Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2020-0017
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2020
4793
Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire
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2020
Ralph Albanese
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PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) Créée en 1669 à Chambord en tant que divertissement royal, Monsieur de Pourceaugnac est une comédie en prose en trois actes. Destinée à une noblesse de cour désireuse de railler les ridicules provinciaux, cette petite comédie offre, à l’instar de George Dandin (1668), des éléments de satire, de farce et de comédie-ballet marquée par la gaieté et l’euphorie ; à cela s’ajoutent certains éléments du rituel carnavalesque. Mue par une activité frénétique, la pièce témoigne de beaucoup de mouvement scénique. Elle se ramène, en fait, à une succession rapide de divertissements et d’actions dramatiques ou, plus précisément, à une série ininterrompue de fourberies et d’itérations facétieuses. L’intérêt dramatique se fixe sur le Limousin, Léonard de Pourceaugnac qui, se prétendant noble, entend faire bonne figure à Paris et se procurer une épouse parisienne. Vu que les courtisans se moquaient volontiers à cette époque de l’inculture des hobereaux de campagne 1 , on comprend sans peine que le protagoniste est confronté à diverses situations comiques au point de finir par se trouver dans un monde à l’envers. Dans la scène d’exposition, Nérine, une femme d’intrigue, montre combien le nom même du protagoniste, relevant d’une onomastique burlesque, prête à dérision et provoque, chez elle, une réaction affective : « Le seul nom de Monsieur de Pourceaugnac m’a mis dans une colère effroyable. J’enrage de Monsieur de Pourceaugnac (I, 2). » Son commentaire prépare alors les spectateurs pour l’arrivée d’un lourdaud au nom bouffon. Dès l’arrivée sur scène du protagoniste, elle fait valoir aussi, sur le plan physique, le spectacle comique qu’il représente. De plus, Nérine dénonce le Limousin en raison de son étrangeté puisqu’il s’avère à ses yeux hors norme. Aussi, elle 1 La primauté du « bel usage » de la cour de Louis XIV dans les années 1660 donne lieu à la volonté de mettre en ridicule tout ce qui sent la province, c’est-à-dire, les mœurs et la vie provinciale dans Monsieur de Pourceaugnac. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 256 signale qu’il fait violence aux règles de l’endogamie : « […] que ne prend-il une Limousine et ne laisse-t-il en repos les chrétiens ? » (I, 1) 2 . En tenant compte de l’attente théâtrale propre à cette entrée spectaculaire 3 , on s’aperçoit que la présence physique de Pourceaugnac - dont l’ampleur évoque un gros cochon - déclenche l’hilarité générale. En plus d’avoir une physionomie « mal bâtie, » le protagoniste fait preuve d’une mine malséante car son costume, garni de couleurs criardes, relève du mauvais goût 4 . D’ailleurs, entrant sur scène à reculons, se tournant « du côté d’où il vient, comme parlant à des gens qui le suivent, » il s’en prend aux « sottes gens » qui éclatent de rire dans les coulisses (I, 3). Malgré son ridicule, il reste imperturbable dans sa confiance de soi 5 . D’après F. Garavini, le nom « Pourceaugnac » évoque un aspect « anti-méridional » et, dans cette optique, le discours de Nérine provient d’un parti pris « anti-provincial » dans la mesure où il laisse entrevoir le chauvinisme grotesque des Parisiens à cette époque (I, 1) 6 . L’arrivée du protagoniste provoquant une situation de conflit, on assiste à la mise en place d’une coalition visant à éliminer l’intrus. C’est ainsi qu’Éraste recourt à des fourbes professionnels, Sbrigani et Nérine, qui disposent de « quantité de machines » afin de détruire le projet de mariage de la fille d’Oronte (Julie) et de Pourceaugnac (I, 1). Si l’on admet que le Limousin fait figure d’intrus à Paris, c’est aussi parce qu’il vient troubler l’amour partagé 2 Selon B. Rey-Flaud, dès le début de la pièce, on se trouve en présence d’un « univers chaotique, » c’est-à-dire, « un monde sans foi » (religion), « ni loi » (morale), Molière et la farce, Genève, Droz, 1996, p. 192. 3 On sait l’importance des « entrées spectaculaires » dans le théâtre de Molière, et le meilleur exemple est sans doute l’entrée de Tartuffe au troisième acte. Cette entrée en scène comble l’attente des spectateurs en ce sens qu’elle offre une image du comportement hyperbolique du faux dévot qui porte sa haire et évoque son autoflagellation (III, 2). Voir J. Guicharnaud, Molière, une aventure théâtrale, Paris, Gallimard, 1963, p. 69-71 et p. 84-87. 4 D’après l’inventaire fait après la mort de Molière, voici une description du costume de Pourceaugnac lorsque Molière jouait le rôle : « Un haut-de-chausses de damas rouge, garnie de dentelle, un justaucorps de velours bleu garni d’or faux, un ceinturon à frange, un chapeau gris orné d’une plume verte. » 5 De même qu’Alceste, Pourceaugnac se montre fort sensible à la raillerie d’autrui. Ainsi, lors de la scène des portraits dans le salon de Célimène, Alceste s’écrie aux deux marquis qui ricanent : « Je ne croyais être/ Si plaisant que je suis » (Le Misanthrope, II, 6, vv. 773-774). 6 « La Fantaisie verbale et le mimétisme dialectal dans le théâtre de Molière. À propos de Monsieur de Pourceaugnac, » Revue d’Histoire littéraire de la France, 72 (1972), p. 806. Molière s’applique ainsi à évoquer la couleur régionale de Monsieur de Pourceaugnac car dans son théâtre, les villes de province sont, en général, considérées comme des « milieux peu éclairés » (p. 817). Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 257 des jeunes (Éraste et Julie). On a affaire à des intrigants urbains qui prennent le provincial pour victime désignée, et Pourceaugnac s’avère fort vulnérable à la malveillance parisienne. Un immense complot s’ourdit alors contre lui et toute une équipe de fourbes qui s’appliquent à le réduire à leur volonté en exploitant son manque de finesse. Étant donné la série de pièges que l’on lui tend, la situation du protagoniste s’inverse par cascades. Sbrigani, Éraste, Nérine et Julie (la fille d’Oronte) sont autant de mystificateurs qui excellent à faire croire au protagoniste qu’il se trouve dans une situation malencontreuse. Leurs fourberies s’enchaînent, d’ailleurs, avec une logique impitoyable et les intrigants cherchent à vilipender le caractère du protagoniste. En flattant Pourceaugnac, Sbrigani - « son faux nouvel ami, et feint ami de toujours 7 » - parvient d’abord à gagner sa confiance, à tel point que le héros comique finit ironiquement par lui témoigner de l’obligation (I, 3). Étant tombé facilement dans le piège de Sbrigani, sa confiance en cet intrigant napolitain se révèle mal placée puisqu’elle rend le protagoniste vulnérable à la tromperie d’autrui. Éraste, lui, faisant semblant de connaître toute la parenté de Pourceaugnac, va jusqu’à l’accabler de civilités à la manière de Dom Juan devant son créancier, Monsieur Dimanche (I, 4). Par crédulité, le protagoniste finit par faire confiance à Éraste et lui mentionne « mon neveu le chanoine. » Aussi l’intrigant lui rappelle-t-il le sentiment de sa parenté, renforçant ainsi son identité limousine. Remarquons aussi que l’on trouve de multiples références à la vie de province dans Monsieur de Pourceaugnac (I, 3- 4). Dans la mesure où Pourceaugnac reste encroûté à Limoges, il représente avant tout un provincial inadapté dont on peut se moquer : par rapport aux Parisiens, il apparaît, en effet, culturellement attardé. La comédie prend une allure lugubre aux scènes suivantes (I, 6-7) en ce sens qu’Éraste se met en contact avec un apothicaire bredouilleur qui fait l’éloge d’un médecin - « un homme expéditif » - capable de faire mourir ses clients en vitesse (I, 6). Désireux de guérir Pourceaugnac de sa folie, Éraste s’adresse alors à un premier médecin, qui entend livrer le protagoniste à un traitement méthodique qui exalte l’excellence des remèdes traditionnels, à savoir, les saignées et les purges. Après l’arrivée d’un deuxième médecin, Pourceaugnac, en proie au désarroi de la science médicale, se fait l’objet d’un examen qui provoque des références scatologiques propres à la comédie fécale du Malade imaginaire. Marquée par le pédantisme, la longue consultation médicale aboutit au diagnostic de « mélancolie hypocondriaque » (I, 8). À cette preuve définitive de cette diagnose clinique de folie s’ajoute « […] cette tristesse accompagnée de crainte et de défiance. » Bien que Pourceau- 7 Voir sur ce point P. Dandrey, Molière et la maladie imaginaire, Paris, Klincksieck, 1998, p. 17. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 258 gnac subisse un cauchemar médical, la danse de l’apothicaire et des médecins sert à transformer son inquiétude en fantaisie. Le discours médical représente donc un prélude au divertissement musical et l’irréel de la scène s’inscrit ici dans l’univers de la comédie-ballet 8 . Pourceaugnac va jusqu’à s’interroger sur son rôle à jouer et demande aux médecins : « Est-ce que nous jouons ici une comédie ? » (I, 8). Il semble en ce moment prendre conscience de la vérité qui l’enfonce dans l’illusion, mais il ne reste pas moins victime de cette mystification. Soucieux d’échapper aux médecins, le protagoniste met en cause l’illégitimité de l’institution médicale, apparaissant alors comme une sorte d’anti- Argan. S’avérant en proie à une espèce de tourbillon, il se désolidarise des Parisiens et fait preuve d’aliénation vis-à-vis de son entourage : « Que diable est-ce là ? Les gens de ce pays-ci sont-ils insensés ? Je n’ai jamais rien vu de tel, et je n’y comprends rien du tout » (I, 9). Tout se passe, toutefois, comme s’il ne pouvait s’empêcher de sombrer dans un état d’illusion. À la fin du premier acte, la scène est marquée par une bouffonnerie farcesque : dans un effet d’encerclement, Pourceaugnac se fait l’objet d’une poursuite sans relâche d’apothicaires, de musiciens et de matassins qui, armés d’énormes seringues et cherchant à lui administrer des clystères, visent à acculer le « malade » afin d’entrer dans son organisme par son postérieur. Aussi mettent-ils en cause son être physique et moral. Dans la mesure où la farce dramatise le rapport de l’homme avec son corps, il est évident que le corps de Pourceaugnac s’affiche ludiquement au cours de la pièce : le protagoniste couvre son derrière avec son chapeau pour se défendre de cet assaut médical 9 . L’examen médical s’apparente donc à une violence physique. Après cette attaque du protagoniste par le corps médical, le premier médecin constate que son patient souffre les affres d’une maladie déréglée : il s’agit, selon lui, « d’un cerveau démonté et d’une raison dépravée » (II, 1). Grâce à son raisonnement légaliste - il incrimine Pourceaugnac comme « déserteur de la médecine et infracteur de [ses] ordonnances » - tout se passe comme si la Médecine se ramenait à la Loi. Étant donné l’importance de ces deux institutions en France sous l’Ancien Régime, on peut discerner ici un rapport entre l’administration de la justice et celle de la médecine. Dans cette optique médicale, le raisonnement du protagoniste s’avérant délirant, il ne peut s’empêcher de croire qu’il y a des ennemis qui l’entourent de partout 10 . 8 Voir à ce propos C. Mazouer, Molière et ses comédies-ballets, Paris, Klincksieck, 1973, p. 144 et 147. 9 Selon P. Dandrey, cette poursuite médicale du héros à la fin de l’Acte I se ramène à une traque destinée à purger le gibier (p. 215). 10 Etant donné que l’hypocondrie, au sens classique, s’apparente de nos jours à la paranoïa, à en croire J. Tartar, les médecins traitent Pourceaugnac de « paranoïaque Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 259 D’ailleurs, si Sbrigani affirme que Pourceaugnac se révèle bel et bien en proie à une contradiction interne - « C’est être bien ennemi de soi-même » (II, 1) - c’est que le comportement insensé du protagoniste sert à valider cette opinion. Se détachant progressivement de son identité limousine, il se situe alors au premier stade de son écroulement identitaire. Dans la mesure où il se montre tout à fait déplacé à Paris, son expérience de dépaysement finit par nuire à son sentiment d’identité personnelle 11 . Cette expérience troublante aboutit, chez lui, sinon à la perte de son identité du moins à une confusion d’identités assez problématique. Le spectacle d’un Limogeaud désireux de passer pour Parisien ne s‘accorde pas, évidemment, avec la morale provisoire de Descartes, qui soutient que la sagesse se ramène à « […] obéir aux lois et aux coutumes de [son] pays 12 . » Contrairement à la morale cartésienne, le provincial de Limoges envisage tout ce qui se passe à Paris avec les yeux de province. Ainsi, tout en s’en remettant à des références exclusivement limousines, il entend être reconnu comme gentilhomme. Or en faisant violence au bon goût parisien, il témoigne d’une transgression culturelle de premier ordre : on a affaire à un malappris irrémédiable. N’ayant pas place dans les salons mondains du XVII e siècle, cet intrus balourd enfreint le code de l’honnêteté mondaine. De plus, souffrant d’une lourdeur d’esprit congénitale, il fait piètre figure auprès de l’esprit urbain de l’honnête homme de cette époque. Tous ces éléments concourent, enfin, à la déconfiture grandissante de Pourceaugnac : son nom, son apparence, ses vêtements, ses manières, sa naïveté et sa présomption l’amènent à croire que le roi voudra bien l’accueillir, lui, « gentilhomme limousin » au Louvre. Contrairement à l’idéal de la civilité mondaine, il est foncièrement inapte à s’insérer dans le beau monde. Son manque profond d’élégance trouve son origine, d’après J. Brody, dans « une gaucherie physique instinctive 13 . » À cela s’ajoute le fait que l’identité culturelle de la France au XVII e siècle répugne à la fois aux bourgeois mus par le désir de mobilité sociale et aux étrangers, c’est-à-dire, les « infidèles » et les non-chrétiens - dont parlait Nérine - qui s’inscrivent dans l’altérité culturelle. agressif » (42). C’est par inquiétude dépressive qu’il se trouve obligé alors de se resituer. À l’instar d’Alceste, le protagoniste se montre alors « atrabilaire » et il lui faut purger la bile (Monsieur de Pourceaugnac, Paris, Hatier, 1985, p. 43). 11 Se reporter ici à S. Fleck, qui évoque à juste titre le dépaysement moral et psychologique du protagoniste (Music, Dance and Laughter. Comic Creation in Molière’s Comedy-Ballets, Paris, PFSCL, 1995, p. 81 et 88). 12 Discours de la méthode (Troisième Partie), éd. G. Rodis-Lewis, Paris, Garnier- Flammarion, 1966, p. 51. 13 « Esthétique et société chez Molière, » J. Jacquart, éd., Dramaturgie et société, I, Paris, CNRS, 1968, p. 315. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 260 L’imposture professionnelle des médecins se manifeste encore lorsque le premier médecin, conseillé par Sbrigani, exerce une influence tyrannique sur son malade en considérant sa maladie sous forme de réification, c’est-à-dire, comme une espèce de propriété, la réduisant en l’occurrence à « un meuble qui m’appartient » (II, 2). Pourceaugnac s’étant dès lors enfui, l’aspect morbide sinon meurtrier de ce médecin réside dans sa démarche judiciaire auprès d’Oronte, où il s‘applique à arrêter le protagoniste et se montre soucieux alors d’obtenir un résultat tangible : « … il faut qu’il crève, ou que je le guérisse » (II, 2). Il s’agit avant tout ici de mettre en question le projet matrimonial de Pourceaugnac en faisant croire à Oronte que le protagoniste est non seulement sérieusement malade, c’est-à-dire, vénérien, mais encore débauché, malhonnête et abâtardi. Déguisé en marchand flamand, Sbrigani arrive à confondre davantage Oronte en discréditant Pourceaugnac sur le plan financier. D’après le faux marchand, le protagoniste se serait progressivement endetté envers bon nombre de gens de commerce (II, 3), mettant ainsi en question sa probité. Se présentant en fourbe consommé, Sbrigani signale à quel point Pourceaugnac et Oronte, deux figures paternelles, s’avèrent tous deux vulnérables à la duperie. Après avoir été pris dans le tourbillon fantaisiste des « médecins habillés de noir, » Pourceaugnac semble recouvrir ses esprits et prendre conscience momentanément que l’on se joue de lui (I, 4). Sbrigani n’a aucun mal à dépeindre Julie comme une petite fille coquette et malhonnête propre à faire des cornards. En fait, il lui manque des termes suffisamment forts pour décrire la jeune femme que le héros éponyme entendait épouser. Sbrigani a préparé à la querelle les deux figures paternelles, et notre protagoniste perd l’envie de se marier devant l’évidence de son futur cocuage. Dans cette scène agitée, Pourceaugnac et Oronte s’engagent dans un conflit irrémédiable puisque leurs répliques successives mettent en relief les préjugés culturels opposant les Parisiens aux Limousins (II, 5). C’est alors le tour de Julie de jouer son rôle désigné de grande coquette en présence de son père et de Pourceaugnac. Faisant semblant de prendre goût pour son futur époux, elle fait preuve d’impudeur en lui faisant des caresses, mais le Limousin se montre offensé par les démarches de cette « égrillarde. » S’ensuivent alors de nouvelles insultes entre les deux barbons (II, 6) 14 . L’arrivée successive de Lucette, « contrefaisant une languedocienne, » et Nérine « en Picarde » fait ressortir, grâce au recours de leur dialecte respectif, une série de remontrances 14 À l’instar d’Arnolphe, Pourceaugnac fait figure de barbon moliéresque à la recherche d’une jeune femme, et tous les deux craignent, à des degrés divers, le cocuage. De même qu’Arnolphe, le Limousin jouit d’une forte présence scénique, apparaissant dans dix-sept scènes d’une comédie qui en comporte trente au total. Remarquons, enfin, que Molière a joué ces deux rôles farcesques. Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 261 vigoureuses de la part de ces deux femmes abandonnées, y compris les trois enfants de Nérine. Soucieuses de discréditer la notion que Pourceaugnac est un homme riche et honorable, ces nouvelles ennemies lui créent de fausses images de son moi, et la scène s’achève sur le désir du protagoniste de s’échapper du délire que l’on a ourdi autour de lui : « Au secours ! au secours ! Où fuirai-je ? Je n’en peux plus » (II, 9). Sa frustration atteint un tel degré que son comportement est, selon S. Fleck, de plus en plus marqué par « son incompréhension totale devant ce qui lui arrive 15 . » On discerne, chez lui, une volonté de s’enfuir d’une réalité progressivement insoutenable. Accusé en tant que mari polygame, il mérite, selon Oronte, d’être pendu. Par suite des manœuvres des intrigants, il se trouve dans un état de stupéfaction et d’engourdissement perpétuel. Aussi subit-il des entorses à son identité primordiale 16 . Dans un court monologue, Sbrigani, le meneur du jeu, souhaite alors bon débarras de « notre provincial » : « […] Il faudra, ma foi ! , qu’il déguerpisse » (II, 9). Face à ces fausses accusations, Pourceaugnac, fort agité et inquiet maintenant, ne peut que maudire Paris car « Il pleut en ce pays des femmes et des lavements. » Puisque Sbrigani lui évoque la menace d’une répression judiciaire, le protagoniste recourt à un lexique juridique afin de se protéger contre des récriminations éventuelles que l’on pourrait lui faire au tribunal. Comme Sbrigani reconnaît vite la formation juridique de Pourceaugnac qui l’attache à ce métier, le protagoniste se trouve obligé d’affirmer qu’il est plutôt gentilhomme et ne relève donc pas du « métier. » Désireux de se présenter en gentilhomme, il refuse catégoriquement de reconnaître son statut social, c’est-à-dire, la noblesse de robe, en raison de ses études de droit. Aussi se découvre-t-il malgré lui en ce sens qu’il ne peut s’empêcher de sentir sa pratique en tant qu’avocat. S’engager dans une profession telle que la pratique de la loi, c’est, dans la France du XVII e siècle, se mettre en état de dérogeance. Le travail du métier étant perçu à cette époque comme dégradant, l’idéal d’oisiveté aristocratique s’oppose nettement à ce type particulier de travail. Quoiqu’il s’évertue à nier son identité bourgeoise - « Non, point du tout. Je suis gentilhomme » (II, 10) - il s’avère incapable de déguiser sa roture. Après avoir pratiqué sans doute le métier de ses ancêtres, le protagoniste désire appartenir à une sphère sociale supérieure. Il convient, dans cette perspective sociocritique, de s’en remettre à l’analyse de J-M. Apostolidès, qui soutient que, soucieux avant tout de purger sa roture, Pourceaugnac se transforme, dès son arrivée à Paris, en pourceau puisque son argent doit lui faire gagner la qualité grâce à son marché avec Oronte. 15 L’ultime Molière. Vers un théâtre éclaté, Tübingen, Biblio 17, 2016, p. 74. 16 Voir à cet égard l’analyse lucide et approfondie de P. Dandrey, p. 17. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 262 S’avérant empêtré dans la roture, il lui est donc impossible d’échapper à sa bestialité naturelle 17 . On a affaire alors à un cochon qui aspirerait à devenir gentilhomme. Mû par une volonté mal fondée de changer d’identité, Pourceaugnac tient à s’approprier un rang bien supérieur à sa condition. Balourd, il se montre victime du décalage entre la fiction et la réalité. Comme on l’a vu, à maintes reprises on lui fait illusion à tel point qu’il reste en proie à une imagination chimérique. Force est de reconnaître, en plus, que son imagination est nourrie par une immense crédulité. En se croyant avec ferveur homme de qualité, le Limousin se livre à une image fallacieuse de lui-même. Il s’agit avant tout d’une illusion qu’il cultive volontairement. À en croire Rigal, il souffre d’une confusion réelle quant à sa condition sociale 18 . À l’instar de George Dandin, il s’imagine gentilhomme et se montre pris entre deux classes. Se faisant l’objet d’une raillerie impitoyable, il s’avère coupable d’une sottise exemplaire et subit par conséquent de multiples humiliations. D’autre part, notre protagoniste annonce M. Jourdain qui, lui aussi, se met à la recherche d’une nouvelle identité. Comme dans le cas de Jourdain, Pourceaugnac est l’objet d’une dislocation d’ordre identitaire. Force est de constater, toutefois, que Jourdain, grâce à son argent, s’en sort passablement bien puisqu’il atteint la dignité du Mamamouchi. Vers la fin de l’Acte II, Sbrigani témoigne d’une astuce qui permet de rattacher les avocats « chantants » à la comédie-ballet. Dans cette scène de farce où Pourceaugnac les bat, les deux avocats se livrent à un débat lors d’un divertissement musical. Les deux avocats-musiciens chantent à deux reprises que la polygamie est « un cas pendable 19 . » Comme dans le cas du lexique médical, Molière se moque ici du lexique juridique. C’est ainsi que le protagoniste se heurte à l’âpreté du système judiciaire. Notons, enfin, que le dénouement médical du premier acte donne lieu au dénouement légal de l’Acte II. Tous deux contribuent à la dimension farcesque de Monsieur de Pourceaugnac. Au demeurant, dans la mesure où les professionnels (médecins et avocats) participent à la danse, on assiste à l’engagement des classes professionnelles dans la déroute de Pourceaugnac. On ne saurait trop insister sur l’urgence, chez le Limousin, de se sauver à l’Acte III. Se trouvant dans une atmosphère cauchemaresque, il s’inquiète face à la possibilité d’être pendu. Sbrigani érigeant la justice parisienne en objet 17 Se reporter à J-M Apostolidès, « Le diable à Paris : l’ignoble entrée de Pourceaugnac, » in L. Van Delft, éd., L’Esprit et la Lettre, Tübingen, Gunter Narr, 1991, p. 70. 18 Voir E. Rigal, Molière, II, Paris, Hachette, 1908, p. 183. 19 C. Mazouer estime que les avocats musiciens finissent ainsi par « déréaliser » l’appareil de la justice (p. 191). Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 263 de terreur (III, 1), on a affaire à une véritable inversion de la justice dont Pourceaugnac est la victime désignée. L’intrigant napolitain précise que « dans ce pays-ci (Paris) […] ils commencent par faire pendre un homme, et puis ils lui font son procès » (III, 2). Ahuri, et craignant pour sa vie, le protagoniste se trouve donc obligé de se déguiser en femme afin d’échapper à une menace réelle. Dans la mesure où les Limousins apparaissent, selon Sbrigani, comme des « ennemis de la gentillesse, » ils se révèlent en proie à l’arbitraire de la justice (III, 2). Toutefois, Pourceaugnac, qui se croit toujours membre de la noblesse d’épée, s’évertue à justifier la vraie raison de son départ : il s’agit moins pour lui de la peur de la mort que celle de la disconvenance sociale car, affirme-t-il, « il est fâcheux à un gentilhomme d’être pendu » (III, 2). La pendaison serait à ses yeux un supplice indigne. Bien qu’il fasse cette démarche d’aristocrate « l’épée à la main, » il va sans dire que le protagoniste fait semblant de ne pas craindre la mort. Déguisé en « femme de qualité, » il se heurte ensuite à deux mercenaires suisses qui se préparent pour l’exécution de notre Limousin à la place de la Grève (III, 3) 20 . Ceux-ci étant par trop sensibles à son attrait physique, entendent « la » séduire. Après avoir été dupé et bafoué, on est sur le point de violer Pourceaugnac dans son être fictif. Un officier de police arrive et parvient à sauver cette « femme » de condition en détresse (III, 4). Mais l’Exempt, lui, ne se trompe pas sur l’identité réelle de Pourceaugnac et menace de l’emprisonner 21 . Ce qui renforce ici l’impression d’une « comédie noire, » c’est la mise en évidence de la vénalité de la justice puisque le protagoniste se trouve obligé de payer l’Exempt pour échapper à la prison 22 . Se lamentant de l’absence de toute justice à Paris - « Voilà une justice bien injuste » (III, 2) - il se rapproche de George Dandin et d’Alceste (cf. « J’ai pour moi la justice et je perds mon procès ! » (V, 1, v. 1492). Après cette expérience, il fait face, en fin de compte, à la médecine, à la justice et à la police. S’en prenant toujours à la capitale, le Limousin dénonce Paris et ses habitants comme des objets de malédiction. Comme le montre à juste titre J-M. Pelous, Sbrigani représente 20 Soulignant, dans Monsieur de Pourceaugnac, le mouvement impétueux de médecins, de femmes et de Suisses, G. Defaux affirme : « il pleut dans ce pays d’abord des lavements, ensuite des femmes, et enfin des Suisses » (Les Métamorphoses du comique : de la comédie morale au triomphe de la folie, Lexington, KY, French Forum Publishers, 1980, p. 255). 21 S’interrogeant sur la problématique de l’identité dans Monsieur de Pourceaugnac, P. Dandrey caractérise ainsi cette scène entre l’Exempt et Pourceaugnac : « Il cherche à se faire passer pour un autre - en l’occurrence une autre - parce qu’on le prend pour autre qu’il n’est » (p. 205). 22 Se reporter à cet égard à W. D. Howarth, Molière : A Playwright and his Audience, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 90. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 264 ironiquement « son unique sauvegarde contre un environnement hostile et déconcertant 23 . » En d’autres termes, Pourceaugnac ne s’est jamais aperçu du fait d’avoir été totalement joué par Sbrigani tout au cours de la pièce. Ayant examiné l’ensemble des fourberies dont le protagoniste a été victime, il importe de noter que le réalisme qui marque le début de la pièce (I, 1-4) donne lieu, à partir de l’arrivée de l’apothicaire et du premier médecin (I, 5-6), à l’univers de la mascarade qui finit par remplacer l’univers du monde réel. Dès lors, il est évident que Pourceaugnac s’enfonce de plus en plus au cours de la pièce, dans un monde d’illusions, ce qui aboutit, chez lui et aussi chez le spectateur, à un effritement de la raison. Il est à tel point stupéfait qu’il finit par sombrer dans la déraison. En plus, son image de lui-même se heurte de façon spectaculaire à celle qu’il devient en présence des intrigants. S’il se présente en victime d’une illusion qu’il a lui-même créée, c’est qu’il fait preuve d’une capacité exceptionnelle à s’abuser et sa crédulité se montre, en fait, hors-limite, jusqu’à la perte de son identité sexuelle 24 . Dans la mesure où Pourceaugnac témoigne d’une perception désaxée de la réalité, il éprouve une confusion réelle quant à la distinction entre la vérité et l’illusion, d’où son sentiment profond d’aliénation envers autrui. Dépourvu de toute réalité, il n’existe alors que dans son imagination. Comme on l’a vu, il lui est impossible d’échapper aux illusions qui l’entourent et finissent, en effet, par l’envelopper. Ainsi, on assiste au dénouement à la dissolution de son identité personnelle. N’arrivant pas à démontrer son identité réelle, Pourceaugnac s’abuse progressivement au cours de la pièce et s’avère réduit à d’autres identités. En fait, selon G-A. Goldschmidt, il souffre de l’anéantissement de son identité et, dans sa confusion, débouche sur une nullité existentielle 25 . Souffrant d’une division interne qui aboutit, chez Pourceaugnac, à un conflit entre son moi réel et son moi idéal, son dépaysement socioculturel à Paris est la conséquence de la transformation identitaire qu’il subit. Cette transformation tient sans doute à la perception éclatée de l’image qu’il se fait de lui-même. D’où le va-et-vient entre sa perception fondée du réel et sa perception mal fondée du réel. Toujours est-il que le protagoniste ne semble subir aucune prise de conscience de sa sottise et offre peu de réflexion critique face à ses tromperies. Ainsi, il sombre le plus souvent dans l’ignorance de soi. Quoiqu’il en soit, force est de reconnaître que se déguiser en gentilhomme et 23 Voir J-M. Pelous, « Monsieur de Pourceaugnac, un provincial dans le théâtre de Molière, » Études sur Pézenas et sa région, IV, 3 (1973), p. 24. 24 Par rapport à l’exploitation systématique de la crédulité de Pourceaugnac, on songe, de même, chez Molière, à la crédulité féminine et à l’extravagance vestimentaire des « pecques provinciales » dans Les Précieuses ridicules. 25 Molière ou la liberté mise à nu, Paris, Julliard, 1973, p. 166. Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 265 se déguiser par la suite en femme, c’est tenter, en dernière analyse, d’échapper réellement à son identité. Obligé de faire face à une multiplicité de fausses images de lui-même, Pourceaugnac se trouve mû par une volonté de fuite, qui augmente au cours de l’Acte II. Abasourdi, attaqué de toutes parts, il ne lui reste d’autre option que de se mettre à l’abri, c’est-à-dire, trouver un refuge sécurisant. C’est ainsi que J-M. Pelous identifie, à juste titre, « ce motif abstrait de la fuite » comme le principe qui éclaircit le mieux le comportement du héros éponyme. De plus, si l’on admet que Pourceaugnac éprouve une panique croissante face à un univers terrifiant, c’est qu’il se révèle dépourvu, dans ce milieu urbain, de famille et d’amis 26 . Ayant subi une crise identitaire à Paris où il a fait figure d’intrus, et son projet matrimonial ayant fait faillite, Pourceaugnac se réfugie, en fin de compte, à Limoges. Chose ironique, avant de partir, il se montre reconnaissant alors envers son sauveur, Sbrigani. Dans la mesure où il finit par être ignominieusement exclu de la capitale, on peut affirmer que la pièce met en évidence l’expulsion du bouc émissaire 27 . À cet égard, J-M. Apostolidès apparente l’exclusion du protagoniste à « la dégradation du provincial en porc 28 . » On a affaire ici à une sorte d’exorcisme, et la thématique de la purgation est intimement liée au projet de purification sociale, d’où la volonté d’extirper Pourceaugnac de la ville : Il s’en déduit que, sous couvert de vider l’animal, en l’occurrence le pourceau du surplus pathogène qui l’accable et le menace, la comédie propose en fait de purifier la société de sa présence polluante : tel est le rôle suggéré par l’eau bénite ‘lustral’ du clystère, caricature carnavalesque de la fonction dévolue à l’eau bénite dans l’ondoiement baptismal (Dandrey, 198). Force est d’éliminer le bouc émissaire, cet étranger burlesque, en vue de la régénération symbolique du monde. Notons, enfin, que le mariage éventuel d’Éraste et de Julie est fondé sur l’expulsion honteuse de Pourceaugnac. Ainsi, le dénouement célèbre le retour à la vie normale et la fuite de Pourceaugnac hors de Paris donne lieu à la réjouissance collective. L’univers carnavalesque sert alors à créer un désordre où les identités ne peuvent que se déstabiliser, et c’est ainsi que B. Rey-Flaud considère Monsieur de Pourceaugnac comme « une farce charivarique » : « Monsieur de Pourceaugnac n’est rien d’autre que la mise en scène de ‘la chasse à l’homme sauvage’ en quoi la pièce de Molière constitue proprement un charivari dramatique 29 . » 26 Voir sur ces points J-M. Pelous, p. 24-25. 27 Se reporter ici à Harold Knutson, Molière, an archetypal approach, Toronto, University of Toronto Press, 1976, p. 57. 28 Apostolidès, p. 73. 29 Voir B. Rey-Flaud, Molière et la farce, Genève, Droz, 1996, p. 185 et 179. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 266 On assiste alors à la mise en place d’une traque destinée à attraper une bête sauvage. Aussi le charivari vise-t-il à transformer Pourceaugnac en homme sauvage digne d’être chassé de la Cité 30 . Le but primordial du carnaval consiste alors à exclure et, finalement, à expulser le perturbateur afin d’entraîner la remise en ordre de la société. Bien que Monsieur de Pourceaugnac illustre la dimension afflictive de ce rituel social en ce sens qu’il frappe le criminel dans son corps, il n’en demeure pas moins qu’il atteint le protagoniste tout aussi bien dans son esprit, d’où l’instabilité identitaire dont il témoigne au cours de la pièce 31 . 30 Voir à ce propos P. Dandrey, qui met bien en valeur les éléments constitutifs du rituel carnavalesque, p. 220-233. 31 Je tiens à remercier Denis Grélé et M. Martin Guiney de leurs excellentes suggestions stylistiques lors de l’élaboration de cet essai.
