eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 47/92

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2020-0010
61
2020
4792

Francis Goyet et Delphine Denis (dir.) : Joseph de Jouvancy, L’Élève de rhétorique. Édition critique dirigée par Francis Goyet et Delphine Denis. Paris, Classiques Garnier, « L’univers rhétorique 10 », 2020. 692 p.

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2020
Volker Kapp
pfscl47920160
Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0010 160 F F r a n ci s G oy e t e t D e lphin e D e ni s (dir.) : Joseph de Jouvancy, L’Élève de rhétorique. Édition critique dirigée par Francis Goyet et Delphine Denis. Paris, Classiques Garnier, « L’univers rhétorique 10 », 2020. 692 p. Cette édition critique rend de nouveau disponible un manuel dont l’importance est bien connue des spécialistes et dont la nécessité d’une édition critique se révèle dès le titre. Les catalogues des bibliothèques l’enregistrent généralement sous la version latine du nom « Jouvencius » et le premier traducteur français, Henri Ferté, utilise l’orthographe Jouvency, auquel est substitué ici la version plus correcte de « Jouvancy ». Dans leur introduction (9-25), Francis Goyet et Delphine Denis avertissent qu’ils ne connaissent qu’une unique copie de la première édition, publiée en 1710 à Rome, conservée dans la Bibliothèque nationale de la République tchèque. Elle y est attribuée au jésuite François Pomey, probablement parce que son nom est le seul figurant sur la page de titre (« olim À P. FRANC. POMEY è Societate JESU digestus »). Cette donnée à première vue étrange s’explique par le fait que Jouvancy exploite le Candidatus rhetoricae (1659) de son confrère Pomey, qui en avait édité en 1667 une version remaniée sous le titre de Novus Candidatus rhetoricae, à laquelle notre jésuite préfère l’ancienne. Rien d’étonnant dès lors que même l’édition servant de base à ce volume (Paris, Jean Barbou, 1712) et provenant de la Bibliothèque Universitaire de Gand y est attribuée par le catalogue à Pomey (28). Le nom de Jouvancy n’apparaît que sur la page de titre de « la première édition en France » (15), publiée en 1711 à Paris chez Barbou. Selon les éditeurs, Jouvancy revient « au plan de 1659 » (14) du Candidatus rhetoricae de Pomey pour pouvoir s’en tenir à l’ordre traditionnel des traités de rhétorique : « invention (I), disposition (II), « élocution », c’est-à-dire style (III) » (14). On s’étonne que l’action oratoire ne soit abordée que sommairement dans II, 5, 7, malgré son importance pour la prédication et le théâtre des jésuites. Jouvancy a ajouté environ « 150 000 signes » au manuel de Pomey duquel provient « à peu près 60% » de son livre tandis qu’il a supprimé « entre 400.000 à 500.000 signes » (14) du Candidatus. L’annexe I (643-644) visualise les ajouts et les emprunts de Jouvancy. Le traité de Jouvancy est traduit en 1892 par Henri Ferté, dont l’avantpropos est publié dans l’Annexe III (647-648). Cette version est reprise ici, mais purifiée d’un grand nombre d’erreurs et d’omissions. Les chevrons <> signalent l’insertion des passages omis par Ferté, les corrections de son texte ou l’ajout de traductions dues à l’équipe de cette édition critique. À titre d’exemple des interventions nécessaires, on peut mentionner la transfor- Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0010 161 mation constante par Ferté de « lieux rhétoriques » en « lieux communs de rhétorique », interprétation aujourd’hui caduque du concept qu’il fallait éliminer. Ferté présente sa traduction « à titre de document historique sur l’enseignement des Jésuites » (23). Puisque, selon lui, toute la partie VI du Candidatus « n’offre rien d’intéressant », il a supprimé « l’analyse de sept discours de Cicéron [selon lui] dépourvue de toute critique littéraire et historique » (648) ainsi qu’une « grande partie des nombreux exemples dont le manuel de Jouvancy émaillait son propos » (23). Une autre lacune regrettable est « l’analyse des cinq livres de lettres de Cicéron », qui, à en croire Ferté, « n’offre pas plus d’intérêt que l’analyse des discours du grand orateur latin » (639). Comme ce traducteur a raccourci le Candidatus de la moitié, son texte ne compte que « 242.000 signes », la présente traduction intégrale « 472.000 » (41) signes. À l’opposé de son prédécesseur du XIX e siècle, l’équipe procurant cette édition critique apprécie la finalité de la pédagogie rhétorique de notre jésuite qui se « distinguait de nos enseignements littéraires : on apprenait à lire, mais lire pour écrire et pour parler » (24). Depuis la redécouverte de l’ancien art oratoire, cette méthode critique littéraire ne cesse pas de trouver de plus en plus de partisans. L’ouvrage a été préparé par une équipe de spécialistes dont chacun s’est fait remarquer par des recherches oratoires et dont le niveau scientifique garantit la haute qualité des annotations, qui s’avéreront une source inépuisable aux travaux ultérieurs dans ce domaine. Une cinquantaine de pages denses est consacrée à l’introduction et à l’établissement des textes latin et français. Les deux directeurs de cette édition y constant deux « surprises » (19) : 1 e Jouvancy conclut la deuxième partie (II, 5) par des « Règles à observer dans chaque partie du discours » (131). Il y interpole le chapitre II, 1 de la version abrégée (1692) de son De ratione dicendi et docendi dont « certaines phrases ou paragraphes sont omis, d’autres ajoutés » (527, note 37) ; 2 e « on chercherait en vain dans le Candidatus une trace de la notion d’ethos » (20), parce que « les Jésuites du XVII e siècle se sont écartés de la tradition ouverte par La doctrine chrétienne de saint Augustin » (21). Ces deux remarques, qui situent ce manuel dans l’évolution de l’art oratoire, illustrent l’abondance d’informations mises à disposition de ceux qui voudraient se ressourcer de l’ancienne rhétorique. Une lecture intégrale de ce livre sera probablement l’exception par rapport à la recherche d’informations spécifiques. Le « Glossaire des termes de rhétorique » (663-670) facilite la consultation, l’index des noms de personnes (679-682) et des auteurs cités par Jouvancy (683-686) est aussi utile que les cinq Annexes (643-662) dont le cinquième (653-662) reprend l’« Analyse par Jouvancy de la Première Philippique de Démosthène » publiée par l’abbé d’Olivet en 1727 dans son édition de ce discours. Le texte Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0010 162 latin du manuel de Jouvancy et sa traduction, qui remplissent les pages 54- 498, sont annotés aux pages 499-642. Les différents responsables des sections respectives y éclairent soigneusement les options retenues pour le texte critique latin et pour leurs traductions ainsi que la place des énoncés dans la longue tradition de la rhétorique. Ils signalent régulièrement les emprunts de notre jésuite au Candidatus rhetoricae de Pomey, qui de son côté avait adapté « le De Arte rhetorica libri tres du jésuite portugais Cyprien Soarez, publié dès 1562 » (11). Le chapitre déjà mentionné sur les règles du débit oratoire résume par exemple « l’incipit du chapitre de Soarez (III, 56) » et de « Quintilien (X, 3, 1) » (546, note 157). On peut ainsi évaluer comment la rhétorique jésuite se ressource à la rhétorique grécoromaine. L’Annexe II (645-646) discute les affinités du Candidatus rhetoricae de Pomey et du manuel de Soarez. Il inclut l’Explanatio rhetoricae accomodata studiosae iuventuti publiée en 1659 à Liège par le jésuite Martin Du Cygne, « reprise actualisée et très abrégée » (645) de Soarez. À propos de l’Enthymène (II, 3), la définition et l’exemple de l’induction (127) « sont chez Pomey comme chez Du Cygne […] : tous deux le reprennent à Soarez » (525, note 24). Notre jésuite s’inspire particulièrement de son confrère belge dans les parties VI et VII ajoutées à Pomey où il attribue par exemple, dans l’analyse de la Philippe III, à l’orateur romain un « gaudet » (422) qui « ne vient pas du texte même de Cicéron aux § 1-2, mais de Du Cygne » (625, note 88). Une autre partie des interprétations de l’orateur romain se détachent de Du Cygne ou même le contredisent. Un autre modèle sont les Progymnasmata d’Aphthonius traduits « en latin au XVI e siècle par Agricola et autres, annoté[s] par Lorich (1542) » (579, note 2). Pomey et Jouvancy les reprennent mais le premier dans la première partie, le dernier dans la cinquième partie de son manuel. Grâce aux annotations, on peut évaluer cette adaptation d’un ouvrage prestigieux de la rhétorique gréco-romaine et ses métamorphoses par les jésuites. Comme cette édition est fort heureusement bilingue, le lecteur peut constamment avoir l’oeil sur le latin et le comparer à la traduction. Un cas extrême est l’ajout d’un « argument d’après le genre » (75). Dans l’original, la réponse de l’élève reste dans les généralités : « Virtutem colit ; ergo et Temperatiam […]. Amat Venetos, ergo et Patavinos » (74). Ferté traduit : « Paul pratique la vertu, il pratique donc la tempérance […]. Jean aime les hommes, il aime donc ses ennemis » (75). Le commentaire constate que l’exemple, « inventé par Ferté, fait écho à la parole christique » et il informe que Pomey écrivait : « Amat Gallos : ergo et Lugdunenses […] la France et Lyon » (504). Les notions latines, qui sont régulièrement signalées entre crochets droits, se prêtent à être mal entendues comme le « Locus a Praejudiciis » (110) traduit par « Lieux des Préjugés » (111). Une note met en Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0010 163 garde contre la confusion avec le sens moderne, que Ferté retient, tandis que Jouvancy s’occupe du « pré-jugement » (518, note 183). Ces notes sont particulièrement utiles quand elles nous confrontent avec le problème des intraduisibles. Voici un exemple frappant : « De quelle manière [ratio] doiton louer l’auteur d’une chrie ? » De deux manières [cautio] (293). La traduction est correcte mais l’original latin utilise deux termes qu’on ne peut rendre différemment en français. Les deux directeurs et leur équipe soulignent à juste titre que ce manuel pourra « enrichir nos propres méthodes d’analyse des textes de l’âge classique » en nous apprenant « à réemployer les techniques enseignées à la même époque » (24). Cette édition de L’Élève de rhétorique sera dorénavant indispensable à tous ceux qui s’occupent de l’art oratoire. Volker Kapp