Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2020-0016
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2020
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Silence et parole dans Tartuffe
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Ralph Albanese
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PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 Silence et parole dans Tartuffe R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) Tartuffe met en évidence une série continuelle de querelles, ce qui aboutit à un état profond de dissension familiale. On a affaire ici à de nombreux échanges discursifs animés : on s’emporte souvent facilement et on s’adonne parfois à des gestes de violence. Dans ce portrait d’une famille en crise, divers personnages tiennent à imposer leur point de vue. Au total, les personnages se trouvent dans une situation conflictuelle les obligeant à adopter une position tour à tour offensive ou défensive. Dans une atmosphère morale à tel pont tendue, on assiste d’ailleurs à de multiples cas d’interruption ou, plus précisément, une série de ruptures et de reprises du dialogue. Bref, on prend la parole pour ou contre Tartuffe, c’est-à-dire, pour l’attaquer ou bien pour le défendre. Le rapport de forces se ramène donc à ceux qui soutiennent le protagoniste dévot (Orgon et Mme Pernelle qui s’identifient par rapport à la génération antérieure) et ceux qui s’opposent à lui (les autres membres de la famille qui se définissent plutôt en fonction de la génération mondaine et contemporaine). À cela s’ajoute une mise en opposition entre les valeurs laïques et les valeurs dévotes. Cette dispute familiale sérieuse témoigne alors d’une division en deux clans, en deux factions impérieuses qui adhèrent à une conception particulière de la piété. G. Feyerolles met bien en relief cette opposition irrémédiable au sein de ce drame d’une famille aux abois : […] deux séries d’affrontements vont se succéder : la famille, contre son chef, ne tend qu’à l’expulsion de l’intrus (vv. 1121-1122) alors qu’en sens inverse Orgon fait tout pour le retenir (vv. 1123-1124) et chasse son fils au lieu du profiteur 1 . On assiste souvent, dans Tartuffe, à une communication secrète, soit sur le plan actif de celle qui parle, notamment Elmire (IV, 5, vv. 1389-1390), soit sur le plan passif de celui qui écoute, et l’on songe au cas de Damis (III, 4) et d’Orgon (IV, 5). Afin d’examiner la primauté de la parole dans cette comédie 1 Molière, Tartuffe, Paris, PUF, 1987, p. 42. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 244 et, plus particulièrement, le champ lexical des dramatis personae, il convient de noter que ce champ s’avère dominé par des termes nettement discursifs 2 . Ainsi, Tartuffe joue le rôle du directeur spirituel qui domine avant tout par la parole dévote qu’il communique à ses disciples. Toutefois, il importe d’envisager le fonctionnement de la parole par rapport au rôle considérable du nondit et du silence évocateur. Dans Tartuffe, le silence apparaît soit comme un objet d’imposition soit comme une décision calculée. Bref, le non-dit constitue un des détours privilégiés de la communication. Remarquons, sur un autre plan, que de nombreux entretiens se trouvent en quelque sorte piégés, et les personnages doivent s’assurer alors de la sûreté du lieu avant de s’engager dans une conversation. Par ailleurs, divers éléments de la mise en scène (porte, cabinet, table) se prêtent à des confidences interceptées. On vit alors, dans Tartuffe, sous l’impulsion d’intrigues secrètes. Dans la mesure où le conflit discursif sert à structurer les relations entre les personnages, nous voudrions, dans cet essai, nous interroger sur la stratégie rhétorique propre à l’ensemble des personnages dans cette polyphonie de voix discordantes. Pour examiner la valeur dramaturgique et psychologique de la prise de parole dans Tartuffe, il faudra sans doute tenir compte de ceux qui prennent l’initiative de la parole et, de même, de ceux qui se trouvent réduits au silence 3 . Mû par le désir de triompher verbalement, l’agresseur s’applique souvent à couper la parole à son interlocuteur. Ainsi, maître de la maison, Orgon coupe souvent la parole à Dorine, mais il se montre finalement incapable de la faire taire (II, 2). Dans cette perspective, désireux de faire ressortir la validité de son orthodoxie, Orgon s’applique à réduire au silence Dorine, Cléante et Damis. Conformément au Misanthrope, Tartuffe commence par un mouvement de fuite, où Mme Pernelle ne songe qu’à quitter le logis. Sa sortie impétueuse témoigne alors d’une volonté de se libérer de sa famille (I, 1, vv. 1, 9). Malveillante, Mme Pernelle s’applique à faire la leçon à tous les membres de la famille ; elle déplore en particulier les représentants de la jeunesse. Vieille bigote, elle s’avère radoteuse, entêtée et acariâtre, et se montre scandalisée par les divers types de comportement propres aux membres de la famille. S’inspirant du moralisme réactionnaire, elle prononce un jugement tranchant sur ces derniers. Se justifiant par l’anarchie morale qui règne dans la maison, Mme Pernelle excelle à réduire au silence, au moins momentanément, cinq membres de la famille l’un après l’autre, à savoir, Dorine, Damis, Mariane, Elmire et Cléante. Dans la mesure où l’existence théâtrale se définit en 2 Voir à ce sujet l’article éclairant de R. Tobin, « ‘Tartuffe,’ texte sacré, » Dramaturgie, Langages Dramatiques : Mélanges pour J. Scherer, Paris, Nizet, 1986, p. 375-382. 3 Se reporter ici à G-A. Gervais-Zaninger, éd., Le Tartuffe, Paris, Bordas, 2003, p. 204- 209. Silence et parole dans Tartuffe PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 245 fonction de leur usage de la parole, cette « Mère logorrhique qui s’expulse d’elle-même 4 », par ses brusques interruptions, tente d’anéantir autrui linguistiquement en les commandant à un mutisme ponctuel. En somme, fondée sur l’antagonisme familial, cette scène d’exposition apparaît comme une sorte de disputatio comique. Choquée par la démesure verbale de Dorine - « Voyez la langue ! » (v. 71) - Mme Pernelle fait preuve d’une volonté réitérée de réduire sa servante au silence. Par ailleurs, elle se plaint par la suite de ne pas pouvoir parler puisque Dorine tient à monopoliser la parole (v. 142) 5 . Alors que Dorine s’oppose à l’attaque discursive de la matriarche, Elmire reste assez silencieuse face à sa belle-mère. Ayant été critiqué à cause de son prêche mondain et ses longues tirades « raisonnables, » Cléante reproche à Mme Pernelle son vœu de faire taire les gens : « Hé, voulez-vous, Madame, empêcher qu’on cause ? » (v. 93). Défendant le droit de chacun à la parole, Cléante répugne ainsi à la tyrannie verbale de Mme Pernelle (v. 98). S’inscrivant dans la génération antérieure de Louis XIII, Mme Pernelle défend un mode de vie austère et vise à interdire les visites, les bals et les conversations qui font partie intégrante de l’éthique de l’honnêteté mondaine des années 1660 (v. 151). Profitant de son statut privilégié en tant que grand’mère de la famille, elle exploite le respect dû à son âge. Ainsi, c’est elle qui entend régler la maison lors de l’absence de son fils, le chef (supposé) de la famille. Plus précisément, elle cherche à réprimer les protestations familiales contre l’installation de l’intrus, Tartuffe, dans la maison. Mme Pernelle insiste, en particulier, sur la nécessité pour la maison de se montrer pieuse en écoutant le dévot car Tartuffe est, selon elle, le représentant sur terre du Ciel, autant dire, le porte-parole divin 6 . Puisque Mme Pernelle et son fils s’apparentent à des disciples de Tartuffe (vv. 197-198), seuls elle-même et son fils devraient avoir droit à la parole et tous les autres devraient les écouter respectueusement. D’après L. Riggs, Mme Pernelle s’emploie avant tout à faire la loi en jouissant d’une autorité discursive à leur égard au nom de valeurs morales indiscutables. S’identifiant avec le parti dévot, elle s’approprie le droit de sermonner et de s’en prendre au pluralisme discursif de ceux qui l’entourent. Dans la mesure où Tartuffe incarne la voix doxale de cette famille, Mme Pernelle s’applique à faire régner sur tous un absolutisme moral 7 . Il convient 4 Voir à ce sujet M. Deguy, « Un vrai Tartuffe ou l’espace domestique de la noirceur, » Critique, XX (1964), p. 406. 5 Mme Pernelle a dû garder le silence en raison de la tirade de la servante sur Orante, la prude : « Ma bru, l’on est chez vous contrainte de se taire » (v. 142). 6 Voir encore, sur ce point, R. Tobin, p. 27. 7 “Molière’s ‘Poststructuralisme’: Demolition of Transcendentalist Discourse in Tartuffe, » Symposium, XLIV (1990), p. 42-45. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 246 de montrer, toutefois, que la fin de la première scène illustre la solitude de Mme Pernelle au sein de la famille : elle connaît alors un échec verbal puisqu’elle s’arrête de parler après le ricanement de Cléante (v. 166). Elle se fâche, en un mot, de ne plus maîtriser la conversation. La première à interrompre Mme Pernelle (v. 13), Dorine résiste impertinemment à Orgon. Elle est à tel point indépendante envers le chef de famille qu’elle va jusqu’à le corriger et à le critiquer ouvertement (II, 2, vv. 515- 517) ; bref, elle pousse Orgon à s’emporter. De plus, c’est Dorine qui fait le portrait le plus extravagant du faux dévot (I, 2, vv. 179-210). En fait, elle joue un rôle discursif important au cours des deux premiers actes de la pièce, c’està-dire, avant l’arrivée de Tartuffe (III, 2), puisqu’elle excelle à défendre les intérêts de la famille. Dans le cas de Mariane qui, marquée par la docilité, témoigne de passivité auprès de son père, Dorine se voit obligée de prendre la relève de la jeune fille. Dans une scène de manipulation discursive, Orgon impose à sa fille une obéissance mimétique, et il s’agit ici d’une interrogation détournée de son but (II, 2). Mariane refuse d’abord de réitérer les mots de son père - « Pourquoi me faire dire une telle imposture ? » v. 450 - , mais Orgon l’interrompt et communique à sa fille sage et bienséante que sa décision de la marier à Tartuffe est irrévocable. Son despotisme finit par supprimer chez celle-ci tout pouvoir discursif. Exaspérée par le silence de Mariane, Dorine finit par lui reprocher son aphasie : « Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole … » (v. 585). Se livrant à un long silence à l’Acte II (1 et 2), Mariane s’avère inapte à communiquer ses vrais sentiments et préfère mourir à la possibilité de défendre ses intérêts. Désireuse d’aider Mariane à trouver sa voix, Dorine lui reproche son mutisme et, à l’instar d’Orgon, lui dicte les mots qu’il lui faut prononcer devant son père (II, 2, vv. 591-596). Bien que Mariane hésite à sortir de « la pudeur du sexe » (v. 634), sa servante use d’une stratégie rhétorique lui permettant de continuer son jeu afin de renforcer la résolution de Mariane. Il faut noter également que Dorine tient tête à son maître et finit par le contredire de manière systématique ; elle l’oblige donc à se défendre (II, 2). Conformément à Cléante, elle le traite de fou (v. 475). S’évertuant à argumenter avec la servante, Orgon se montre le plus souvent mû par la colère, d’où ses emportements successifs contre elle ; Dorine fait ressortir ainsi le décalage entre son idéal de la dévotion et sa fureur peu chrétienne (v. 552). Entêté, il refuse de se laisser convaincre par ses arguments. Après avoir coupé fréquemment la parole au chef de la famille, Dorine se tient immobilisée sans parler. Puis, ironiquement, elle ne peut plus s’empêcher de prendre la parole (vv. 555, 558-559, 569, 579). Quoiqu’Orgon lui défende de parler, elle prend ainsi une voie oblique afin de communiquer avec lui. Aussi l’emporte-t-elle sur Orgon sur le plan rhétorique : Dorine refuse de se taire Silence et parole dans Tartuffe PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 247 face à ses exhortations de plus en plus urgentes. Envenimé, Orgon finit par faire une tentative pour la gifler. Dans cette scène de farce comparable à celle d’Arnolphe face à ses valets (I, 2 ), les « discours insolents » de Dorine - qui continuent à le narguer - servent à forcer Orgon hors scène (vv. 583-584). À cet égard, F. Ledoux insiste sur le ton péremptoire et les colères démesurées du maître de la maison devant Dorine pour mettre en valeur son caractère impulsif 8 . Ainsi, contrairement à la voix orthodoxe des disciples de Tartuffe (Mme Pernelle et Orgon), Dorine - qui ne sait pas tenir sa langue - témoigne d’une voix hétérodoxe et contestataire. Aux yeux d’Orgon, elle fait preuve d’une voix indépendante, voire rebelle 9 . Pour mieux comprendre l’ampleur réelle sous-jacente à la dialectique silence/ parole dans Tartuffe, il convient de mettre en relief la complémentarité entre l’imposture (Tartuffe) et la crédulité (Orgon), c’est-à-dire, la relation fondamentale entre le fourbe et sa dupe. Si l’on admet que ces deux protagonistes s’avèrent intimement liés, c’est que tous deux font parade de la dévotion et ont recours en fait au même lexique dévot. 10 Dans la mesure où Orgon fonde son identité à partir de l’exemple de Tartuffe, il finit par être possédé par lui et par vivre en fonction de lui 11 . C’est ainsi que le père de famille abdique toute responsabilité paternelle. Du reste, l’alliance Tartuffe/ Orgon donne lieu à des abus discursifs, d’où la tentative d’Orgon de s’approprier sa fille sur le plan verbal (II, 2). Sous l’influence de Tartuffe, Orgon devient autre que lui-même : « … je deviens tout autre avec son entretien » (v. 275). La conversation avec son directeur a pour effet d’« aliéner » Orgon, qui déchiffre mal les signes frauduleux de la dévotion. Son hébétude remonte en fait à sa rencontre de Tartuffe dans l’église (I, 5). Malgré son courage à défendre le Roi lors de la Fronde, il s’est mis en proie à un état de stupeur. Cette première rencontre l’ayant profondément ému, il se montre alors vulnérable au théâtralisme dévot de Tartuffe (gestes de supplication, soupirs, prières ampoulées, etc.). Telle qu’elle est racontée par Orgon, dans la scène à l’église, on a affaire à la charité perçue en tant que spectacle. Après cette rencontre mystique, Orgon se montre, dès lors, imbu de la sainteté du faux dévot. Lorsque Cléante lui demande d’offrir une définition de la nature de son ami, il lui manque de 8 « Orgon est avant tout un impulsif : il fonce, il agit, il commande, il ordonne ; entêté, il n’admet aucune discussion » (Le Tartuffe, ou l’imposteur de Molière, Paris, Seuil, 1953, p. 20). 9 Se reporter ici à la perspective de L. Riggs, p. 49. 10 Voir sur ce point P. Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992, p. 383. 11 Voir à cet égard G-A. Goldschmidt, Molière ou la liberté mise à nu, Paris, Julliard, 1973, p. 63. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 248 termes pour le décrire : « C’est un homme … qui … ha ! … un homme enfin » (v. 272). Tout se passe comme si Tartuffe s’érigeait en objet de fascination aux yeux d’Orgon. P. Dandrey fait ressortir, à ce sujet, « … (le) désir passionnel et obsessionnel qui marque le comportement d’Orgon » (384). C’est ainsi que Tartuffe parvient à faire valoir sur son esprit l’image obsédante de la dévotion. Par suite de l’influence pernicieuse de son directeur, Orgon finit par se déshumaniser, et P. Dandrey signale à juste titre la conception pervertie qu’Orgon se fait de la direction de conscience : Fanatisme, disons-nous. En effet, l’adoration inconditionnelle qu’Orgon manifeste pour Tartuffe atteint un seuil d’étrange hystérie dans la scène de délation manquée où, après avoir voulu assommer son fils, il le chasse, le déshérite et ‘tout en larmes’ veut le poursuivre, tout en courant éperdu vers Tartuffe le supplier de demeurer chez lui (‘il y va de ma vie’) et de fréquenter sa femme (‘en dépit de tous’) 12 . Son amitié avec Tartuffe ayant pris la place des affections naturelles pour sa famille, Orgon s’avère en proie à un psychisme inquiétant, car il souffre d’une affectivité déficiente. Souffrant de l’angoisse existentielle d’être séparé de son idole - « Il y va de ma vie » (v. 1165) - Orgon aspire, en fin de compte, à une sécurité spirituelle infaillible. Pervertissant, chez Orgon, son état d’esprit, Tartuffe augmente ainsi sa ferveur chrétienne. Grand bourgeois dévot et sans doute récemment converti, il se montre obsédé par le salut de son âme. Ainsi, conformément à la démarche de M. Jourdain, Orgon entend en quelque sorte acheter sa place au Ciel. Aussi offre-t-il dès cette terre tous ses biens à son directeur spirituel en échange d’une promesse de paradis dans l’au-delà. La présence de Tartuffe chez lui permet à Orgon de se livrer à l’autoritarisme, d’où le rapport de défiance réciproque entre lui et les membres de sa famille. Enfermé en lui-même, il répugne le plus souvent à toute discussion et ses répliques sont fréquemment brusques. Désireux de mettre fin aux débats dans sa famille, il s’évertue à faire taire tous ceux qui l’entourent. Son but principal consiste alors à réprimer le discours d’autrui. Ainsi, le discours de l’imposture religieuse (III, 6) amène ce père répressif à maudire, chasser et déshériter son fils (III, 6). Faisant violence aux « sentiments humains » (v. 280), il va jusqu’à imposer à sa fille un mariage de pénitence (IV, 3, vv. 1303- 1305). Force est de faire remarquer aussi le caractère brutal de son langage vis-vis de Mariane : « Mortifiez vos sens avec ce mariage, / Et ne me rompez pas la tête davantage » (vv. 1305-1306). Il sacrifie alors le bonheur des siens à son amour exclusif pour Tartuffe. Quant à son beau-frère qui ose émettre un doute sur l’authenticité de Tartuffe, Orgon le traite de libertin (vv. 314- 12 “Orgon l’enthousiaste. Une critique du fanatisme ? , » XVII e siècle, 275 (2017), p. 324. Silence et parole dans Tartuffe PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 249 315) 13 . Si Orgon prend à partie le scepticisme de Cléante vis-à-vis du faux dévot et la condamnation que fait Damis de son idole, c’est que ceux-ci mettent en relief l’incapacité du « dirigé » à émettre la moindre réserve sur son directeur de conscience 14 . Remarquons, enfin, qu’Orgon s’effraie devant la philosophie éclairée de Cléante et témoigne d’indifférence face à sa plaidoirie (I, 5). Alors que toute la maisonnée parle de Tartuffe, il ne jouit d’aucune présence discursive aux deux premiers actes. Le héros éponyme fait preuve plutôt d’un langage corporel. À l’Acte III, 3, il s’agit, chez l’imposteur, d’un discours corporel frauduleux : « … jeûnes, prières, larmes » (v. 977) comprenant la génuflexion, les bras en croix sur la poitrine ou les mains croisées (III, 6). Dans ses deux entretiens avec Elmire, il recourt soit au lexique religieux (III, 3) soit précieux (IV, 5) dans ses tentatives de séduction. Ces diverses stratégies linguistiques servent à faire aboutir sa politique de dissimulation. Dans son premier entretien, le faux dévot s’avère subjugué par les charmes d’Elmire et lui voue une dévotion amoureuse. À ses yeux et à ses soupirs s’ajoute sa « voix » (v. 980). S’il déplore la vanité des « paroles » des « galants de cour » (vv. 989-990), cela tient, selon lui, à leur indiscrétion verbale. Il loue, par contre, la discrétion exceptionnelle d’Elmire en ce sens qu’elle lui confère une personnalité différente d’autres femmes. En faisant sa déclaration à Elmire, Tartuffe ne peut échapper aux termes qui relèvent de la dévotion, tels la « béatitude » (v. 958) et la « bénignité » (v. 1007), d’où sa maladresse verbale. Ainsi, le faux dévot se livre à un morceau d’éloquence en recourant à une rhétorique dévote, c’est-à-dire, le vocabulaire théologique. En faisant appel à la fois au lexique de la piété et à celui de la galanterie mondaine, il finit par exploiter les ressources de ces divers registres. Dans son deuxième entretien, Tartuffe se méfie des « propos si doux » d’Elmire (v. 1448), mais il en vient à les écouter avec douceur. Il laisse entendre, par là, qu’elle devrait confirmer la sincérité de son projet. S’il prône la vertu du silence, c’est que, d’après son raisonnement casuiste, le péché n’existe que dans la mesure où il s’extériorise : « Et ce n’est pas pécher que pécher en silence » (v. 1506). Malgré son désir d’être maître de lui-même, l’imposteur n’arrive pas à maîtriser ses gestes physiques en présence d’Elmire. De toute évidence, il est mû par la concupiscence de la chair, et son masque finit par se déplacer : c’est sa sensualité qui le trahit. En dépit de son discours pudibond, il s’avère en proie à des appétits voraces, telles la gourmandise et la lubricité. Bien qu’il s’engage dans l’ascétisme mystique, il se montre vulné- 13 D’autre part, Orgon accuse Valère d’être “un peu libertin” (vv. 524-525). 14 On songe à l’obéissance inconditionnelle du dirigé à l’égard du directeur spirituel dans la France de la Contre-Réforme. Voir à ce sujet P. Butler, « Orgon le dirigé, » in J. Cairncross, éd., L’Humanité de Molière, Paris, Nizet, 1988, p. 71-84. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 250 rable à la concupiscence de la chair. Pour en revenir à son exploitation du silence, il va de soi que Tartuffe envisage le silence comme une arme rhétorique 15 : il n’a qu’à laisser agir Orgon, qui prendra lui-même des décisions importantes. Il excelle, en un mot, à agir dans les coulisses… À la différence de Dom Juan, où l’hypocrite s’ouvre avec éclat (V, 2), Tartuffe ne fait jamais l’aveu de sa fausse dévotion. En effet, l’ambiguïté du protagoniste s’explique par le fait qu’il n’est l’objet d’aucun monologue où il pourrait sonder ses motivations réelles. S’il reste un personnage énigmatique et dangereux, c’est qu’il ne révèle jamais son identité profonde à un témoin. Bref, il ne s’adonne jamais à une profession de foi. De même que Tartuffe, le personnage d’Elmire ne manque pas d’une certaine ambiguïté. Elle garde le silence d’abord, on l’a vu, face à la remarque de Mme Pernelle à propos des bruits sur sa conduite morale (vv. 91-92). Puis, elle prend hardiment la parole aux Actes III et IV. Désireuse d’avoir un mot d’entretien avec Tartuffe (vv. 903-904), c’est elle qui organise le piège qui aboutira à l’expulsion éventuelle de l’imposteur. Après avoir fait preuve d’ironie verbale dans ses premières répliques à Tartuffe (III, 3, vv. 883, 891, 894), elle tient à ce qu’il soit tout à fait sincère et l’invite alors à ouvrir son cœur 16 . Etant donné la folie du père de famille, Elmire se trouve obligée de faire appel à des démarches secrètes (vv. 897-898), et l’on se rend compte de son goût du secret et de l’intimité privée. Dès le début, elle laisse transparaître l’idée d’une complicité qui les unit. Se livrant à une forme de marchandage, Elmire parvient à négocier avec Tartuffe, car elle arrive à une entente cordiale entre les deux parties. Dans la mesure où elle use du chantage afin de mieux contrôler les démarches de Tartuffe, son adresse linguistique lui permet de triompher sur le faux dévot. Comprenant sans peine la rhétorique de Tartuffe, elle lui répond par une question rhétorique (vv. 1001-1006). Si Elmire s’accorde pour taire le comportement honteux de Tartuffe, il s’agit là d’une tactique discursive. Loin de vouloir révéler le scandale, elle répugne à condamner Tartuffe ouvertement, ceci pour obliger celui-ci à abandonner le projet de mariage avec Mariane. Bien que le subterfuge rhétorique auquel recourt Elmire lui permette d’utiliser la discrétion et le silence pour combattre 15 Se reporter à ce sujet à R. Horville, qui rend compte de la valeur stratégique propre au silence du protagoniste : « Le silence est aussi pour (Tartuffe) une arme de choix ; il n’exige jamais rien, amenant insensiblement Orgon à proposer lui-même, se contentant, lorsque le bourgeois le fait son héritier s’écrier modestement : ‘La volonté du ciel soit fait en toute chose ! ’ » (v. 1182), Le Tartuffe de Moliere, Paris, Hachette, 1973, p. 41. 16 E. Thierry laisse entendre, à cet égard, qu’Elmire donne l’impression de vouloir provoquer chez Tartuffe la déclaration galante (« Le Silence d’Elmire, » Revue d’art dramatique, XII [1888], p. 195). Silence et parole dans Tartuffe PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 251 Tartuffe et préserver l’ordre familial, son comportement ne manque pas d’être problématique 17 . De surcroît, le « marché » entre Tartuffe et Elmire tourne mal en raison de la sortie intempestive de Damis de son cabinet (III, 4). Mû par le désir de publier largement la galanterie de Tartuffe, Damis s’applique fougueusement à faire éclater le secret partagé par Tartuffe et Elmire (v. 1021). De plus, il reste sceptique quant aux intentions de sa bellemère lors de son premier entretien avec Tartuffe. Scandalisé par ce secret, Damis se laisse diriger par l’idée d’une revanche familiale inconvenante. C’est ainsi qu’il a recours au lexique fanfaron afin de satisfaire son désir de vengeance contre Tartuffe (vv. 1023-1025 ; 1038-1039). Par ailleurs, il adopte un langage oblique en dénonçant l’imposture du faux dévot en s’adressant directement à son père. Laissant entendre que sa belle-mère garde des desseins secrets (vv. 1035-1036), Damis envisage le silence d’Elmire comme une forme de dissimulation qui fait violence à l’honneur de son père (Lalande, 135). Toutefois, sa dénonciation du héros éponyme n’aboutit pas puisque Damis n’arrive pas à détromper son père. Dans la scène suivante, Elmire se lamente de son manque d’influence sur son beau-fils (III, 5, vv. 1067-1072). Après avoir réprimandé Damis, elle se retire du conflit (III, 5). Elle finit donc par se réfugier dans le silence vis-à-vis d’Orgon. Du reste, son départ à l’Acte III - au moment où Damis va être chassé de la maison (III, 6) - nuit à la vraisemblance de la scène. À l’instar de Dorine, Elmire s’aperçoit du manque de maîtrise de soi chez Orgon. C’est ainsi qu’elle doit s’adresser à Tartuffe pour régler la situation malencontreuse de la famille 18 . Il va de soi qu’elle se trouve troublée par les paroles inciviles de son mari (IV, 3) et elle demeure stupéfiée par son aveuglement (vv. 1313-1314, 1338). À l’Acte IV, Elmire se rend compte que l’échange rationnel avec son mari est impossible. Grâce à la mise en scène réalisée par Elmire, Orgon finit par découvrir l’imposture de Tartuffe. Lors de son deuxième entretien, Elmire engage le faux dévot à réitérer sa déclaration 17 R. Lalande soutient à juste titre que le silence d’Elmire a pour effet de maintenir le rapport entre Tartuffe et Orgon : « Elmire’s silence can therefore be viewed as a conservative half measure that would still allow the men’s play world to remain intact. In the eyes of Orgon’s son Damis, however, her reticence is an offense, an insult to her husband’s honor. He is quick to pick up on the underlying connection between Elmire’s so-called reluctance to disturb her spouse’s peace of mind and the threat of outright duplicity and cuckoldry.” Intruders in the Play World : The Dynamics of Gender in Molière’s Comedies, Teaneck, NJ: Fairleigh Dickenson University Press, 1996, p. 135. 18 Voir à ce propos le jugement de G. Feyerolles : « Elmire, sachant que le principe de la volonté d’Orgon n’est pas en Orgon, décide de s’adresser à celui qui en est le premier moteur afin d’obtenir l’abandon du nouveau dessein matrimonial » (p. 64). Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 252 (IV, 5). Face à l’agressivité sexuelle de Tartuffe, sa toux représente une forme oblique de communication. Par contre, le silence d’Orgon sous la table relève de son plaisir masochiste à témoigner de cet entretien ; la scène illustre d’ailleurs la passivité problématique du maître. Dans la mesure où Tartuffe a une confiance parfaite en la discrétion d’Elmire, J. Prest souligne le fait que le faux dévot et Elmire valorisent tous deux la vertu du silence (III, 3, vv. 1013-1017) 19 . Elle met en évidence aussi la complicité sous-jacente à la dynamique érotique dans Tartuffe 20 . Dans cette optique, garder un secret relève relèverait, chez Elmire, de la sournoiserie (143). Dans son analyse approfondie de la pièce, G. Declercq soutient qu’Elmire s’adonne à une « rhétorique persuasive » auprès d’Orgon 21 . Ainsi, selon lui, à la comédie de dévotion s’ajoute la comédie de séduction (82). G. Declercq fait ressortir alors la négociation problématique opérée par Elmire et Tartuffe. C’est ainsi qu’Elmire jure de garder son silence à condition que Tartuffe renonce à épouser Mariane. De plus, elle adopte une stratégie manipulatrice vis-vis du faux dévot (84). Il s’agit avant tout, pour elle, de manipuler le désir de Tartuffe. On comprend ainsi qu’Elmire a bel et bien préparé l’énonciation amoureuse du faux dévot. G. Declercq souligne à quel point l’art de l’équivoque est fondé sur la complicité linguistique entre Tartuffe et Elmire : Dans cette hypothèse, c’est l’ensemble du dialogue qui est à déchiffrer comme un jeu de rôles : dévot zélé, femme honnête et candide. L’entretien procède alors d’une singulière complicité conversationnelle, fondée sur l’art d’équivoquer : échange maîtrisé de propos à double sens, religieux et érotique, dont la déclaration de Tartuffe est l’acmé rhétorique (92). Tous deux recourant à l’équivoque, ce qu’ils cherchent avant tout, c’est la discrétion, cette qualité particulière servant à garder les secrets d’autrui : « Scénario d’une ‘ proposition indécente ‘ rendu possible par la conjonction rhétorique des deux douceurs, celle de l’hypocrisie dévote et celle de la mondanité galante, toutes deux soucieuses de discrétion » (96). Declercq met 19 Il convient de faire remarquer ici qu’Elmire met en question « l’injuste pouvoir » de son mari en tant que père de famille (vv. 1017-1019). 20 “Elmire and the Erotics of the Ménage à Trois in Molière’s Tartuffe,” Romanic Review, 102 (2011), p. 143. 21 “Equivoques de la séduction: Elmire entre honnêteté et libertinage, » Biblio 17, 181 (2009), 75. Dans cette même perspective, C. Mazouer offre le commentaire suivant : « Y aurait-il, non-dite, une tendance libertine chez cette jeune femme séduisante, assez libre et insatisfait ? … dans sa comédie, Elmire frôle l’équivoque et côtoie des parages dangereux pour son honnêteté » (C. Mazouer, éd., Molière. Théâtre complet, II, Paris, Garnier, 2018, p. 601). Silence et parole dans Tartuffe PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 253 en évidence, enfin, les éléments constitutifs de l’équivocité qui définit le rapport discursif entre Tartuffe et Elmire : La leçon de sophistique a donc aussi une fonction perlocutoire : elle provoque littéralement une maladroite incursion. En énonçant le code galant, Elmire anéantit le principe d’équivocité qui présidait au premier entretien, et exclut Tartuffe de l’espace galant afin qu’il se démasque (99). À la fin de l’Acte IV, Orgon se trouve dépossédé de l’objet de sa passion (= Tartuffe) et, par la suite, désaveuglé. Aussi cesse-t-il d’être fasciné par la parole du faux dévot. Tartuffe s’avérant momentanément interdit (vv. 1553, 1555), Orgon tâche de l’empêcher de se livrer à une défense de son comportement : « Allons, point de bruit ! ... / Ces discours ne sont plus de saison » (vv. 1553, 1555). Toutefois, il pense à tort qu’il va pouvoir faire taire à Tartuffe en l’expulsant hors de la maison 22 . S’appropriant le rôle du Roi, Tartuffe dénonce les récriminations d’Orgon et entend « punir » son « imposture » (v. 1562) puisqu’en fait il n’a plus le droit de parler « en maître » (v. 1557). Bref, le faux dévot s’applique à tirer vengeance contre Orgon et sa famille. Tartuffe ne joue plus double jeu devant Orgon et celuici, après avoir tout cru, finit par ne plus rien croire (V, 1, vv. 1604-1606). Marqué alors par la démesure, Orgon ne parvient pas à infléchir sa mère, qui reste aliénée (V, 3). On ne saurait trop insister sur la primauté de la parole royale à la fin de Tartuffe. Fondé sur la vérité, le discours royal entraîne le dénouement proprement dit : « Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude, / Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs, / Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs » (vv. 1906-1908) 23 . La fausseté inhérente à la parole de Tartuffe est miraculeusement perçue par le Roi (v. 1921). Remarquons d’ailleurs que le silence de l’Exempt (V, 7) 24 laisse transparaître une certaine ambiguïté puisqu’il semble justifier la tirade rancunière de Tartuffe (1879- 1884) et laisse croire à ce dernier qu’il est prêt à suivre ses ordres. N’oublions pas qu’il parle au nom du Prince et s’identifie, dès lors, par rapport à son 22 Se reporter, sur ce point, à G. Declercq, p. 97. 23 Voir à ce propos M. Fumaroli : « … la fin de Tartuffe élève la scène comique au rang d’une liturgie laïque où la parole mimétique tend à se confondre avec la parole d’autorité réelle du roi, et en échange reçoit d’elle la majesté souveraine de magistère laïc, rival victorieux du magistère ecclésiastique, libérant le roi de son emprise, » « … rhétorique, théologie et moralité du théâtre en France de Corneille à Molière, » in J. Garapon, et al., éds., L’Art du théâtre. Mélanges en hommage à R. Garapon, Paris, PUF, 1992, p. 347. 24 J. Guicharnaud soutient justement que le rôle d’Orgon sous la table et l’arrivée de l’Exempt constituent un « silence d’attente» (Molière, une aventure théâtrale, Paris, Seuil, 1963, p. 171). Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 254 devoir civique (V, 7, vv. 1863-1872). Du reste, quand il est arrêté par l’Exempt, le faux dévot se refuse à avouer son crime et s’engage plutôt dans un lourd silence jusqu’à la fin de la pièce (vv. 1904-1962). Somme toute, dans le contexte historique et politique du XVIIème siècle en France, il est évident que la cabale des dévots s’appliquait à réduire Molière au silence. Cependant, le triomphe de Tartuffe en 1669 a eu pour effet d’imposer silence aux dévots ennemis de la cabale. Dans la mesure où Molière prenait à partie l’influence néfaste d’une religiosité démesurée, Tartuffe représente, en dernière analyse, une prise de position moliéresque contre les faux dévots 25 . 25 Je tiens à remercier Denis Grélé et M. Martin Guiney pour leurs excellentes suggestions stylistiques lors de l’élaboration de cet essai.
