Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2020-0005
61
2020
4792
L’originalité de la description du système des eaux dans le Traité de l’immortalité de l’âme de Théophile de Viau
61
2020
Jürgen Kohls
pfscl47920097
PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 L’originalité de la description du système des eaux dans le Traité de l’immortalité de l’âme de Théophile de Viau J ÜRGEN K OHLS Le Traité de Théophile est passé, pendant longtemps, pour une œuvre sans grand intérêt parce que sans originalité 1 . Cependant, J.P. Chauveau et M. Folliard ont mis en évidence son apport esthétique et idéologique 2 . En analysant minutieusement comment Théophile a remanié le texte-source 3 « sous les auspices de l‘équivoque 4 », M. Folliard a définitivement donné une réponse positive à la question, longuement discutée depuis le procès contre Théophile 5 , de savoir si le Traité peut être réellement affilié au Libertinisme 6 . 1 C’était dû au fait que le Traité était considéré comme simple traduction ou paraphrase du Phédon de Platon. - Nous citons le Traité d’après l’édition critique de G. Saba, Théophile de Viau, Œuvres complètes, t. 1, H. Champion, Paris, 1999. 2 J.-P. Chauveau, « Le Traicté de l’Immortalité de l’Ame, ou la Mort de Socrate », dans Théophile de Viau, Actes du Colloque du CMR 17, offerts en hommage à Guido Saba, édités par Roger Duchêne, Paris et al., Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17, 65 », 1991, p. 45-61. (Pourtant sa constation que le Traicté est « une véritable, attentive, scrupuleuse traduction de Platon » (art. cit., p. 54) est trompeuse ; M. Folliard, « Le Traicté de l’immortalité de l’âme de Théophile de Viau, ou les voix du traducteur », dans Libertinage et philosophie au XVII e , no 11, Le Libertinage et l’éthique à l’Âge classique, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2009, p. 71-116. 3 Selon Folliard (art. cit., p. 74 et passim), c’est la traduction latine de Jean de Serres. 4 Id., art. cit. 5 Dans ce procès, Garasse et Molé ont essayé de le confondre en l’accusant du ‘crime’ d‘être libertin, son Traité devait servir de preuve. Cf. S. van Damme, L’épreuve libertine : morale, soupçon et pouvoirs dans la France baroque, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 75 et 193. 6 Cf. J.-L. Bailly, « Modèles chez Théophile de Viau Prosateur », dans C. Balavoine et al., Le modèle à la Renaissance, Paris, Vrin, 1986, p. 143ss. ; Chauveau, art. cit., Jürgen Kohls PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 98 Sur le plan poétique, la description du système des eaux dans le Phédon de Platon 7 a dû être pour Théophile d’un intérêt particulier 8 : elle lui offre un cadre propice pour déployer son univers d’images et sa fantaisie verbale ; et elle lui permet de développer sa conception de la nature. Pour souligner l’importance de son évocation des quatre grands fleuves, il l’a mise en relief en la versifiant 9 . Si l’on se propose de déterminer l’originalité de Théophile, il faut évaluer la différence avec le texte de référence qui pourrait être l’original grec, une traduction latine de M. Ficino respectivement de J. de Serres, ou une traduction française, p.e. celle de L. Le Roy qui suit de près Ficino. 10 Supposer, comme semble le faire encore A. Lanavère 11 , que Théophile ait utilisé le texte grec, nous paraît plus que problématique. 12 Dans le cadre de la description du Tartare, Théophile emprunte fundamentum-firmamentum au Fedone pour en faire la rime plate fondement-firmament. On y trouve d’autres emprunts directs, en particulier la métaphore centrale « vase 13 ». Un tel procédé rend plausible - ce qui a p. 46ss. ; Saba 277 ; van Damme, op. cit., p. 79 ; en particulier Folliard, art. cit. - On rencontre encore l’opinion que « […] the definition of libertin remains notoriously problematic ; » (A. Horsley, « Strategies of accusation and self-defence in the trial of Théophile de Viau (1623-1625) », dans Papers on French Seventeenth Century Literature, XLIII (2016), p. 165. 7 Platon, Phédon, présentation et traduction par M. Dixsaut, Paris 1991, p. 298-302. 8 Cf. Saba (XXXIV): « son imagination de poète avait été comme ‘allumée’ » ; pour s’en convaincre il suffit de prendre en compte la dernière partie de sa « paraphrase » qui traite « de manière suggestive des thèmes se rapportant à la nature. » (Saba XXXIV). Il ne donne pas plus de précisions sur la description des quatre grands fleuves. J. Kohls (Aspekte der Naturthematik und Wirklichkeitsauffassung bei Théophile de Viau, Saint-Amant und Tristan L’Hermite, Frankfurt, Peter Lang, 1981, p. 30ss.) en a relevé quelques caractéristiques. 9 « La seule partie du texte platonicien que Théophile a choisi de traduire directement et intégralement en vers, est le mythe de la terre et des quatre fleuves [...] » (Chauveau, art. cit. p. 58). 10 Chauveau (art. cit., p. 54s.) suppose que Théophile ait pu se servir de la traduction de Ficino ou de Jean de Serres et « à l’occasion » de celle de Le Roy. 11 « Bon helléniste, comme le prouve sa traduction paraphrasée et ornée de vers du Phédon de Platon [...] », A. Lanavère, « Théophile de Viau, imitateur des anciens », XVII e Siècle, 2011 (n o 251), p. 397. 12 Il est certain qu’il maîtrisait le latin. Il a même écrit des textes en latin, p.ex. Larissa dans Théophile, op. cit., p. 265-271. Par contre, nous ne sommes pas sûrs en ce qui concerne ses connaissances en grec. 13 Saba 107s.; Marsilio Ficino (Omnia divini Platonis opera […] Basileae, 1546, p. 517) traduit α et α α par uas pensile et Loys Le Roy (Le Phedon de Platon traittant de l’Immortalité de l’Ame […], Paris 1553, p. 218) par « vaisseau L’originalité de la description du système des eaux PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 99 déjà été montré 14 - le fait que le Fedone doit être considéré comme textesource du Traité 15 . Pour confirmer notre supposition que Théophile se rapporte vraiment à Ficino, il y a, dans la description des eaux, d’autres indices : le plus frappant se trouve dans l’évocation du Pyriphlégéton, du fleuve de feu, d’où sortent des coulées de lave dangereuses : « en tous les points où elles rencontrent la Terre, ses laves crachent sur elle des fragments. » (Dixsaut 301) - Ficino traduit : « cuius [sc. fluuii] riui quidam inde uelut euulsi quacunque terrarum contigerit manant » (Ficino 518) et d’après lui Le Roy: « fleuue » « dont sont tirez plusieurs ruisseaux, qui s’epandent par la terre » (Roy 221). Ficino (et encore plus Le Roy) minimise donc le phénomène. Théophile reprend cette idée et la renforce considérablement : il en brosse la description d’une nature idyllique qui est complètement contraire au texte grec. Une telle insertion lui permet d’établir un contraste très vif, d’un côté, entre le fleuve de feu 16 , et, de l’autre, le Cocite 17 . Ce procédé convient parfaitement à son programme stylistique des oppositions lequel est fondamental pour la description des eaux 18 et, en plus, à sa volonté d’évoquer un monde merveilleux : le spectacle très varié d’une nature qui se comporte comme un être vivant débordant de force et de vitalité. Avant d’aborder l’évocation du système des eaux, Platon résume brièvement ce dont Socrate vient de parler : « Telle est donc la nature de la Terre pensile » ; en revanche, Dixsaut 299, L. Robin (Platon, Œuvres complètes, t.IV, 1 re partie, Paris, 1957, p. 92) le traduisent par « oscillation » ; F. Schleiermacher (Platon, Phaidon […], bearbeitet von D. Kurz, griechischer Text von L. Robin und L. Méridier, deutsche Übersetzung von F. Schleiermacher, Darmstadt, 1974, p. 185) par « Schaukel » (balançoire). Dans la traduction de Ficino de 1522 (Platonis opera Marsilio Ficino traducta […], bei Badaeus, Basel), il y a, à la place de uas, suspendiculum (FO.CC.). 14 J. Kohls, op. cit., p. 31ss. 15 Il est étonnant que Saba, dans son édition critique du Traité, ne mentionne pas Ficino. 16 Le contraste très marqué avec la scène idyllique à la fin de la description du Pyriphlégéton ne se situe pas, comme chez Ficino, au niveau de la nature bordant le fleuve (« in locum erumpit ferum & asperum »), mais, ce qui est typique de Théophile, dans le fleuve lui-même, qui se comporte comme un être vivant très violent (« le cours d’abord fluctueux/ Est fier, grondant, impétueux,/ Et rien que son flot ne l’excite », Saba 109). 17 Théophile introduit donc une opposition supplémentaire à celle qui existe (déjà chez Platon) entre le Pyriphlégéton et le Cocyte. 18 Cf. Kohls, op. cit., p. 34s. - Chauveau (art. cit., p. 57) signale la « théorie des contraires », la « vision antithétique de l’âme prisonnière du corps et de l’âme dégagée de l’emprise des sens ». Jürgen Kohls PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 100 dans son ensemble et de ce qui l’environne. » (Dixsaut 298). Ficino, en revanche, semble montrer une certaine tendance à considérer la nature comme une force, comme natura naturans : « Itaque uniuersam terram sic natura institutam, & quae circa eam sunt, similiter tradunt. » (Ficino 517). Après la description des eaux, Platon donne, à nouveau, une sorte de conclusion : « Voilà donc exposée la nature de ces différents lieux. » (Dixsaut 302). Et Ficino, également ici, s’éloigne de Platon dans la direction indiquée plus haut : « Cum uero haec ita natura disposita sint [...] 19 ». Théophile, de son côté, renforce encore cette tendance : « Le grand conseil de la nature/ L’ayant ainsi bien ordonné […] » (Saba 110). La nature donne l’impression d’agir en toute indépendance. Aussi trouvons-nous, à plusieurs reprises, une telle notion, dans le contexte qui précède la description des eaux : « [...] le pouvoir,/ Et la volonté de nature. » (Saba 105) - « […] une âme […] sort par la nécessité/ Du grand ressort de la nature/ Par qui tout est ressuscité. » (Saba 97s.) 20 . Chez Ficino, nous ne trouvons aucune indication à laquelle on pourrait rattacher une telle conception de la nature. Elle est vraiment l’originalité de Théophile 21 . Pour lui, cette force de la nature est incarnée par les eaux. Sa description est, contrairement à celle de Ficino (et de Le Roy) un texte poétique 22 . Il consiste en 16 strophes avec 10 octosyllabes et un agencement continu des rimes 23 ; riche en moyens prosodiques et rhétoriques, il se caractérise par une langue rythmée. Et avant tout : la veine poétique de Théophile abonde 19 Le Roy est ici plus proche de Platon que de Ficino : « Ces choses estans ainsi disposées [...] ». (Roy 224) 20 La notion de la nature comme force apparaît souvent, p.ex. : « Et le creux d’un séjour si beau/ Qui s’emplit de l’air et de l’eau/ Que toujours la nature y verse […] » (Saba 104). 21 Horsley (art.cit, p. 165) voit dans la poésie de Théophile beaucoup d’exemples pour « unorthodox views on Nature », mais il ne parle pas ici du Traité. 22 La constatation de Chauveau (art. cit., p. 54) qu’il y a une grande distance entre la « prose archaïque » de Le Roy et la « langue élégante et moderne du Traicté » se rapporte au Traité entier, mais pourrait être appliquée en particulier à la description du système des eaux. Folliard (art. cit., p. 76) parle de « rhétorique de la varietas » qui « s’inscrit dans un horizon d’attente mondain » par laquelle le Traité se distingue de son texte-source. - Y. Giraud, par contre, (« La facture du vers chez Théophile », dans Théophile de Viau, Actes du Colloque du CMR 17, op. cit. p. 86) veut appliquer aux « passages versifiés » du Traité ce que Théophile dit de sa manière de faire de la poésie en général : Il écrit « confusément », n’a pas le temps « de bien polir les vers ». En vérité, ce n’est rien qu’un topos. Et de toute façon, pour la description des eaux, ce n’est sûrement pas juste : « […] la partie finale en vers est souvent digne de ses poésies les plus réussies. » (Saba XXXV) 23 Une rime plate comme ‘pivot’ est entourée de rimes embrassées. L’originalité de la description du système des eaux PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 101 en une variété d’images, tandis que Ficino, prosateur philosophique, préfère, la plupart du temps, désigner les faits et évènements directement. En plus, il met en relief l’explication de certains phénomènes par des formules telles que « haec est causa », qui pour Théophile paraîtraient probablement trop lourdes 24 . Pour désigner le Tartare il emploie ‘vase’ immédiatement comme métaphore (Saba 107) et non pas, ce que fait Ficino, d’abord comme comparaison (Ficin 517) 25 . Quant au contenu, Théophile suit Ficino dans les grandes lignes. Mais, d’un côté, il raccourcit, simplifie ou supprime plusieurs éléments et d’un autre côté, il en développe certains pour leur donner plus d’importance ; ce qu’indique déjà le nombre des mots : 956 chez Théophile contre 743 respectivement 784 chez Ficino et Le Roy. On a l’impression qu’il ‘gonfle’ (surtout pour des raisons prosodiques) quelques données par des hyperboles, des mythologèmes et d’autres ‘décors mobiles’. Pourtant, on ne peut pas toujours déterminer avec certitude si quelque chose est un simple ‘remplissage’ ou a une fonction descriptive, par exemple quand « cyneus » (comme épithète de Cocyte) devient chez Théophile « entre bleu, rouge, & noir » (Saba 106) ; ce qui pourrait être dû à son intention d’augmenter, dans sa peinture, diversité et couleur 26 . La description du système des eaux fait partie du « Mythe du destin de l’âme après la mort » dont Schleiermacher souligne la structure en ajoutant des titres : « Le système des fleuves souterrains » est succédé par « Le destin des âmes après la mort 27 » et précédé par « La vraie terre 28 ». Celle-ci, l’homme ‘normal’ ne la connaît pas ; seulement le philosophe y a accès. Sur cette « plus excellente terre,/ Pleine de douceur et de paix » (Saba 100), l’homme mène une vie bienheureuse 29 . Théophile développe l’idée de la beatitudo de Ficino‚ per viam negationis à l’aide d’une énumération d’éléments du « paysage funèbre » : « prison, peste, poison, fers, précipices » 24 Cf. aussi : Quand Ficino explique pourquoi la terre reste fixe, il emploie « primo » que Théophile reprend dans la partie en prose (« premièrement » [Saba 99]), mais qu’il omet dans celle en vers. 25 Ficino emploie d’abord la comparaison veluti uas pensile et seulement plus tard id uas pensile (Ficin 517). Cf. aussi dans le passage cité in extenso (infra, p. 5) : velut in crateres par rapport à « vaisseaux » comme métaphore. - Les poètes français du baroque donnent, par rapport à la comparaison, « un rang de précellence à la métaphore ». (F. Hallyn, Formes métaphoriques dans la poésie lyrique baroque, Genève, Droz, 1975, p. 23). 26 Cocyte perd ainsi son « bleu glacé et terrible » (Dixsaut 176). 27 « La partie « géographique » et « hydrographique » du mythe est inséparable du thème de la destinée des âmes. » (Dixsaut 170) 28 Schleiermacher, op. cit., p. 171ss. 29 Id., op. cit., p. 183. Jürgen Kohls PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 102 (Saba 106). Si l’on se rappelle le contexte du Traité, on croit percevoir des réminiscences autobiographiques 30 . Tandis que Ficino, comme Platon, insiste à marquer très nettement la séparation entre le pays des bienheureux et la sphère souterraine des eaux, Théophile estompe leur limite. À la différence de Ficino, il nous fait oublier que quelque chose se passe sous terre : il ne cherche pas d’indications qui puissent correspondre à per subterranea [loca] ou sub terra (inséré deux fois à court intervalle). A la rigueur, il emploie par exemple pour in locum inferiorem [delabitur] (Ficino 517) les adverbes déictiques là, ici, ici (Saba 106), qui conviennent tout à fait à la situation qu’il décrit : le spectateur semble regarder la scène à partir d’une position un peu élevée et fait remarquer certains phénomènes ; il est fasciné par le spectacle qui s’offre à sa vue. - Alors que Ficino souligne aussi que le système des eaux appartient à un autre monde que le nôtre : « quam sit regio a nobis culta - hiatum angustiorem habentia nostra hac regione - ampliora quam nostra. » (Ficino 517), Théophile se contente de dire : « Ils [sc. canaux respectivement fossés] diffèrent de ceux d’ici. » (Saba 106) Dans cette logique, il laisse également de côté la plupart des indications géographiques et topographiques 31 que Ficino, à l’égal de Platon, se plaît à donner sobrement et avec grande minutie. Prenons comme illustration le début de la description du système des eaux : esse praeterea in ipsa per eius concauitates loca in circulum multa, partim quidem profundiora, atque ampliora quam sit regio a nobis culta, partim uero profundiora quidem, sed hiatum angustiorem habentia nostra hac regione : esse & alicubi minus profunda, sed ampliora quam nostra.Haec autem omnia[sc.loca] sub terra sibi inuicem obuiare, atque irrumpere multis undique modis, tum per angustiora, tum per ampliora, discursusque habere & exitus quibus magna aquarum copia ex aliis in alia uelut in crateres confluat 32 . (Ficino 517) 30 Théophile se trouve dans une situation extrêmement difficile : exile, menace de mort (cf. Chauveau, op. cit., p. 50). 31 Ficino donne des indications topographiques précises. Théophile les omet complètement ou les résume : « par les chemins divers » ou « par mille recoins » (Saba 108). 32 Cf. la traduction de Le Roy : « Oultreplus y auoir es concauitez d’icelle plusieurs lieux en circuit, les vns plus profonds, et plus amples que la contrée ou nous habitons : les autres qui sont aussi plus profondz, mais ilz ont l’entrée plus estroitte que noste region, aucuns moindres en profondité : mais beaucoup plus larges que les nostres. Ces lieux s’entrerencontrer soubz la terre, & penetrer les vns dedans les autres en plusieurs manieres par leurs destroitz & largeurs : & auoir des L’originalité de la description du système des eaux PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 103 Que l’eau coule, Ficino en parle seulement à la fin. Si Théophile mentionne aussi différentes formes de cours d’eau, il le fait d’une façon très sommaire et surtout, il montre l’eau tout de suite en action : Des canaux de diverses sortes Retiennent des eaux là-dedans, D’où saillent des ruisseaux grondants, Par les plis de leurs veines tortes. [...] Là mille merveilleux ruisseaux Changent l’un l’autre de vaisseaux, Ils mêlent mille fois leur course, […] (Saba 106) Un pendant à ce petit tableau idyllique qui pourrait faire partie de la description d’un parc 33 , nous le rencontrons comme ‘corps étranger’ 34 - dans le cadre de l’évocation du Pyriphlegeton : Du sein de ses fangeux torrents Mille petits ruisseaux errants, Par des conduites incertaines, Reglissent dans ce lieu profond, Et par toute la terre font Des ruisselets et des fontaines. (Saba 109) Ces cours d’eau ont quelque chose de gai et d’enjoué ; en plus, ils donnent l’impression de ‘liquéfier’ le solide 35 . Avec cela, ils ne paraissent pas seulement en un mouvement perpétuel, mais aussi comme ‘dynamisés’. conduitz et issues, par lesquelles l’eau coule des vns aux autres, comme en quelques bassins. » (Roy 218) 33 Dans les deux cas, on pourrait croire qu’il s’agit de jeux d’eau installés dans une nature domestiquée. Ce qui y contribue à cette impression, c’est l’emploi répété de canaux, terme qui reprend concauitates. Ces canaux ont une forme variée, ils sont larges, étroits, profonds et « [L]eur embouchure est toute ronde. » Chez Ficino, il est vrai, nous trouvons aussi l’indication in circulum, mais celle-ci se réfère à la position des concauitates, non pas à leur forme. Des éléments d’un parc, on les a trouvés plusieurs fois, in concreto ainsi que métaphorice, et particulièrement parlants dans l’emploi de ‘vase’ pour désigner le Tartare qui, d’ailleurs, est aussi appelé canal. 34 Celui-ci est dû à l’inexactitude de Ficino ; cf. supra, p. 3. 35 C’est ce que suggèrent les épithètes « errants » et « incertaines » ainsi que le verbe ‘reglisser’. La notion de l’écoulement est intensifiée par le procédé prosodique : la longue phrase ‘parcourt’ souplement les six vers pour aboutir à ceux reliés par enjambement. Jürgen Kohls PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 104 La nature produit l’effet d’être peuplée d’êtres vivants avec, au cœur de la terre, le Tartare, le centre de force d’où part la vie intense. Comment faut-il imaginer le Tartare chez Platon ? Pour Baensch c’est « une trouée verticale » qui traverse tout le globe. Robin, de son côté, le voit comme « une cavité centrale », « une sorte de noyau aqueux 36 ». Ficino semble plutôt aller dans le sens de Baensch : le Tartare est « [hiatus] maximus » « perque uniuersam terram traiectus & patens », « barathrum stat sub tellure » ; Théophile, lui, met l’accent sur la notion de la ‘cavité’ : il parle du « centre de cette terre » (Saba 106) et répète plusieurs fois « cave » et « vase » (Saba 107). Mais, en vérité, Théophile ne se détache pas complètement de Ficino 37 . Dans ce vase géant, tel qu’on doit s’imaginer le Tartare chez Théophile, les eaux, planant , se trouvent en équilibre. Depuis le haut jusqu’à la base, L’un dedans l’autre reversés, Ces fleuves sont tous balancés Dans un profond et large vase, Qui penche indubitablement De tous côtés également. (Saba 106s.) Théophile reprend ici « [Flumina] sursum deorsumque ferri ueluti uase pensili quodam sub 38 terram posito », le développe en indiquant la consistence de l’eau et en accentuant qu’elle flotte librement : Cette masse d’eau passagère, Dans ce vase ainsi suspendu, Ni trop serré, ny trop fendu, N’est ni pesante, ni legère […] (Saba 107) À la différence de Ficino qui se contente de mentionner que l’eau coule dans le ‘réceptacle’ et en ressort (« In hoc utique receptaculum omnia confluunt flumina, atque inde rursus effluunt »), l’idée d’équilibre, chez Théophile, est essentielle. Pour la concrétiser il emprunte à Ficino (ce que nous avons déjà signalé) presque littéralement un fragment de phrase - « quod hic humor nec fundamentum habet nec firmamentum » - pour l’intégrer comme rime plate au milieu d’un dizain : « Cette humeur est sans fondement/ Comme aussi sans nul firmament. » (Saba 107) Théophile donne à fondement/ firmament une qualité poétique : leur long ‘corps’ 36 Dixsaut 405, note 354, p. 442. 37 « ce fossé d’Homère,/ De tout le globe se couvrant » (Saba 107) correspond à « barathrum stat sub tellure » ; et, nous nous souvenons, Ficino a introduit l’image du ‘vase’ dont Théophile fera un motif important. 38 Le Roy traduit sub par erreur avec sur (Roy 218). L’originalité de la description du système des eaux PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 105 sonore se termine avec un nasal à la fin des vers reliés avec enjambement et évoque ainsi la notion d’un mouvement qui se perpétue amplement. Cette impression est renforcée par le legato du rythme et par le contraste très marqué avec les vers suivants : Elle s’abaisse, elle se lève, Elle s’enfuit, elle revient, Elle s’élance et se retient, […] (Saba 107) Théophile amplifie ici l’indication de Ficino « eleuatur, & sursum deorsumque redundat » et renforce l’impression d’un grand dynamisme. Il y réussit grâce à certains moyens prosodiques : trois vers à deux ‘sommets’ se suivent, l’emploi anaphorique du pronom ‘elle’ souligne que toute l’activité part de « cette masse d’eau passagère », la diversité et la force de l’eau sont évoquées non seulement lexicalement mais surtout par la prépondérance du verbe dans chaque hémistiche. Le mouvement très rythmé de la phrase qui ‘court’ à travers les trois vers aboutit à la constatation que l’écoulement de l’eau est perpétuel : « Sans se donner jamais de trève ». Chez Ficino, nous ne trouvons rien de comparable. L’activité de l’eau est renforcée par celle de l’air et des vents : « Idemque facit aer & spiritus qui circa ipsum [sc. hic humor) uersatur. » (Ficino 517) - « L’air [...] Est aussi de même nature, » (Saba 107). Le Tartare, la force motrice, était jusqu’ici un peu comme le cœur au centre de la circulation des eaux, maintenant il est aussi les poumons de la nature. La remarque de Ficino « quemadmodum in respirantibus flatus continue expirat atque respirat » (Ficino 517) est concrétisée par Théophile : « L’air, comme il fait en nos poumons,/ Incessamment souffle et respire/ Et, poussé dans ces flots mouvants,/ Il y fait naître de grands vents, […]. » L’air se meut comme l’eau dans ce rythme : « [il] souffle et respire » : « Allant et revenant partout » ; « Soit qu’il aille ou qu’il se retire » (Saba 107). Si les deux contraires renforcent « siue influat siue effluat » (Ficino 517), nous ne trouvons, chez Ficino, aucun point de référence qui pourrait amener Théophile à prolonger105 l’image des « poumons » en forme d’une sorte de métaphore continuée : « Ce canal tire son haleine » - « la souffle » - « Resoufflant ce qu’il a puisé ». D’ailleurs ici il ne s’agit plus de « grands vents », mais, à nouveau, de « grand amas d’eaux » (Saba 107). Les champs sémantiques de l’activité des poumons et du cœur interfèrent. Sur le fond de la nature animée, des fleuves en général et du Tartare en particulier, grand nombre de métaphores empruntées au domaine de l’homme 39 , souvent ‘effacées’, paraissent ‘dynamisées’. Prenons comme 39 Le Tartare est un « canal avare » (Saba 108) ou « las » (Saba 107), un cours d’eau est « fâcheux », un autre « facile » (Saba 106) ; « ce fleuve rit, l’autre dort » (Saba Jürgen Kohls PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 106 exemple (dans le cadre de la description de cours d’eau qui se caractérisent par une certaine violence 40 ) la comparaison « Que tous ces fleuves vont ouvrant/ Comme le ventre de leur mere » (Saba 107) qui, plus tard, réapparaîtra comme métaphore « large creux de ce ventre » (Saba 108) et « [le Cocite] passe d’un plus raide cours/ Dans les entrailles de la terre. » (Saba 109). Pour un tel entrelacs sémantique nous ne trouvons, chez Ficino, rien de comparable. Pour apprécier pleinement l’importance que Théophile donne au Tartare, il nous faut dépasser le cadre de la description du système des eaux et nous arrêter à la façon dont sont décrits le « globe de la terre » et sa position dans l’espace. Cette description est manifestement si importante pour lui qu’il la donne d’abord en vers et ensuite en prose (Saba 99) ; ce faisant, il reprend « est terra in coeli medio » (Ficino 516) par une périphrase : « les cieux lui (sc. à cette masse […] ronde) sont à l’entour » (Saba 99) à laquelle on peut rapprocher « le centre de cette terre », qui est, chez Théophile, le Tartare. On est tenté d’établir d’autres parallèles : « Cette masse d’eau passagère,/ Dans ce vase ainsi suspendu […] » rappelle « Ceste masse ainsi suspendue » [Saba 100]). La terre, « cette masse ronde », est « ferme dans son séjour », elle semble flotter (« Les cieux […]/ La balancent de bout en bout » [Saba 99]) 41 , repose en elle-même (« en soi soutenue »). Le Tartare aussi se trouve, comme nous l’avons vu, dans un mouvement perpétuel (« sans se donner jamais de trève »), mais paraît dans un état de flottement et d’équilibre. Par une telle correspondance implicite avec le « globe de la terre », le Tartare semble s’étendre vers le cosmique. De toute façon, Théophile souligne ainsi la vigueur de la nature où les eaux ne donnent pas seulement un spectacle grandiose mais surtout se comportent comme des êtres qui agissent de leur propre gré. L’accusateur Molé, « qui porte tous ses efforts sur les doctrines impies et immorales contenues dans les œuvres de Théophile 42 » lui reprochait qu’« il n’avoit autre Dieu que la natture 43 ». 108). Dans le contexte de ces personnifications, nous pouvons voir aussi les métaphores de parties du corps, p.ex. « les plis de leurs veines tortes (sc. des ruisseaux) » ( Saba 106). 40 « Un grand amas d’eaux divisé/ Amplement nos terres abreuve […]. » Tandis que Ficino s’en tient à une remarque à peu près correspondante, Théophile ajoute des aspects qui accentuent la violence : « Un de ses bras fait des marais,/ Et l’autre arrache des forêts/ Pour y faire passer un fleuve. » (Saba 107) 41 Les fleuves aussi sont « tous balancés » (Saba 106). 42 van Damme, op. cit., p. 75 L’originalité de la description du système des eaux PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 107 Pour discuter du bien-fondé de cet argument, la description du système des eaux ne constitue pas une base suffisante ; elle prouve pourtant que dans son Traité, Théophile voit dans la nature une grande force indépendante douée de traits presque religieux : « [le] grand ressort de la nature,/ Par qui tout est ressuscité. » Mais ici le vocabulaire chrétien n’est pas « dans le sillage d’une lecture ficinienne de Platon 44 », il est plutôt son contraire 45 . 43 Cit. (d’après F. Lachèvre, Le procès du poète Théophile de Viau.[…], Paris 1909) par van Damme, op. cit., p. 75 44 Folliard (art. cit., p. 79) montre que Théophile suit, à maints égards, la « lecture chrétienne du Phédon » de Ficino. 45 Se pourrait-il que Folliard (art. cit., p. 86, note 76) le voie aussi ainsi ?
