Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2020-0015
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2020
4793
Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ?
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Yohann Deguin
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PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ? Y OHANN D EGUIN (U NIVERSITE DE R OUEN N ORMANDIE ) Le succès des Caractères de La Bruyère a d’abord été un succès de scandale, largement accompagné par la publication rapide de clés qui alimentaient alors la lecture anecdotique de l’ouvrage et éloignaient les lecteurs d’une lecture morale 1 . Ce n’est cependant pas de cette réception-là dont la critique littéraire actuelle, ni la tradition scolaire, sont les héritières. Nous lisons aujourd’hui La Bruyère au filtre de lui-même, au filtre du discours métalittéraire qu’il produit en permanence et du programme de lecture qu’il nous offre dans autant de préfaces 2 , discours et même de quelques-unes de ses remarques, en particuliers dans le chapitre initial, « Des Ouvrages de l’Esprit ». « L’affirmation constamment renouvelée qu’il écrit un “Livre de Mœurs” 3 » s’associe, dans la préface au Discours prononcé à l’Académie française 4 , à une virulente dénonciation de toute lecture à clé : Mais puisque j’ai eu la faiblesse de publier ces Caractères, quelle digue élèverai-je contre ce déluge d’explications qui inonde la ville, et qui bientôt va gagner la cour ? […] J’ai peint à la vérité d’après nature, mais je n’ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celle-là dans mon Livre des Mœurs ; je ne me suis point loué au public pour faire des portraits qui ne fussent que vrais et ressemblants. 5 1 Louis van Delft, La Bruyère moraliste : quatre études sur les « Caractères », Genève, Droz, 1971, p. 34. 2 La préface aux Caractères mais également la préface au Discours prononcé dans l’Académie Française le lundi quinzième juin 1693, lui-même publié avec Les Caractères dans leurs dernières éditions. 3 Emmanuel Bury, « Introduction », dans La Bruyère, Les Caractères, éd. Emmanuel Bury, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 23. Nous recourrons toujours à cette édition. 4 La Bruyère, éd. cit., p. 623-636. 5 Ibid., p. 615. Yohann Deguin PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 232 La Bruyère affirme sa recherche de la vraisemblance, concède avoir emprunté des traits çà et là - « je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage 6 » - mais avoir ensuite inventé, à partir d’eux, ses Caractères. Il avance enfin l’argument du nom de ses personnages : pourquoi des « noms de l’ancienne histoire » ou « des lettres initiales », si c’était, en somme, pour que l’on cherche à contourner ces artifices, qu’on remplace le dépaysement ou la distance fictionnelle par l’historicisation ou l’application ? L’ouvrage doit se lire comme poésie et non comme histoire, et la diversité des clés proposées pour un même caractère est le meilleur gage de la généralité de la description éthique 7 synthétise ainsi Marc Escola. C’était creuser un fossé entre poésie et histoire, et enjoindre la critique littéraire à suivre la voie de la poétique - ce que l’on peut attendre d’elle, au demeurant - tout en laissant l’histoire de côté. En a résulté un massif impressionnant d’études consacrées au style de l’auteur, à son travail, à sa pratique d’écrivain, à sa morale, son éthique, son image, sa politique, ses sources, etc. Ce qui fut le mode de lecture privilégié au XVII e siècle et parfois encore jusqu’au XIX e siècle 8 , a été laissé de côté. La réception du texte par ses clés est indéniable, non seulement parce que le texte a une dimension référentielle importante - signalée par la mention de personnes réelles - mais aussi parce que le texte appelle cette réception, pour assurer son succès. Il faut reconnaître aussi que La Bruyère n’a pas fait tous les efforts possibles pour éviter les applications particulières et que souvent, au contraire, il paraît avoir cherché à les provoquer. De nombreux passages […] semblent avoir pour but d’attiser la curiosité. 9 Attiser la curiosité, c’est assurer le succès de l’ouvrage, réédité pour être certes enrichi, mais aussi pour être revendu, diffusé toujours plus largement. En nous fondant sur cette idée, nous chercherons à savoir dans quel cadre herméneutique peut s’insérer une lecture anecdotique des Caractères, une lecture de cet ouvrage comme recueil de petits faits vrais. Les remarques, envisagées comme memorabilia, c’est-à-dire comme « brefs développements narratifs construits à partir d’une sentence ou d’une action remarquables 6 Ibid., p. 117. 7 Marc Escola, « Notice : du bon usage des clés », dans Jean de La Bruyère, Les Caractères de Théophraste traduits du grec avec Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, éd. Marc Escola, Paris, H. Champion, 1999, p. 669. 8 Voir par exemple Paul Janet, « Les Clefs de La Bruyère », dans La Revue des Deux Mondes, t. 70, 1885, p. 833-872. 9 Paul Janet, art. cit., p. 834. Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ? PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 233 attachées à un grand homme 10 » s’inscriraient non plus seulement dans un cadre moral, mais aussi dans un cadre mémoriel ; c’est en tout cas notre hypothèse. Il ne s’agit donc pas d’identifier des clés, il ne s’agit pas non plus de donner corps à la veine scandaleuse du récit, mais de le considérer non tant comme poésie que comme histoire, pour reprendre la terminologie employée par Marc Escola, ou mieux encore, de montrer dans quelle mesure cette poésie ne cesse jamais d’être historique, parce qu’elle est conçue comme une « mémoire artificielle » de ce siècle qu’est le XVII e siècle. Cette expression de « mémoire artificielle » est employée dans les arts de la mémoire mais aussi par un mémorialiste du début du XVII e siècle, lu à son époque : François de Bassompierre 11 . Ce dernier écrit que le récit de sa vie n’est rien d’autre qu’une « mémoire artificielle 12 » des événements dont il a été le témoin. C’est dire à quel point la remémoration est, aussi, de l’ordre de l’inventio rhétorique et de la description morale. C’est à partir de ce diptyque de l’invention et de la description que nous proposons d’envisager l’écriture de La Bruyère sous un angle à la fois anecdotique et mémoriel. Dans l’index des mots-clés du volume bibliographique 13 qu’il consacre à La Bruyère, Marc Escola ne signale que deux titres au mot-clé « anecdote » - les œuvres complètes de Chamfort, au XVIII e siècle et un article de Nodier, au XIX e siècle, consacré aux clés des livres satyriques. Deux titres également pour le mot-clé « histoire » - les Mémoires de La Fare publiés en 1716 et un article de 1887 consacré à « La Bruyère historien 14 ». En fait d’article, il s’agit plutôt du compte-rendu d’un ouvrage de 1886, La Bruyère dans la maison de Condé. Pour le mot-clé « mémoire », l’on ne trouve aucune occurrence. 10 Karine Abiven, « Le portrait par le “trait” ? Les memorabilia comme dispositif descriptif », dans Marc Hersant et Catherine Ramond (dirs.), Les Portraits dans les récits factuels et fictionnels de l’âge classique, Leiden|Boston, Brill|Rodopi, 2018, p. 242. 11 Voir en particulier Elizabeth M. M. Woordrough, « Bassompierre’s “mémoire artificielle” », Seventeenth-Century French Literature, VIII , 1986, p. 88-99. 12 François de Bassompierre, Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l’histoire de France. XX. Bassompierre, Jean-Joseph-François Poujoulat et Joseph-François Michaud (éd.), Paris, Didier & cie, 1854, vol. 20/ 34, p. 7. 13 Marc Escola, Jean de La Bruyère, Paris, Rome, Memini, « Bibliographie des écrivains français », 1996. 14 Paul Lallemand, « La Bruyère historien », dans Le Correspondant, 10 décembre 1887, p. 887-901. Yohann Deguin PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 234 Pourtant, la Bruyère n’est-il pas un peu mémorialiste ? Ce sera le premier temps de cette réflexion. Nous tenterons de voir dans un second temps Les Caractères comme théâtre ou comme labyrinthe de la mémoire. Les Caractères ou les Mémoires de ce siècle ? Les Caractères ne sont a priori pas des Mémoires. Il ne s’agit pas d’une autobiographie qui prendrait le parti de déployer le récit d’une vie de manière rétrospective, à la première personne, contenant aussi bien justification et glorification de soi. Les lieux communs des récits mémorialistes n’apparaissent pas dans Les Caractères comme ils apparaissent dans les Mémoires : pas de récit de l’enfance, pas d’éducation, pas même un narrateur tout à fait assimilable à l’auteur. Il nous faut objecter à la précédente affirmation : l’on trouve, dans Les Caractères, un lieu commun mémorial par excellence, un embryon de récit généalogique, dans la 14 e remarque « De Quelques Usages » : Je le déclare nettement, afin que l'on s'y prépare, et que personne un jour n'en soit surpris. S'il arrive jamais que quelque grand me trouve digne de ses soins ; si je fais enfin une belle fortune, il y a un Geoffroy de La Bruyère que toutes les chroniques rangent au nombre des plus grands seigneurs de France, qui suivirent Godefroy de Bouillon à la conquête de la Terre-Sainte : voilà alors de qui je descends en ligne directe. Cette remarque est souvent commentée comme celle qui révèle au lecteur, à la cinquième édition des Caractères, le nom d’un auteur qui n’apparaissait pas encore sur la page de titre du livre. Elle dit toutefois bien davantage que l’identité de l’auteur, ou si elle la dit, c’est à la manière des mémorialistes de la noblesse, que La Bruyère singe et dont il se moque sans doute au sein de ce pastiche. Dans les Mémoires, le récit généalogique, généralement placé au seuil du livre, permet l’entrée dans le récit personnel par le récit des hauts faits des ancêtres 15 . Ainsi l’identité du scripteur n’est jamais tout à fait distincte de celle de ses aïeux, dont il est une émanation, dont il est la somme et dont il endosse l’identité collective. En termes moraux, il s’agit de faire preuve de pietas, de respect filial envers les pères (et mères dans une moindre mesure) ; en termes nobiliaires, il s’agit d’assurer sa gloire par réflexion de celle du lignage. Cet « Usage » paraît bel et bien tourné en ridicule, par La Bruyère : « afin que l’on s’y prépare » souligne l’incongruité du fait ; « s’il arrive jamais que quelque grand me trouve digne de ses soins ; si enfin je fais 15 Nous nous permettrons de renvoyer ici à nos propres travaux : voir Yohann Deguin, « Le récit généalogique : un lieu pas si commun », dans L’Écriture familiale des Mémoires, Paris, H. Champion, 2020, p. 247-288. Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ? PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 235 belle fortune » signale que la grandeur de l’homme fera celle de sa lignée qui méritera alors qu’on la mentionne, et vice-versa (il vaudra encore davantage par sa naissance). Toutefois, la satire n’est pas totale, parce que pour incongrue que soit la remarque, elle est factuellement juste, historiquement avérée. Il y a bien eu un Geoffroy de La Bruyère qui prit part à la troisième croisade et qui mourut au siège de Saint-Jean d’Acre en 1191 16 (certes un siècle avant Godefroy de Bouillon). La Bruyère n’est ainsi guère différent, ni stylistiquement, ni historiquement, d’un Henri de Campion, qui écrit au seuil de ses Mémoires qu’« il est parlé d’un Nicol de Campion, qui suivit Robert- Courte-Heuze, duc de Normandie, à la conquête de la Terre-Sainte en 1092 17 ». Le procédé de brouillage de filiation est le même, de La Bruyère sur le mode pseudo-satirique à Campion sur le mode apologétique : il suffit qu’il existe un lointain homonyme pour en faire un ancêtre, sans avoir à prouver plus avant toute relation de parenté. Surtout, dès lors que « je » se révèle comme La Bruyère, la lecture de la première personne des Caractères comme élément polyphonique, ambigu, relevant d’une instance narrative instable, peut être mise en question. Rien n’indique vraiment que ce « je » n’est pas unifié, dans Les Caractères, comme étant celui de l’auteur. Le continuum qu’opère d’ailleurs ce dernier en assumant la première personne dans ses discours, préfaces, et préfaces aux discours, tend à offrir une lecture univoque d’un « je » sinon autobiographique - Les Caractères ne sont en aucun cas un récit de vie -, au moins mémoriel ou mémorial. Le caractère mémoriel du scripteur des Caractères confère à l’œuvre entière sa dimension historicisée. Si l’on pense aux pseudonymes, aux noms empruntés au théâtre, à l’antiquité, il faut aussi considérer que ces filtres ne sont pas toujours présents. L’un des noms clairement affichés nous paraît être une piste supplémentaire pour l’hypothèse d’une lecture mémorielle des Caractères : celui de Bussy-Rabutin, évoqué comme modèle du beau style dans la 32 e remarque « Des Ouvrages de l’Esprit ». Il y a, nous semble-t-il, une filiation littéraire entre les deux auteurs. Bussy-Rabutin, académicien comme aspire encore à le devenir La Bruyère, n’est pas tant connu pour ses œuvres que pour le scandale qu’il a causé en écrivant L’histoire amoureuse des Gaules, un roman à clé dont il niait d’abord la paternité. La chronique scandaleuse des affaires de la cour, sous noms empruntés, était forcément connue de La Bruyère. Comme le souligne Marc Escola 18 , ce n’est certainement pas pour le style de ce roman qu’est loué Bussy-Rabutin, associé dans la remarque au 16 La Bruyère, éd. cit., n. 2, p. 528. 17 Henri de Campion, Mémoires, éd. Marc Fumaroli, Paris, Mercure de France, 2002, p. 46. 18 Voir La Bruyère, Les Caractères, éd. Marc Escola, Paris, H. Champion, 1999. Yohann Deguin PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 236 jésuite Bouhours : « Capys 19 qui s’érige en juge du beau style, et qui croit écrire comme Bouhours et Bussy-Rabutin ». Plutôt que pour son Histoire amoureuse des Gaules, c’est pour ses Mémoires, que le cousin de Sévigné avait à cœur d’envoyer par extraits à qui les réclamaient, et pour son immense commerce épistolaire, que Bussy-Rabutin est aussi connu. Ce dernier emblématise ainsi la tension entre un écrit scandaleux et un écrit historique, à valeur mémorielle, qui doit racheter les vices de sa jeunesse aux yeux d’un roi qui l’a châtié. Bussy-Rabutin avait en outre loué Les Caractères, et s’était trouvé parmi les premiers à le faire : […] Ce ne sont point des portraits de fantaisie qu’il a donnés : il a travaillé d’après nature, et il n’y a pas une décision sur laquelle il n’ait eu quelqu’un en vue. Pour moi, qui ai le malheur d’une longue expérience du monde, j’ai trouvé à tous les portraits qu’il a faits des ressemblances peut-être aussi justes que ses propres originaux, et je crois que pour peu qu’on ait vécu, ceux qui liront son livre en pourront faire une galerie. 20 La Bruyère connaissait ce jugement, émis avant la première publication de son ouvrage. L’éloge - certes court - que le moraliste fait de Bussy-Rabutin apparaît à la 4 e édition, alors même que La Bruyère ajoute ces lignes à sa préface : « […] je crois pouvoir protester contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure ; contre les froids plaisants et les lecteurs mal intentionnés 21 ». Ce discours sur les clés, réitéré - on l’a vu - dans la préface du Discours à l’Académie, apparaît bien tardif et surprend, en apparaissant dans la même livraison que celle qui voit Bussy-Rabutin, peut-être le premier à avoir fait une « application », érigé en modèle. Ce rejet des clés doit être vu comme une posture d’auteur davantage qu’un principe établi en amont de l’écriture. Comme l’écrit Christophe Schuwey, Les dénégations de La Bruyère ne sont donc pas le reflet d’un projet intime ni le mode d’emploi des Caractères, mais bien des ajustements nécessaires à sa nouvelle posture, en réaction à l’évolution de sa situation. 22 Prise pourtant comme mode d’emploi, il semble que la portée éthique des Caractères, ainsi que sa dimension apologétique, aient neutralisé toute possi- 19 Emmanuel Bury précise que « selon les clefs, Capys désignerait Edme Boursault », éd. cit., n. 1, p. 136. 20 Bussy-Rabutin, « Bussy au marquis de Termes, à Paris, 10 mars 1688 », dans Correspondance, éd. Ludovic Lalanne, Paris, Charpentier, 1859, t. 6, p. 122. 21 La Bruyère, « Préface », éd. cit., p. 118. 22 Christophe Schuwey, « L’Organe des Anciens ? Retour sur les rééditions des Caractères de La Bruyère » à paraître dans French Studies, n o 75-1, 2021. Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ? PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 237 bilité d’une réception anecdotique et historique, qui gagnerait à être rétablie, ou à tout le moins considérée. Pour finir sur ce premier point, qui tend à poser des jalons pour justifier la lecture historicisée, anecdotique, mémorielle, des Caractères, il convient de mettre en avant la 118 e remarque de « De l’Homme », présente dès la première édition des Caractères. On peut y lire : Un vieillard qui a vécu à la Cour, qui a un grand sens et une mémoire fidèle, est un trésor inestimable ; il est plein de faits et de maximes ; l’on y trouve l'histoire du siècle, revêtue de circonstances très curieuses, et qui ne se lisent nulle part ; l’on y apprend des règles pour la conduite et pour les mœurs, qui sont toujours sûres, parce qu'elles sont fondées sur l'expérience. La métaphore est presque trop évidente, qui va du recueil de maximes, de faits, de circonstances curieuses, de règles même, à ce vieillard dont les caractères sont le sens et la mémoire fidèle. Le vieillard est une mémoire vivante mais éphémère. L’âge est à la fois signalé pour signifier l’expérience vécue et sa fin. Il faut donc fixer le trésor inestimable de la mémoire, peutêtre en faisant des Mœurs de ce siècle une histoire du siècle. Certes, ils ne sont pas des Mémoires, mais ils sont bien, comme le suggère Bussy-Rabutin, la matrice d’une galerie, un assemblage de petits faits vrais autant que de règles pour la conduite. Ces Mémoires qui ne disent qu’à peine « je », qui refusent le récit de soi, font le récit de tous pour se préserver de l’amour-propre qu’il y aurait à se peindre soi-même. De cette manière, « l’observation réaliste des mœurs et l’ancrage dans le témoignage signalent une conception du récit plus proche de l’expérience concrète des sujets 23 ». Comme si, en somme, le caractère était bel et bien une anecdote, mais dont le filtre de l’expérience historique personnelle aurait été - par généralisation, par usage de la maxime, par effacement de noms - gommé. À ce stade de la démonstration, la dimension mémorielle de l’ouvrage pourrait encore sembler accidentelle : dans un texte de cette ampleur et de cette variété, il paraît normal de trouver des anecdotes, ces « petits faits vrais », pour reprendre le titre de la thèse de Karine Abiven, ou plus précisément des memorabilia qui ne seraient que des emprunts démotivés à l’histoire. Cette première réflexion se veut le cadre théorique dans lequel développer une seconde idée, et qui propose d’envisager Les Caractères comme théâtre de la mémoire. 23 Karine Abiven, L’Anecdote ou la fabrique du petit fait vrai, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 158. Yohann Deguin PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 238 Le théâtre de la mémoire de La Bruyère Avant tout, il convient de définir brièvement ce qu’est un théâtre de la mémoire et de voir brièvement dans quel cadre épistémologique il s’insère 24 . La mémoire est d’abord une faculté privilégiée des orateurs, et les arts de la mémoire se sont développés dans l’Antiquité en même temps que les arts de discourir. Il s’agit d’un ensemble de moyens et de méthodes mnémotechniques qui permettaient aux rhéteurs de se constituer une mémoire artificielle, « fondée sur des lieux et des images 25 ». Il s’agissait d’élaborer un système illustratif à portée mnémotechnique. À la Renaissance, ces arts de la mémoire de l’Antiquité se déploient encore dans la production encyclopédique, sous la forme de théâtres de la mémoire, ainsi que dans la production emblématique 26 . Le plus célèbre des théâtres de la mémoire est celui de l’humaniste Giulio Camillo, qui avait eu l’ambition d’ériger un théâtre de la mémoire sur un modèle vitruvien : Figure 1. Le théâtre de la mémoire de Giulio Camillo. Voir Frances A. Yates, op. cit. 24 Les arts de la mémoire relèvent d’un principe et de pratiques complexes à définir. Nous renvoyons donc vivement à Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975. 25 Frances A. Yates, op. cit., p. 18. 26 Voir Anne-Élisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique, Paris, H. Champion, 2000. Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ? PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 239 Dans un théâtre de la mémoire, le spectacle n’a pas lieu sur scène, mais dans les gradins de ce qui est en fait un amphithéâtre. Le spectateur se trouve sur la scène. Le principe ici est le suivant : 49 sections, soit 49 « lieux de la mémoire », s’organisent selon deux mouvements : verticalement, sept planètes ; horizontalement, sept degrés. Chaque lieu de mémoire est associé à une image, à une figure symbolique, mythologique, emblématique, qui suscite la mémoire d’une idée, d’un concept et qui présente une signification. Le spectateur, sur scène, pour peu qu’il puisse déchiffrer les symboles - volontairement hermétiques - voit se déployer, dans les gradins, un programme encyclopédique. Comme l’écrit Louis van Delft : […] la pièce maîtresse de toute l’entreprise [encyclopédique], la pierre angulaire, dont tout le succès est tributaire, c’est la memoria. C’est la mémoire qui est le moyen terme, le commun dénominateur, entre le theatrum des encyclopédistes et le « théâtre du monde » des moralistes. La chose n’est plus à démontrer : dans toute entreprise encyclopédique, le statut et la fonction de la mémoire sont primordiaux. D’un intérêt majeur : le rapport quasiment organique, dans les arts de mémoire à visée encyclopédique et totalisante de la Renaissance, entre memoria et theatrum. 27 On voit effectivement bien quelle relation s’engage entre les enjeux du texte du moraliste et la portée de ce théâtre de la mémoire. La question bien connue de l’optique de La Bruyère, telle que l’a élaborée Emmanuel Bury 28 trouverait peut-être à s’enrichir, mise en perspective avec ces arts de la mémoire, en tant que la place du spectateur, qui se voit lui-même dans les gradins depuis la scène, est précisément la gageure de La Bruyère, tout à la fois observateur et personnage de son théâtre du monde. Louis van Delft poursuit sa réflexion en établissant un rapport entre memoria et prudentia. Les lieux des arts de mémoire ont leurs équivalents chez les moralistes lorsque ceux-ci s’efforcent de mettre au point un art de la prudence. […] Les recueils des moralistes, dont l’une des principales finalités est de servir, suivant l’expression du temps, à la « conduite de la vie » […], sont eux-mêmes des manuels […], des aide-mémoires, des memento, c’est-à-dire l’équivalent existentiel, de l’ars memoriae des rhéteurs. 29 Les Caractères se présentent-ils, pour autant, comme un guide pour la conduite de la vie ? Louis van Delft n’envisage les recueils moraux comme arts de la 27 Louis van Delft, « Les recueils des moralistes comme encyclopédies existentielles et arts de mémoires », in Les Spectateurs de la vie, Hermann, 2013, p. 71-90. 28 Emmanuel Bury, « L’optique de La Bruyère », dans Bernard Roukhomovsky (dir.), L’Optique des moralistes de Montaigne à Chamfort, Paris, H. Champion, p. 249-267. 29 Louis van Delft, art. cit., p. 78. Yohann Deguin PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 240 mémoire qu’en tant qu’ils sont des outils pédagogiques, d’où la nécessité d’une mnémotechnie. Cette conception des « recueils des moralistes comme encyclopédies existentielles et arts de mémoire » semble porter en elle des contradictions. Le théâtre de la mémoire de Giulio Camillo, pour être mnémotechnique n’est pas une œuvre didactique ou pédagogique. Au contraire, elle est un système hiéroglyphique, un théâtre qui est aussi labyrinthe. C’est qu’à la Renaissance, l’enjeu mémoriel n’est plus un enjeu seulement rhétorique, et s’il est bien encyclopédique, ce n’est pas dans sa valeur existentielle mais dans sa valeur historique. Aussi, Les Caractères, pour être un théâtre de la mémoire, fabriquent une mémoire d’archives. Dans Les Caractères, le « lieu » - l’espace symbolique au sein du théâtre - de mémoire semble être le cadre de la remarque. Les portraits et les maximes qui leur sont plus ou moins attachées sont autant d’imagines agentes, ces images agissantes, que les spécialistes de La Bruyère ont appelé portraits en actes, en actions ou encore en mouvement, qui emblématisent - au sens fort -, une idée à partir d’un événement. La Bruyère mobilise une mémoire anecdotique afin de transmettre, de loin en loin, une information. La question de la clé se résout alors aisément : on ne cherche pas à fabriquer la mémoire de la vie de tel ou tel personnage illustre, mais à fabriquer la mémoire de l’événement, de l’actualité qui se déploie et s’achève d’ailleurs pour devenir « ce siècle ». La mémoire de La Bruyère est une mémoire du temps présent - d’où aussi son énonciation au présent -, à la fois par le matériau qu’il utilise - et dont il explique les fondements dans sa préface - et parce qu’il recourt à une actualisation d’un système de mémorisation ancien pour fabriquer un labyrinthe mnémotechnique. Ce labyrinthe n’est ainsi pas différent de celui de la 13 e remarque « De la Ville » : Voilà un homme, dites-vous, que j’ai vu quelque part : de savoir où, il est difficile ; mais son visage m’est familier. Il l’est à bien d’autres ; et je vais, s’il se peut, aider votre mémoire. Est-ce au boulevard sur un strapontin, ou aux Tuileries dans la grande allée, ou dans le balcon à la comédie ? Est-ce au sermon, au bal, à Rambouillet ? Où pourriez-vous ne l’avoir point vu ? où n’est-il point ? S’il y a dans la place une fameuse exécution, ou un feu de joie, il paraît à une fenêtre de l’Hôtel de ville ; si l’on attend une magnifique entrée, il a sa place sur un échafaud […]. On voit bien ici combien les lieux contribuent à activer la mémoire, et si le propos de La Bruyère dans cette remarque est de dénoncer l’ubiquité de cet « homme », qui se trouve partout, ce n’est pas sans signaler, au passage, l’importance du « lieu » comme ancrage mémoriel. De là, la structure globale des Caractères devient une armature mémorielle, comme les colonnes du théâtre de la mémoire. Pour Louis van Delft, Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ? PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 241 Point n’est besoin de longues analyses pour noter qu’il [le plan des Caractères] est peu ferme, agencé de façon passablement cavalière. Il porte indéniablement la marque, comme l’a relevé R. Garapon, de la vie des salons. 30 Précisément, si le plan n’a pas changé de la première à la dernière édition des Caractères, c’est qu’il est le cadre mémoriel dans lequel se déploie l’histoire vécue. « Aussi bien, l’ordre d’un livre comme Les Caractères n’a-t-il rien de ‘métaphysique’ : il épouse celui du vécu 31 ». Préciserons-nous : du vécu qui ne s’entend que comme mémoire artificielle, c’est-à-dire d’un vécu réinventé, translittéré. Le moraliste est en cela collectionneur : il recueille les vies et les figures, les dits et les écrits, pour les ordonner dans la mosaïque du récit divertissant autant qu’édifiant de la mémoire. La proximité des Caractères avec le genre des anas, ces recueils d’anecdotes dont les enjeux peuvent aussi être moraux, est alors remarquable : « la parole entendue, mémorisée, transcrite et imprimée, est la caractéristique la plus originale des anas anciennes et de certains de leurs épigones des années 1690 32 ». L’œuvre de La Bruyère relève de cette dynamique d’observation, de mémorisation, de transcription et d’impression - répétée, en l’occurrence. Francine Wild signale d’ailleurs un certain nombre de recueils d’anas comme « imitateurs de La Bruyère 33 », dès lors qu’ils intègrent des « "réflexions" à portée générale 34 », et qu’ils sont constitués de pièces diverses. Il faut aussi mesurer ce que La Bruyère doit aux anas qui lui sont antérieurs. En effet, le point commun de ces ouvrages, memorabilia, anas, Caractères, outre leur tendance à la forme brève, est résolument situé dans un rapport de l’individu à la mémoire, tout à la fois reçue et transmise efficacement, mais aussi toujours ouverte à une reconfiguration qui cherche à déshistoriciser cette mémoire, pour mieux la transmettre. Débarrassée d’allusions qu’on ne pourrait plus saisir, de noms voués à l’oubli, l’anecdote acquiert une dimension fictionnelle qui réfute - mais seulement en apparence - toute application, et assure ainsi un succès pérenne à l’ouvrage. Par ailleurs, l’association des anecdotes à des traits humains généraux, moraux, permet de limiter la vivacité des actions en les fixant par l’image qu’elles représentent. S’opère une tension entre la fixité de la remarque et la vivacité de l’anecdote, condensée et subduite, même, jusqu’à ne plus être qu’un trait, un caractère. Sous cette forme, nécessairement brève, 30 Louis van Delft, Le moraliste classique. Essai de définition, Genève, Droz, 1982, p. 257. 31 Ibid., p. 262. 32 Francine Wild, Naissance du genre des Ana (1574-1712), Paris, Classiques Garnier, 2006, p. 610. 33 Ibid., p. 43. 34 Ibid. Yohann Deguin PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 242 le récit a plus de facilité à circuler publiquement, à être répété, et donc à demeurer dans les mémoires. En définitive, cet article propose surtout des pistes, des hypothèses et un angle herméneutique à partir duquel il nous semble intéressant de considérer, désormais, les Caractères. Sans prétendre encore apporter une réponse tranchée au problème des anecdotes chez La Bruyère, il paraît clair que l’auteur a tâché d’euphémiser leur portée et de museler toute réception de son ouvrage par les anecdotes, en témoigne le sort qu’il fit aux clés. Le changement de position de La Bruyère a engendré un changement d’ethos de l’auteur, voire même un changement de posture 35 qui doit nous interroger. Le rapport de La Bruyère à la pratique des Mémoires, et à Bussy-Rabutin en particulier, aux topos de l’écriture mémorielle, nous met sur la voie d’une lecture des Caractères comme des Mémoires en formes brèves. Le mode de composition et de décomposition de l’ouvrage au fil de ses éditions est d’ailleurs assez caractéristique de la rédaction des Mémoires, souvent augmentés de documents, d’épisodes insérés, d’anecdotes nouvelles. Sans toutefois dire La Bruyère mémorialiste, nous avons pu constater que plusieurs dispositifs mémoriels et mnémotechniques sont à l’œuvre dans ses Caractères : certes, le théâtre de la mémoire ne saurait être un équivalent parfait et visuel des Caractères ; il n’en reste pas moins que les remarques proposent un système proche, d’images agissantes propres à susciter une sacralisation mémorielle autant qu’une réflexion morale, qui tiendrait plus du labyrinthe où se perdre et se retrouver que du théâtre organisé. La filiation, enfin, de la forme brève des Caractères avec les anas et plus généralement les recueils anecdotiques et mémoriels, mérite qu’on s’y attarde encore. De récents travaux proposent ainsi d’envisager les Caractères comme un périodique, dont chaque réédition constituerait une livraison nouvelle, augmentée à des fins commerciales 36 . Ces questions et celles que nous n’avons fait que soulever ici, et que nous offrons comme supports à une réflexion future et encore en gestation, permettraient sans doute d’envisager la modernité de La Bruyère à nouveaux frais, en imitateur peut-être plus direct d’un Segrais et d’un Bussy- Rabutin que d’un Théophraste. 35 Sur ces distinctions, voir Ruth Amossy, La Présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, PUF, 2010 et Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007. 36 C’est l’hypothèse que développe Christophe Schuwey, art. cit.
