390) Ce qui est dit dans les termes d’« idée » et de « pensée » est un phénomène événementiel et auto-constitutionnel. Il correspond par-là à une idée des sciences littéraires recherchée par l’esthétique du romantisme, qui consiste en un processus de verbalisation progressive de pensées déjà existantes, créées à l’origine par l’événement d’une inspiration immédiatement convaincante. Le cogito ressemble ainsi à la situation de l’« éblouissement » que rapporte Jean-Jacques Rousseau dans le récit autobiographique de ses Confessions, lorsque, à la fin de l’été 1749, sur le chemin de la prison de Vincennes afin d’y rendre visite à Diderot, il comprend subitement le fondement de toute sa théorie sociale 54 . Ainsi le problème de la relation entre la pensée et le langage comporte deux aspects qui forment un cercle. D’une part, le langage, en tant que 53 « Raisons qui prouvent l’existence de Dieu et la distinction qui est entre l’esprit et le corps humain disposées d’une façon géométrique » (OL, 390). La deuxième Méditation donne la définition suivante : « Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent » (OL, 278). Par ce procédé de ‘subjectivation’, par ailleurs, Descartes suit le fondement ontologique - parménidien - de l’équivalence entre la pensée (humaine) et l’être (humain). Cf. Alain Badiou, L’être et l’événement, Paris, Seuil, 1988, p. 49. 54 « Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout à coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumières [...] ». Jean-Jacques Rousseau, Lettres à Malesherbes, dans Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 1135. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 92 transformation subséquente des pensées en mots, est mis au défi par l’événement initial de telle sorte qu’il doit s’efforcer, ne serait-ce que de manière approximative, de « saisir » l’idée originale. D’autre part, les actes linguistiques - et donc toutes les facultés qui y sont associées, à savoir l’idéation, l’imagination, la perception sensorielle et la mémoire - font partie de l’activité pensante en tant qu’expérience existentielle humaine. A travers cette argumentation circulaire, qui est également la forme de la preuve ontologique de l’existence de Dieu 55 , il faut donc admettre qu’il existe une sorte d’effet rétroactif sur les choses de la part du pouvoir inhérent aux mots d’une langue. Comme il a été mentionné précédemment, il existe une force intrinsèque des phénomènes langagiers. Descartes assume ce point lorsqu’il déclare que le sujet, par sa volonté pure, ne peut pas forcer l’existence des choses qui se trouvent en dehors de lui. « Ma pensée n’impose aucune nécessité aux choses » (OL, 313), écrit Descartes dans la cinquième Méditation concluant les arguments sur l’existence de Dieu. Cela induit, a contrario, que, sans les mots qui donnent au sujet pensant une certaine idée des choses existantes en dehors de lui, la pensée s’effondrerait. On peut conclure que les mots et les choses existent d’eux-mêmes dans une certaine mesure - en tant que créations de Dieu - et que, dans la mesure même où ils sont saisis par une perception sensorielle trompeuse, ils peuvent être considérés comme des connaissances vérifiables selon les règles de la méthode « pour bien diriger l’esprit ». Le problème du langage ne touche pas à l’existence des coordonnées de base de la pensée qui, malgré le doute fondamental, peuvent revendiquer une validité générale, ainsi que les notions d’espace, de mouvement et d’expansion et, indépendamment de celles-ci, les idées de situation, de mesure et de proportionnalité. Néanmoins, quand les idées émergent des « images de choses », leur véracité ou la correspondance entre l’idée et l’être est à vérifier par l’entendement subjectif 56 . La répercussion des mots sur la (re)connaissance des faits, qui deviendra - au plus tard avec le mouvement de l’art pour l’art - une condition fondamentale de la théorie esthétique moderne, se peut constater jusque 55 « Par le nom de Dieu j’entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute-connaissante, toute-puissante, et par laquelle moi-même, et toutes les choses qui sont (s’il est vrai qu’il y en ait qui existent) ont été créées et produites » (OL, 294). 56 « Entre mes pensées, quelques-unes sont comme les images des choses, et c’est à celles-là seules que convient proprement le nom d’idée […] Or la principale erreur et la plus ordinaire qui s’y puisse rencontrer, consiste en ce que je juge que les idées qui sont en moi sont semblables, ou conformes à des choses qui sont hors de moi » (OL, 286-287). Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 93 dans la construction des concepts cartésiens. Car, alors que la méthode par rapport aux choses simples consiste à laisser entraîner l’idée par la pure observation 57 , plus les choses sont compliquées, plus le pouvoir imaginatif joue un rôle décisif dans la cognition. En revanche, les choses les plus compliquées sont caractérisées par des contradictions qui doivent être surmontées, comme le souligne Descartes, soit en « reconnaissant » le sens correct des mots et des phrases, soit, si besoin est, en changeant la langue, pour qu’elle s’applique mieux à la signification des choses 58 . Dans ce contexte précis, il n’est pas contradictoire d’affirmer, comme le fait Descartes dans ses Cogitationes Privatae écrites en latin, que, de temps en temps, « les pensées les plus lourdes de sens se trouvent dans les écrits des poètes plutôt que dans ceux des philosophes ». La raison en est que les poètes ont écrit avec enthousiasme et imagination : « Nous avons en nous l’étincelle de la connaissance, comme dans une pierre à feu : les philosophes l’enflamment par la raison, les poètes, par l’imagination, pour qu’elle brille plus fort 59 ». Est-ce qu’on lit donc le fondateur de la philosophie rationnelle à rebours, si l’on comprend la constitution langagière des textes - les images stylisées de même que l’arrangement méditatif et autofictionnel du récit - comme une partie intégrante de l’explication de la philosophie moderne et de son sujet réflexif ? Je pense que ce n’est pas le cas. Si l’on considère la dialectique entre les aspects de clarification et de mascarade dans la représentation conceptuelle de la pensée en tant que problème phénoménal cohérent, deux voies se présentent pour solutionner la question ontologique. Car ontologiquement, le cogito implique de nommer le lieu à partir duquel le sujet pensant pense qu’il est : « ubi cogito, ibi sum 60 ». D’une part, le langage littéraire des écrits cartésiens a pour tâche d’illustrer les étapes des 57 « La méthode, dans les choses de moindre importance, n’est généralement que l’observation constante de l’ordre qui existe dans la chose elle-même, ou de celui qu’on a ingénieusement imaginé » (OL, 70). 58 Voir par exemple l’explication de « l’usage nouveau du mot intuition » selon la troisième Règle : « Je déclare ici d’une façon générale que je ne m’occupe pas du tout de quelle manière ces expressions ont été employées ces derniers temps dans les écoles, parce qu’il serait très difficile de se servir des mêmes noms en ayant des idées très différentes » (OL, 44). 59 « Mirum videri possit, quare graves sententiae in scriptis poetarum, magis quam philosophorum. Ratio est quod poetae per enthusiasmum et vim imaginationis scripsere: sunt in nobis semina scientiae, ut in silice, quae per rationem a philosophis educuntur per imaginationem a poetis excutiuntur magisque elucent. » Descartes, Cogitationes privatae, vol. 10, p. 217. 60 « La connexion de l’être et du lieu fonde la radicale existence de l’énonciation comme sujet ». Badiou, « Descartes/ Lacan », dans L’être et l’événement, p. 471. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 94 événements qui suivent l’inspiration immédiate, c’est-à-dire d’exprimer ce que cela signifie quand quelque chose est « clairement et distinctement » reconnaissable dans un monde. D’autre part, il a pour tâche de combler, par le pouvoir significatif propre des mots, les contradictions inhérentes à des pensées qui ne parviennent pas à s’orienter exactement dans le monde. Dans beaucoup de cas, ces deux aspects ne sont que les deux faces d’une même médaille. Au niveau du style de l’écriture cartésienne, au-delà des métaphores de l’illumination et du droit chemin, cette dialectique peut se retrouver jusqu’aux constructions chiasmiques des phrases 61 . Car le chiasme, l’emphase croisée des antithèses, est chez Descartes un principe dynamique du mouvement de rétroaction des contradictions conceptuelles, partant d’extrêmes respectifs pour aboutir à un centre figuratif, lequel peut être compris comme un espace vide où le langage, recouvert du pouvoir contrastant de la pensée, réagit à la représentation du contenu et fournit une certaine énergie d’expression. C’est exactement ce qui se passe dans le « récit » du cogito. Afin de conclure sur une perspective historique, on peut dire que, comme plusieurs critiques l’ont remarqué 62 , les moments fondamentaux de la méthode cartésienne peuvent être compris en tant que base conceptuelle des idéaux du classicisme français, tels que l’idéal esthétique de la vertu, la persévérance invincible, la primauté de la réflexion sur les passions, la bienséance et la rigueur des lois esthétiques fondées sur la recherche de la perfection. La « législation » de la poésie classiciste - L’art poétique de Nicolas Boileau - peut alors se ramener à la conception cartésienne de la raison, de la même manière que les grands projets de théâtre chez Pierre Corneille 63 ou la « prose littéraire » chez La Rochefoucauld, La Bruyère ou Fontenelle 64 . Néanmoins, avec les Lumières, à partir de Montesquieu, qui est aussi un grand lecteur de Descartes, commence une époque qui reprend la face 61 Le chiasme deviendra la figure emblématique du style de Jean-Jacques Rousseau, qui aborde le problème du langage et de la pensée un peu plus d’un siècle plus tard. Cf. Gernot Kamecke, « Poetologie der Privation. Zur Philosophie des literarischen Stils im Werk von Jean-Jacques Rousseau », dans Maud Meyzaud (éd.), Arme Gemeinschaft. Die Moderne Jean-Jacques Rousseaus, Berlin, B-Books, 2015, p. 188-212. 62 « Toute grande construction méthodique s’établit selon les règles cartésiennes ». Lanson, « L’influence de la philosophie cartésienne », p. 538. « Le genre classique français peut s’expliquer comme expression esthétique de la doctrine cartésienne ». Krantz, Essai sur l’esthétique de Descartes, p. III-IV. 63 Cassirer, « Descartes und Corneille », dans Descartes, p. 71-117. 64 Carlo Borghero, « Razionalismo cartesiano, anti-Rinascimento e classicismo », dans Interpretazioni, categorie, finzioni: narrare la storia della filosofia, Firenze, Le Lettere 2017, p. 6-15. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 95 cachée de la philosophie en soulignant le pouvoir spécifique du langage inhérent à l’auto-conception d’une écriture souveraine. C’est avec elle que se développera la littérature moderne et post-moderne dont la pratique consiste à écrire des mots et des phrases qui répercutent à partir d’un événement et en viennent à nommer le lieu d’une projection initiale. Dans cette perspective, même après les Lumières, la pensée littéraire de la littérature s’avère être une projection cartésienne.
