eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 47/92

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2020-0007
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2020
4792

La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France : le cas du Père Laberthonnière

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2020
Ralph Albanese
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PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France : le cas du Père Laberthonnière R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) L’histoire posthume des Pensées et la réputation de Pascal en tant que classique scolaire en France touchent à leur comble entre les années 1880 et 1920 1 . Si Pascal exerce une influence notable sur les Français, et particulièrement sur les catholiques à cette époque, c’est que l’auteur des Pensées fait partie intégrante du renouveau religieux ainsi que de l’histoire intellectuelle française lors de la période d’avant-guerre 2 . Il importe de signaler, à cet égard, l’importance du mouvement moderniste, qui bat son plein à cette époque particulière 3 . Intimement lié au processus d’adaptation du catholicisme au monde contemporain, le modernisme vise avant tout à 1 V. Giraud met en relief le statut de Pascal comme l’auteur classique le plus contemporain de cette époque (cf. « Pascal et la critique contemporaine, » 1-56; voir en particulier les pages 18-19, 22-25 in Livres et questions d’aujourd’hui, Paris, Hachette, 1907). 2 Dans la mesure où les « pascalisants » s’engagent alors dans un débat intellectuel, V. Giraud finit par mettre en évidence un véritable culte national de Pascal: « … en l’espace de moins de deux années, 1896-1897, il a paru jusqu’à cinq éditions nouvelles des Pensées et deux réimpressions ; en moins de six ans, de 1890 à 1905, six volumes, six études d’ensemble consacrées à Pascal ont vu le jour. Pascal serait-il donc en passe de détrôner Voltaire ou Molière dans cette ferveur et cette communauté d’admiration que l’on professe d’ordinaire pour le grand écrivain qui représente le mieux le génie d’une race ? » (Livres et questions d’aujourd’hui, 2). 3 Il convient de s’en remettre ici à la definition du terme « moderniste » proposée par E. Poulat: « En son sens le plus général, le modernisme peut se définir comme la rencontre, et la confrontation actuelles d’un passé religieux depuis longtemps fixé, avec un présent qui a trouvé ailleurs qu’en lui les sources vives de son inspiration » (Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Casterman, 1962, 15). Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 132 gagner à l’Église les jeunes progressistes de la génération contemporaine 4 . S’intégrant dans la ligne du catholicisme libéral, le Père Laberthonnière représente ainsi le courant progressif du catholicisme français du début du XX e siècle. Nous voudrions nous interroger ici sur l’apport de Laberthonnière - « L’Apologétique et la méthode de Pascal » - à l’évolution de la critique pascalienne 5 . La crise moderniste a été marquée d’abord par une volonté de transformer le profil du catholicisme français et, notamment, la conception de la foi. Puisqu’il n’envisage pas les dogmes chrétiens comme la source exclusive de la vérité, le modernisme s’avère réfractaire à l’orthodoxie catholique, d’où son souci de faire place à l’apologétique traditionnelle. Cette crise au sein de la pensée catholique supposait par ailleurs une mise en opposition de la théologie et de la science ainsi que des tentatives constantes de réconcilier ces deux disciplines. On assistait alors à un antagonisme entre la notion d’une foi intransigeante et le principe du libre examen. De plus, étant donné la primauté du dogmatisme scolastique clérical qui visait à se défendre contre le scientisme et contre la laïcité sous la Troisième République, on avait affaire à la subordination de la philosophie à la théologie 6 . Soucieux de rajeunir l’image de l’Église, les catholiques libéraux et sociaux se sont mis à examiner les problèmes contemporains de théologie, de philosophie et de la réforme de l’Église afin de mieux la défendre 7 . Il s’agissait avant tout de réunir libertés modernes et discipline ecclésiastique. D’ailleurs, les découvertes du scientisme, spécifiquement dans le domaine de la philologie, de l’archéologie et de la paléographie, ont eu pour effet de mettre en question la validité historique des livres saints (439). Bref, la crise moderniste a fait ressortir à quel point les progrès des recherches scientifiques constituaient un danger réel pour l’Église (441). En effet, à en croire R. Marlé, le modernisme représentait « […] une crise qui, depuis la Réforme, fut sans doute la plus grave qu’ait traversée la conscience 4 Les théories modernistes s’adressent, en fait, à « la crise des croyances » propre à la jeunesse française au tournant du siècle (A. Houtin, Histoire du modernisme catholique, Paris, Chez l’auteur, 1913, 386). À cela s’ajoute le fait que l’Église se sentait obligée d’affirmer « sa continuité ecclésiastique et dogmatique » (396). 5 Voir ses Essais de philosophie religieuse, Paris, Lethielleux, 1903, 193-229. 6 En mettant la théologie rigoureusement à l’écart, Descartes a réussi à libérer la philosophie de la théologie (Discours de la méthode [première partie], Paris, Garnier-Flammarion, 1966). Contrairement à Descartes, Pascal rejette systématiquement la philosophie en tant que discipline (P. Sellier, éd., Pensées, Paris, Hatier, 1973, 12). 7 Voir A. Dansette, Histoire religieuse de la France contemporaine, II, Paris, Flammarion, 1951, 438. La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 133 chrétienne. » 8 Laberthonnière, quant à lui, n’ignore pas les progrès de la science et de la laïcité: « Un monde intelligent s’est constitué en dehors du christianisme et contre lui 9 . » Il est évident que le mouvement moderniste a embrassé un ensemble d’individus disparates, « … de purs mystiques… des philosophes… et des rationalistes » (Houtin, 274). Toutefois, il ne faut pas méconnaître l’émergence d’un « néo-catholicisme » grâce à l’influence retentissante exercée par la thèse de Maurice Blondel (L’Action, 1893). Faisant écho à « la pensée tourmentée d’un Pascal, » Blondel insiste en particulier sur l’insatiabilité fondamentale de la volonté humaine 10 . En plus de Blondel, Laberthonnière et Le Roy faisaient figure de « modernistes philosophiques » et leur « philosophie de l’action, » volontairement anti-intellectualiste, ne s’accordait pas, à des degrés divers, avec l’orthodoxie traditionnelle. Compte tenu de l’encyclique Pascendi, qui a envisagé le modernisme comme « la synthèse de toutes les hérésies 11 , » le Saint-Siège s’appliquait à défendre le fonds dogmatique du catholicisme en condamnant plusieurs doctrines. Ne pouvant tolérer la substitution d’une philosophie d’action aux dogmes traditionnels, l’Église a condamné notamment les écrits du Père Laberthonnière et de Le Roy 12 . Du reste, une autre mesure disciplinaire prise par l’Église entre 1908 et 1913 a consisté à obliger les membres du clergé - de même que les modernistes laïques, tel Brunetière - à s’acquitter d’un serment anti-moderniste. En somme, la controverse moderniste en France ayant pour objet principal la pensée théologique, on assiste à la volonté profonde de la part de l’Église de réduire au silence les novateurs. Avant d’aborder « L’Apologétique et la méthode de Pascal, » il convient de dégager quelques traits saillants de la vie et de la doctrine philosophique et théologique de Laberthonnière. Né en 1860 à Chazelet, Lucien Laberthonnière est ordonné prêtre à l’Oratoire en 1886 et il est devenu professeur de philosophie l’année suivante au collège de Juilly ; il a enseigné aussi à l’École Massillon à Paris en 1887. Il était à la fois théologien, philosophe et 8 R. Marlé, éd., Au cœur de la crise moderniste, Paris, Éd. Montaigne, 1960, 9. 9 Cité par M. Rifaux, La Crise de la foi catholique, Paris, Plon, 1907, 21. 10 Se reporter à D. Parodi, La Philosophie contemporaine en France, Paris, Alcan, 1919, 302-303. 11 W. Collinge, Historical Dictionary of Catholicism, Toronto, Scarecrow Press, 2012, 293. Voici la diversité de reproches lancés contre le modernisme par l’Église romane : « kantisme, naturalisme, subjectivisme… mais aussi relativisme, agnosticisme, évolutionnisme, immanentisme… individualisme, rationalisme » (Poulat, 20-21). 12 Se reporter sur ce point à A. Vidler, The Modernist Movement in the Roman Church, Cambridge University Press, 1934, 187. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 134 historien. Loin d’être un théologien de métier, le Père Laberthonnière se montrait éclairé par la grâce de l’Évangile 13 . Jouissant d’une longue collaboration avec M. Blondel, il a dirigé la revue Annales de philosophie chrétienne, la plus ancienne des revues philosophiques en France, entre 1905 et 1913. Bien qu’il se soucie de renouveler la théologie chez le jeune clergé, il finit par s’exposer à la critique de divers théologiens, en particulier les thomistes 14 . Dès sa jeunesse, Laberthonnière confirme son désir de ne pas dissocier la religion et la philosophie et en même temps son attachement à la tradition augustinienne. Aussi reconnaît-il la place importante occupée par Pascal et par Maine de Biran dans son itinéraire intellectuel : Dès ma première jeunesse, […] des inquiétudes très vives avaient surgi en moi. Et tout de suite j’avais senti le besoin de poser philosophiquement le problème religieux, c’est-à-dire de ne pas séparer la religion de la philosophie, comme depuis le moyen âge, on tendait, ou plutôt on s’évertuait à le faire. Pascal et Maine de Biran me confirmèrent dans cette manière de voir ; et par là je rejoignais la tradition augustinienne (cité par E. Castelli, Laberthonnière, Paris, Vrin [1931], 6). Conformément à l’auteur des Pensées, il départage systématiquement les doctrines vraies et les doctrines fausses, ceci pour mettre en évidence la vérité chrétienne. Il se refuse aussi à envisager toute question philosophique en marge de cette vérité. À l’instar de Pascal, « philosophe chrétien, » le philosophe oratorien s’interroge particulièrement sur la possibilité de formuler une « philosophie chrétienne. » Il subit alors l’influence d’Émile Boutroux, professeur d’histoire de la philosophie et son maître à la Sorbonne 15 . Grâce à ses conférences sur Pascal (1896-97), Laberthonnière s’est aperçu de la primauté de l’irrationalisme et du sentimentalisme absolu. Il soutient en plus que l’intuition pascalienne relève de l’indéchiffrable. Dans cette optique, puisqu’il n’y a, selon lui, aucune cloison étanche entre le sentiment et l’intelligence, il faut reconnaître le caractère irréductible des raisons du coeur par rapport à la raison proprement dite. Ainsi, éveillé au souci primordial de la vie intérieure, Laberthonnière se rapprochait dès sa jeunesse de la pensée de Pascal 16 . 13 T. Friedel, éd., Pages choisies du Père Laberthonnière, Paris, Vrin, 1930, xvi. 14 Voir à cet égard J. Wilbois, « La Pensée catholique en France, » Revue de métaphysique et de morale, 15 (1907), 394. 15 Se reporter à É. Boutroux, Pascal, Paris, Hachette, 1903. Notons aussi qu’en mai 1900, Laberthonnière présente une conférence au cercle catholique de Luxembourg sur « Le caractère original de l’apologétique de Pascal. » 16 Laberthonnière se réfère aussi à la nuit célèbre en novembre 1654 où Pascal, dans un hymne de douleur et de joie, traduit son affirmation angoissée de la certitude métaphysique. À en croire T. Friedel, le philosophe souligne par là l’aspect vivant La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 135 Marqué par l’inquiétude religieuse, le Père Laberthonnière ne s’accordait pas avec la théologie scolastique établie. Allant à contre-courant de l’autoritarisme de l’Eglise officielle, qu’il désigne comme le « césarisme spirituel 17 , » il va sans dire que sa pensée a suscité de vives controverses. Il s’agissait, en somme, de polémiques au sujet de la nature du dogme chrétien et, par extension, de la portée du catholicisme social. Dirigée contre le modernisme, l’encyclique du Vatican s’en prend à Laberthonnière en septembre 1907 : deux de ses livres sont mis à l’Index en mars 1906 (Études de philosophie religieuse, 1903; et Le réalisme chrétien et l’idéalisme grec, 1904). En effet, Laberthonnière est ainsi réduit officiellement au silence de 1913 jusqu’à sa mort en 1932. En somme, l’intransigeance de Pie X l’a amené à mettre fin à l’influence du mouvement moderniste dans l’Église 18 . Afin de dégager les éléments constitutifs de la physionomie spirituelle de Laberthonnière, il faut tenir compte du fait que son modernisme philosophique s’oppose au courant intellectualiste et trouve son origine dans les Pensées de Pascal. Examiner l’itinéraire intellectuel de l’oratorien, c’est d’abord situer l’apologétique laberthonnienne par rapport à celle de Pascal. De même que Pascal, l’auteur des Études de philosophie religieuse s’inspire nettement de saint Augustin, d’où l’influence donnée dans ses œuvres aux actions surnaturelles au sein de l’ordre naturel 19 . Fondée sur la rédemption et la notion de salut, l’approche pragmatique de Pascal se répercute aussi dans l’apologétique du Père Laberthonnière. Par ailleurs, d’après E. Castelli, Laberthonnière reprend à son compte le débat pascalien entre les sceptiques (Montaigne, les pyrrhoniens) et les dogmatiques (Epictète) en formalisant une opposition entre les idéalistes (cf. la tradition grecque) et les réalistes (cf. la tradition chrétienne) : Dans toutes les discussions entre sceptiques et dogmatiques, entre idéalistes et réalistes, c’est de l’être qu’il s’agit ; mais ce qui est directement en question, c’est pour les uns l’existence en soi de l’être, tandis que pour les autres, c’est la nature de l’être (12). Héritier spirituel de Pascal, le Père Laberthonnière soutient également qu’il n’existe aucune barrière entre la philosophie et la religion. Tous deux s’accordent en postulant que le but primordial de l’apologétique consiste à de cette certitude, qui s’inscrit, selon lui, dans sa notion du dogmatisme moral (37). 17 Voir M. d’Hendecourt, « Laberthonnière, » Revue de métaphysique et de morale, 65 (1960), 54. 18 Le Saint-Siège s’engage aussi à épurer le personnel des facultés et des séminaires ; il s’applique en plus à censurer toute publication catholique (Dansette, 459). 19 Se reporter ici à P. Sellier, Pascal et Saint Augustin, Paris, Colin, 1970. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 136 s’adresser ouvertement à autrui (56). À cela s’ajoute le fait que Laberthonnière, répugnant lui aussi aux abstractions et à la philosophie spéculative, s’avère être mû par la réalité humaine immédiate. À la suite de Pascal, il part de la vie elle-même et rejette catégoriquement les notions par trop théoriques : Le problème n’est donc pas abstrait et théorique, il est concret et pratique. Il se pose en nous par le fait seul que nous existons et que nous sommes capables de penser et de vouloir. Tel est le point de départ de Pascal et de Laberthonnière. Ils partent d’un fait, mais non d’un fait sensible, extérieur, comme les physiciens ou les historiens. Le fait dont ils partent, c’est la vie elle-même, la leur, et celle des autres qui se répercute dans la leur (E. Castelli, Laberthonnière, Paris, Vrin, 1931, 53). Il importe de faire remarquer, enfin, que Laberthonnière envisage le christianisme sous forme d’objet de connaissance, c’est-à-dire, le produit d’un développement historique. De même que Pascal, il affirme que le christianisme se définit comme une vérité historique. Si l’on admet que le thomisme représentait la doctrine officielle de l’Église sous la Troisième République, force est de reconnaître que le modernisme théologique cherchait à se séparer de l’aristotélisme thomiste qui remonte au Moyen Âge. L’opposition laberthonnienne au thomisme tient, selon l’avis de Laberthonnière lui-même, à l’impossibilité de démontrer l’existence de Dieu au moyen de de la raison. Aussi s’en prend-il aux rationalistes catholiques qui apparentaient le dogmatisme catholique à une servitude intellectuelle. Contrairement à l’intellectualisme scientifique qui prônait une pensée abstraite pour atteindre Dieu, Laberthonnière a développé une apologie qui découle d’une philosophie de « l’action » (Wilbois, 393) 20 . Plus précisément, il prend vigoureusement à partie la doctrine thomiste dans la mesure où elle méconnaît l’idéal de charité et aboutit ainsi à une vision égocentrique de Dieu. Il va jusqu’à affirmer que saint Thomas « […] a fait plus de mal à l’Eglise que Luther » (Dansette, 454). Si les perspectives théologiques de Laberthonnière ont été perçues comme hétérodoxes par l’Eglise catholique, c’est qu’elles relevaient d’un anti-thomisme jugé subversif. Désireux de renouveler la théologie, le Père Laberthonnière esquisse une théorie du surnaturel et de la grâce. Il insiste notamment sur la complémentarité entre le don de la grâce que Dieu accorde à l’homme et le 20 Telle qu’elle se dégage de la pensée de M. Blondel, « l’action » peut se définir ainsi : « ‘L’action’, c’est la vie spirituelle intégrale, faite du jeu de toutes nos facultés, intelligence, sensibilité, volonté, qui ne se réalise pleinement que par Dieu » (Dansette, 447). La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 137 consentement qui met l’homme en Dieu. Dans cette optique, la foi se ramène à une confirmation de ce don offert par Dieu. D’où l’efficacité de la « méthode d’immanence » qui permet d’accomplir cette action. Du reste, Laberthonnière s’en prend aux scolastiques en ce sens qu’ils refusent catégoriquement le principe d’immanence, qui implique que les vérités chrétiennes sont réclamées de l’intérieur. Le philosophe oratorien souscrit ainsi à la complémentarité entre la révélation extérieure et la grâce intérieure. On ne saurait trop insister chez lui sur cette dialectique de la vérité immanente et la vérité transcendante (Wilbois, 399). L’immanence peut se ramener alors à la présence et à l’engagement de Dieu dans le monde, alors que la transcendance suppose le dépassement du monde par Dieu. Enfin, dans la mesure où la conscience moderne n’admet pas l’ordre transcendant (à savoir, la Révélation), il convient de se situer dans l’ordre immanent, qui s’avère acceptable aux yeux de la conscience moderne (Dansette, 447). Pour mieux comprendre l’anti-intellectualisme de Laberthonnière et son dégoût pour un rationalisme qui mène à une théologie abstraite, il faut se reporter brièvement à son Réalisme chrétien et l’idéalisme grec (1904). Si l’oratorien se livre à une mise en opposition profonde entre l’hellénisme et le christianisme, c’est pour discréditer des critiques qui envisagent la philosophie grecque comme le fondement des dogmes chrétiens. Il souligne alors la facticité sous-jacente au monde des idées : son recours à l’abstraction, son idéalisme et son salut transitoire. Etant donné, selon lui, la fausse réconciliation entre les deux doctrines, il n’est guère souhaitable de déprécier le christianisme en le ramenant à la philosophie grecque. Les Grecs finissent par valoriser l’abstraction en l’érigeant en instrument principal de vérité et de salut (15). Relevant de l’idéalisme, la philosophie d’Aristote et de Platon se nourrit d’ailleurs du rationalisme et des valeurs intellectuelles, contrairement à la perspective anti-intellectualiste de Laberthonnière (17). Lié à la pensée grecque, le cartésianisme aboutit au relativisme agnostique qui s’est formé dans les temps modernes. Se situant aux antipodes d’une abstraction, la doctrine chrétienne témoigne plutôt d’un caractère historique et réaliste. En effet, elle s’apparente à une philosophie de la vie. La trame de l’existence réelle s’oppose donc à la réalité d’un monde des idées. Tel que le conçoit Laberthonnière, le christianisme s’oppose à l’élément statique propre à l’idéal grec : Le christianisme se présente, non comme une dialectique abstraite, mais comme une doctrine constituée par des événements qui acceptent une place dans le temps : c’est une histoire (Castelli, 68). L’oratorien met en relief aussi la fausse opposition chez les Grecs entre la matière et l’idée (70). Au rapport logique sous-jacent au dualisme grec s’oppose le rapport métaphysique inhérent au christianisme. Enfin, loin de Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 138 l’image grecque d’un Destin aveugle, Dieu s’associe, d’après Laberthonnière, au dynamisme de l’existence. Force est d’accepter donc l’incompatibilité irréductible entre ces deux modes de pensée. Le Père Laberthonnière commence son étude des Pensées en faisant ressortir le but primordial de l’apologétique, à savoir, amener les incroyants à croire et, sur un autre plan, approfondir la foi des croyants « du dedans 21 ». Recourant à une métaphore cartésienne à propos du « chemin de la verité, » il fait une distinction entre « la vérité chrétienne » au sens objectif, et la formule subjective « notre vérité, » qui désigne l’intériorisation grâce à la méthode d’immanence: « […] de manière à ce qu’elle (= la vérité) vive en nous et à ce que nous vivions par elle » (194). D’après lui, Pascal réussit, par cette démarche apologétique à « […] ne laisser personne indifférent » (195) 22 . Laberthonnière présente alors deux méthodes par lesquelles on peut prendre connaissance du christianisme : la méthode empirique ou pragmatique selon laquelle la vérité chrétienne nous vient de l’extérieur, comme par hasard, et la méthode immanente d’après laquelle cette vérité est recueillie et intériorisée du dedans. Bien que la méthode soit parfaitement vraisemblable et, de plus, naturelle, le philosophe oratorien fait remarquer que Pascal excelle à synthétiser de façon méthodique la vérité chrétienne. Voici son apport principal à l’analyse de l’apologétique pascalienne, car celle-ci contribue de manière significative à l’évolution de la pensée chrétienne au cours des années : Or ce qui caractérise Pascal, c’est qu’il a eu cette idée-là. Il a conçu une apologétique sous une forme rigoureuse, pressante, scientifiquement ordonnée, où le Christianisme ne se présenterait que comme une explication de la vie. Et à ce titre, nous semble-t-il, il est une date dans le développement de la pensée chrétienne à travers les siècles (197). Situant le christianisme dans une perspective rigoureusement historique, Laberthonnière s’interroge sur le rôle particulier du Christ dans cette histoire. Grâce à une série de questions rhétoriques, il évoque les diverses interprétations de ses miracles. Ce faisant, il valorise l’aspect extraordinaire de la doctrine chrétienne, qui dépasse la compréhension humaine. En abordant cette religion de façon extrinsèque, il est normal de s’imaginer que le surnaturel et les vérités révélées finissent par prendre un caractère super- 21 « L’Apologétique et la méthode de Pascal, » in Essais de philosophie religieuse, Paris, Lethielleux (1903), 193. 22 Dans une note, Laberthonnière fait le bilan des études récentes consacrées à Pascal. Après avoir signalé la perspective de V. Giraud, qui affirme que la critique littéraire doit se ramener à une philosophie morale, il loue la méthode rigoureuse d’E. Boutroux, qui parvient à dégager la personnalité morale de Pascal (194-195). La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 139 stitieux et arbitraire (199). Une telle hétéronomie serait, bien entendu, à éviter. Au lieu d’être soumis à un maître autoritaire, mieux vaut chercher en Dieu une figure paternelle, voire aimante. Puisque la raison humaine s’avère inapte à comprendre des vérités surnaturelles, la révélation a pour objet de permettre à l’individu d’atteindre les « vérités naturelles, » ce qui mène à une volonté de rendre ces vérités vraisemblables. Ainsi, on peut facilement concevoir une image de la Trinité en réfléchissant à la forme d’un triangle avec trois dimensions dans l’espace. À titre d’exemple, Laberthonnière cite la pratique au Moyen Age de réconcilier le christianisme avec l’enseignement d’Aristote, et l’on songe au discrédit dont il charge cette démarche dans Le réalisme chrétien et l’idéalisme grec. D’autres apologétiques s’adressent aux problèmes tels que la formation de la terre et l’origine des espèces. On a affaire ici à des « apologétiques scientifiques » où l’on tâche également d’intégrer les découvertes de Darwin au sein des explications « savantes » (201). Après avoir loué l’originalité de Pascal, qui a su réconcilier des disciplines aussi disparates que la morale et les mathématiques, Laberthonnière déprécie cette fausse opposition entre la philosophie et la religion, deux ordres de vérités autonomes (210). Il démontre alors que Pascal tient à cette croyance primordiale : à la multiplicité de doctrines fausses s’oppose l’unique doctrine vraie, à savoir, le christianisme. Quant à ses réserves vis-àvis du dogmatisme et du scepticisme, l’auteur des Pensées a dû utiliser les philosophies d’Epictète (le stoïcisme) et de Montaigne (le pyrrhonisme) au sein de son apologie. Laberthonnière soutient aussi que la raison garde une place importante chez Pascal puisque le rationalisme encourage les hommes à se suffire à eux-mêmes (212). Sur un autre plan, il est nécessaire de ne pas envisager la Chute et la Rédemption en tant qu’hypothèses. Ce sont, au contraire, des vérités qui mettent en lumière l’énigme de la nature humaine, d’où la pertinence de la dialectique misère/ grandeur. En ce qui concerne le scepticisme de Pascal, il l’utilise afin de démasquer les illusions des incroyants, de là sa valorisation du christianisme en tant qu’unique science de l’homme. Cette citation fait penser à l’opinion de Laberthonnière sur l’idéalisme grec : « […] tout son scepticisme consiste à maintenir contre les incroyants ; en démasquant vigoureusement leurs illusions, que le Christianisme seul est la science de l’homme » (213). Pascal finit alors par rejeter l’idéal grec du rationalisme dans la mesure où cet idéal donne lieu à la présomption humaine. Bien que l’ascétisme pascalien ait représenté une réaction contre les casuistes de son époque, Laberthonnière met en question la thèse d’un jansénisme démesuré chez lui. De plus, il présente, sans trop insister, les points de divergence entre la philosophie de Pascal et celle de Descartes. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 140 Conformément aux scolastiques qui ont séparé la foi et la vie religieuse, Descartes opère une séparation rigoureuse entre ces deux domaines. De même, l’auteur du Discours de la méthode établit une distinction réelle entre la philosophie et la religion et affirme que l’homme doit recourir exclusivement à la raison. Toujours est-il qu’il considère la religion comme une forme d’autorité indépendante des démarches philosophiques. Il est évident que Laberthonnière déplore, chez Descartes, l’absence d’une pensée religieuse. Il estime que Pascal, en revanche, envisage la religion comme une réalité qui éclaircit les problèmes inhérents à la destinée humaine. Il affirme, plus précisément, que le dessein du christianisme consiste à s’interroger sur « le problème de la vie et de la destinée ». Malgré l’allure mystique de sa doctrine morale et théologique, il n’est pas juste, selon lui, de traiter Pascal d’illuminé et de fidéiste. Dans cette perspective, Pascal a le statut d’un « Descartes de l’apologétique » (215). « Je pense donc je suis » constitue alors une « réalité spirituelle et morale » qui aboutit à une mise en valeur d’une « discipline de l’esprit de la volonté » (216). Laberthonnière postule donc un rapport fondamental entre la philosophie cartésienne et l’apologétique pascalienne. À condition de recourir à la méthode d’immanence, on a tout intérêt alors à rattacher l’apologétique - « qui n’a rien d’abstrait » - à l’existence humaine (217). Soucieux d’unité, le catholicisme débouche sur une optique sociale et morale au tournant du XX e siècle, et l’on songe au rôle du catholicisme social et de la démocratie chrétienne : « […] (le catholicisme) se désindividualise pour se socialiser. » Par rapport au catholicisme, le protestantisme s’inscrit, selon Laberthonnière, dans une perspective plus fermée et limitée. Il se désagrège pour tomber, enfin, dans l’anarchie (222). Se situant aux antipodes de l’idéal protestant, Pascal témoigne des meilleures qualités de la catholicité ; il s’avère notamment anti-individualiste, d’où la portée de sa formule percutante, « le moi est haïssable. » Dans cet ordre d’idées, la foi et le salut l’emportent définitivement sur les tentations mondaines. Pascal relie alors le catholicisme à l’idéal de la solidarité humaine. On comprend ainsi, chez Laberthonnière, son refus tranchant de l’image romantique d’un Pascal tourmenté et en proie à la folie, image chère à Victor Cousin et à d’autres critiques de la deuxième moitié du XIX e siècle. La misère individuelle se répercutant sur la misère collective, l’insuffisance de cette image d’un Pascal romantique amène l’oratorien à faire ressortir ses qualités humaines. C’est ainsi qu’il met en relief sa solidarité avec Pascal apologiste : Ce n’est pas un docteur qui nous enseigne : il est avec nous dans le rang, il est l’un de nous ; c’est un frère en humanité qui nous prend par la main et par le cœur pour nous mener avec lui à la recherche de Dieu (224). La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 141 Répugnant de nouveau aux raisonnements par trop abstraits, Laberthonnière prend à partie « le dogmatisme intellectualiste » cher aux adversaires de Pascal. Grâce à l’efficacité de la méthode d’immanence, l’apologétique pascalienne, « achevée et définitive », se montre susceptible d’exalter la vérité chrétienne, qui fait naturellement partie intégrante de la pensée humaine. Aussi Pascal entend-il amener les hommes à réfléchir aux réalités immédiates de leur existence (226). Pascal apparaît aux yeux du philosophe chrétien comme un positiviste de la réalité intérieure, voire concrète de l’homme. Quoique son apologétique se heurte à la pensée moderne, les Pensées gardent encore leur actualité. Mû par le modernisme catholique, Laberthonnière termine son essai en signalant que la pensée pascalienne s’oppose avec vigueur aux protestants libéraux de la fin du XIX e siècle. Grâce aux vertus inhérentes au catholicisme, cette religion s’avère en mesure de s’adresser de manière significative à notre situation réelle. Conformément aux philosophes modernes, enfin, Pascal réussit à nous faire parvenir à l’idéal d’autonomie. Il convient de revenir, en guise de conclusion, à Victor Giraud, qui donne la mesure de la réception critique des Pensées au moment de la crise moderniste en France. Aussi envisage-t-il à la place de cette œuvre dans la sensibilité contemporaine des Français à cette époque 23 . D’après lui, Laberthonnière loue l’audace de Pascal, qui consiste à examiner en profondeur « les fondements de la religion » (603). Il signale aussi la dimension laïque de l’apologétique pascalienne, qui excelle à engager et éventuellement à convaincre « des ‘libertins’ réels et vivants » (604). Après avoir mis en valeur le renouvellement et le rajeunissement des méthodes apologétiques en France, V. Giraud exalte la précision de l’enquête psychologique de Laberthonnière, qui est parvenue à prendre contact avec la philosophie moderne en France. Pascal apologiste a le mérite, enfin, de faire descendre, selon lui, « l’apologétique du ciel sur la terre, » et dans le domaine de l’apologétique, sa gloire est telle qu’il peut, en définitive, se comparer favorablement au rôle de Socrate dans l’histoire de la philosophie 24 . 23 Il importe de noter que l’article de V. Giraud, « De la modernité des Pensées de Pascal, » apparaît dans les Annales de philosophie chrétienne (1906), 594-607, éditées, on l’a vu, par le Père Laberthonnière. 24 Je tiens à remercier Antony McKenna, Denis Grélé et Mort Guiney pour leurs excellentes suggestions stylistiques lors de l’élaboration de cet essai.