Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2020-0013
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« Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur au XVIIe siècle
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Servane L’Hopital
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PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur au XVII e siècle S ERVANE L’H OPITAL En 2001, Sabine Chaouche proposait d’approcher le jeu du comédien au XVII e siècle à partir de traités de l’actio oratoire ; elle rassemblait quelques-uns de ces traités chez Champion 1 . Parallèlement, le metteur en scène Eugène Green développait une discipline de jeu nouvelle, en réaction au jeu naturalisant et psychologisant 2 , en s’appuyant principalement sur le traité de rhétorique de René Bary qui s’adressait à l’avocat comme au prédicateur, afin de construire le « corps » et la « parole baroque », dont la stylisation extrême s’approche du théâtre japonais. Or, l’effet de recueil de cette édition moderne ainsi que l’engouement pour le jeu baroque nous semblent malheureusement avoir fait écran pour bien saisir les enjeux de la comparaison du comédien et du prédicateur au XVII e siècle. Nous nous proposons ici de souligner ce qui, selon ces traités, différencie l’actio du comédien et celle de l’orateur chrétien qu’est le prédicateur. On distinguera parmi eux les auteurs les plus dévots (et souvent les plus quintilianistes) tels le dominicain espagnol Louis de 1 Sabine Chaouche, L’Art du comédien. Déclamation et jeu scénique en France à l’âge classique (1629-1680), Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2001. Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes, de l’action oratoire à l’art dramatique (1657-1750), Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2001. 2 Dans La Parole Baroque (Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Texte et Voix », 2001), les saillies contre le jeu du théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine font mieux comprendre les choix esthétiques d’Eugène Green. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 190 Grenade 3 , l’oratorien Gilles Du Port 4 , le jésuite Bretteville 5 ; et les auteurs les plus mondains, tels les rhétoriciens Richesource et Bary, le comédien Jean Poisson 7 . Entre les deux, le Traité de l’action de l’orateur du ministre protestant Michel Le Faucheur 8 , semble hybride, car réécrit et édité posthume par Valentin Conrart, premier secrétaire de l’Académie française. Après avoir reposé quelques distinctions, nous nous pencherons plus particulièrement sur la question de l’intensité mimétique dans la prédication et sur la sincérité du prédicateur. Distinguons… En mêlant des traités de langue française à l’intention du prédicateur et/ ou de l’avocat, protestants et catholiques, mondains et ecclésiastiques, 3 Louis de Grenade est un dominicain espagnol, prédicateur de la fin du XVI e siècle qui participe à la réformation de la prédication suite au Concile de Trente. On travaillera avec une traduction française de 1698, La Rhétorique de l’Église ou l’Éloquence des prédicateurs, à Paris, chez Jean Villette. Gilles Du Port se revendique de Louis de Grenade dès sa Rhétorique en 1675, ce qui laisse entendre une influence parmi les ecclésiastiques français. 4 Gilles Du Port (1625- 1690) a fait des études de droit, rentre à l’Oratoire à l’âge de 22 ans, où il devint prêtre, enseigna les humanités au Mans, à Avignon, et sortit de la congrégation en 1660. Son Art de prêcher de 1682 est une refonte de sa Rhétorique de 1675. Il ne s’adresse qu’aux prédicateurs. 5 Étienne Dubois de Bretteville (1650-1688) est un normand, ancien jésuite : rentré en 1667, il les quitte en 1678. Il a également écrit un Essai de sermons pour tous jours du Carême, publié de son vivant en 1685 et souvent réédité. L’Éloquence de la chaire et du barreau est publiée de manière posthume. 6 Richesource est un huguenot converti, devenu professeur de rhétorique, qui tient une Académie à Paris à l’intention des jeunes prédicateurs. Il aurait été le maître de Fléchier. Racine ne le tient pas en estime d’après une lettre à Boileau de 1692 (Œuvres complètes de Boileau, par A. Ch. Gidel, Paris, Garnier Frères, 1872, tome IV, p. 345.) 7 Jean Poisson est le fils du grand comédien Raymond Poisson, dit Belleroche. Il débute quant à lui à la Comédie Française en 1694, mais sans succès ; il finit sa carrière dans la Troupe française de l’Électeur de Saxe. 8 Ministre protestant connu pour ses brillantes prédications, professeur de théologie à Montpellier, notable pour avoir refusé les avances du cardinal de Richelieu, premier pasteur de Charenton, puis à Sedan, mort en 1657. Selon Cinthia Meli, dans un article dont notre réflexion constitue une extension (« Le prédicateur et ses doubles : Actio oratoire et jeux scéniques dans le Traité de l’action de l’orateur de Michel Le Faucheur », dans Le Temps des beaux sermons, cahiers du Gadges n°3, Genève, Droz, 2006), Le Faucheur faisait office d’incorruptible dans la communauté protestante. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 191 avec des traités explicitement à l’intention du comédien beaucoup plus tardifs (à partir de 1707) sous la même bannière, Sabine Chaouche conduit à nous faire oublier que les traités de la prédication et de la plaidoirie sont premiers. C’est ce que soulignait Marc Fumaroli dans L’Âge de l’éloquence (1981) : La place considérable que les rhétoriques ecclésiastiques accordent, de 1570 à 1625, aux techniques de l’actio et de pronuntiatio nous permet de formuler l’hypothèse suivante : c’est l’éloquence sacrée qui a joué le rôle moteur dans la renaissance d’une actio rhetorica au XVI e siècle, et c’est à partir de cette version ecclésiastique de l’actio que ses dérivations profanes (étiquette de Cour, art du comédien « réformé ») se sont développées 9 . Il est certes envisageable que des comédiens utilisassent ces traités avant même que Grimarest en 1707 décide d’en faire un ouvrage qui leur fût explicitement adressé, le Traité du récitatif. Mais Grimarest nous laisserait plutôt croire que les comédiens n’en ont cure, lorsqu’il dénigre l’action du comédien (entendons, le comédien professionnel) qui obéit à des « principes grossiers », « le plus souvent faux », lorsqu’il considère le Théâtre de son époque comme « négligé » et se propose de lui donner des « règles pour son art » 10 , dont la plupart sont effectivement reprises aux traités de rhétorique. Grimarest n’est pas descriptif comme le laisse entendre Sabine Chaouche pour justifier son assimilation du jeu du comédien avec l’actio de l’orateur : il est prescriptif. Par ailleurs, Grimarest s’adresse au comédien amateur, à l’homme de qualité qui se fait un « louable amusement » de monter « même des pièces entières » : il fait nécessairement glisser ses considérations du côté d’une actio compatible avec la civilité et l’honnêteté. De quand donc dater ce jeu du « comédien réformé », censé être proche de l’actio de l’orateur, s’il y en eut jamais un ? Le moindre des paradoxes est que la « déclamation baroque » de l’école Eugène Green, dans sa stylisation extrême et quasi-mécanique, est très efficace dans le comique, confirmant les analyses de Bergson, alors que, vraisemblablement d’après Sabine Chaouche, c’était le jeu du tragédien qui devait se rapprocher le plus de l’action de l’orateur… Les jésuites ont peut-être fourni une éducation empreinte des préceptes de Quintilien à une génération de nouveaux comédiens, que ce fût directement, ou indirectement, par le truchement de dramaturges issus de leurs 9 Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris, Albin Michel, 1994 [1980], p. 315. 10 Jean-Léonor Le Gallois de Grimarest, Traité du récitatif dans la Lecture, dans l’Action publique, dans la Déclamation, et dans le Chant, Paris, Jacques Lefevre et Pierre Riboux, 1707, chap. VII , p. 187-188. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 192 rangs, comme Corneille et peut-être Molière 11 . L’éducation des Petites Écoles de Port-Royal, qui faisait la part belle à la lecture à haute voix, n’est probablement pas étrangère à la diction « chantante » (c’est-à-dire emphatique) de Racine et de la Champmeslé : le comédien Jean Poisson dans les Réflexions sur l’art de parler en public (1709) laisse en effet entendre que Racine avait une « déclamation » comme celle des collèges. Les comiques savaient aussi probablement parodier l’actio de l’orateur comme un style de « Geste » particulier, marqué par le mouvement didactique des mains et éventuellement des doigts. Sabine Chaouche cite ce passage du Berger extravagant de Sorel : C’est tout que l’action. Ôte ton chapeau, fais après une révérence à la mode, conduis tes yeux languissamment, et remuant la main droite par mesure, joins le second doigt au pouce, comme font les Orateurs en leurs déclamations 12 . Puis la remarque correspondante dans les Remarques sur les XIIII livres du Berger extravagant : Nos Orateurs joignent souvent le second doigt au pouce comme dit Lysis, et quand ils approchent leur main de leur bouche, il semble par cette action qu’ils tirent leur parole de leur estomac 13 … Faut-il en conclure que les comédiens font toujours comme les orateurs ou plutôt qu’ils peuvent parodier ponctuellement leur style ? Gardons-nous de croire, du fait du terme commun d’actio, que l’actio de l’orateur (éventuellement chrétien) et du comédien se confondent et désignent un même type de geste et de style dans la performance : l’actio en rhétorique se comprend par opposition à la compositio, l’art d’écrire un texte ; toute personne qui prononce un discours en public tombe donc sous cette catégorie ; même si elle se tient immobile et a une action froide, elle a toujours une action… Peut-être que le style du tragédien était plus proche du style de l’orateur du fait d’un jeu plus statique et plus sérieux. Mais il existe aussi une actio 11 Grimarest raconte que les auteurs dramatiques transmettaient ces règles à leurs acteurs, mais que depuis la mort de Molière, les auteurs sont mal reçus par les comédiens. Nous suivons la proposition de G. Forestier selon laquelle Molière aurait au moins fait son collège chez les jésuites, comme Ch. Perrault. Cependant le critique anonyme de la Vie de Molière dénie à Molière la connaissance des règles issues des traités de l’action de l’orateur. 12 Sorel, Le Berger extravagant, Livre IV, cité par Sabine Chaouche, dans L’Art du comédien, op. cit., p. 66-67. 13 Sorel, Remarques sur les XIIII livres du Berger extravagant, cité par Sabine Chaouche, dans L’Art du comédien, op. cit., p. 66-67. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 193 tragique perçue comme un excès vicieux pour l’orateur, païen comme chrétien, si l’on en croit le discours de Panurgus dans les Orationes (1631) du père jésuite Louis Cellot : Ou encore en avez-vous vu d’autres, protégés par une réputation plus brillante, se lancer dans des discours plus véhéments, se frapper la tête, donner du poing sur leur pupitre, s’exclamer, se lamenter, suer des pieds à la tête, enfin recourir à tous les artifices de l’intimidation tragique pour secouer leur auditoire indifférent : en vain. Qui est sorti meilleur d’une prédication de ce genre 14 ? D’ailleurs, l’actio du comédien était déjà chez Quintilien et Cicéron à la fois un exemple et un repoussoir, chacun des rhétoriciens antiques ayant sa sensibilité sur ce point. Quintilien jugeait par exemple trop expressif pour l’orateur de taper sur sa cuisse ou de claquer des mains, quand ces gestes étaient au contraire prescrits par Cicéron. Le premier n’envisageait le théâtre que comme une propédeutique pour entraîner le jeune orateur, et selon un usage très circonspect 15 , alors que Cicéron pouvait donner en exemple à l’orateur adulte des acteurs célèbres de son temps. C’est dire qu’il est nécessaire de renouveler notre attention aux distinctions opérées par ces traités eux-mêmes, et ce d’autant que ces confusions ne sont pas sans conséquences : elles conduisent Sabine Chaouche à interpréter la « querelle de la moralité au théâtre » comme un « faux procès » intenté « consciemment » aux comédiens par les « religieux » : Bary dit vouloir s’adresser aux avocats et aux prédicateurs, dès le début de son ouvrage dans son avant-propos. Si, comme le prétendent les Pères de l’Église, l’orateur, investi de la parole divine, prononce son discours en ressentant les paroles qu’il a écrites et auxquelles il croit fermement, ces gestes devraient apparaître « naturellement » dans le cours du discours, selon cette loi qui implique que la passion agisse sur le corps et lui inspire ses gestes et sa mobilité. Tous les traités de l’action n’auraient plus lieu d’être. Or ce sont les religieux qui ont rédigé la plus grande partie des traités sur cette matière. Les accusations portées contre le comédien au moment de la querelle de la moralité du théâtre, contemporaine du traité de Bary, 14 Louis Cellot, Orationes, éd. Cologne, 1707, p. 301, cité et traduit par Marc Fumaroli dans « Sacerdos sive rhetor, orator sive histrio, rhétorique, théologie et “moralité du théâtreˮ en France de Corneille à Molière », dans Héros et orateur, Genève, Droz, 1996, p. 474. Cette actio d’« intimidation tragique » rappelle encore celle que l’orateur utilise en vain dans la première partie du « Pouvoir des fables » de La Fontaine. 15 On a utilisé une traduction du XVII e siècle de l’abbé précieux Michel De Pure. Voir Quintilien, De l’Institution de l’orateur, par M. M. D. P., chez François Clouzier, 1663, p. 124. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 194 paraissent étonnamment de mauvaise foi si l’on se place du point de vue de l’esthétique de l’action. On a fait consciemment un faux-procès aux comédiens 16 . Une telle construction nous semble peu convaincante. Outre qu’elle range bien des tendances 17 sous le terme commode de « religieux », elle nous semble se tromper également sur la question du « naturel » et de son rapport à l’art au XVII e siècle. Les taxinomies qui relient une passion à une gestuelle ou une intonation ne sont pas présentées par ces textes comme des « mécanismes artificiels » 18 , encore moins comme un « code », qui s’opposerait au « naturel », mais bien plutôt comme des moyens de retrouver les principes premiers de la nature, que l’on ne retrouve qu’à force de tâtonnement, d’étude et de goût 19 . Le « naturel » est une valeur, même si le jeu ne nous paraîtrait pas effectivement naturel à nous modernes. Et loin de donner un code de jeu comme le laisse imaginer le jeu baroque d’Eugène Green, qui se fonde sur le traité le plus systématique de tous (et dont la réputation de l’auteur est sujette à caution 20 ), ces traités seraient plutôt comparables à des manuels de communication rappelant des principes 16 Sabine Chaouche, Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes, de l’action oratoire à l’art dramatique (1657-1750), op. cit., introduction au traité de René Bary, p. 191. 17 Laurent Thirouin, « Les dévots contre le théâtre, ou de quelques simplifications fâcheuses », dans Littératures classiques, Printemps 2000, 39, Littérature et religion, Paris, Honoré Champion, p. 105-121. 18 Le terme de « mécanique », employé de manière récurrente par S. Chaouche, est absolument absent des traités du XVII e jusqu’à Grimarest inclus. 19 Voir l’Abbé Bretteville, L’éloquence de la chaire et du barreau selon les principes les plus solides de la Rhétorique Sacrée et Profane, Paris, Denis Thierry, 1689, préface, n. p. : « Il en est de l’esprit sans Art, comme d’un Vaisseau en pleine mer sans Pilote ; il avance d’abord, mais après avoir erré quelque temps, il est emporté malgré lui ; et enfin il échoue, et se perd. » Ou encore Grimarest, Traité du récitatif, op. cit., p. 157 : « Ce sont justement les mouvements de la Nature que vous ignorez, Lecteur présomptueux et inquiet, qui justifient le soin que je prends de régler votre récit. » 20 René Bary, « conseiller et historiographe du roi », rhétoricien précieux, philosophe mondain, professeur de rhétorique, rangeait les périodes selon la première lettre de l’alphabet (ce qui rappelle singulièrement le professeur de philosophie du Bourgeois Gentilhomme), une méthode dont il s’enorgueillit (René Bary, Les Secrets de notre langue, seconde partie de la Rhétorique française, Paris, Pierre Le Petit, 1665, p. 199 et suivantes) et qui fut raillée par le critique du début du XVIII e siècle Balthazar Gibert, avec les gestes du « pêle-mêle » et du « pousse-à-bout », originalités de sa Méthode pour bien prononcer un discours qu’on ne retrouve pas ailleurs, ainsi que la manie de Bary de s’auto-encenser et de faire dans ses livres une publicité pour ses cours de vive voix. (Gilbert Balthasar, Jugements des savants sur les auteurs qui ont traité de la rhétorique avec un précis de la doctrine de ces auteurs, tome III, Paris, Pierre Alexandre Martin, 1719, p. 123.) « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 195 de bon sens sur la prise de parole en public, encourageant à l’intériorisation d’un habitus plus qu’à l’élaboration d’une esthétique. En effet, le sens de nombreux principes s’éclaire lorsque l’on a pratiquement devant soi, non des comédiens professionnels, mais des adolescents ou des comédiens amateurs, auxquels il faudrait faire réciter quelque chose : l’« immobilité fade », la « gesticulation » intempestive, le « babil » des mains, les yeux craintifs qui roulent de droite à gauche, trop baissés, ou au contraire tendus et exorbités, le piétinement d’un pied sur l’autre, le déplacement mal ménagé, la tête baissée et les épaules rentrées de la timidité ou au contraire la tête relevée de la morgue adolescente, l’articulation pénible, l’empressement de la peur de manquer de mémoire, ou au contraire la lenteur poussive ponctuée de grands silences qui disloque les périodes et empêche de saisir le mouvement d’un tour d’esprit, sachant comme dit Cicéron que « l’imagination de la peine d’autrui, nous fait de la peine à nous-même » 21 … sont autant de défauts que les traités de l’actio relèvent afin de les corriger. Mais Quintilien considérait que l’orateur ne devait pas pousser trop loin sa recherche dans l’actio, de peur de ressembler au comédien 22 . De même qu’il a pu être de bon ton dans les bonnes familles de faire faire de la danse classique aux jeunes filles, afin qu’elles en gardent plus tard un joli port de tête, sans pour autant en faire des danseuses étoiles 23 , de même il est de bon ton de faire faire un peu de théâtre aux plus jeunes, afin qu’ils y gagnent de l’aisance à l’oral… Mais dès que l’art du geste va plus loin que dégrossir ces défauts, on sort de la mesure propre à l’orateur. Enfin, la « querelle de la moralité » est loin de faire de « l’artificialité » du théâtre l’enjeu essentiel de la polémique : ce n’est pas tant l’hypocrisie ou l’artificialité de l’acteur qui dérange, que son pouvoir sur l’imagination et les affects, et de là sur la volonté. L’actio ne constitue pas plus une feinte dans les traités de la prédication : le geste et la prononciation sont considérés, comme les autres parties de la rhétorique, avec saint Augustin, comme des armes neutres qui peuvent défendre la vérité comme le mensonge 24 . Et comme Augustin, les ecclésiastiques s’attachent à préciser que recourir à des 21 Cité par Louis de Grenade, La Rhétorique de l’Église ou l’Éloquence des prédicateurs, op. cit., p. 359. 22 Quintilien, De l’Institution de l’orateur, op. cit., p. 71. 23 Voir ainsi l’analogie de Bretteville sur l’intérêt des lieux de la Rhétorique : « Un homme qui a appris à bien danser, marche d’un air noble, et avec bonne grâce, quoi qu’il ne fasse aucune réflexion aux règles qu’on lui a autrefois données. » (Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, op. cit., p. 8) 24 Saint Augustin, La Doctrine chrétienne / De Doctrina christiana, traduction de Madeleine Moreau, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997, livre IV, II, 3, p. 322-323. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 196 techniques de l’actio n’est pas incompatible avec les mouvements de la grâce : l’éloquence seule ne peut avoir les effets de la grâce, elle ne peut qu’y préparer et disposer l’âme à la recevoir. L’étude de la rhétorique ne peut suppléer la prière ni la mise en œuvre concrète de la charité. Ainsi ces textes, loin d’assimiler le « Geste » du prédicateur et du comédien, montrent au contraire que l’« Action » peut varier à la fois dans son intensité mimétique et son degré de sophistication. Il est essentiel de ne pas traduire le principe rhétorique de convenance entre le geste, la voix et la parole en injonction positive à imiter vivement par la voix et par le geste. Le principe de convenance se traduit dans l’art oratoire moins par une injonction positive à illustrer ou incarner la parole que par une double négation : il s’agit de ne pas faire ce qui ne conviendrait pas. Jusqu’où le prédicateur, selon les traités, peut-il donc pousser l’imitation, dans le geste et la voix ? Et recourir au geste compromet-il donc sa « sincérité » ? De la pantomime au geste modéré qui « déclare en général la pensée » Si le mondain Richesource ne fait aucune difficulté à donner en modèle « feu Molière » 25 au futur prédicateur, car celui-ci excellait en « peintures » et « pantomimes », comme Cicéron s’inspirait de Roscius, le protestant Le Faucheur a une position plus quintilianiste lorsqu’il affirme qu’ « il ne serait pas convenable à la gravité d’un Orateur de faire comme ces anciens Pantomimes des Grecs et des Romains qui sans parler signifiaient toutes choses par leurs gestes » 26 . Les auteurs s’accordent tous pour condamner le mime qui fait voir des objets invisibles, dont les exemples renvoient toujours aux instruments de musique et aux armes ; ils s’opposent tous à saint François d’Assise qui osait imiter le geste du joueur de viole ; chez Du Port cette interdiction est faite au motif que de tels mimes prêtent à rire : Le geste de la main doit être conforme à la nature des choses dont on parle et des actions qu’on représente ; mais il ne faut jamais contrefaire les joueurs d’instruments, ou autres choses semblables qui peuvent exciter à rire, parce que ces sortes de représentations sont plus propres pour le théâtre que pour la Chaire 27 . 25 Richesource, L’éloquence de la chaire ou la Rhétorique des prédicateurs, seconde édition, Paris, Académie des orateurs, 1673, p. 338 et 387. 26 Michel Le Faucheur, Le Traité de l’Action de l’Orateur ou de la Prononciation et du Geste, publié par Valentin Conrart, Paris, Augustin Courbe, 1657, p. 224. 27 Gilles Du Port, L’Art de prêcher, Paris, R. de Ninville et C. de Sercy, 1682, p. 268. Nous soulignons. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 197 La référence à ces gestes singuliers peut apparaître incongrue dans le contexte d’une prédication. Ainsi Le Faucheur condamne, sans motif explicite, les actions d’escrimer, de bander un arc, de tirer un coup de mousquet, de jouer des instruments de musique, « comme si vous aviez une épinette sous les doigts ou une harpe entre les mains » 28 , et l’on se demande bien pourquoi un prédicateur pourrait être amené à évoquer de tels objets. On comprend mieux cette interdiction quand elle est remise dans le contexte d’une relecture de Quintilien. Louis de Grenade condamne l’imitation dans la chaire, pourtant appréciée par les auditeurs, et renvoie à une réflexion du rhétoricien latin : Il reste encore un autre vice, que l’ignorance des auditeurs, et le plaisir qu’ils y prennent, fait passer pour une vertu ; c’est d’imiter et de contrefaire les paroles et les actions, ou plutôt la manière d’agir et de parler des autres, en partie par les gestes, et en partie par la voix, comme font les comédiens et les bouffons sur le théâtre. Quintilien met pour exemple de cette vicieuse imitation du geste, lorsque le discours tombant sur un médecin, ou sur quelque joueur de harpe, vous prenez en parlant l’air et les manières de l’un tâtant le pouls à un malade, et la posture de l’autre touchant et parcourant des mains les cordes de son instrument. Il faut dans l’action que l’Orateur s’éloigne extrêmement de ce vice ; car il y doit avoir une très grande différence de lui à un Acteur de Théâtre, ou à un danseur. Il faut qu’il ait un geste convenable, qui ne s’accommode pas tant au son qu’au sens des paroles, c’est-à-dire, selon l’expression de Cicéron, qu’il ne fasse pas voir à l’œil, ni toucher au doigt toutes choses par les contorsions de la main, comme celui des bateleurs, mais qui déclare en général la pensée. Et c’était aussi autrefois le geste des Acteurs un peu considérables 29 . Le geste de l’orateur, et partant du prédicateur, n’est pas là pour « faire voir à l’œil », ni « toucher au doigt toutes choses » : il n’est pas le mime qui donne à voir un objet ou une situation dont il est question dans une narration, mais « déclare en général la pensée ». Il a une fonction didactique et pragmatique, non représentative. Il se distingue du geste du conteur qui, par quelques gestes, donne à voir les circonstances concrètes du récit dans ses trois dimensions et donne à voir l’invisible, convention de jeu ludique effectivement plus propre à la farce qu’à la tragédie. Si Le Faucheur, Du Port et Louis de Grenade relèvent le geste mimétique comme un défaut, ils précisent que ce défaut est populaire dans la chaire, du fait de « l’ignorance des auditeurs », qui n’aiment « que ce qui les divertit et les fait rire » : 28 Michel Le Faucheur, op. cit., p. 224-225. Voir aussi Richesource condamnant le geste de l’Organiste et du Gladiateur, L’Éloquence de la chaire, op. cit., p. 384. 29 Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 198 Pour moi je ne suis nullement surpris de voir, que les auditeurs applaudissent souvent à cette sorte d’imitation, sachant qu’ils n’estiment et qu’ils n’aiment, que ce qui les divertit et les fait rire, comme on estime et on loue un baladin, qui sait contrefaire au naturel la voix, l’action et les divers caractères des hommes. C’est néanmoins ce que blâment toutes les personnes savantes et éclairées, et les plus considérables par leur piété, dont nous devons bien plutôt suivre les sentiments, que rechercher les applaudissements du peuple. Ils n’estiment rien de si indigne de la gravité d’un Docteur de l’Église, et d’un Prédicateur de l’Évangile, que de faire comme les bouffons, toutes sortes de postures, et d’imiter ainsi les gestes et les manières d’agir et de parler des autres 30 . Et de fait, Richesource, le plus représentatif d’une vision mondaine, rhétorique et littéraire de la prédication, et qui dut faire école avec son Académie, défend notablement une position beaucoup plus mimétique. Certes il écrit dans un esprit proche des autres auteurs renvoyer l’usage des gestes « au jugement et à la modération », notamment ceux tirés des « Arts et des Disciplines Libérales », afin de « n’en pas abuser, à la façon des Farceurs qui se rendent trop populaires et trop expressifs » 31 . Il rappelle que le prédicateur, très classiquement, se tient entre deux extrémités : L’excès qui fait l’Action théâtrale ou tragique ou comique. Le Défaut qui rend l’Action morte ou languissante, pour ne pas dire, niaise ou ridicule 32 . Mais il montre en même temps un goût certain pour l’expressivité corporelle. Tous ses exemples posent la question d’un geste accompagnant une expression métaphorique de la Bible. Lorsque l’expression verbale est assez forte en elle-même, a fortiori lorsqu’elle évoque des choses « désagréables » comme des réalités corporelles (vomissement du chien, vautrement du pourceau), il y faut « bien peu de geste », celui-ci choquerait l’assistance. Il y a déjà assez de vivacité dans la métaphore pour que le geste n’ait pas besoin d’en rajouter. Mais lorsque la métaphore est moins vive, Richesource conçoit que le geste illustre le sens propre de l’expression figurée : Ainsi, si quelque Prédicateur devait parler du mérite de la Passion du Sauveur et de la grande disposition de Dieu à pardonner les péchés, dans la pensée du Prophète, qui dit que Dieu les rendra blancs comme la neige, fussent-ils rouges comme du vermillon, en les plongeant dans le sang de l’Agneau sans macule, pour peu qu’il fasse l’action des Teinturiers qui tiennent la pièce 30 31 Richesource, L’Éloquence de la chaire, op. cit., p. 388. 32 Ibid., p. 338. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 199 d’étoffe des deux mains et qui la plongent dans la chaudière, il ne manquera jamais d’avoir un beau geste juste et judicieux 33 … Richesource propose aussi le geste du graveur avec son polissoir, du peintre avec son éponge. Ces gestes sont effectivement tirés des « Arts et des Disciplines Libérales », gestes extrêmement familiers, qui viseraient à rappeler le sens concret des métaphores bibliques et les imprimer mieux de cette manière dans les cœurs, au premier chef des artisans, parce qu’ils mettent en jeu leur mémoire corporelle. Un dernier exemple concerne le sens concret d’une métaphore hyperbolique : (…) ou si quelque Prédicateur voulait représenter ceux qui se jettent dans le dérèglement et qui se plongent dans les voluptés, il doit copier leur action et d’un demi-geste, pour ainsi dire, avancer les bras, la tête et le corps, comme hors de la chaire, que l’on appelle le semblant 34 . Richesource propose de donner une illustration concrète au mot « plonger », mais par un « demi-geste », car le prédicateur ne va pas aller plonger de la chaire ! Cependant, son demi-geste, esquissé, vise à actualiser dans le cœur de l’auditeur des impressions et des mouvements attenant au verbe : le danger, la rapidité, l’engagement entier du corps, la chute… Toutes ces impressions physiques viennent suggérer toute l’inconséquence et la témérité de ceux qui se « jettent » et se « plongent » dans les voluptés au regard de leur intégrité morale. On conçoit bien comment de tels gestes peuvent confiner au ridicule, par la trivialité ou la redondance didactique, mais aussi comment un tel geste, utilisé ponctuellement, sans esprit de système et avec jugement, peut avoir un intérêt pour effectivement « imprimer des mouvements » dans les cœurs des fidèles. Le cas de la prosopopée ou de ce que Richesource appelle l’éthopée 35 pose l’imitation sous l’angle de l’expressivité corporelle. Il ne s’agit pas à de pantomime qui « donne à voir » un objet, de geste qui actualise le sens concret d’une métaphore, mais de mimique ou de posture qui donnent à voir un personnage et son état d’esprit. Alors que Richesource critique en général la 33 Ibid., p. 388. 34 Ibid., p. 388. 35 « figure ou une manière de s’exprimer, par laquelle le Prédicateur, par le secours de la Prosopopée et du Dialogue, introduit quelque Personne et lui fait dire les sentiments soit de joie, soit de tristesse, soit d’irrésolution, soit de conseil ou de quelque sentiment. L’Esprit de cette Figure consiste à faire dire à une autre ce que nous pourrions dire, sentir, imaginer ou faire si nous étions dans l’état et dans la condition où se trouvent ceux à qui nous parlons, ou de qui nous parlons, ou pour qui nous parlons. » (Ibid., p. 324.) Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 200 posture de la tête rentrée dans les épaules, comme « vile et lâche », peu digne du prédicateur, il imagine la « peinture » suivante : (...) il est vrai que les Prédicateurs en peuvent user quelquefois, selon la nature des Peintures qu’ils veulent faire, des personnes qu’ils ont dessein de représenter ; comme s’ils avaient dessein de faire la peinture de saint Pierre lors que le Fils de Dieu le regarda, après qu’il l’eut renié, et qu’il le fissent pleurer, cette posture indécente de la tête, du cou et des épaules aurait une telle grâce dans cette peinture, que ce ne serait pas être habile Prédicateur, que de ne se servir pas de ces sortes de traits, qui se tirent de l’Éloquence du corps 36 . Richesource se propose donc simplement d’imiter ce à quoi devait ressembler saint Pierre après son reniement. L’exemple ne pose pas de problème moral puisque la disposition d’esprit de Pierre, amer pénitent, est une disposition que le prédicateur comme le fidèle doivent apprendre, ou du moins se reconnaître, et plus encore pratiquer. L’imitation corporelle est ici justifiée par le souci de toucher l’imagination et par celui de susciter une imitation corporelle et affective chez le fidèle, en miroir. Des études récentes des sciences cognitives sur les « neurones miroirs » montrent effectivement qu’en voyant un geste exécuté par un danseur, le cerveau du spectateur active les mêmes parties que s’il faisait ce même geste lui-même. Les auteurs du XVII e siècle parleraient de « disposition » similaire. Cependant Richesource conçoit aussi que l’on puisse « dans quelque rencontre, comme dans l’éthopée, où l’on fait parler le vulgaire », user même de « facéties » et « bouffonneries » condamnées par ailleurs : (…) il n’est rien qui relâche davantage le zèle, et qui refroidisse plus la dévotion que les facéties et les bouffonneries, que les railleries et les contes, les proverbes et les expressions triviales ou familières, et mêmes les vulgarismes, qui tiennent trop de la plaisanterie, comme si la Chaire de l’Évangile était quelque Tribune populaire et quelque Théâtre comique ; si ce n’est dans quelque rencontre, comme dans l’Ethopée, où l’on fait parler le vulgaire 37 . Mais il précise un peu plus loin : Et pour ce qui est des facéties verbales et corporelles, nous disons qu’il en faut user quelques fois, mais avec beaucoup de discrétion, parce qu’un bon mot bien souvent dit de bonne grâce et à propos a de merveilleux effets, mais il le faut prononcer avec beaucoup ou de feu, ou de mépris, ou du moins d’indifférence ; selon le sens qu’il porte, afin que le Peuple, qui ne peut 36 Ibid., p. 380. 37 Ibid., p. 34. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 201 s’empêcher d’en rire, reconnaisse sa faiblesse, par la gravité, l’ardeur, le mépris ou l’indifférence du Prédicateur 38 … Dans ce cas, l’action du prédicateur est comme double et ironique, tiraillée entre imitation du vulgaire et jugement du vulgaire, entre mimétisme et distanciation affirmée, dans un effet de mention. Le prédicateur se désolidarise de l’effet que sa propre facétie produit afin que le peuple « qui ne peut s’empêcher d’en rire », « connaisse sa faiblesse », car de son côté il reste grave, méprisant, en colère ou indifférent, ce qui marque qu’il regarde la même chose sous un autre angle et instrumentalise la facétie à d’autres fins que celle de faire rire. C’est d’ailleurs une stratégie habituelle des professeurs voulant signifier qu’ils sont au-dessus des railleries enfantines. Selon Richesource, ce qui fait la différence entre le prédicateur et le comédien tragique, c’est la modération et la fréquence de l’imitation ; avec le comédien comique, la modération, la fréquence et le contraste ironique. À l’opposé, Le Faucheur et Bretteville après lui 39 , ne considèrent le geste dans la prosopopée que dans une perspective négative, sous l’angle du geste qu’il ne faut pas faire. Ils font la remarque de bon sens suivante : Quand on use de quelque Prosopopée, et qu’on fait parler une personne, il faut prendre à garde de ne point faire de Gestes qui ne puissent venir en l’état auquel vous le représentez parlant : comme si vous représentez Jésus-Christ en la Croix, où il a les mains clouées, disant : Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? ou, Mon Père, pardonne leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ; il ne faut pas les lui faire joindre, ni hausser vers le Ciel ; ou en récitant ces mots qu’il dit à sa bien heureuse Mère : Femme voici ton Fils, les lui faire prononcer comme s’il montrait St Jean avec le doigt 40 . Il serait fort comique et mal venu d’aller montrer du doigt Jean alors que Jésus est cloué en croix. Mais remarquons également qu’il serait aussi ridicule pour ces auteurs de mimer le Christ bras écartés les paumes fixées à une croix invisible. Faire une prosopopée du Christ en croix demande donc une neutralité de la gestuelle telle qu’elle ne se fasse pas remarquer, telle qu’on en oublie que le prédicateur a des mains. Le Faucheur explique ensuite pourquoi il est amené à faire une telle remarque : Il semble que le sens commun dicte assez cela à chacun, sans qu’il soit besoin de l’en avertir : mais j’ai estimé que vous êtes tellement accoutumé en parlant de prier Dieu, à joindre les mains, ou en indiquant une personne, à la montrer avec le doigt, qu’il y aurait danger qu’il ne vous arrivât, sans y penser, de le 38 Ibid., p. 35. 39 Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, op. cit., p. 491. Bretteville réécrit le traité de Le Faucheur. 40 Le Faucheur, Traité de l’action de l’orateur, op. cit., p. 226-227. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 202 faire en cette occasion aussi bien qu’aux autres, si n’étiez averti de n’y prendre garde 41 . L’habitude du Geste, que Le Faucheur conseille d’assimiler à la fin du Traité, peut devenir un piège si l’on ne fait pas assez attention aux nouvelles situations d’énonciation qu’induisent les prosopopées. Cette remarque confirme que le geste de l’orateur tient ici d’un habitus, d’une seconde nature. Le prédicateur, qui est au moins diacre, et s’il n’est prêtre, assiste au moins à l’autel le célébrant, a la tendance naturelle à joindre les mains lorsqu’il prie. Il a aussi l’habitude laïque de désigner par la main ce qu’il désigne par la parole. Son geste ne doit pas trop gagner en vivacité dans la prosopopée car l’orateur ne doit pas vraiment imiter, mais son geste peut a contrario perdre en liberté lorsque la prosopopée met en scène une personne en incapacité de bouger les mains. Le geste du prédicateur tel que le défend Le Faucheur, Bretteville et Du Port n’est pas une pantomime ni un jeu de mimiques, mais doit pourtant « convenir à la nature des actions dont on parle ». C’est un geste de la main qui vient renforcer la parole en l’illustrant de manière redondante mais ponctuelle, car il faut éviter le « Babil » des mains, c’est-à-dire une gestuelle bavarde et finalement creuse, traditionnellement imputée aux Italiens (alors que les Allemands ont au contraire la réputation de rester trop froids). Dans ces prescriptions de Bretteville, on reconnaît une gestuelle de communication qui appuie sur des mots clés : Le mouvement de la main doit convenir à la nature des actions dont on parle. Il faut dire par exemple, Attirer, en retirant la main à soi ; repousser, en la jetant dehors ; Arracher, en séparant les mains ; unir, en les joignant ; Ouvrir, en les ouvrant ; serrer, en les serrant : Hausser, en les levant ; baisser, en les abaissant, etc. 42 . Cependant les auteurs semblent manquer de conviction dans l’exposition par écrit de ces prescriptions qui apparaissent pléonastiques : en témoigne le « etc. » de Bretteville. Ils se contentent souvent de signaler le contraire, à savoir le « solécisme » des mains, qui consiste à faire le contraire que ce que la parole indique, par exemple à montrer la terre lorsque l’on parle du ciel. Le Faucheur, Du Port, Louis de Grenade omettent notablement et totalement ces descriptions. Seul Bary les expose longuement et systématiquement. Et un geste qui illustrerait tous les mots est même pour le comédien Jean Poisson vicieux, étranger au comédien comme au prédicateur, il tient du scolastique : 41 Ibid., p. 226-227. 42 Bretteville, L’Éloquence de la chaire du barreau, op. cit., p. 490. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 203 On doit éviter cette Déclamation Scolastique, qui, avec des Tons et des Gestes trop étudiés, et si j’ose dire, Pédantesques, prétend exprimer jusqu’au moindre mot 43 . C’est une prétention didactique et exhaustive qui fait tomber dans ce défaut, alors que pour Poisson, il ne faut point trop d’art, et qu’« on ne doit pas même vouloir faire tout sentir dans un long Discours et dans un long Rôle » 44 . Quant au fameux mouvement des doigts, même Richesource déclare qu’« il est le moins ordinaire et le moins puissant dans les Chaires », et n’estime pas « qu’il soit fort nécessaire d’y insister beaucoup » 45 . Contrefaire sa voix ou mettre le ton ? Outre la pantomime, c’est la contrefaçon de la voix qui est généralement jugée vicieuse. Si chez Quintilien le ton doit convenir au contenu des paroles, l’orateur ne doit pas vraiment imiter le personnage qu’il fait parler dans une prosopopée : ne pas dire en riant quelque chose de triste, n’est pas se mettre à pleurer pour dire quelque chose de triste. Pour bien percevoir ces distinctions pratiques, on peut imaginer un étudiant s’adonner à la lecture d’un texte dramatique à l’oral d’un examen : que veut l’institution ? Le jeu peut paraître inconvenant, le manque de ton sera pénalisé. L’étudiant louvoie entre le risque de paraître excentrique dans ce cadre sérieux et celui de manquer de sensibilité littéraire. Les traités de la prédication relèvent une contradiction similaire entre la vivacité des figures de la prosopopée et de l’hypotypose avec la gravité et la majesté voulue par la chaire. Selon Gilles Du Port : Dans la prosopopée le Prédicateur pour montrer que ce n’est pas lui qui parle, doit changer de voix, et la conformer au caractère de ceux qu’il fait parler : que s’il introduit quelqu’un qui délibère, il parle bas ainsi qu’une personne qui ne veut pas être entendue ; mais s’il introduit quelqu’un qui se fâche, il élève sa voix et imite une personne irritée 46 . Le prédicateur doit montrer que ce n’est pas lui qui parle, la situation de parole de celui qui parle (la délibération), la passion de celui qui parle (la colère). Cependant, selon le même auteur, il est « visible qu’il y a une imitation qui choque la bienséance de la Chaire ». C’est un constat de l’expérience, difficile à faire comprendre à l’écrit : il est « visible » qu’une 43 Jean Poisson, Réflexions sur l’art du comédien, op. cit., p. 414. Nous soulignons. 44 Ibid., p. 418. 45 Richesource, L’Éloquence de la chaire, op. cit., p. 386. 46 Gilles Du Port, op. cit., p. 264. Nous soulignons. On trouve le même type de remarque chez Le Faucheur, op. cit., p. 145-146 ; et chez Bretteville, op. cit., p. 475. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 204 certaine imitation dépasse la convention propre à la chaire. L’oratorien hasarde une explication : C’est encore un défaut ordinaire que dans le récit des choses l’action ne soit pas déréglée ni indigne de la sainteté de la chaire ; ce qui arrive lors qu’on veut rendre ces choses plus sensibles, ou les exprimer trop au naturel ; car il est visible qu’il y a une imitation qui choque la bienséance de la Chaire et blesse les auditeurs ; en un mot il faut prendre garde de tomber dans le défaut de ces Prédicateurs ; dont les discours ne sont que des narrations continuelles, sans preuves et sans réflexions Chrétiennes, ils ne cherchent qu’à plaire à leurs auditeurs, et non pas à les émouvoir et à les convertir 47 . Ce « défaut » est encore « ordinaire » : c’était une pratique courante. Ensuite, c’est la volonté de rendre les choses plus « sensibles » et de les exprimer « trop au naturel » qui fait sortir de la bienséance. La recherche de vivacité et de naturel, propre au souci de frapper les imaginations et de toucher les auditeurs, fait tomber dans l’art de plaire, et non de convertir les cœurs. On remarque enfin que ces types de prédications ne sont que « des narrations continuelles », où le prédicateur est effectivement plus proche d’un conteur que d’un pasteur. Alors l’action est potentiellement « déréglée » et « indigne » de la chaire. Les auteurs ne s’accordent pas sur le degré de conformité au caractère dans la prosopopée. Leur position semble dépendre de leur proximité avec Quintilien ou Cicéron : les Quintilianistes sont plus pour la retenue, les Cicéroniens plus expressifs. Quintilien, et Louis de Grenade après lui, décelaient une imitation vicieuse chez les comédiens eux-mêmes, lorsqu’ils contrefont une voix de vieillard ou de femmelette par une voix tremblante ou efféminée 48 . Une telle question fait d’ailleurs encore débat aujourd’hui selon les écoles de jeu : il y a ceux qui imiteront la vieillesse et ceux qui laisseront les spectateurs la projeter eux-mêmes. Conrart-Le Faucheur, plus cicéronien dans un passage, s’exclame au contraire « combien celle-là a dû être grave et légère, combien lâche et efféminée celle-ci ? » 49 lorsqu’il évoque les prosopopées de Cicéron dans l’oraison pour Celius, l’une faisant parler le vieillard Appius, l’autre le débauché Clodius. Bretteville ne reprend pas significativement cet exemple, alors qu’il est très proche de Le Faucheur dans ces pages : c’est sans doute le signe d’un parti pris pour la modération. De plus, il apparaît 47 Gilles Du Port, L’Art de prêcher, op. cit., p. 136-137. 48 « Je trouve même à l’égard des Comédiens, qu’ils font très mal, lorsque rencontrant dans leur rôle le discours de quelque vieillard, ou de quelque femmelette, ils l’énoncent d’une voix tremblante et efféminée ; tant il est vrai, qu’il y a quelque imitation vicieuse dans ceux-mêmes, dont l’art n’est qu’imitation et que feinte. » Cité par Louis de Grenade, La Rhétorique de l’Église, op. cit., p. 394. 49 Michel Le Faucheur, Traité de l’action de l’orateur, op. cit., p. 146. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 205 qu’imiter un état ou une condition n’est pas imiter une passion. Cette première imitation extérieure semble plutôt dévolue au comédien comique. En effet, Jean Poisson en 1717 fait remarquer : Les Portraits ne doivent point être trop chargés : Il n’y faut point trop faire le Comédien ; je parle surtout pour la Chaire. Quelquefois nous sommes obligés de charger un peu nos portraits sur la Scène, mais autre part, c’est un défaut. On voyait, par exemple, autrefois des Prédicateurs, qui faisant le Portrait d’une femme mondaine, prenaient des Tons efféminés. Rien n’est plus ridicule 50 . En 1709, Poisson avait même écrit « ridicule et criminel ». La « charge » propre à l’action du comique est impropre chez le prédicateur. Poisson semble même s’y adonner à regret (« quelquefois nous sommes obligés de charger un peu ») sans doute parce que ce qui éloigne le plus le comédien d’un honnête homme et de sa délicatesse. Ainsi il semble que le prédicateur doive marquer un changement de voix et s’accorder à la passion dans les prosopopées mais ne pas « contrefaire ». Il ne doit pas non plus multiplier de telles figures. En effet, si chez Richesource, l’hypoypose, la prosopopée et l’éthopée sont les plus beaux ornements de la prédication 51 , l’abbé de Bretteville donne quant à lui des recommandations de modération 52 . Bien qu’il faille « représenter » les « horreurs des péchés » pour dissuader les fidèles de les commettre, et leur en inspirer de la haine, par une image qui impressionne vivement les cœurs, il faut aussi que le prédicateur « arrête » parfois son « imagination » dans les « portraits des mœurs » car les risques sont multiples dans les descriptions : celui de « plaire » par sa verve et de tomber dans les pièges de son amour propre en voulant « paraître bel esprit » ; celui de sortir de la gravité de la chaire. Dans le « portrait des mœurs », le prédicateur aussi doit se modérer. De multiples risques le guettent : celui de rendre aimables malgré soi les péchés dont on parle trop longuement et avec trop de naturel 53 ; celui de suggérer une trop grande expérience du péché comme ecclésiastique et finalement de contenter l’amour-propre du fidèle par la satisfaction qu’il a de voir « jusqu’où est allée la curiosité » 54 du prêtre... On reconnaît les différents griefs contre le théâtre 50 Jean Poisson, Réflexions sur l’art du comédien, dans Sept traités du jeu du comédien et autres textes, op. cit. p. 414. 51 Richesource, L’Éloquence de la chaire, op. cit., p. 160 et p. 314, 325. 52 Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, op. cit., p. 236. Nous soulignons. 53 Ibid., p. 236. 54 « Quoiqu’on entende avec une confusion secrète la description de ses défauts, l’on est bien aise de voir jusques où a été la curiosité d’un Prédicateur. » Bary, Nouveau journal de conversations sur toutes les actions publiques des Prédicateurs, Paris, Jean Couterot, p. 120. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 206 dans la querelle de la moralité, car le comédien résume tous ces risques : il est celui qui ne cherche qu’à plaire pour sa propre gloire, celui qui rend aimables des passions même quand il en montre les ridicules ou les suites funestes, celui qui a pour réputation de connaître toutes les frasques de la condition humaine. Bary par la bouche de son Socrate dans son Nouveau Journal de conversations sur toutes les actions publiques des Prédicateurs note un risque supplémentaire dans les panégyriques des saints, genre par excellence narratif et descriptif : il est certes essentiel de décrire en détails les circonstances de la vie d’un saint ; mais il ne faut donner qu’une idée confuse de la première vie du saint avant sa conversion, et ne pas trop s’attarder sur la force des tentations dont le saint a été le vainqueur, car à vouloir trop montrer la force du saint, on en arrive à excuser les faiblesses des gens ordinaires et à les exposer à des tentations 55 . Le prédicateur, cerné par ces différents écueils, doit arraisonner son imagination et limiter les descriptions trop détaillées, alors même qu’il ne doit pas non plus s’adonner à une morale trop abstraite ni produire des panégyriques interchangeables. Bretteville conseille alors de laisser les détails de la théologie morale à la confession, dans un rapport individuel moins propice aux ruses de l’amour propre que la prédication publique. Et de laisser le genre satirique 56 qui épingle l’extérieur, aux comédiens : La Gravité de la Chaire et du Barreau demande qu’on évite les Descriptions des personnes, quant à l’extérieur ; c’est une figure qu’il faut laisser aux Comédiens 57 . Il laisse à Molière le soin de se moquer des divers « rubans » et « colifichets » dont sont ornés les petits marquis, et délaisse l’instruction qui passe par le relevé du ridicule extérieur. Ainsi, même si les auteurs montrent des nuances, le prédicateur se distingue du comédien en ce qu’il a une gestuelle moins mimétique et moins recherchée, évite la pantomime qui fait voir des objets invisibles et préfère une gestuelle très générale, qui peut suggérer le sens concret d’une métaphore, mais ne doit pas non plus se faire trop didactique ni redondante, car elle se distingue du scolastique et du pédant ; il fait encore un usage modéré de la prosopopée, où il montrera une actio discrète mais non contradictoire avec la situation du personnage évoquée. Il marquera légèrement le changement d’énonciation par un changement de voix et imitera la passion évoquée, mais sans contrefaire le caractère par sa voix la personne évoquée. Seul Richesource invite à une actio satirique, ironique et distanciée. Le prédicateur 55 Socrate dans Bary, Nouveau journal, op. cit., p. 233. 56 Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, op. cit, p. 58. 57 Ibid., p. 228-230. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 207 peut enfin imiter une disposition physique, si elle correspond à une disposition de piété chrétienne. Cet usage du geste signifie-t-il qu’il manque de sincérité ? De la sincérité Le précepte d’Horace 58 selon lequel celui qui est ému lui-même émeut d’autant mieux l’auditoire ne doit pas être tout de suite confondu avec une injonction de sincérité ou de spontanéité. Il s’agit au contraire chez Quintilien 59 d’une conception active et réflexive de l’émotivité, qu’on peut influencer par un travail de l’imagination. Ce volontarisme est également visible dans les traités de la prédication par la forme pronominale réfléchie du verbe « exciter » : « s’exciter à » ou « exciter en soi-même », « s’exciter en soi-même », ou encore « faire naître en soi-même », « produire ». Ainsi chez l’abbé Bretteville : … il faut donc que l’Orateur fasse naître en lui-même les passions qu’il veut exciter dans les autres. Alors il lui sera facile de les exprimer d’une manière forte et efficace ; et les dispositions où il sera, lui serviront de préceptes pour régler les Inflexions de sa voix 60 . Gilles du Port explique cette nécessité de « s’exciter » soi-même par un rapport en miroir entre le cœur du prédicateur et celui des fidèles, et utilise une image frappante : (…) on a beau dire, c’est le cœur qui parle au cœur, la langue ne parle qu’aux oreilles. Saint Grégoire explique cela admirablement par l’exemple du coq, qui dit être la figure du Prédicateur, qui avant d’éveiller les autres par son chant et sa voix, s’excite lui-même par le battement de ses ailes 61 . Cette image du coq souligne non seulement la dimension volontariste de l’affectivité, mais aussi sa dimension corporelle et vocale : on peut s’aider du corps et de la voix pour susciter en soi des mouvements, comme d’ailleurs pour les contenir. Le geste a pour fonction d’éveiller en soi des émotions. C’est d’ailleurs ce que décrit d’Aubignac sur le jeu de Montdory cherchant à s’échauffer pour une demi-passion : (…) prenant diverses postures selon le sentiment qu’il devait exprimer ; ce qu’il faisait à mon avis, pour s’animer un peu et se mettre au point de bien 58 Horace, Art poétique, v. 102-103. 59 Quintilien, De l’Institution de l’orateur, op. cit., Livre VI, chapitre 2, p. 371-372. 60 Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, op. cit., p. 471. Nous soulignons. Voir aussi p. 487 et Gilles Du Port, L’Art de prêcher, op. cit., p. 147. 61 Gilles Du Port, L’Art de prêcher, op. cit., p. 251-252. Nous soulignons. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 208 représenter une demi-passion, se tirant par ce moyen de la froideur naturelle avec laquelle il entrait sur la Scène, et se donnant à lui-même la retenue nécessaire pour ne se as emporter trop violemment 62 . On aurait tort de croire que cette utilisation du corps et de la voix pour éveiller son affectivité n’est que le fait des comédiens. Elle est au cœur des justifications de la vocalisation et des gestes dans le rituel à l’église 63 . L’affectivité n’est pas comprise comme une pure passivité et une pure réactivité, encore moins comme l’expression d’une intériorité stable, mais comme le produit d’une activité volontaire de l’imagination. « Sentir les mouvements » ne s’oppose ni au mensonge ni même à la sincérité, car la sensibilité est capable d’effectivement se mettre en branle pour le faux comme pour le vrai ; il suffit d’être « imaginatif ». Il faut « se figurer » les choses, « s’émouvoir soimême par la considération de son Sujet » 64 , et cela, « si nous le voulons », nous y « parviendrons facilement ». La volonté, en conduisant l’imagination, peut influer sur l’émotivité. On peut même s’y exercer : la sensibilité se travaille. Les traités rapportent alors deux exemples cicéroniens des comédiens Polus et Esopus, qui se servirent respectivement d’un fait réel pour nourrir leur jeu : l’un apporta sur scène l’urne contenant les vraies cendres de son fils pour jouer Electre portant les cendres d’Oreste, l’autre « se représent[a] » 65 en lui-même les malheurs de Cicéron pour jouer une tragédie sur l’exil de Télamon. Ces deux exemples sont censés, chez le Faucheur et Bretteville, mettre en évidence la plus grande force émotive du vrai par rapport au faux. À leur lecture, émerge un paradoxe : ce ne serait pas tant le comédien qui ment sur ce qu’il ressent, que le dispositif théâtral qui fait que comédien et spectateur ne pleurent pas sur la même chose. Alors que dans le secret de son imagination le comédien se pénètre d’un sujet réel qui lui tient à cœur, le spectateur s’émeut sur des fantômes, à moins qu’il ne pleure à son tour dans le secret sur des sujets qui lui sont propres et qui ont quelque rapport avec la fiction. À l’inverse le prédicateur et le fidèle sont relativement d’accord sur ce qu’il y a en jeu, car il peut y avoir des désaccords ; mais la convention veut 62 François Hédelin abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, édité par Hélène Baby, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 405. Nous soulignons. 63 Voir les analyses très éclairantes de Monique Brulin sur la vocalité dans la prière au XVII e siècle, Monique Brulin, Le Verbe et la Voix. La manifestation vocale dans le culte en France au XVII e siècle, Paris, Beauchesne, coll. « Théologie historique », 1998. 64 « Pour produire de pareils effets, il faut que s’émouvoir soi-même par la considération de son Sujet ; et lors que l’esprit sera pénétré de quelque vérité touchante, les yeux, aussi bien que le visage, feront parfaitement bien leur devoir. » (Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, op. cit., p. 487. Nous soulignons.) 65 Michel Le Faucheur, Traité de l’action de l’orateur, op. cit., p. 209. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 209 que l’on sache de quoi on parle vraiment et implique une prétention à la vérité. Ces exemples laissent aussi entendre que le prédicateur est similaire au comédien en ce qu’il doit aussi se « pénétrer » l’esprit d’abord de « quelque vérité touchante » 66 . Quelles sont donc ces vérités touchantes et comment s’en remplit-il l’imagination ? Gilles Du Port fait à cet égard un développement éclairant sur le rôle de la prière dans la préparation d’un sermon : Pour prêcher la pratique des Vertus, il ne faut point d’autre méthode que celle dont on se sert pour méditer ; car les mêmes considérations, les mêmes affections, et les mêmes résolutions qu’on a faites dans la prière, peuvent être employées dans le Sermon (…) Dans un Sermon on peut se servir de ces mêmes considérations pour en instruire les Fidèles, et si après s’être convaincu dans la prière de la nécessité de cette vertu, on a produit quelques saintes affections, en prêchant on doit tâcher d’imprimer dans les cœurs des auditeurs les mêmes affections, et comme on termine la méditation par quelque colloque affectif, qu’on a avec Dieu ; de pratiquer les exercices laborieux de la pénitence, on peut aussi conclure le Sermon par quelque apostrophe pleine de zèle en témoignant à Dieu au nom des Fidèles le regret que l’on a de l’avoir offensé, et on lui proteste de faire à l’avenir une véritable pénitence 67 . Le prédicateur est invité à suivre en miroir la méthode qu’il met en œuvre dans la méditation Dans sa prière il « produit » des « saintes affections » par la considération de ce qu’il doit prêcher, ici une vertu nécessaire, la pénitence. Il engage par la volonté son imagination à méditer sur ce sujet, par le corps il peut influer sur sa disposition, et de là sa sensibilité va se mouvoir. Il se « pénètre » de ce sujet, il en ressent déjà des mouvements de l’âme, des « affections », qui sont « saintes » et qu’il partagera ensuite avec les fidèles dans sa prédication en essayant de leur « imprimer » ces mêmes mouvements. Le terme « imprimer » est notablement le même que celui-ci qu’utilise Nicole pour parler des effets de la Comédie 68 . Et de même que le prédicateur termine sa méditation personnelle par des « résolutions », dans un « colloque affectif » avec Dieu, de même il terminera sa prédication par une apostrophe à Dieu qui engage le fidèle : la figure finale de l’apostrophe est conçue comme un mouvement qui engage les volontés, du prédicateur seul dans la prière, de 66 Bretteville, op. cit., p. 487. 67 Gilles Du Port, citant le Recueil des Conférences Ecclésiastiques du diocèse de Sens, L’Art de Prêcher, op. cit., p. 168-169. 68 Voir § 1 du Traité de la Comédie et l’analyse du mot « impression » par Laurent Thirouin dans les notes. La méditation peut également se lire comme l’équivalent de la répétition chez le comédien. C’est ce que suggère la scène de répétition dans le Saint-Genest de Rotrou. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 210 toute l’assemblée dans la prédication. La prière n’est pas seulement une demande de grâce, elle est une préparation intellectuelle, affective et spirituelle profonde, car il faut au prédicateur être « bien épris et profondément pénétré lui-même de l’amour des mystères et des vérités qu’il veut persuader ». Pour fonder ce rapport en miroir de la prière et de la prédication, Gilles Du Port se rapporte au verset de l’Évangile de Luc 6, 12 « en employant les jours entiers à la prédication, [Jésus] passait les nuits entières à la prière. » La bipartition du jour et de la nuit manifeste une étroite dépendance des deux activités du Christ. Augustin disait de même que le prédicateur est « homme d’oraison avant d’être orateur » 69 . Le prédicateur est invité à entrer dans cette même relation du Christ avec son Père par la prière. On comprend mieux la première définition que Gilles Du Port donne de la prédication : La Prédication n’est autre chose qu’un discours fait avec sincérité de la part de Dieu, devant Dieu et dans l’esprit de Jésus-Christ ; en effet lorsqu’on prêche, il faut entrer dans les desseins et dans les pensées du Sauveur, et annoncer l’Évangile sans aucun mélange d’erreur, d’avarice et de vanité, mais seulement pour la gloire de Dieu, le salut des hommes. Il ne faut pas faire un commerce honteux de ce qui doit être dispensé avec toute sorte de fidélité et d’innocence 70 . Par ailleurs les expressions « Entrer dans les desseins et dans les pensées » et « dans l’esprit de » marquent la nécessité pour le prédicateur d’essayer d’imiter Jésus-Christ. Cela suppose un travail d’assimilation et d’incorporation que permettent la méditation mais aussi l’eucharistie. Notons que nous avons ici des injonctions : autrement dit, rien n’assure le prédicateur qu’il est effectivement entré « dans les desseins » de Jésus-Christ, rien ne l’assure d’être dans ce qui est pour lui la vérité, rien ne l’assure de ne pas être la victime de son amour-propre et de ne pas se jouer la comédie à lui-même. La sincérité, conçue comme une « bonne volonté », n’est pas gage de vérité et de sincérité au sens de transparence, l’homme étant prompt à se tromper lui-même. La sensibilité n’est pas plus considérée comme un signe du vrai : les larmes ne prouvent rien. Peut-il être sûr d’avoir produit des « affections saintes » dans la méditation ? Non. La « dévotion sensible » est en effet un piège de l’amour propre comme un piège de l’entendement dans la prière. Charles Démia dans le Trésor ecclésiastique à la fin du siècle propose au jeune se préparant à l’état ecclésiastique la prière suivante : faites-moi bien distinguer les vrais mouvements de votre esprit d’une dévotion sensible, et découvrez-moi d’un côté la sainteté de l’état que je suis 69 Augustin, De Doctrina christiana, op. cit., Livre IV, chapitre XV, 32, p. 367. Gilles Du Port, L’Art de prêcher, op. cit., p. 6. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 211 prêt à embrasser, et de l’autre mes faiblesses et mes imperfections, afin que je ne me flatte pas, et que je ne prenne point un joug, qui m’accable 71 . Dans la prière, la manière de se rapprocher le plus de l’Esprit saint est de demander de savoir bien prier. La preuve la plus tangible d’une sainteté de la parole résidera dans la sainteté de la vie, dans la fermeté des « résolutions » que prend la volonté. Ainsi le cardinal Bona, cistercien italien et auteur ascétique, invite à se méfier de la sensibilité : La vraie dévotion et le solide plaisir de l’âme ne consistent pas dans un zèle ardent, dans une douceur sensible, dans des tendresses et des larmes. Les Turcs et les Infidèles sentent parfois toutes ces choses au milieu de leurs prières, et de leurs sacrifices. Mais elle consiste dans une prompte volonté de servir Dieu, et de s’abstenir de tout péché 72 . Le cœur de l’homme est en effet si retors qu’il est capable de se nourrir de ses propres larmes, dans le plaisir de faire jouer sa sensibilité et de se complaire dans l’image d’une personne sensible. Une contradiction apparaît lorsque le même Du Port écrit : On sait bien que dans le Dialogue un Prédicateur ne parle pas toujours selon ses propres sentiments, et que souvent au contraire, il est obligé de les quitter pour entrer autant qu’il peut dans les sentiments des personnes qu’il représente 73 . « On sait bien » et « il est obligé » marquent une concession de Du Port, qui ne semble pas en être très heureux. Il faut de plus préciser que « selon ses propres sentiments » n’est pas contradictoire avec « entrer dans les desseins du Sauveur » puisque le prédicateur lorsqu’il cherche à être en communion avec le Christ, fait adhérer sa propre volonté à celle du Christ. La difficulté tient en fait à ce que la même expression « entrer dans » (« les sentiments » ou « les desseins ») est utilisée à deux niveaux : pour parler de la configuration du prédicateur au Christ, pour parler techniquement de l’art de donner des points de vue autres dans les prosopopées, les dialogues et les éthopées. La trop grande vivacité de l’imitation n’apparaît pas seulement contraire à la modestie, la gravité et la majesté de la chaire, mais également potentiellement dissipatrice de l’Esprit saint nourri par la prière, car le jeu des passions trouble la configuration au Christ. Une première solution consiste d’abord dans la fréquence et la longueur des imitations : alors que le comédien entre Charles Démia, Trésor clérical…, par feu Charles Démia, Lyon, chez Jacques Certe, 1736 [1682], p. 45. Nous soulignons. 72 Giovanni Bona, Les Principes et les règles de la vie chrétienne (4 e édition), chez Jérémie Boüillerot, 1693, chap. 44, « Que la prière est nécessaire à tous les Chrétiens », p. 144. 73 Gilles Du Port, L’Art de prêcher, op. cit., p. 60. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 212 dans un rôle unique pour une ou deux heures, même s’il n’est pas toujours présent sur scène, le prédicateur entre dans les sentiments de plusieurs personnages qu’il représente occasionnellement, comme en passant ; c’est d’ailleurs ce qui le rend plus proche du conteur que du comédien. Ainsi, dans la querelle de la moralité au théâtre, ce sont en fait exactement pour des raisons similaires que les plus dévots condamnent le comédien et n’envisagent qu’un usage limité de l’imitation dans leur prédication. Le rapport du comédien à son texte est pensé sur le modèle du rapport quotidien du prédicateur aux Écritures dans la méditation, et non sur celui qu’il entretient avec les prosopopées et les dialogues de son sermon, et dont le prédicateur dévot fait d’ailleurs un usage très circonspect, ponctuel, bref, distancié, avec une actio modérément imitative. Les détracteurs du théâtre imputent au comédien la nécessité de devoir entrer dans les sentiments de son unique personnage comme il faut que le prédicateur entre dans les sentiments et le dessein du Christ. Certes ils oublient facilement que le comédien n’est pas continuellement sur scène pendant toute la pièce. Certes ils exagèrent peut-être l’exigence de l’art et la puissance de l’imitation fréquente. Mais c’est la même anthropologie et un même rapport au texte, qui peut d’un côté sauver le prédicateur et de l’autre damner le comédien. Bibliographie critique Monique Brulin, Le Verbe et la Voix. La manifestation vocale dans le culte en France au XVII e siècle, Paris, Beauchesne, coll. « Théologie historique », 1998. Sabine Chaouche, L’Art du comédien. Déclamation et jeu scénique en France à l’âge classique (1629-1680), Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2001. Sophie Conte, Action oratoire et écriture du corps, de Quintilien à Louis de Cressolles, thèse de doctorat, 2000. Lucie Desjardins, Le corps parlant : savoirs et représentation des passions au XVII e siècle, Paris, Les presses de l’Université Laval, L’Harmattan, coll. « La république des Lettres », 2001. Marc Fumaroli, L’âge de l’éloquence. Rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris, Albin Michel, 1994 [1980]. Marc Fumaroli, « Le corps éloquent : une somme d’actio et pronuntiatio rhetorica au XVII e siècle », les Vacationes autumnales de p. L. de Cressolles », in DSS, n°132, juillet-septembre 1981. Marc Fumaroli, « Sacerdos sive rhetor, orator sive histrio, rhétorique, théologie et “moralité du théâtreˮ en France de Corneille à Molière », dans Héros et orateur, Genève, Droz, 1996. Julia Gros de Gasquet, En disant l’alexandrin. L’acteur tragique et son art, XVII e - XX e siècle, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2006. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 213 Cinthia Meli, « Le prédicateur et ses doubles : Actio oratoire et jeux scéniques dans le Traité de l’action de l’orateur de Michel Le Faucheur », dans Le Temps des beaux sermons, cahiers du Gadges n°3, Genève, Droz, 2006. Philippe-Joseph Salazar, Le Culte de la voix au XVII e siècle. Formes esthétiques de la parole à l’âge de l’imprimé, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 1995. Laurent Thirouin, L’Aveuglement salutaire. 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