eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 47/92

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2020-0008
61
2020
4792

La réception critique des Pensées des Pascal chez trois philosophes de la Troisième République

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2020
Ralph Albanese
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PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 La réception critique des Pensées de Pascal chez trois philosophes de la Troisième République R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) Pascal jouissait d’une popularité exceptionnelle en France au XIX e siècle, et l’on assiste à toute une gamme d’études qui vont de l’hagiographie de cet auteur à son refus polémique 1 . Les Pensées, on le sait, font l’objet d’analyses pluridisciplinaires depuis longtemps (littéraires, linguistiques, théologiques, etc.). Dans un article récent, nous avons examiné la réception critique des Pensées à travers un ensemble de critiques littéraires et d’éditeurs pendant la Restauration et le Second Empire 2 . En tenant compte maintenant de la primauté de la philosophie à partir de la génération postromantique en France, on s’aperçoit que cet état de fait s’explique par le rôle primordial joué par la classe de philosophie dans l’Université française et par la mise en place de l’agrégation de philosophie instaurée en 1825 et rétablie en 1863 3 . On considérait la philosophie alors comme la reine des disciplines académiques et même le couronnement des humanités. Cela tient en grande partie à l’importance attribuée à la classe de philosophie lors de la dernière 1 Les Pensées ont connu leur postérité spirituelle notamment à partir des années 1880 jusqu’aux années 1920. V. Giraud insiste à juste titre sur le rôle de Pascal comme l’auteur classique le plus contemporain à cette époque (« Pascal et la critique contemporaine, » 1-56 ; voir en particulier les pages 18-19, 22-25 in Livres et questions d’aujourd’hui, Paris, Hachette, 1907). De même, à en croire H. Busson, la postérité historique et socioculturelle des Pensées touche à son sommet dans la génération d’avant la Première Guerre (La Religion des classiques, Paris, PUF, 1948, 339). 2 « Critique universitaire et discours scolaire sur les Pensées de Pascal : de la Restauration au Second Empire (1817-1856), » à paraître dans Australian Journal for French Studies. 3 Voir à ce sujet J. Guitton, Regards sur la pensée française (1870-1940), Paris, Beauchesne, 1968, 57-58. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 144 année d’études secondaires 4 . Face à l’évolution des courants philosophiques en France au XIX e siècle, tels le positivisme, l’éclectisme et le spiritualisme, on peut discerner une tendance à réévaluer les Pensées de Pascal en fonction de ces courants 5 . Voilà ce qui rend compte, dans une grande mesure, du renouveau de la philosophie dans la France du Second Empire jusqu’à la fin de la Troisième République. À en croire J-L. Fabiani, « la tradition spiritualiste française » a marqué l’enseignement de la philosophie à l’École républicaine (76). De plus, le renouveau du spiritualisme aboutit à la redécouverte de Dieu et à une mise en valeur de la catholicité de la société française vers la fin du XIX e siècle. À cela s’ajoutent alors le dépérissement de l’idéal scientifique - c’est ainsi que Brunetière annonce « la faillite de la science » - et la réaction anti-intellectualiste de cette époque. On ne saurait trop insister sur l’influence considérable de Félix Ravaisson sur l’école spiritualiste française, c’est-à-dire, ses croyances morales et religieuses. En fait, Félix Ravaisson et Jules Lachelier sont des penseurs spiritualistes qui s’insèrent dans l’enseignement universitaire de la philosophie. Il importe de faire remarquer que tous deux ont exercé une influence notable sur de multiples générations d’enseignants 6 . Nous voudrions examiner tour à tour maintenant la perspective critique de trois philosophes français du XIX e siècle sur les Pensées de Pascal : Félix Ravaisson, Jules Lachelier et Frédéric Rauh. Nous visons plus particulièrement à mettre en lumière l’apport de ces penseurs non seulement à l’évolution du spiritualisme français mais aussi à l’histoire intellectuelle de la Troisième République. Né en 1813 à Namur, philosophe et archéologue français, Félix Ravaisson n’est jamais devenu « un philosophe de profession » puisqu’il n’a jamais exercé de fonction enseignante. Il a eu le mérite de remporter le concours général de philosophie en 1832 et le prix de l’Académie des sciences morales et politiques l’année d’avant. Il a joui aussi de plusieurs postes administratifs prestigieux : conservateur du département des antiquités au musée du Louvre, président du jury de l’agrégation de philosophie, inspecteur général de l’Enseignement supérieur et inspecteur général 4 Se reporter ici à J-L. Fabiani, Les Philosophes de la République, Paris, Éd. de Minuit, 1988, 10. 5 Voir notre article sur la perspective éclectique de Victor Cousin (« Critique laïque et critique cléricale des Pensées de Pascal à l’époque romantique : les cas de Victor Cousin et de l’abbé Charaux, » Papers on French Seventeenth-Century Literature, XLV, 89 [2018], 409-421). 6 Selon D. Parodi, les écrits de Ravaisson s’apparentent à « […] des bréviaires de tous les jeunes philosophes » (La Philosophie contemporaine en France, Paris, Alcan, 1919, 201). La réception critique des Pensées de Pascal chez trois philosophes PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 145 des bibliothèques. Mû par la pensée d’Aristote et par l’esthétique de Léonard de Vinci, son esprit intuitif et synthétique l’amène à dépasser le dualisme cartésien, la finalité prenant définitivement le pas chez lui sur le mécanisme. Dans son Rapport sur la philosophie en France au XIX e siècle, Ravaisson distingue en philosophe deux grandes tendances, à savoir, le matérialisme et le spiritualisme, et l’on ne s’étonne pas que la réalité spirituelle l’emporte nettement chez lui sur la réalité matérielle 7 . Si l’on admet qu’une conception profondément spiritualiste sous-tend la pensée ravaissonienne, force est de reconnaître qu’il n’existe aucune cloison étanche, chez lui, entre la religion et la philosophie. Enfin, grâce à l’influence de Kant, Ravaisson met en question les principes qui soutiennent l’éclectisme de Victor Cousin, qui constituait la philosophie officielle sous la Monarchie de Juillet et même au-delà. Il met aussi en évidence l’échec du positivisme d’Auguste Comte. Dans son article « La Philosophie de Pascal, » Ravaisson revendique les Pensées en tant qu’illustration « d’une véritable philosophie, » c’est-à-dire, une synthèse chrétienne et philosophique 8 . Après avoir présenté l’histoire des doctrines philosophiques à partir des Platoniciens, qui situaient en Dieu « (l’)énergie absolue » de l’univers, il aborde l’idéal aristotélicien de perfection et de bonheur (400-401). Il montre alors que la métaphysique d’Aristote s’applique à désigner la matière des substances, d’où la distinction entre les premiers principes et les catégories secondaires. Conformément à Aristote, les Stoïciens et les Néoplatoniciens cherchaient à classer les divers genres de l’être (402-403). Ravaisson précise alors que l’existence parfaite réside dans la pensée et il s’ensuit que la connaissance de soi en est l’idéal. Partisan de la doctrine d’Aristote, Descartes, lui, postulait que l’âme était pourvue d’une conscience. En particulier, il se livrait à l’analyse des distinctions plus subtiles entre le corps et l’âme, ainsi qu’entre la matière et l’esprit. Ravaisson souligne le fait que Descartes reconnaît avant tout la dimension spirituelle de l’homme. Il précise aussi que c’est dans cette mise 7 D’après J. Guitton, « […] le spiritualisme est la forme moderne de la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme » (244). 8 « La Philosophie de Pascal, » Revue des deux mondes, LXXX (1884), 399. Après avoir noté que l’existence de Pascal aboutit à la retraite et à la pénitence, Ravaisson établit ainsi les « quatre phases de sa carrière, » à savoir, les sciences, la vie mondaine, les Lettres provinciales et les Pensées. Le philosophe insiste avant tout sur sa propre affinité spirituelle avec Pascal et sur la primauté de l’intuition et du cœur dans la recherche de la vérité. Voir à ce sujet D. Leduc-Fayette, « De la volonté-cœur : le Pascal de Ravaisson, » in Pascal au miroir du XIX e siècle, Paris, Mame, 1993, 51-66. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 146 en évidence cartésienne d’une spiritualité active que Pascal découvre « […] en germe toute la philosophie […] des Pensées » (404-405) 9 . Ravaisson soutient, d’abord, que Pascal privilégie la dimension esthétique et morale des phénomènes naturels. D’ailleurs, l’auteur des Pensées est passé à ses yeux des abstractions géométriques aux réalités physiques. Il se livre aussi à la déduction mathématique afin de mettre en évidence le rapport entre les figures et les nombres (405-406). Après avoir signalé le rôle du chevalier de Méré en initiant Pascal à la vie mondaine, le philosophe fait ressortir la nécessité d’effacer le moi en tant que présence mondaine, d’où l’importance de l’idéal de civilité 10 . Quant aux facultés de l’esprit chez Pascal, il démontre que la finesse suppose avant tout une souplesse intellectuelle : à la raideur géométrique s’oppose donc l’élasticité de la grâce. Alors que l’esprit de finesse est marqué par l’intuition, l’esprit de géométrie s’avère caractérisé par la déduction (407-408). Par ailleurs, contrairement à un mode de raisonnement particulier, seul l’esprit de finesse permet à l’individu de saisir immédiatement les réalités d’ordre esthétique et moral : Et Pascal semblablement, après avoir remarqué que, par l’esprit de finesse, on voit les choses tout d’un coup, d’un seul regard, et non par progrès de raisonnement : « Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse, mais il le fait tacitement, naturellement et sans art » (411). Catégorie esthétique par excellence, la beauté échappe ainsi à toute démonstration géométrique. Ravaisson s’adonne ensuite à un rapprochement évocateur entre la pensée esthétique de Léonard de Vinci et celle de Pascal (411). Puis, il envisage la division entre les disciplines scientifiques et les disciplines artistiques (c’est-à-dire, l’ensemble des humanités) en fonction de l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. D’autre part, il fait remarquer que c’est par le cœur qu’on saisit les premiers principes (416). Il convient de noter également que, d’après lui, les notions de jugement et de règle s’ajoutent à celle de l’esprit. Malgré le rôle primordial de la règle dans le domaine artistique, force est de ne pas s’écarter du naturel (412-413) 11 . 9 Toujours est-il que Ravaisson prend à partie quelques théories physiques chères à Descartes, telle « l’horreur du vide » (421). 10 D’après Dorothy Eastwood, Ravaisson envisage la notion de finesse pascalienne dans une perspective laïque. Elle soutient du reste que Pascal a emprunté cette notion au chevalier de Méré, qui prend à tâche de définir les règles de l’honnêteté mondaine (The Revival of Pascal. A Study of his Relation to Modern French Thought, Oxford, Clarendon, 1936, 61). La réception critique des Pensées de Pascal chez trois philosophes PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 147 Dans une boutade devenue célèbre, Pascal prône le goût de l’universel ainsi que son dédain du pédantisme : « Quand on voit le style naturel on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur et on trouve un homme » (675, 29). Le philosophe exalte alors l’efficacité de l’idéal de l’imitation et précise en plus qu’il vaut mieux imiter un modèle surnaturel, d’où la portée de l’idéal de l’imitatio Christi. Aussi la vraie morale doit-elle se conformer au modèle divin, « souverainement réel, souverainement vivant » (415). Ravaisson s’écarte alors de la perspective critique de V. Cousin en s’inscrivant en faux contre le pyrrhonisme supposé de Pascal (416). Il discrédite ainsi l’image d’un Pascal sceptique, voire irrationaliste et tourmenté par l’angoisse. Sur un autre plan, il reprend l’idéal aristotélicien de mediocritas (cf. in medio stat virtu) dans la mesure où ce mode de vivre permet à l’homme d’atteindre le repos (418). Abordant la conséquence principale du péché originel : « Le mal radical est le moi ; le moi devenu à lui-même sa fin, le moi ainsi érigé en dieu. Le moi est donc haïssable[…] » - le penseur spiritualiste met en lumière la dialectique grandeur/ misère, qui sert de fondement à la philosophie de Pascal : la grandeur découle, chez l’homme, de la prise de conscience de sa misère. Bien qu’il observe que l’idéal du sacrifice sous-tend la religion chrétienne et que c’est par la charité qu’on finit par anéantir le moi, il n’en demeure pas moins que la civilité dissimule mal la corruption radicale du moi (418-420). Dans cette optique, la haine de soi permet à l’homme, paradoxalement, d’aimer Dieu avec profondeur. Au demeurant, en raison du péché originel, l’incarnation et la rédemption représentent les dogmes chrétiens fondamentaux auxquels souscrit Pascal. Ravaisson s’inscrit aussi au dualisme chrétien, à savoir, l’union du corps et de l’âme. Cette union suppose la complémentarité entre la sensibilité et la volonté (423). Quant au but suprême de l‘apologie pascalienne, il s’agit avant tout pour lui d’« […] établir la vérité de la religion chrétienne. » Cette vérité laisse transparaître l’authenticité des « preuves, » c’est-à-dire, les miracles et les prophéties. Autant dire que Ravaisson ne tient aucun compte des preuves métaphysiques de l’existence de Dieu. À cela s’ajoute l’affirmation que la religion chrétienne s’avère raisonnable et l’apologiste fait ouvrir l’esprit des jeunes à ces preuves, c’est-à-dire, les vérités de la foi (424-425). Dans cet ordre d’idées, Pascal met en évidence la supériorité du christianisme par rapport aux religions antiques : « (Mieux informé de l’histoire de ces religions), Pascal ne les eût pas réduites à deux systèmes seuls, remplis l’un de l’idée de 11 On songe au propos de Destouches sur le naturel dans l’esthétique classique (« Chassez le naturel, il revient au galop ») (Le Glorieux in J. Truchet, éd., Théâtre du XVIII e siècle, I, Paris, Gallimard, 1972, 635). Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 148 la grandeur de l’homme sans Dieu, et l’autre de sa bassesse » (426). Le philosophe met en relief, enfin, l’idéal chrétien de charité, qu’il envisage comme le postulat principal de l’apologétique de Pascal. En voie de conclusion, Ravaisson met en question l’erreur des adversaires de Pascal, qui jugent à tort que l’auteur des Pensées a déprécié les valeurs de l’intellect : « […] c’est une erreur que de le ranger parmi les contempteurs de l’intelligence. Nul, au contraire, n’en a mieux connu la nature et estimé plus haut la puissance » (427). Il cherche à corriger, de même, la lecture mal fondée des « ennemis » de Pascal : C’est une erreur aussi d’imaginer que le monde est apparu à Pascal comme voué au mal et à la douleur. Il a cru que la vraie science et la vraie religion, qui n’en diffère point, mettant en communication immédiate, au fond le plus reculé de l’âme, avec la divinité, faisaient participer, et dès cette vie, en attendant l’éternelle existence, à la divine félicité. Disciple de Kant, Jules Lachelier (1832-1918) a soutenu l’effort de Ravaisson pour fonder le mouvement néo-spiritualiste dans la philosophie française du XIX e siècle. Ayant remporté le prix du concours général en 1850, il a passé l’agrégation de lettres en 1855, puis de philosophie en 1863. Par la suite, il a disposé d’importantes tâches administratives, à savoir, l’inspection de l’académie de Paris en 1875 et l’inspection générale de l’instruction publique à partir de 1879. Avec Henri Bergson et Emile Boutroux, Lachelier a été un des grands disciples de Ravaisson. Il convient de faire ressortir ici l’influence notable de Lachelier grâce à son enseignement à l’Ecole Normale Supérieure entre 1864 et 1875 12 . En fait, il règne sur la pensée universitaire française entre 1870 et 1914 : à en croire J. Guitton, « […] pendant près de quarante ans, (Jules Lachelier) joua le rôle du directeur de la conscience française » (86). Par suite de la défaite de 1871, il se consacre à la reconstruction morale de la France. Dans cet ordre d’idées, la valeur institutionnelle de la religion sert pour lui à cimenter l’unité spirituelle de la république. La thèse de Lachelier, Le Fondement de l’induction, apparaît en 1871, et la question fondamentale qu’il pose, c’est celle de la notion de Dieu ou, plus précisément, l’argument ontologique qui sous-tend cette notion. Se définissant comme un esprit rationnel, il signale le rôle essentiel de l’induction dans le raisonnement philosophique qui se donne pour tâche la quête d’une 12 C’est ainsi que J-L. Fabiani met en relief son rôle à l’École Normale Supérieure : « (Jules Lachelier) a formé une génération entière de philosophes à l’École normale supérieure et il a contribué plus que tout autre sans doute, par sa longue présence au jury d’agrégation et par ses fonctions d’inspecteur général, à établir les normes du discours universitaire » (75). La réception critique des Pensées de Pascal chez trois philosophes PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 149 loi générale. Il juge que les bases de l’induction s’avèrent fondées sur la raison et sur la liberté. D’ailleurs, la vraie réalité se ramène, selon lui, à la vie intérieure : cette mise en valeur de la vie de l’esprit lui permet de conférer à la religion une notion morale élevée en ce sens que Dieu représente le fondement de cette morale 13 . Dans la mesure où le christianisme incorpore des vérités philosophiques, il s’avère donc apte à être vécu en tant qu’expérience morale ou esthétique. L’existence spéculative se ramenant chez Lachelier à un acte de foi, cette foi profonde sert alors à fortifier sa méditation philosophique 14 . Avant d’aborder l’examen attentif du pari de Pascal auquel se livre Lachelier, il convient d’insister sur la place importante du fragment du pari (11/ 418) dans l’ensemble des Pensées : il s’insère dans la partie démonstrative de l’Apologie et s’avère intimement lié aux grands problèmes de la destinée humaine. Dans ses « Notes sur le pari de Pascal, » Lachelier s’interroge sur le raisonnement qui soutient la problématique du pari 15 . Bien qu’il envisage Pascal comme précurseur de Kant, il signale que le pari pascalien dépasse le rationalisme kantien. Plus précisément, le philosophe accorde une dimension religieuse à la notion métaphysique de la liberté et son article sert avant tout à légitimer la foi morale 16 . Il importe de noter que Lachelier s’appuie sur l’édition d’E. Havet (1866), qui met en valeur l’idéal de la pensée indépendante 17 . Il commence par déclarer que l’enjeu consiste, 13 Se reporter sur ce point à G. Mauchassat, L’Idéalisme de Lachelier, Paris, PUF, 1961, 185. 14 Voir à cet égard G. Séailles, La Philosophie de Jules Lachelier, Paris, Alcan, 1920, 145. Séailles affirme, d’autre part, que Pascal envisage l’existence sous forme de pari, car on doit toujours réfléchir au décalage entre le réel et l’idéal : « La foi, c’est la raison s’exprimant tout entière dans la vérité suprême qui fait tout intelligible » (147). 15 « Notes sur le pari de Pascal, » Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 51 (1901), 625-639. 16 Se reporter ici à G. Mauchassat, 207. 17 Mû par le rationalisme, Havet estime que le Romantisme - « le siècle de Chateaubriand, de Goethe, de Byron » - prépare les lecteurs du XIX e siècle à mieux intérioriser les arguments de Pascal, notamment celui du pari (« Pensées » de Pascal, Paris, Dezoby et Mageleine, 1852, xliij). Faisant une distinction rigoureuse entre la philosophie et la religion, Havet soutient que les éditions de Condorcet et de Sainte-Beuve aboutissent à « […] une sorte de prise de possession des Pensées par la philosophie du dix-huitième siècle. » Cette observation s’applique tout particulièrement au XIX e siècle, car l’Université va tenter alors de reprendre possession des Pensées par la philosophie. Après avoir montré que l’influence de Pascal au XIX e siècle s’est faite sentir sur les deux plans, à savoir, clérical et laïque, Havet finit par juger que Pascal répond « […] aux ennemis de la raison » et tient à Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 150 pour l’homme, à sacrifier sa mise mondaine : le pari s’apparentant à une loterie, l’obligation de parier s’avère donc incontournable. D’ailleurs, le parti pris de ne pas parier se ramène à une deuxième « faute, » c’est-à-dire, « péché » puisque « Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué » (626). Ayant affirmé la seule alternative qui se pose à l’homme, à savoir, celle de « la vie éternelle et du néant, » Lachelier met en évidence un passage incohérent sur le pari qui a été supprimé par les éditeurs de Port-Royal (1670) (627). Il s’engage alors dans une perspective mathématique des hypothèses se rapportant à l’argument du pari : « […] il reste, à chances égales, vie et bonheur, comme dans le cas précédent, plus la multiplication de ce bonheur par un infini, soit de degré, soit de durée » (628). Ensuite, il reproche à Pascal son recours à l’ellipse. Après avoir souligné la nécessité d’opter pour « un gain infini, » Lachelier se réfère à l’optique d’Havet sur l’argument du pari et il s’agit là d’une mise en opposition de la certitude et de l’incertitude du gain (629). Il observe du reste que les éditeurs de Port Royal se sont appliqués à renforcer l’argument de Pascal portant sur l’aspect « raisonnable » du christianisme. Ainsi, parier en faveur de l’existence de Dieu, c’est nécessairement témoigner de « la pratique de toutes les vertus » (630). Se livrant alors à une « critique du pari, » Lachelier met en évidence le sophisme inhérent à l’argument pascalien. Il précise alors qu’opter pour la vie éternelle consiste à unir notre âme avec un Dieu désormais visible, ce qui s’oppose en principe au rôle du deus absconditus. L’idée de l’immortalité de l’âme s’inscrit évidemment dans les prémisses de la tradition chrétienne. En postulant « le triomphe définitif de notre moi, » Pascal se situe ici aux antipodes de son « moi haïssable » (631). Lachelier émet alors des réserves sur le calcul des chances dans tous les cas et va jusqu’à se demander si le gain relève en fait de la réalité ou de la fantaisie ; ou bien, en quoi consiste, selon lui, le fondement du gain ? Enfin, le philosophe traite l’argument sur le gain de sophiste dans la mesure où il ne repose que sur une simple possibilité (633-634). D’autre part, il constate le manque de toute preuve sur un avenir ultra-terrestre. Toutefois, malgré la force de ses réserves, Lachelier affirme qu’il ne reste « […] sinon de croire, d’espérer ou, comme dit Pascal, de parier » (635). Le pari s’avère l’option la plus valable aux yeux des croyants et Lachelier finit donc par justifier le pari de Pascal. A en croire G. Mauchassat, le philosophe semble faire écho ici aux paroles de Pascal (216). En fin de compte, il convient d’envisager le bien, d’après Lachelier, sauvegarder l’indépendance de sa pensée hors de l’influence contraignante de l’autorité et de la force (lxiv). La réception critique des Pensées de Pascal chez trois philosophes PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 151 en fonction de termes qualificatifs et non quantitatifs. Démarche raisonnable, l’enjeu du pari aboutit, en dernière analyse, à l’immolation du moi : La question la plus haute de la philosophie, plus religieuse déjà peut-être que philosophique, est le passage de l’absolu formel à l’absolu réel et vivant, de l’idée de Dieu à Dieu. Si le syllogisme y échoue, que la foi en coure le risque, que l’argument ontologique cède la place au pari (636). Bien qu’Émile Boutroux ait été son maître réel, Frédéric Rauh envisage Ravaisson et Lachelier en tant que « maîtres de la philosophie universitaire 18 . » Né en 1861 à Saint-Martin-le-Vinoux (Isère), il a présenté sa thèse, Essai sur le fondement métaphysique de la morale, à la Sorbonne en 1890. Ayant été engagé à la fin du siècle dans l’affaire Dreyfus, il a affirmé ainsi la valeur de l’action politique propre à la philosophie. F. Rauh était professeur à Toulouse, puis à Paris, et il faisait preuve d’éloquence à la Société française de philosophie. Il est mort somme toute assez jeune en 1909. Philosophe moral et psychologue, F. Rauh insiste sur la primauté éthique des décisions, notamment sur le plan des engagements personnels. Fondée sur l’idéal de l’honnêteté mondaine, comme dans le cas de Ravaisson, sa philosophie morale se ramène à une confrontation de diverses valeurs de civilisation, valeurs à la fois scientifiques et artistiques. C’est ainsi qu’il envisage l’honnête homme comme « le véritable sage qui dispose du tact et du sens de la vie » […] et qui est par cela même universel. » S’apparentant au chrétien, l’honnête homme « […] ne nous prend pas pour des problèmes de géométrie » (334) 19 . Rauh moraliste vise avant tout à déceler un « fondement métaphysique » pour sa morale. Aussi l’homme moral se montre-t-il obligé, selon lui, de mesurer la portée particulière de ces valeurs. Par ailleurs, il a publié en 1894 La Méthode dans la psychologie des sentiments, où il s’agit d’une enquête sur les rouages de la vie intérieure ou, plus précisément, de la conscience individuelle. Il a contribué ainsi au développement de la psychologie expérimentale. D’après J-L. Fabiani, Rauh représente « […] la philosophie morale d’inspiration positiviste » (94). Il s’intéresse en plus aux tendances durkeimiennes de la sociologie. C’est en ces termes que C. Bouglé caractérise la personnalité morale de F. Rauh : « On a évoqué à son propos l’image qui fut appliquée à Lamennais : une flamme agile, allant et venant sur tout le domaine des théories et des expériences » (22). Dans cette optique, C. Bouglé considère ce philosophe comme un « pêcheur 18 C. Bouglé, Les Maîtres de la philosophie univeritaire en France, Paris, Maloine, 1938, 25. 19 Rauh reproche à Descartes, à cet égard, d’assimiler la métaphysique aux mathématiques. En plus, il prend à partie « la thèse scolastique et cartésienne » qui n’arrive pas à saisir l’individualité de chaque esprit (334). Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 152 d’âmes, » un convertisseur peu dogmatique, voire un éveilleur de consciences incomparable (21, 36). Dans son article, « La Philosophie de Pascal, » Rauh s’insère dans la réaction anti-intellectualiste de la Troisième République 20 . Il soutient d’abord que Pascal prend à partie l’intellectualisme cartésien et s’attaque à la certitude géométrique prônée par l’auteur du Discours de la méthode. Ses observations sur la géométrie représentent, en fait, une composante principale de la doctrine philosophique des Pensées (337) : Pascal n’attribue aux conceptions mathématiques fondamentales qu’une valeur relative, au lieu que Descartes, tel du moins que Pascal se le représentait, y voyait le type absolu de toute vérité. Le fragment de l’Esprit géométrique est donc, en ce sens, aussi peu cartésien que possible (338). Dans cette perspective, en faisant ressortir la primauté de la « raison vivante » par rapport à la pensée spéculative, Pascal s’oppose à la notion païenne d’un Dieu géométrique. Relevant du monde du sage antique, la morale de Descartes fait nettement contraste avec la morale concrète de la charité et de l’amour chère à Pascal. La première phase de l’argument de Rauh repose sur cette mise en opposition entre une morale vivante et une morale contemplative, voire stoïcienne (341). Marqués par la scolastique médiévale, Descartes et Malebranche témoignent ainsi d’une foi dépourvue de lumière et « tenue pour anti-chrétienne » (342). Loin de transformer Pascal en protestant, Rauh estime que l’auteur des Pensées est mû par une « religion de l’amour » et par une foi réelle « en la personne historique du Christ. » À cela s’ajoute sa croyance d’après laquelle ceux qui n’ont pas la foi chrétienne s’avèrent en proie à une inquiétude douloureuse. A l’instar de Ravaisson, Rauh s’en remet aux preuves historiques de la vérité du christianisme, c’est-à-dire, les prophéties et les miracles. Il discerne aussi une dimension réformatrice de la pensée de Pascal qui, malgré l’importance primordiale du péché originel, admet un ordre moral dans l’univers. De plus, il évoque les effets de la théorie pascalienne de la grâce sans entrer pour autant dans une discussion théologique du problème. D’après lui, 20 « La Philosophie de Pascal, » Revue de Métaphysique et de Morale, 30 (1923), 307-344. Notons que la version originale mais introuvable de l’article de F. Rauh remonte aux Annales de la Faculté de Bordeaux, 2, 1892. S’adressant aux candidats des concours d’agrégation, A. Adam se réclame de la perspective critique de F. Rauh. Il souligne, du reste, le rôle institutionnel des auteurs canoniques et estime que l’étude de Rauh fait honneur à la gloire des Pensées : « Il faut […] que les candidats sachent qu’ils trouveront dans cet article l’interprétation la plus profonde de la pensée pascalienne, celle qui dégage le mieux la signification de cette pensée, en fait le mieux comprendre la grandeur » (« Sur les Pensées de Pascal, » L’Information littéraire, IX [1957], 8). La réception critique des Pensées de Pascal chez trois philosophes PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 153 Pascal parvient à ranimer l’homme moral en lui faisant accepter l’idée d’un Dieu vivant. Conformément à Lachelier, Rauh se réclame d’E. Havet : « Il dit : ‘c’est Dieu qui fait tout en moi, mais ce qu’il appelle Dieu, c’est précisément ce qu’il sent en lui de plus élevé et de plus pur’ » (343). Il s’en prend aussi à la raison des stoïciens marqués par un orgueil démesuré. Malgré ses réserves quant à la foi déficiente de Descartes, Rauh estime que Pascal demeure cartésien dans la mesure où il privilégie les idées claires et vise avant tout à l’idéal d’« une évidence brutale » (343). En dépit de son goût pour les « idées claires, » Pascal mathématicien fait ressortir la primauté du sentiment par rapport à l’idéal cartésien. Rauh en vient à citer cette formule du Christ souffrant - « J’ai versé telles gouttes de sang pour toi » - afin de mettre en valeur la prééminence du sentiment dans la pensée de Pascal : « Pour un mathématicien comme Pascal, il faut que le sentiment garde la précision de l’idée : la sensation, l’hallucination sont pour lui les substituts seuls possibles de l’idée claire » (344). Le philosophe souligne, enfin, la valeur heuristique de la foi chez Pascal qui s’accommode avec l’unité morale contradictoire inhérente à sa pensée. Il convient de faire remarquer, en guise de conclusion, que Ravaisson, Lachelier et Rauh ont tous contribué, à des degrés divers, à la mise en échec de l’éclectisme de V. Cousin et à la mise en question de l’intellectualisme cartésien. D’ailleurs, ils s’accordent tous sur le fait que la vraie connaissance relève avant tout de l’intuition, c’est-à-dire, en termes pascaliens, de l’esprit de finesse. Si l’on admet que le spiritualisme finit par constituer la philosophie officielle de la Troisième République, cela tient en grande partie à la floraison de la philosophie française entre 1890 et 1920, notamment dans l’enseignement secondaire et supérieur de cette époque. Grâce à leur insistance sur la vie intérieure, les penseurs catholiques se sont montrés alors sensibles à l’attrait du spiritualisme. Chose plus importante, peut-être, le renouveau du spiritualisme chrétien correspond à la mise en valeur de Pascal en tant que classique scolaire en France à partir des années 1880. Figure dominante dans l’orthodoxie chrétienne, l’auteur des Pensées a exercé une influence considérable auprès des philosophes tout au cours du XIX e siècle. En fin de compte, si la philosophie universitaire a fini par prendre la relève de la rhétorique vers la fin du siècle, cela s’explique par le rôle d’un corps professoral soucieux de promouvoir les valeurs idéologiques et morales de la Troisième République 21 . 21 Je tiens à remercier Denis Grélé et Mort Guiney pour leurs excellentes suggestions stylistiques lors de l’élaboration de cet essai.