Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2020-0012
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Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 : pratiques et stratégies de publication d’une polémique dans le Mercure François
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Virginie Cerdeira
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PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 : pratiques et stratégies de publication d’une polémique dans le Mercure François V IRGINIE C ERDEIRA (A IX -M ARSEILLE U NIVERSITÉ , CNRS, TELEMMe) Le Mercure François, un livre continu d’histoire politique du temps présent fondé en 1611 par l’imprimeur marchand libraire Jean Richer, illustre parfaitement le fonctionnement du « système multimédia » de l’Ancien Régime qualifié ainsi par Robert Darnton à propos des nouvelles et des médias à Paris au XVIII e siècle . En effet, le Mercure François est une collection de vingt-cinq volumes publiés à Paris entre 1611 et 1648 . Chacun d’entre eux est un recueil de pièces dont la plupart a déjà circulé dans l’espace public, en général sous 1 À propos du « système multimédia » décrit par Robert Darnton voir Robert Darnton, « An Early Information Society : News and the Media in Eigteenth-Century Paris », The American Historical Review, vol. 105, Issue 1, February 2000, p. 30. - Sur le Mercure François, il faut noter qu’il est est conservé à la Bibliothèque Nationale de France (BnF) mais aussi dans de nombreuses bibliothèques municipales classées en France. Le Groupe de Recherche Interdisciplinaire en Histoire du Littéraire (GRIHL) de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) a numérisé vingt-quatre des vingt-cinq volumes du Mercure François conservés à l’École Nationale des Pontset-Chaussées grâce au travail de Cécile Soudan. Ils sont consultables à l’adresse suivante : http: / / mercurefrancois.ehess.fr/ , consulté le 13 octobre 2020. 2 Sur le Mercure François voir Virginie Cerdeira, « Le Mercure François entre écriture de l’histoire du temps présent et écriture de l’actualité politique », Claire Blandin, François Robinet, Valérie Schafer, Penser l’histoire des médias, Paris, CNRS Éditions, 2019, p. 69-70. Voir également eadem, « Écrire le passé en compilant le présent. Le Mercure François, atelier d’écriture du temps présent », Carnets [En ligne], Deuxième série - 2 | 2014, mis en ligne le 30 novembre 2014, http: / / journals.openedition.org/ carnets/ 1266, consulté le 13 octobre 2020. Ainsi que ead., « Le Mercure François, un recueil périodique d’histoire politique du temps présent », Mathilde Bombart, Sylvain Cornic, Edwige Keller-Rahbé, Michèle Rosellini (éds.), « À qui lira ». Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Biblio 17, Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. 222, 2020, p. 447-455. Virginie Cerdeira PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 178 forme imprimée mais parfois également de manière manuscrite. L’une des spécificités du Mercure François est donc de republier des pièces et des informations pour la plupart déjà connues tout en leur donnant une forme inédite par leur proximité immédiate, parce que physique et matérielle, avec d’autres textes. L’autre grande caractéristique du recueil est de republier les événements à distance de leur déroulement et de leur conférer ainsi un caractère historique. Le décalage temporel peut aller de quelques mois à quelques années. Tout au long de sa publication, l’ouvrage affiche une fidélité et une loyauté sans faille à la politique du gouvernement sans qu’il soit possible de postuler une manipulation directe de la part du pouvoir, au moins jusqu’à la reprise de sa rédaction et de sa direction par Théophraste Renaudot à la fin des années 1630. Le dix-septième volume du Mercure François, publié à Paris par Estienne Richer en 1633 revient sur les événements politiques de l’année 1631, notamment sur les réactions qui ont suivi le double « coup d’État » de Louis XIII . En novembre 1630, au cours de la fameuse « journée des Dupes », le roi décide de maintenir le cardinal de Richelieu dans toutes ses responsabilités alors que la veille, sa mère, la reine Marie de Médicis, a décidé de remercier le cardinal. Il élève à ce moment-là le cardinal au rang de ministre principal de son gouvernement. Ce faisant, le roi fait un choix politique très fort et décide de favoriser le parti des « bons Français » incarné par le cardinal au détriment du parti des « dévots » autour de la reine Marie de Médicis et ses fidèles. En réalité, le coup d’État ne se résume pas tout à fait à la « Journée des Dupes » et, au mois de février 1631, le gouvernement royal s’organise pour piéger la reine-mère et ses fidèles au cours du fameux « coup de Compiègne » qui force la reine à quitter le territoire du royaume pour se réfugier à Bruxelles, où elle mourra en exil en 1642 sans être jamais revenue dans le royaume de France. Ces choix politiques, constituant un désaveu violent de Marie de Médicis par son fils, ne manquent pas de susciter des réactions. Une partie du personnel politique de l’époque, au premier rang desquels Gaston d’Orléans, le frère du roi, et ses soutiens récuse ces choix et se montre choquée par la méthode employée. La réaction du frère du roi est d’ailleurs de quitter Orléans pour se réfugier en Bourgogne, signifiant ainsi au monarque son désaccord . À côté du départ de l’héritier putatif de la couronne, une campagne de presse s’engage au cours de l’année 1631 pour 3 Sur la Journée des Dupes et ses suites voir notamment Christian Jouhaud, Richelieu et l’écriture du pouvoir. Autour de la Journée des Dupes, Paris, Gallimard, 2015. 4 Le Dix-septiesme tome du Mercure François ou suitte de l’Histoire de nostre temps sous le regne du Tres-Chrestien Roy de France & de Navarre LOUYS XIII, Première partie, Paris, Chez Estienne Richer, 1633, p. 142 (pour l’année 1631). Nous avons fait le choix de reproduire la typographie et notamment l’usage de l’italique ou encore des majuscules lorsque nous citons le Mercure François. Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 179 dénoncer la journée des Dupes et le coup de Compiègne. Elle prend la forme d’un échange épistolaire ouvert entre Gaston d’Orléans et Marie de Médicis. Ces derniers représentent, en effet, le parti des dévots et cristallisent leurs reproches sur la personne du cardinal de Richelieu, considéré comme un usurpateur et un mauvais conseiller. En ce temps on ne voyoit à Paris que des lettres sous le nom de la Royne- Mere, & de Monseigneur Frere du Roy, pleines d’injures & invectives contre le Cardinal de Richelieu. Contre lesquelles sa Majesté estant à Fontaine-bleau le 26. jour de May, fit cette Declaration . En 1633, le Mercure François revient longuement, à la fois sur l’éloignement de la mère et du frère de Louis XIII du pouvoir et sur l’épisode de la campagne de presse suscité par la décision royale . L’épais dossier consacré par le Mercure François aux événements comme à ce qui s’en est dit et imprimé puise dans un large éventail documentaire. Les lettres d’acteurs politiques centraux côtoient les déclarations royales, les arrêts et leurs suppressions, les requêtes et autres manifestes . Le traitement des événements proposé par le Mercure François poursuit l’objectif de justifier la politique royale en défendant la personne du cardinal de Richelieu comme en témoigne par exemple la reproduction de la « Déclaration du Roy en faveur du Cardinal de Richelieu » ou encore la « Deffence du Roy & de ses Ministres contre le Manifeste que sous le nom de Monsieur on fait courre parmi le peuple ». La publication de ces discours contradictoires vise pourtant à orienter le lecteur dans une direction unique : celle prise par le roi. Il s’agit aussi de préparer les lecteurs à accepter la politique du cardinal et l’entrée ouverte dans la guerre qui en constitue le point central . La question de la participation du royaume de France à la guerre de Trente ans est aussi le nœud du désaccord entre les partis des « dévots » et celui des « bons Français ». Au cœur de la compilation de ces pièces, les rédacteurs du Mercure François se ménagent des interstices susceptibles de 5 Ibidem, p. 187 (pour l’année 1631). Voir aussi ibid., p. 139-142. 6 Ibid., p. 119-390. 7 La table des matières est particulièrement utile pour repérer la nature des documents convoqués par le Mercure afin de défendre la politique royale. Voir par exemple ibid., p. 119, 135, 140, 178, 183 ou encore 202. 8 Ibid., p. 187. 9 Ibid., p. 265. 10 Sur la justification de l’entrée en guerre du royaume de France contre celui d’Espagne dans le Mercure François voir Virginie Cerdeira, « Le Mercure François entre en guerre », Emmanuelle Cronier, Benjamin Deruelle (dir.), Argumenter en guerre. Discours de guerre, sur la guerre et dans la guerre de l’Antiquité à nos jours, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, Collection War Studies, 2019, p. 291-308. Virginie Cerdeira PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 180 leur permettre de publier leur avis et la juste posture politique à adopter, selon eux. La publication du « Discours d’un vieil Courtisan desinteressé sur la Lettre que la Royne-Mere a escrite à sa Majesté apres estre sortie du Royaume » est une occasion pour eux de le faire. La rédaction de transition entre deux pièces collectées ou de leur remise en contexte leur permet également En nous focalisant sur l’une de ces transitions, nous nous proposons d’analyser les pratiques d’écriture mises à profit afin d’orienter favorablement l’opinion des lecteurs à l’égard de la politique royale, aux lendemains de la Journée des Dupes comme du Coup de Compiègne et à la veille de l’entrée en guerre contre l’Espagne. Le texte publié entre la « Déclaration du Roy en faveur du cardinal de Richelieu » et la « Lettre escrite sous le nom de Monsieur Frere unique du Roy au Parlement de Paris » sera analysé à cette aune . À cette fin, il s’agira d’examiner la façon dont le Mercure entend donner au lecteur le sentiment d’être objectivement informé ainsi que l’usage d’une rhétorique autour du repos public. Un lecteur visiblement bien informé : un enjeu politique Une des stratégies du Mercure François consiste à donner au lecteur le sentiment d’avoir accès à une information objective et neutre parce qu’exhaustive, susceptible de lui permettre de se forger sa propre opinion sur les événements, en faisant intervenir sa raison critique. Cette volonté est d’ailleurs très explicite dans plusieurs des volumes du Mercure préfacés . Ici, le recueil ne cache pas à son lecteur les attaques dont fut la cible le gouvernement royal en 1631, il lui décrit même avec minutie le mécanisme d’une campagne de presse sous l’Ancien Régime. La diffusion d’une campagne de presse polémique et dissidente Le récit livré par le Mercure François de la campagne de presse polémique laisse entrevoir le système multimédia décrit par Robert Darnton avec l’emboîtement de plusieurs médias et son fonctionnement à plusieurs échelles . La rédaction d’une requête signée par le duc d’Orléans et adressée au Parle- 11 Mercure François…op. cit., vol. XVII, partie I, 1633, p. 350-371 (pour l’année 1631). 12 Ibid., p. 187-194. 13 Ibid., p. 196-199. 14 Le texte se situe donc entre les pages 194 et 196 de la première partie du volume XVII du Mercure François, pour l’année 1631. 15 Voir « Le Libraire au Lecteur », Mercure François…op. cit., vol. II, 1613, [fol.3], r°-v°. Voir aussi « Au lecteur », ibid., vol. IV, 1617, [p. 3]. 16 Robert Darnton, « An Early Information Society…art. cit.» Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 181 ment de Paris est évoquée dès après la publication de la « Déclaration du Roy en faveur du cardinal de Richelieu » et démontre qu’à l’origine l’affaire se développe dans un espace de diffusion et de réception relativement restreint, sans qu’il soit possible de parler de caractère privé puisque le Parlement est une institution. Après sa suppression par le roi, les auteurs de cette requête décident d’avoir recours à d’autres moyens pour la diffuser et élargir ainsi son espace de diffusion . Désormais, les lecteurs de leurs arguments ne seront plus les seuls parlementaires. D’après l’auteur du Mercure, les polémistes multiplient les médias pour permettre au message de passer, il est question de « libelles, lettres, requeste, manifeste ». L’usage du pluriel et l’énumération de ces moyens de communication par le recueil donne l’impression d’une volonté délibérée de contrevenir aux ordres royaux de la part des auteurs de ces documents. En outre, le Mercure précise que toutes ces pièces ont été « imprim[ées] à Nancy en Loraine », ce qui signifie que non seulement les auteurs des libelles se sont servis de l’imprimerie afin de diffuser leur message à plus grande échelle que celle permise par une simple diffusion manuscrite, mais qu’en plus ils l’ont fait de manière clandestine comme le suggère la référence à la ville de Nancy, en Lorraine. Le Mercure insiste sur le fait que ces textes sont diffusés en dehors du royaume de France et qu’ils sont donc susceptibles de porter atteinte à la réputation et à l’autorité royale à l’échelle internationale puisque les polémistes les « envoyerent en France & aux autres Royaumes, Estats & Provinces voisines ». Mais les polémistes n’ont pas dédaigné la voie manuscrite pour diffuser leur désobéissance comme l’indique également le texte qui précise que les destinataires reçurent des textes : « tous escrits à la main ». En ce qui concerne la diffusion de la polémique en France, le Mercure propose de la décrire et de la dater de manière assez précise : « Ce fut donc au commencement du mois de Juin qu’ils semerent ces nouveaux Libelles par pacquets & commencerent par la Cour du Parlement […] ». À nouveau, la mention de paquets et l’usage du pluriel donne au lecteur l’impression que les auteurs de la polémique décident d’inonder un espace public d’une parole 17 Mercure François…op. cit., vol. XVII, partie I, p. 194 (pour l’année 1631). 18 Sur l’espace de diffusion des débats d’idées voir par exemple Cyril Lemieux, « À quoi sert l’analyse des controverses ? », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2007/ 1, n°25, p. 191-212. 19 Mercure François…op. cit., vol. XVII, partie I, p. 194. 20 Ibid., p. 194-195. 21 Ibid., p. 195. 22 Ibid. 23 Ibid. Virginie Cerdeira PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 182 pourtant interdite par le roi. L’arrogance des polémistes va jusqu’à réitérer ce que le roi avait expressément interdit, puisqu’il a défendu la diffusion de la requête, en choisissant à nouveau pour destinataire privilégié les parlementaires parisiens. Les princes et seigneurs sont également choisis comme destinataires par les auteurs des libelles comme l’indique bien le texte . Il faut rappeler ici la fréquence des révoltes et rébellions princières sous le règne de Louis XIII, notamment dans les années 1614-1616 puis 1619-1620. Cellesci se manifestent bien souvent par un départ du prince de la cour, accompagné de ses hommes. Ce départ ostentatoire et visible est une manière pour les princes de signifier leur désaccord politique au roi. Choisir pour destinataires les courtisans est une façon de les inciter à la révolte, c’est en tout cas ce que suggère très fortement le Mercure François à ses lecteurs. C’est d’autant plus vrai que le frère du roi a décidé de s’éloigner du pouvoir, comme le recueil le rappelle un peu plus haut . Ainsi, la compilation décrit la façon dont les polémistes font en sorte d’élargir par cercles concentriques l’espace de réception de leurs propos, en commençant par le personnel administratif du royaume et les sphères du pouvoir. Autrement dit, le Mercure révèle au lecteur la façon dont les polémistes diffusent la dissidence et la désobéissance. L’extrait indique qu’après ces deux étapes, les polémistes prennent le parti de s’adresser directement aux sujets parisiens, dans le but de toucher toutes les catégories sociales et tous les ordres possibles, comme on le voit bien grâce à l’énumération proposée par le Mercure François : Peu après ils en envoyerent à Paris bon nombre imprimez à Nancy, qu’ils firent jetter secrettement aux offices du Louvre & autres grandes Maisons ; en la Salle & boutiques du Palais & grand Chastelet, sur les Barrieres des Sergens, dans les Eschopes & boutiques des Halles & marchez publics, afin d’animer le peuple à se souslever contre l’authorité souveraine . L’interprétation du Mercure François est encore plus explicite qu’à propos des libelles adressés au Parlement ou aux Princes du royaume : les polémistes ont pour seul objectif de diffuser leur propre désobéissance et de troubler le repos public. Ils sont arrogants et hardis, comme le rappelle le Mercure : « […] un Gentilhomme, qui eut la hardiesse de le porter en la Grande Chambre, à neuf heures au matin & parler au premier President, & aux Conseillers qui estoient au Siege […] ». Sous couvert de livrer avec une grande précision l’organisation de la diffusion de la polémique, le Mercure dénonce les polémistes 24 Ibid. 25 « Monsieur quitte Orléans et s’achemine en Bourgogne », ibid., p. 142. 26 Ibid., p. 195. 27 Ibid. Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 183 d’avoir employé un grand nombre de moyens dans le seul but de désobéir au roi dont la volonté est rappelée au tout début du texte : « Encore que le Roy, par son Arrest du 12. May dernier eust supprimé la Requeste presentée au Parlement […] ». Honnêteté intellectuelle et mise en garde du lecteur Par la description qu’il fournit de l’organisation de la campagne de presse polémique organisée par les ennemis du cardinal de Richelieu en 1631, le Mercure François contribue, même à distance, à faire connaître l’existence de sujets susceptibles de s’opposer à la politique royale voire à troubler l’ordre public. On pourrait s’étonner de cette pratique de republication de la polémique, capable de la relancer. Pour autant, elle répond à une stratégie très subtile dont l’enjeu principal est la manipulation et l’orientation de l’opinion des lecteurs. Pour commencer, lorsque le dix-septième tome du Mercure est publié en 1633, la polémique est déjà connue des lecteurs. En conformité avec sa ligne éditoriale, le recueil prend le parti de relater de la manière la plus exhaustive possible la façon dont la campagne de presse s’est structurée. Le lecteur peut ainsi avoir l’impression que le Mercure se montre d’une grande honnêteté en lui donnant les moyens de se forger sa propre opinion sur les événements. Le choix de publier le texte de la Requête incriminée et, d’ailleurs, interdite par le pouvoir royal plaide en faveur du Mercure puisque l’ouvrage prend le parti de ne rien cacher des arguments des adversaires de la monarchie à ses lecteurs : « Voicy donc la Lettre escrite sous le nom de Monsieur au Parlement » et, plus haut, « […] il presenta un paquet dans lequel il y avoit les Lettre, Requeste é Manifeste suivans ». Dans ces conditions, les lecteurs ne peuvent pas prétendre avoir été privés d’une partie des arguments débattus. Donner au lecteur le sentiment d’être parfaitement informé est donc un enjeu politique. En réalité, cette republication ne coûte pas grand-chose au périodique dans la mesure où les arguments sont déjà connus des lecteurs. En outre, le Mercure François ne fait que reproduire la stratégie utilisée par le pouvoir afin d’éteindre la polémique. En effet, face à son incapacité à contrôler la diffusion de l’information, le pouvoir a préféré assumer la publicité de la polémique en prenant en charge la publication des arguments de ses adversaires afin de les contrer. La publication immédiate de la réponse du roi à la requête de son frère dans le même 28 Ibid., p. 194. 29 Ibid., p. 196. 30 Ibid., p. 195. Virginie Cerdeira PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 184 média permet cette contre-attaque. Le Mercure François le rappelle très explicitement : Mais, pour renverser ses malicieux artifices & desabuser le peuple, le Magistrat donna permission d’imprimer ce Manifeste, & le vendre publiquement par les Colporteurs é crieurs d’Almanachs sur le Pont-Neuf afin de faire cognoistre à tout le monde le peu d’estime qu’on en faisoit : Et à la fin dudit Manifeste fut mis la response que le Roy escrivit à Monseigneur son Frere sur ce sujet . En réalité, le recueil fait exactement la même chose : la réponse du roi a été publiée par le Mercure François avant celle de la requête du duc d’Orléans dans « L’Arrest de suppression d’icelle requeste » comme l’indique le recueil : « Et que par la Declaration cy-dessus sa Majesté declaroit ». Ainsi, le périodique a pris la triple précaution de faire précéder les arguments des sujets désobéissants du roi de la propre déclaration du monarque, de répéter certains des arguments centraux de ce dernier (la déclaration royale a été publiée une première fois en intégralité avant d’être à nouveau citée au début de ce texte de transition ) et d’expliquer sa démarche en rappelant celle du pouvoir royal et de la justice au moment des faits. L’extrait proposé est à la fois une mise en garde des lecteurs et une préparation à la lecture d’un texte contrevenant à l’autorité monarchique. Le Mercure prévient son lecteur qu’il s’agit d’un texte dissident, et, ce faisant, lui fait passer le message qu’il risque de se rendre coupable de désobéissance s’il se laisse lui-même convaincre. Cette stratégie passe par la dénonciation des rebelles et par quelques autres précautions. Préserver le « repos de cet Estat » En dépit de la volonté manifestée par le Mercure François de convaincre son lecteur qu’il a toutes les cartes en main pour mobiliser pleinement et librement sa propre raison critique, le recueil procède dans le même temps à une dénonciation très explicite des fauteurs de troubles. Cette dénonciation est complexe à conduire car il s’agit dans le même temps de diffuser la parole du roi et de disculper le duc d’Orléans, dont on connait pourtant le rôle. 31 Ibid., p. 196. 32 Ibid., p. 183-184. 33 Ibid., p. 194. 34 Ibid., p. 183-184 et 194. 35 Ibid., p. 194. Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 185 Semer le soupçon et disculper le duc d’Orléans Les stratégies et pratiques de publication du Mercure François en 1633 sont aussi dictées par l’évolution du contexte politique depuis le déroulement des événements en 1631. Même si la requête a été publiée sous le nom de Gaston d’Orléans, comme le texte l’indique à deux reprises , il convient tout de même de le disculper ou feindre de le disculper pour plusieurs raisons. La première c’est que le roi n’a toujours pas d’héritier et que son frère est donc encore, en 1633, l’héritier présomptif du trône. Il ne serait être question de l’impliquer directement dans l’organisation d’une telle tentative. C’est toujours le cas sous l’Ancien Régime et cela peut expliquer l’implication récurrente du frère du roi dans les complots. Pour ce faire, le Mercure François suggère que les polémistes ont instrumentalisé le nom du frère du roi. Ce ne serait pas lui le véritable auteur de la Requête : « Encores que le Roy, par son Arrest du 12 May dernier eust supprimé la Requeste presentée au Parlement, sous le nom de Monsieur le Duc d’Orléans, par Maistre Michel Roger […] ». On retrouve l’allusion quelques lignes plus loin : « Neantmoins les memes qui avoient escrit sous le nom de Monsieur […] ». Autrement dit, ce sont eux, les usurpateurs ou peut-être les conseillers du duc d’Orléans qui sont les véritables responsables et donc les ennemis de l’État. Cela ne pourrait être le prince du sang lui-même. C’est bien sûr une fiction, car le roi comme le personnel politique du royaume et les rédacteurs du Mercure François ne sont pas dupes mais ils sont contraints d’entretenir cette fiction pour préserver l’avenir du royaume dans le cas où Louis XIII n’aurait pas d’héritier mâle. Personne ne peut en revanche nier le départ du duc de la cour, en Lorraine en 1631 au moment où éclate la polémique, car personne ne l’ignore. Or, ce type de départ est typique du mécanisme des révoltes nobiliaires. Le duc s’est donc bien révolté . En outre, après son passage par la Bourgogne, il est parti à Nancy, la ville d’où ont étaient imprimés les paquets de libelles diffusés en France lors de la polémique . Il faut donc insister sur le fait que la décision ne vient pas de lui, mais de mauvais conseillers : « […] dressée à dessein par ceux qui avoient induit ledit Seigneur Duc à se retirer hors le Royaume 36 Ibid., p. 194 et 195. 37 Ibid., p. 194. 38 Ibid. 39 Sur la révolte du duc d’Orléans, voir, par exemple Michel de Waele, « Le prince, le duc et le ministre : conscience sociale et révolte nobiliaire sous Louis XIII », Revue historique, 2014/ 2, n° 670, p. 313-341. Voir aussi idem, « Conflit civil et relations interétatiques dans la France d’Ancien Régime. La révolte de Gaston d’Orléans, 1631-1632 », French Historical Studies, 2014, 37 (4), p. 565-598. 40 Mercure François…op. cit., vol. XVII, Partie I, p. 195 (pour l’année 1631). Virginie Cerdeira PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 186 […] ». Cette position très délicate tenue par le Mercure François s’explique aussi parce qu’au moment de la publication du dix-septième tome du Mercure, le duc d’Orléans s’est officiellement réconcilié avec son frère. Le périodique a donc une seconde raison de préserver la réputation du duc et de manipuler les événements, même s’il faut postuler que certains lecteurs au moins ne seront pas si crédules. Rappel et sacralisation de la parole royale Le Mercure François puise dans l’intégralité du champ lexical de la dissidence et de rébellion pour bien faire comprendre au lecteur qui est une menace pour la tranquillité de l’État. La compilation utilise ce vocabulaire à son propre compte mais se charge aussi de rappeler qu’elle rejoint-là la position royale. On note donc que la requête adressée au Parlement de Paris au mois de mai 1631 est qualifiée de : « calomnieuse, contraire au bien de son service, repos de ses sujets & seureté de son Estat ». Le Mercure prend la précaution de rappeler qu’il s’agit là de la sentence royale à propos du texte. Pour bien insister sur cette dénonciation, le Mercure cite à nouveau le texte de la déclaration, après l’avoir publiée une première fois puis en avoir rappelé le contenu : […] sa Majesté déclaroit, que les faits de ladite Requeste n’estoient veritables, ains du tout calomnieux contre tous ceux dont il se servoit en ses conseils, & notamment entre le Cardinal de Richelieu, des sinceres intentions duquel il estoit tres-asseuré, sçachant par une veritable experience, qu’il n’avoit autre but qu’à la grandeur & le bien du Royaume, en ayant esté en toutes occasions si fidellement & si utilement servy, que luy, ses successeurs, & tous ses sujets, n’en devoient jamais perdre la mémoire . Quelques lignes plus loin, le Mercure répète ces accusations et cite encore les paroles du roi : « lesquels sont qualifiez en la Declaration du Roy du titre d’ennemi du bien & repos de cet Estat ». Ces différents qualificatifs sont d’ailleurs directement liés à leurs pratiques et comportement à savoir la diffusion de la polémique depuis Nancy en direction du royaume de France mais aussi des États voisins . Il est d’ailleurs ensuite question de la « hardiesse » des sujets qui ont ouvertement désobéi au roi en participant à diffuser des textes jugés calomnieux et dangereux par le monarque. Après 41 Ibid., p. 194. 42 Ibid. 43 Ibid. 44 Ibid. 45 Ibid., p. 195. 46 Ibid. Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 187 quoi, à propos de la polémique, il est question de « malicieux artifices […] » dont la conséquence était un abus du peuple d’après le Mercure François. Ces formules entrainent plusieurs remarques en plus de celle de l’usage d’un vocabulaire très clair. La personne royale est non seulement rappelée mais aussi mise en valeur et sacralisée. Cela passe par une recomposition de la chronologie de la polémique puisque le Mercure publie d’abord la réponse du roi puis la requête du duc d’Orléans, par le recours à de nombreuses répétitions et enfin par l’usage de l’italique pour citer le texte et mettre en valeur la parole du roi . Tous ces rappels constituent également une menace aux sujets qui voudraient imiter les dissidents et polémistes en diffusant eux aussi des textes du même ordre, voire, en adhérant simplement aux idées diffusées. Ces sujets se rendraient à leur tour coupables de trouble à l’ordre public. En outre, le roi défend très explicitement le cardinal de Richelieu auprès de ses sujets et le Mercure fait de même auprès de ses lecteurs puisqu’il rappelle les […] sinceres intentions duquel il estoit tres-asseuré, sçachant par une veritable experience, qu’il n’avoit autre but qu’à la grandeur & le bien de son Royaume, en ayant esté en toutes occasions si fidellement & si utilement servy, que luy, ses successeurs, & tous ses sujets, n’en devoient jamais perdre la mémoire . De la sorte, le Mercure François fait passer le message à ses lecteurs qu’il doit faire confiance au roi et à la politique engagée, y compris du point de vue de la politique extérieure qui est celle d’une préparation de l’entrée ouverte du royaume de France dans la guerre de Trente ans, entrée effective en 1635, deux ans après la publication de ce volume du périodique. Le message est donc que pour être un bon sujet du royaume, il faut soutenir aveuglément le roi et le cardinal de Richelieu. Une prescription politique Le message du Mercure François permet aussi au lecteur d’identifier les bons sujets du royaume, ceux qui se montrent fidèles et loyaux en raison de leur bon comportement. Ce faisant, le Mercure publie une prescription politique auprès de ses lecteurs : voilà comment il faut se comporter pour être un bon sujet. Les véritables ennemis de l’État sont les conseillers du duc d’Orléans. Ce dernier n’est pas un mauvais sujet, il s’est d’ailleurs réconcilié avec le roi et a accepté de soutenir la politique royale. Ce soutien à la politique royal constitue le comportement du bon sujet de l’État comme on le prouve bien le rappel 47 Ibid. 48 Ibid., p. 194. 49 Ibid. Virginie Cerdeira PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 188 de la parole du roi. Il passe aussi par le refus de la polémique, comme l’indique très explicitement le Mercure François. Ainsi, les parlementaires parisiens et certains princes de sang ont fourni la preuve de leur loyauté : La Cour de Parlement ne voulut ouvrir ce paquet & l’envoya tel qu’elle l’avoit receu avec le porteur au Roy. Les Princes, Seigneurs, & autres ausquels ont avoit envoyé semblables paquets particulierement firent le mesme : de sorte que sa Majesté en receut quantité en mesme temps tous escrits à la main . Cette précision doit conduire à plusieurs analyses : l’usage du pluriel indique que les soutiens à la politique royale sont nombreux et qu’ils viennent à la fois des institutions administratives du royaume (le parlement), de la cour et de la noblesse de manière plus large (les princes et seigneurs). C’est une manière aussi de signifier l’échec essuyé par les sujets dissidents du royaume lorsqu’ils ont tenté de diviser les sujets du royaume par la diffusion de la polémique. Ce refus présente aux lecteurs un royaume et des sujets unis autour de leur roi et de sa politique, susceptible de les encourager à faire de même. C’est une preuve de la persistance de la loyauté des sujets du royaume à l’égard de Louis XIII et du cardinal de Richelieu. Enfin, cette précision permet au lecteur de comprendre que les véritables auteurs de la polémique ont pu être identifiés puisque le porteur des lettres a été conduit auprès du roi : c’est peut-être une manière de suggérer la véracité de la disculpation du duc d’Orléans. Ce texte de transition entre deux pièces du recueil, probablement écrit par l’un des compilateurs du Mercure, permet de noter la grande interdépendance des différentes voies de communication et d’information de l’époque : le manuscrit, l’imprimé, la reprise et la restructuration de la polémique dans un périodique acquis à la cause du gouvernement royal à distance des événements. Cela démontre aussi les enjeux politiques qu’il existe à contrôler la diffusion de l’information et à maîtriser si ce n’est empêcher la polémique. Cela prouve aussi la grande créativité du personnel politique du royaume et des professionnels de la communication et de l’information de l’époque lorsqu’ils se trouvent dans l’incapacité à contrôler cette diffusion : il s’agit de la reprendre à leur compte, de la republier pour détricoter un argumentaire, pour dénoncer, accuser et peut-être se servir de cette polémique à de nouvelles fins : menacer les sujets et les encourager à soutenir la politique d’entrer en guerre du royaume, par la dénonciation des désobéissants. 50 Ibid., p. 195.
