Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2020-0018
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2020
4793
Enchantement, désenchantement : des Plaisirs de l’île enchantée au déplaisir d’une mort inéluctable
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Francis Assaf
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PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 Enchantement, désenchantement : des Plaisirs de l’île enchantée au déplaisir d’une mort inéluctable F RANCIS A SSAF (U NIVERSITY OF G EORGIA , A THENS ) L’entrée solennelle de Louis XIV et de la reine Marie-Thérèse à Paris le 26 juin 1660 marque formellement la présence et la domination du corps politique de Louis XIV. Cette manifestation avait duré 5 heures au cours desquelles les corps constitués, Parlement, clergé, université, viennent rendre hommage aux souverains (Cornette 71). Mais ce n’est que le début : ma réflexion sur l’enchantement et le désenchantement, le plaisir et le déplaisir à la Cour de Louis XIV, se focalisera plutôt sur deux événements-clés du règne, séparés par plus d’un demi-siècle : Les Plaisirs de l’Île enchantée, du 7 au 13 mai 1664 et, du 10 août au 1 er septembre 1715, la dernière maladie et la mort de Louis XIV. Pareil regard peut sembler réducteur eu égard aux innombrables péripéties du règne, mais le premier constitue l’affirmation publique, péremptoire, spectaculaire de la puissance de la monarchie ; c’est formellement l’inauguration de l’absolutisme louisquatorzien. Le deuxième constitue la chronique des derniers jours de ce monarque dont le corps physique délabré abrite un corps politique qui va lutter jusqu’au dernier moment pour maintenir sa rémanence. Ces deux événements me paraissent encadrer de façon emblématique un règne qui consolide l’œuvre de Richelieu, c’est-à-dire la mise en place de l’État moderne. Dès 1661, la prise de pouvoir de Louis XIV fait de la notion d’enchantement une partie intégrante de la gloire du roi, socle de l’absolutisme ; cette gloire, il faut impérativement la manifester par un spectacle aussi public que permanent. Dans l’énorme somme de travaux dont le monarque a fait l’objet tout au long de son règne, on voit émerger un principe directeur : établir et faire fonctionner partout la machine à diffuser cette gloire. Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 268 Pour célébrer la naissance du Dauphin 1 en 1661, Louis XIV avait organisé le Grand Carrousel, tenu devant le palais des Tuileries les 5 et 6 juin 1662. Il ne s’agissait pas seulement pour le jeune roi de parader, en costume d’empereur romain, avec un grand nombre de cavaliers, devant l’immense foule des spectateurs ; il avait aussi fait installer des fournils pour distribuer gratuitement du pain au peuple, manifestant ainsi sa munificence et ce non sans raison : plusieurs régions de France étaient à ce moment-là victimes de la famine (la « famine de l’avènement ») 2 . Deux ans plus tard, du 7 au 13 mai 1664, assuré alors de sa descendance, Louis XIV donne à Versailles la fête des Plaisirs de l’île enchantée, devant un public de 600 personnes ; l’événement était dédié aux deux reines : son épouse, Marie-Thérèse d’Autriche, et Anne d’Autriche, sa mère (belle-mère et tante de Marie-Thérèse). Le n° 60 de La Gazette du 21 mai 1664 consacre 16 pages (481-496) à l’événement ; y sont décrites les différentes festivités avec un grand luxe de détails. Notons à ce propos que la notion que la fête était officieusement dédiée à la maîtresse du roi, la duchesse Louise de La Vallière 3 , est erronée 4 . D’après la notice des Plaisirs de l’île enchantée dans l’édition Forestier des œuvres complètes de Molière, ce n’est qu’à partir de Voltaire, puis des romantiques du XIX e siècle, que cette idée a pris racine (Molière, Œuvres complètes T. 1 : 1392, n. 1). J.-M. Apostolidès 5 consacre aux Plaisirs de l’île enchantée 21 pages dans son ouvrage Le Roi-Machine. Tout au début, on trouve une importante remarque, qui définit d’emblée le pouvoir louisquatorzien : « À travers les thèmes des fêtes de Versailles de 1664 et de 1668, le jeune Louis XIV est invité à parfaire son image, à endosser totalement l’aura monarchique. » (93). Le duc de Saint-Aignan 6 a organisé la fête de 1664 et a choisi comme thème 1 Louis de France (1661-1711), dit le Grand Dauphin. 2 C’est la crise alimentaire qui a touché la France entre 1661 et 1662, suite à l’hiver rigoureux de 1660, résultant en de mauvaises récoltes. Le prix du blé quadrupla. Voir l’article de Thierry Sabot. 3 Françoise-Louise de La Baume Le Blanc, demoiselle puis duchesse de La Vallière (1644-1710) 4 Le site du Centre de Recherches du château de Versailles répète cette erreur. www.châteauversailles.fr 5 Il attribue la relation à André Félibien. Aucune des sources consultées ne confirme cela, alors que Félibien est présenté partout comme l’auteur avéré de la relation de la fête de 1668. 6 François Honorat de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan (1607-1687). Brillant militaire, fidèle à Louis XIV durant la Fronde, il est nommé par celui-ci en 1663 duc et pair de France, puis conseiller du roi. Il reçoit nombre de gouvernements. Protecteur des arts et des lettres, il entretient une volumineuse correspondance avec les hommes de lettres de son temps. Reçu à l’Académie française en 1663. Blessé cinq Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 269 central un épisode du Roland furieux de l’Arioste 7 ; Apostolidès met en relief le caractère éminemment littéraire de cette fête : « elle [la littérature] est la source où les seigneurs puisent pour représenter des pseudo-exploits qu’ils n’ont pas la possibilité d’accomplir en dehors du théâtre. En les invitant, le monarque les introduit dans l’univers de l’illusion. » (93-94). On pourrait mettre cela en contraste avec les très réels exploits militaires du duc de Saint- Aignan (1607-1687) lors de la Guerre de Trente Ans. Contraste paradoxal mais vrai cependant, et non pas seulement concernant les seigneurs de la Cour de Louis XIV, mais aussi ce dernier lui-même. L’enchantement implique une nécessaire mise en fiction du corps politique car celui-ci ne peut se concrétiser, s’expliciter, que dans le geste théâtral, à la fois fait pour être vu et inscrit en dehors du réel. C’est, au sens le plus strict du terme, la fabrication d’une utopie, indispensable cadre qui à la fois dissimule et révèle le réel. Peter Burke place Les Plaisirs de l’île enchantée aussi bien que le Divertissement de 1668 (et le carrousel des Tuileries de 1662) dans une entreprise systématique pour « fabriquer » Louis XIV, comme l’indique par ailleurs le titre de son ouvrage The Fabrication of Louis XIV (q. v.). Sans le dire explicitement, il suggère que les exploits « imaginaires » dont parle Apostolidès (supra) non seulement éloignent les courtisans de leur « base réelle », c’est-à-dire de leurs domaines en province, mais les assujettissent à la gloire du roi de façon indissoluble, ce qui confirme le fait que Louis XIV a sciemment recours à la mise en fiction, destinée à remplacer la réalité, non seulement dans les divertissements en eux-mêmes, mais en tant que métaphore de la vie quotidienne à la Cour et indispensable cadre de la persona politique de Louis XIV. Pour matérialiser et consolider son pouvoir, le monarque doit créer (ou recréer) un ordre identitaire à la fois fictionnel et réel, une hiérarchie pyramidale dont il est l’apex. C’est ce qu’explique en détail Apostolidès : les défilés, l’organisation générale de la fête constituent dans le temps et l’espace une mise en abyme systématique de cet ordre dont a besoin le monarque, appareil sémiotique que doivent non seulement reconnaitre tous les assistants, mais y adhérer. Apostolidès interprète le costume revêtu par Louis XIV comme une fusion pleinement consciente des deux corps du roi : « L’habit de pierreries rend visible l’aura monarchique et permet au roi de revêtir ses deux corps en même temps. » (96) Il définit ici le corps physique comme la richesse marchande de la nation (or, diamants) et le corps politique comme fois durant le Guerre de Trente Ans. Entre à l’Académie française en 1663. Voir l’article de Denis Lopez, Dictionnaire du Grand Siècle, p. 1376. 7 Ludovico Ariosto (1474-1533) compose son fameux poème Orlando furioso sur plusieurs années. La première version, en 40 chants, paraît en 1516. En 1532, un an avant sa mort, paraît la version définitive en 46 chants. Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 270 les insignes (casque, cuirasse) de la fonction royale. Posons-nous cependant la question : la richesse de la nation que représentent le casque et la cuirasse chargés d’or et de pierreries incarne-t-elle vraiment le corps physique du roi ? Rappelons qu’un des attributs fondamentaux de la souveraineté du roi est de battre monnaie, au même titre que de rendre la justice ou de lever une armée. Or, la richesse d’un état moderne, mercantiliste, ne peut exister, s’accomplir que par ce suprême moyen d’échange qu’est la monnaie, ce qui fait du roi le premier « moteur » de l’économie, et ce d’autant plus que l’aloi, titre légal de la monnaie d’or et d’argent, qui est la proportion de métal précieux allié à des métaux plus communs, déterminait sous l’Ancien Régime la valeur d’échange de la monnaie. L’aloi incarne la loi. Dans ce cas, la richesse nationale doit ressortir au corps politique, tout comme la sémiotique militaire du casque et de la cuirasse. Si on examine le roi déguisé en Roger, force est de conclure que le corps physique est complètement occulté par le corps politique, que décrit le jurisconsulte anglais Henry de Bracton (v. 1210-v.1268) comme le roi en son conseil. Bien que les modalités de la monarchie française diffèrent substantiellement de celles de la monarchie anglaise, l’étalage des richesses dans Les Plaisirs de l’île enchantée a pour seul but de valoriser le corps politique du jeune Louis XIV. La remarque dans l’édition Forestier que Les Plaisirs de l’île enchantée n’étaient nullement dédiés à la duchesse de La Vallière (supra) confirme que c’est seul ce dernier qui fonctionne lors de ces festivités versaillaises. Il est aussi vrai que les arts, la musique, les spectacles sont (Apostolidès dixit) monopolisés par le pouvoir et redistribués à la minorité nationale, c’est-à-dire aux invités, qui sans doute ne comptaient parmi eux aucun roturier. C’est peut-être aussi une manière pour le roi à la fois d’affirmer sa victoire définitive contre l’aristocratie qui l’avait combattu de 1648 à 1653 et d’effacer des mémoires le 17 août 1661, date de la somptueuse fête qu’avait donnée en son honneur le surintendant Fouquet au château de Vaux. Un examen rapide du déroulement et des événements de Plaisirs de l’île enchantée révèle que nombre des activités de Vaux y sont reproduites, mais en plus somptueux : collation, feu d’artifice, loterie avec des prix de grande valeur, et même reprise des Fâcheux, comédie créée expressément par Molière à cette date pour le roi et commanditée par Fouquet. Il est évident que le jeune Louis XIV a l’intention par ce divertissement (et celui de 1668) d’établir ce qu’Apostolidès appelle une mythistoire, c’est-à-dire une reconstruction - et non pas une imitation - de l’imperium romanum en rassemblant les éléments qui ont survécu au Moyen Âge - et surtout à la Fronde - pour constituer une sémiotique de la monarchie absolue (Apostolidès 69-71). Encore que les représentations de Louis XIV en costume romain ne manquent pas, il est difficile d’imaginer qu’il avait donné Les Plaisirs de l’île enchantée dans le seul Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 271 but - ou même le but principal - de peindre dans les esprits des assistants l’image d’un empire romain ressuscité, dont il serait l’imperator. Ce qui semble plus vraisemblable, c’est que le jeune roi a voulu imposer l’artéfact d’un souverain moderne, dépassant tous les Anciens, topos d’ailleurs longuement exploité tout au long du règne par la machine à propagande louisquatorzienne. L’historien J.-Ch. Petitfils a très bien saisi l’importance de cette manifestation, qui exalte le corps politique du roi à travers les épreuves dont doit triompher Roger : C’était aussi une fête chevaleresque, assortie d’un rite initiatique : la métamorphose du héros Roger, joué par le roi, en un souverain parfait qui renonce aux jouissances faciles et immédiates, à travers une suite d’épreuves symboliques. Mutation alchimique en quelque sorte, suivie de celle de l’aristocratie guerrière, invitée une fois de plus à sortir de sa chrysalide de fer pour devenir noblesse de cour et de velours (293). Cette dernière remarque nous focalise sur la volonté du roi non seulement de se fictionnaliser lui-même par l’intermédiaire du héros de l’Arioste, mais aussi - surtout ? - d’assurer sa domination sur une aristocratie dont une grande partie, il n’y a pas si longtemps, guerroyait contre lui pour maintenir ses privilèges médiévaux. Il s’agit donc pour Louis XIV de moderniser les mentalités et de les faire passer formellement d’un état d’esprit médiéval à un état d’esprit moderne, c’est-à-dire qui accepte et soutient l’absolutisme, lequel devient alors notion à la fois mythique et historique, ne devant rien à l’Antiquité, sinon qu’elle lui sert de repoussoir. En plus de la relation officielle des Plaisirs de l’île enchantée (attribuée soit à Perrault soit à Félibien ; voir Apostolidès ou Forestier), il existe trois documents : la relation de Jacques Carpentier de Marigny (1615-1670), celle, manuscrite, d’André Philidor (v. 1652-1730), compositeur et copiste ordinaire du roi, et enfin celle du n° 60 de La Gazette de 1664. Ajoutons-y le manuscrit illustré de de Bizincourt, qui ne contient aucune description des festivités, mais un nombre important de poèmes, sonnets, épigrammes, dédiés au roi, aux deux reines et aux participants du spectacle. On commencera par la relation de La Gazette, relation dont le titre complet est Les Particularitez des divertissemens pris à Versailles, par Leurs Majestez. Cette entrée en matière souligne à la fois le caractère théâtral et historique de la performance. Notons comment l’auteur de l’article assimile Alcine à Louis XIV : [.…] La Magicienne Alcine que nous dépeint l’Arioste, arrestoit auprès d’elle, grand nombre de Chevaliers, tant par les charmes de sa beauté que par ses enchantemens […] cette magicienne se servoit des Tournois, des Festins, de la Comédie, & de la Musique, aussi bien que du pouvoir de ses Demons pour mieux captiver ses amans (481-482). Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 272 L’auteur enchaîne immédiatement sur les festivités offertes par le roi aux reines et aux autres invités. Cette déclaration est destinée à créer dans l’esprit des lecteurs une juxtaposition identitaire de la magicienne et du roi. C’est d’autant plus frappant qu’Alcine, ayant abordé en France, n’a d’autre souci que de rendre hommage à la reine (Marie-Thérèse sans doute). L’auteur tisse un récit où se mêlent fable et réalité, puisqu’il ramène l’attention du lecteur sur l’organisation des festivités par Saint-Aignan, lesquelles commencent le 7 mai par une course de bague, dont le thème est les jeux pythiques (jeux delphiques) tenus tous les quatre ans à Delphes et présidés par Apollon (Louis XIV, évidemment ! ). Cette thématique rappelle clairement la victoire du dieu sur le serpent Python, pour établir dans l’esprit des spectateurs les « victoires » de Louis XIV dans la Guerre de Trente Ans (Louis XIV n’a que dix ans en 1648 ! ), en particulier celle de Lens le 19 août, où Condé inflige une défaite si cuisante au Saint-Empire que Ferdinand III de Habsbourg (1608- 1657) n’a d’autre choix que de ratifier le second Traité de Westphalie 8 . Et n’oublions pas la Fronde ! Les courses de chars qui faisaient partie des jeux dans la Grèce antique sont remplacées par une course de bague, mêlant de façon syncrétique survivance médiévale, mythologie antique et rappel du Traité. Les relations de la fête comprennent la topographie du terrain. Voici la description qu’en fournit La Gazette : On avoit dressé sur les trois Avenues autant de grands Portiques de verdure, ornés d’Escussons, avec de hautes figures, & des Trophées qui les rendoyent fort superbes : & à l’entrée d’un Rond qui se forme au milieu de cette Allée, descendant du Chasteau, l’on avoit mis les hauts Dais pour les Reynes, avec des Echafaux pour toute la Cour (483). Marigny est encore plus détaillé : L’on arrive par la grande Allée, qui est au bout du Parterre, dans un rond fort spacieux, couppé par une autre Allée de mesme largeur ; ce lieu qui est à cinq ou six cens pas du Chasteau, fut choisi pour le plus propice à faire paroistre les premiers divertissemens du Palais enchanté d’Alcine. L’on avoit éleué dans les quatre Avenuës du Rond, de grands Portiques ornez au dehors et au dedans, des Armes, & des Chiffres de Sa majesté. L’on avoit mis le haut Dais justement à l’entrée du Rond & derriere en remontant dans l’Allée, l’on avoit arrangé les bancs en forme d’Amphitheatre pour deux cent personnes (10-11). La relation officielle, parue chez Robert Ballard en 1665, est la plus complète de toutes, et en même temps la plus accessible au public, vu qu’elle figure in extenso dans le T. 1 de l’édition Forestier (522-559 et 589-598). Y figurent les descriptions des première et troisième journées, la deuxième étant réservée à 8 Signé à Munster le 24 octobre 1648. Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 273 La Princesse d’Élide. Non seulement y sont rassemblées la description physique des lieux, mais aussi les pièces de vers dont fait état de Bizincourt. De cette façon, elle offre au lecteur la possibilité de se plonger dans l’enchantement, ce qui est le but de ce spectacle. Examinons le rapport de cette pièce avec les deux autres journées. La préface est tout à fait explicite : après la course de bague de la première journée, Roger et sa quadrille veulent divertir la reine (Marie-Thérèse) en donnant la comédie. Le premier intermède mêle prose, poésie lyrique et commedia dell’arte. La didascalie qui le clôt mentionne la musique et la danse qui l’accompagnent. Dans son article sur La Princesse d’Élide (q. v.), Marine Roussillon voit dans la pièce une innovation par rapport à des formes plus anciennes, notamment les ballets de Benserade : Avec La Princesse d'Élide, Molière remplace ce dispositif 9 par un jeu de miroir. La pièce renvoie toujours à la cour une image d'elle-même, elle met en abîme l'organisation des fêtes et permet· de nombreuses applications, mais elle peut être lue indépendamment de ces applications et diffusée largement. La pièce répond ainsi mieux que le ballet aux exigences de publicité de la politique de la gloire. (17) L’article se focalise sur la portée politique, non seulement de la représentation du 8 mai 1664, mais aussi des représentations en aval de cette date et de celle des versions imprimées à partir de 1665 10 . Il ne traite pas de la seule organisation des fêtes des Plaisirs de l’île enchantée : cette mise en abyme reflète l’ensemble de la fonction royale. On retiendra ce que dit au prince d’Ithaque, Euryale, son gouverneur Arbate sur l’amour et ses vicissitudes ; celui-ci reproche à son pupille son dédain pour l’amour. Sa deuxième réplique (vv. 15 à 44, p. 544 de l’édition Forestier) contient des vers alliant la beauté physique et l’amour au corps politique du roi, traits sur lesquels les politologues sont entièrement muets (ce qui est compréhensible). C’est le discours d’Arbate qui réalise ainsi la fusion des deux corps. Voici ce que dit le gouverneur au prince : Je dirai que l’Amour sied bien à vos pareils : Que ce tribut qu’on rend aux traits d’un beau visage De la beauté d’une âme est un clair témoignage, Et qu’il est malaisé que sans être amoureux Un jeune Prince soit et grand et généreux : C’est une qualité que j’aime en un Monarque Et je crois que d’un Prince on peut tout espérer Dès qu’on voit que son âme est capable d’aimer. (vv. 20-28) 9 Les ballets de Cour de Benserade. 10 Paris : Loyson, 1665 et dans les Œuvres de Molière. Paris : Quinet, 1666. Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 274 À 26 ans, Louis XIV est un beau jeune homme, certainement amoureux. Les vers de Molière, présentant un Euryale (légitimement) amoureux de la Princesse d’Élide doivent évoquer dans les esprits des spectateurs Louis amoureux de son épouse légitime, Marie-Thérèse, certainement pas de sa maîtresse la duchesse de La Vallière ! La grandeur et la générosité du roi dépendent selon Arbate de son inclination amoureuse. Je ne dis pas que Molière voulait donner des leçons à son patron, mais il semble clair que ce passage constitue une (discrète) métaphore de l’amour que le roi doit avoir à la fois pour la reine et pour son peuple. Concernant cette dernière, le légiste Cardin Le Bret (1558-1655) se penche sur la question du statut de celle-ci au chapitre 6 du Livre Premier de De la Souveraineté du Roy (q. v.). Ayant évoqué (avec pas mal de misogynie) les « malheurs » qu’apportent les femmes au gouvernement des états (Frédégonde [v. 545-v.597], Brunehaut [v. 547-613], Théodora [v. 500-548] - épouse de l’empereur Justinien - et d’autres), il loue les épouses des rois de France pour leur sagesse et leurs capacités de gouverner, mais en tant que régentes : Blanche de Castille (1158-1252), Blanche d’Evreux (1387-1441) 11 , Anne de France (1461-1522) 12 , etc. Anne d’Autriche (1601-1666) ne figure pas parmi les « sages » régentes pour la bonne et simple raison que la deuxième impression de l’ouvrage du sieur de Flacourt sort l’année même de la mort de Louis XIII et donc n’a pu inclure la reine régente 13 . L’implication est que la reine participe du corps politique du roi, mais jusqu’à un certain point seulement, et dans la mesure où le roi veut bien le lui permettre. Il note cependant qu’un outrage à la reine relève du crime de lèse-majesté. Analyser en détail La Princesse d’Élide est tentant mais dépasserait largement le cadre de cette étude. Passons directement au dernier acte, dont on pourrait dire qu’il préfigure en quelque sorte Le Jeu de l’amour et du hasard, avec les feintes auxquelles se livrent la Princesse d’Élide et le prince d’Ithaque, soit de l’un à l’autre, soit avec le Prince Iphitas, père de la Princesse. Il ne s’agit pas de déguiser le statut social, pais plutôt les sentiments et les attitudes. Notons aussi qu’il n’y a pas de véritable dénouement, puisque la Princesse demande du temps pour réfléchir, ce que son père Iphitas interprète comme un assentiment, chose qu’accepte Euryale. L’artificialité de la pièce entière est enchâssée dans l’irréel des Plaisirs de l’île enchantée, une mise en abyme dans la mise en abyme, en somme. Elle est soutenue par les intermèdes musicaux, à propos desquels il conviendrait de citer la musico- 11 Reine de Navarre à partir de 1429. 12 Plus connue sous le nom de Anne de Beaujeu. Régente du royaume de France de 1483 à 1491 et de 1494 à 1495. 13 La première édition avait paru en 1632, chez Toussainct Du Bray. La deuxième chez la veuve de Toussainct Du Bray. Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 275 logue Anne Piéjus, qui a rédigé la section pertinente de la notice : « […] l’air est à la fois la signature de l’influence de l’air de cour et, dans un contexte de détournement des codes, un ressort comique. » (1402) Marigny donne une description extrêmement détaillée de la conclusion de La Princesse d’Élide, tant des décors et des machines que de la musique (37-43). Il ne manque pas d’humour lorsqu’il dit que les chants et les danses sont un meilleur moyen de séduire les dames que d’aller se pendre par désespoir d’amour (42-43). L’irréel continue et même s’accentue dans la troisième journée, comme le fait voir la relation de La Gazette : Mais ce qui se passa en la 3, ne se peut exprimer que par des idées au-delà du vrai semblable : & ce fut alors, aussi, que les Spectateurs crûrent estre en une isle enchantée. Le Théatre de ces nouveaux miracles, estoit un Rondeau 14 qui est au bout de la mesme allée en Ovale (492-493) Suit une description minutieuse, avec les dimensions du terrain et des rochers qui l’encerclent. Ces rochers sont peuplés de toutes sortes de musiciens. Le ballet d’Alcine est lui aussi présenté en détail ; les personnages fantastiques ou exotiques ne manquent pas : géants, nains, Maures, monstres et esprits en tous genres, sans parler des chevaliers enchantés. Tout concourt à conforter l’irréel dont parle Apostolidès dans Le Roi-machine. Marigny est plus prosaïque ; il rapporte les propos du public concernant les trois baleines que chevauchent Alcine et ses compagnes : Comme l’on raisonne differemment sur toutes les choses de ce monde, le uns soutenoient que ces Monstres estoient vivants, que des Biscayins les avoient pris à la derniere Pesche, & les avoient amenez au Roy ; d’autres disoient que c’estoient des Poissons que l’on avoit jettez, il y a peu de temps, dans le Rondd’eau, & qui étoient devenus assez grans pour servir en cette occasion […] (47-48) Marigny ironise sur la beauté du palais d’Alcine, qu’on aurait pris pour l’invention de Vigarani 15 , dit-il, si l’on n’eût été prévenu que c’était un enchantement de la magicienne (49). Il n’en décrit pas moins avec une grande admiration le magnifique feu d’artifice qui suit la ruine du palais. Le détail de la description renforce l’impression d’éblouissement que devaient ressentir les spectateurs. La quatrième journée et les suivantes sont consacrées à une course de tête et divers amusements, dont la première version du Tartuffe, qui avait tellement scandalisé Anne d’Autriche qu’elle fit interrompre la représentation. Cinquante et un ans plus tard… 14 Ou « rond-d’eau ». Bassin de forme circulaire. 15 Carlo Vigarani (1637-1713), ingénieur de Louis XIV puis intendant des plaisirs de Sa majesté jusqu’en 1690. Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 276 Depuis longtemps, le réel a pris le pas sur l’enchantement. Le jeune et fringant Louis XIV est devenu un vieillard dont la santé, précaire depuis des années, le condamne entre autres misères, à ne pouvoir se déplacer qu’en fauteuil roulant. Les mémorialistes, surtout Dangeau et Saint-Simon, n’ont pas manqué de commenter le déclin du monarque et la triste réalité qui sert de cadre au désenchantement de la Cour de Versailles. Le Mémoire du marquis de Dangeau sur ce qui s’est passé dans la chambre du roi pendant sa maladie (q.v.) 16 va du 25 août (jour de la Saint-Louis) au 1 er septembre. Il énumère tous les courtisans qui se pressaient dans ses appartements. La constance de Louis XIV devant la maladie suscite ces paroles admiratives : « Je sors du plus grand, du plus touchant et du plus héroïque spectacle que les hommes puissent jamais voir (13). » Dangeau décrit avec émotion l’état de dépérissement de Louis XIV, qu’il observe à son coucher ; le roi est devenu d’une maigreur squelettique par suite des ravages d’un diabète non soigné 17 . C’est au château de Marly, le 10 août 1715, que le roi ressent les premières attaques de la gangrène diabétique qui devait finir par l’emporter le 1 er septembre. En dépit de ce mal, impossible à enrayer, Louis XIV continue à exercer son « métier de roi », travaillant avec ses ministres alors que la gangrène de sa jambe progresse inexorablement. Il continue même à faire entrer le public pour assister à son dîner 18 . Dangeau et Saint-Simon 19 notent tous deux les signes - passagers mais significatifs - de confusion mentale que manifeste le roi en son déclin. Pour un récit réaliste, non dénué de sentiment toutefois, il nous faut avoir recours au journal tenu par les frères Jean et François Antoine, qui ont pris la succession de leur père Jacques 20 en tant que garçons de chambre et portearquebuse de Louis XIV. Profondément dévoués à leur maître, les Antoine ne se permettront jamais de porter un jugement direct sur les familiers de celuici, mais on peut à l’occasion deviner, voire constater clairement certaines attitudes provoquées par la présence ou les actions des membres de cet entourage, en particulier les médecins. Comparant le journal de Jacques Antoine sur la maladie et la mort de Louis XIII à celui rédigé par ses fils, on note dans ces chroniques de fin de vie une « modernisation » du sentiment religieux du troisième Bourbon par rapport au second, et qu’on pourrait poser 16 Il est tiré du T. 16 du journal. 17 Les détails que donne le journal des Antoine ne laissent aucun doute sur cette maladie 18 Ce que nous appelons aujourd’hui le déjeuner, le terme de souper étant réservé à l’époque au repas du soir. Encore en usage au Canada francophone. 19 Mémoires, T. XII, ch. 5. 20 C’est à lui qu’on doit le journal de la maladie et de la mort de Louis XIII. Voir Quand les rois meurent. Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 277 en parallèle à la modernisation de la conception de l’État de l’un à l’autre, traçant une (micro) évolution allant - du moins en fin de vie - du modèle christomimétique/ christocentrique au modèle juricentrique 21 . Les frères Antoine font suivre le titre du journal d’une évocation succincte des principaux événements du règne, à commencer par le mariage du jeune roi le 9 juin 1660 à St-Jean-de-Luz avec l’Infante Marie-Thérèse d’Autriche (1638-1683). Les nombreuses campagnes et voyages sont mentionnés en quelques lignes, se terminant bien entendu sur le « triste événement ». Nulle part ils n’évoquent cependant Les Plaisirs de l’île enchantée. Dès le début du journal, on constate très vite que les Antoine enfreignent immédiatement ce qu’ils avaient promis, c’est-à-dire de ne faire parler que le roi lui-même. Le discours extra-diégétique l’emporte de loin par la longueur sur les citations directes du roi. Mais en même temps, les auteurs sont sensibles au désenchantement qui gagne leur maître dès la fin de la guerre de Succession d’Espagne : Nous dirons qu’il y avoit désja quelques mois que le Roy commençoit à goûter les douceurs de la Paix qu’il avoit achetée par tant de travaux, de depenses et de sang se retiroit souv t . dans cette aimable solitude ; Lorsque frappé d’une grande debilité destomach, dont il avoit desja ressenty auparavant, quelques Legers (sic) atteintes il commenca, aussy bien que Salomon a eprouver que tout ce qui est en ce monde estoit perissable n’étant que vanité (NAF 5012, f°257/ 210) Dangeau n’évoquera que l’état physique lamentable du roi (14). Il ne s’agit pas seulement de la soif dévorante qui oblige ce dernier à absorber d’énormes quantités d’eau toute la nuit, mais aussi de l’angoisse et de l’inquiétude qui accompagnent ce symptôme auquel il ne s’attendait sans doute pas. En dépit de l’état avancé de la maladie qui ravage son corps physique, son corps politique continue de tourner à plein régime. Louis XIV tient conseil jusqu’à seize heures avec Michel Le Peletier de Souzy (1640-1725) , ministre pour les fortifications depuis le 21 juillet 1691. De là il passe chez Mme de Maintenon pour tenir un second conseil avec le chancelier ministre d’État pour la guerre Voysin 23 jusqu’à vingt-deux heures. Après, souper en grand couvert ; le texte souligne sa pâleur et son absence d’appétit, qu’on peut 21 Pour éviter toute équivoque, notons que, tout au long de son règne, Louis XIII a pratiqué une monarchie juricentrique, surtout dans ses guerres contre les huguenots. J.-Ch. Petitfils (q.v.) insiste sur le caractère purement politique de ces guerres, le roi ne cherchant pas à violer les consciences, mais à établir partout son autorité. 22 Michel Le Peletier de Souzy (1640-1725). Voir François Bluche. Dictionnaire du Grand Siècle (1466). 23 Daniel Voysin de la Noiraye (1654-1717). Secrétaire d’État à la Guerre en 1709 grâce à la protection de Mme de Maintenon. Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 278 mettre en contraste avec sa légendaire gloutonnerie des années précédentes. Néanmoins, il passera encore une heure et demie dans son cabinet à s’entretenir avec les princes et les princesses du sang. Si le journal qualifie ce moment de « délassement », on peut toutefois y voir une manifestation du corps politique : le roi en tant que chef de la famille de France, affirmant sa présence chez les premiers parmi ses sujets. La routine quotidienne du roi ne change guère, en ces derniers jours de sa vie. De 16 à 18 heures, il travaille avec Pontchartrain (1674-1747) , qui a assumé la fonction de secrétaire d’État de la maison du Roi, puis avec Voysin chez Mme de Maintenon. Souper en public. Le roi se plaint à son archiatre (premier médecin) Guy-Crescent Fagon (1638-1718) qu’il n’a trouvé goût à rien, remarque qui souligne le contraste entre la déchéance progressive du corps physique et la volonté farouche de maintenir la viabilité du corps politique. Commentons la façon dont les Antoine voient le monarque fonctionner. Aux épisodes physiques (soif inextinguible, insomnie, perte d’appétit), il faut opposer l’inflexible volonté que met Louis XIV à poursuivre son « métier de roi ». Les auteurs dénombrent fidèlement les ministres, conseillers et secrétaires avec qui il se réunit chaque jour, durant plusieurs heures, pour vaquer aux affaires d’État, réalité, si peu réjouissante qu’elle soit, qu’il faut opposer aux enchantements de sa jeunesse. En même temps, intense et dévorante qu’il éprouvait en permanence a fortement frappé les Antoine : ils s’y réfèrent constamment. Ils notent même que le roi ne demandait jamais d’aliments (bouillon, panades, gelées), mais de l’eau en grande quantité (NAF 5012 f° 276). D’autres importants éléments qui contribuent au désenchantement qui règne à Versailles en cette « fin de partie » sont d’abord la rivalité entre Fagon et Georges Mareschal (1658-1736), premier chirurgien ; ensuite, les consultations avec les meilleurs médecins de Paris, mandés à Versailles pour essayer de trouver une thérapeutique capable de guérir la gangrène qui pourrit inexorablement la jambe gauche du roi. Ces consultations, d’où il ne résulte aucune mesure effective, tournent pour les Antoine en farce. Ils citent l’un des médecins appelés au chevet du roi : « Sire, nous Espérons avec l’aide de Dieu et des remèdes Vous donner un prompt soulagement et que cette maladie n’aura pas de suite ». Les garçons de chambre commentent : Admirable promesse si elle avoit eu quelque effet ; mais c’est Dieu qui frappe et qui guérit. Ces doctes prometteurs tatérent le poulx du malade avec Cérémonies les uns après les autres selon leur rang d’ancienneté ils luy trouverent 24 Ministre de la Marine de 1699 à 1715 et Secrétaire de la Maison du roi. Fils de Louis II Phélypeaux de Pontchartrain (1643-1727). Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 279 beaucoup de fiévre ; personne n’en doutoit ; la question étoit de la chasser et de pouvoir soulager le mal de sa Jambe, ils passerent tous pour cela dans le cabinet du Roy, ou l’on avoit coutume d’aller faire des consultations chacun d’eux y déploya son Eloquence pour approuver la conduite de M. Fagon, ou ils conclurent qu’il falloit Exécuter ce qui avoit esté résolu dans la consultation du Quatorze du mois touchant le lait d’anesse, et qui avoit esté differé jusques la pour des raisons que Monsieur Fagon allégua personne ne fut assez impoli pour le contredire (NAF 5012 f°281/ 224). Même dans ses pièces les plus satiriques des médecins de son époque, Molière (1622-1673) n’aurait pu imaginer pareille scène. L’aspect tout ensemble théâtral et rhétorique de cette « consultation » exclut toute légitimité scientifique. Sans conteste, la vedette de cette saynète est Fagon, que flagornent les autres médecins. Le lait d’ânesse faisait déjà partie de la pharmacopée hippocratique ; on voit que la médecine n’avait pas tellement progressé depuis le 4 e siècle avant notre ère. Disons à la décharge de Fagon que cette croyance en les vertus thérapeutiques du lait d’ânesse se prolongera jusqu’au début du XX e siècle. Les premiers mots du paragraphe suivant prêtent à sourire : « Cette ordonnance fut Executée sur le champ Le Roy prit du lait d’ânesse ensuite entendit la messe… » Pour maladroite et involontaire qu’elle soit, cette « rime » n’est pas sans évoquer (chez un lecteur attentif) à la fois l’incompétence des médecins royaux et le caractère théâtral de la religion de Louis XIV. En effet, les Antoine continuent en notant que la curiosité, plutôt que la dévotion, avait attiré à l’office plus de monde que d’ordinaire. Comment concilier curiosité et sollicitude ? « La Pâleur et l’abbatement sembloient se communiquer aux spectateurs. » NAF 5012 f° 281/ 224) C’est bien un spectacle, un spectacle de tragédie : le héros va mourir. Sa fin approchant porte en elle les topoï aristotéliciens de la terreur et de la pitié. Les médecins accumulent consultation sur consultation, prise de pouls sur prise de pouls, sans pouvoir trouver la moindre thérapeutique susceptible de soulager leur royal patient. Les Antoine s’étendent comme à plaisir sur ces détails ; il résulte de leurs propos une vision comique - peut-être pas tout à fait involontaire - que Molière, mort il y a plus de quatre décennies, n’aurait pas désavouée. Elle forme contraste avec la tragédie du roi mourant, évoquant (on s’en doute…) terreur et pitié parmi les spectateurs de sa déchéance physique. Je ne dis pas cela simplement pour conforter l’idée déjà bien ancienne de Versailles comme scène et de Louis XIV comme « roi-machine » (v. Apostolidès), mais bien parce que les choses se déroulent ainsi. Les médecins du roi ne sont pas ridicules à dessein ; nul doute qu’ils accomplissaient leur fonction avec le plus grand sérieux et les meilleures intentions, Fagon le premier. Mais pour le spectateur (et les Antoine sont aux premières loges ! ), ces formes rituelles, cet examen prétendument médical, Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 280 mais en fait réduit à un exercice de rhétorique, suivi de constatations d’impuissance répétées devant les progrès du mal, tout cela constitue au réel une satire du geste médical, et ce d’autant plus puissante que la satire moliéresque ne monte en épingle que des bourgeois obsédés (Argan) ou naïfs (Géronte), prêts à croire toutes les duperies d’un Purgon ou d’un Sganarelle. Le malade, bien réel ici, est le plus grand roi de l’Europe, véritablement aux portes de la mort, non pas entouré d’une nuée de médicastres de comédie, mais bien de membres en bonne et due forme de la Faculté, bien sérieux, et cependant tout aussi impuissants et dogmatiques que les caricatures moliéresques qui avaient jadis tant amusé Louis le Grand. Muselé par la déférence obligatoire envers un Fagon (protégé de Mme de Maintenon) farouchement opposé à l’amputation (à laquelle le roi consentait par ailleurs), Mareschal ne peut que frotter, bander et débander la jambe gangrenée sans apporter le moindre soulagement (bien entendu). Le 24 août constitue une date-charnière dans le progrès de la maladie du roi. En effet, la gangrène a tant progressé que la jambe est toute noire jusqu’au pied et que les nerfs sont morts. Le roi déclare qu’il ne souffre plus tant, et pour cause ! Son entourage n’est pas dupe. Même son ami d’enfance le maréchal de Villeroy 25 se rend compte que le mal est incurable. Les Antoine notent qu’il retourne dans son appartement les larmes aux yeux (NAF 5012 f° 287/ 227). La lecture du journal suggère que Louis XIV semble à la fois vouloir éviter de reconnaître sa souffrance en public et se montre beaucoup plus soucieux que son père de maintenir l’intégralité de sa fonction royale. Cela est sans doute une exagération et probablement contraire à ce qu’il ressentait vraiment, mais on dirait que Louis XIV « abdique » à un certain point son corps physique pour réserver ce qu’il lui reste d’énergie à maintenir son corps politique. Les Antoine ne s’y sont pas trompés : loin de focaliser leur récit exclusivement sur la détérioration progressive de sa santé, ils rapportent fidèlement aussi tout ce qui a trait à la fonction royale dans ses activités quotidiennes : conseils, apparitions avec les princes et les princesses, soupers en public - même si lui-même ne mange pratiquement rien - concerts, etc. Cela fait plus d’un demi-siècle que Louis n’est plus ce Roger en armure incrustée de pierreries, qui caracole devant un public en adoration ; la réalité a brutalement affecté le corps physique, mais le corps politique lutte pour se perpétuer. Louis sent sa fin approcher, alors que le ROI cherche à maintenir sa persona jusqu’au bout. Contrairement à Louis XIII, chez qui le salut prend 25 François de Neufville de Villeroy (1644-1730). Maréchal de France au printemps 1693, sa carrière militaire n’est qu’une suite d’humiliantes défaites qui lui valent le mépris du Régent, comme celui de Voltaire (Le Siècle de Louis XIV) Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 281 un aspect obsessionnel et mélodramatique, la sensibilité religieuse du roi diffère assez de celle de son père et prédécesseur. Il sait qu’il va mourir et accueille cette certitude avec sérénité. Le 7 mai 1664, il n’existait aucun doute sur le véritable maître de la France. Ce 25 août 1715, plus de Roger scintillant de pierreries, mais un vieillard presque à l’agonie. C’est la fête de saint Louis, la dernière pour Louis XIV ; une foule de proches se précipite dans la chambre du roi : princes et princesses du sang comme légitimés, auxquels le roi tient un petit discours édifiant, leur recommandant à la fois de « vivre en paix ensemble » et de veiller sur le Dauphin. Encore que ne manquent pas les larmes chez ces personnages, on peut se demander : que pensaient-ils vraiment ? Il est évident qu’aucun d’entre eux ne savait à ce point qui gouvernerait la France (et donc les conséquences qui en découleraient). Le maître absolu l’est-il encore ? Si l’absolutisme s’était manifesté dans Les Plaisirs de l’île enchantée dans le contexte du mythe et de la fiction, l’inéluctabilité de la mort de Louis XIV cinquante et un ans plus tard crée un vide social et psychologique chez les habitants de Versailles. L’enchantement a pris fin. Bien sûr, on pourrait argumenter qu’il n’existait plus depuis longtemps, la santé déclinante de Louis XIV vieillissant et l’influence de Mme de Maintenon constituant des facteurs déterminants pour faire de Versailles une « île désenchantée », mais enfin, le monarque était toujours en vie et parfaitement déterminé à ne pas abandonner son corps politique, même sans ballets ni opéras. Notons cependant la brièveté du laps de temps entre la première observation (10 août) d’une rougeur sur la jambe gauche du roi et le progrès foudroyant de la gangrène jusqu’au 1 er septembre. Louis XIV est mort comme il a vécu : en public. Les témoins de sa mort la racontent de manière remarquablement succincte : le roi pousse quelques soupirs et deux petits hoquets et passe tranquillement de vie à trépas. Le moment exact du décès est huit heures et un demi-quart d’heure du matin (7 minutes 30 secondes), le 1 er septembre 1715. Le vide émotif et psychologique dont j’ai parlé plus haut s’accompagne d’un autre, littéral celui-ci : Versailles se vide après la mort du roi. Dans une lettre du 10 septembre 1715, la Palatine évoque la dispersion de la maisonnée royale, avec le jeune Louis XV emmené à Vincennes par son oncle le Régent. S’il pouvait persister un doute, le palais pourrait bien se voir à ce moment-là comme la matérialisation en pierre du corps politique de Louis XIV, ce qui avait toujours été l’intention de ce dernier. La disparition de son occupant lui enlève son sens, du moins pour le moment . À la mort de Louis XIII, le Château-Neuf de Saint-Germain s’était vidé aussi, puis au fil des ans, il a 26 Louis XV, encore mineur à 12 ans, ne s’y installera qu’en 1722. Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 282 disparu (ou presque). Mais la matérialité du corps politique du Roi-Soleil a la vie dure, elle. Si à la fin de son règne culmine un désenchantement long de plusieurs décennies, son palais, par contre, perpétue dans la réalité et dans les esprits contemporains l’enchantement dont il avait voulu faire l’écrin de son pouvoir. Bibliographie Antoine, Jean & François. Journal historique de ce qui s’est passé pendant la derniére maladie du très-Glorieux Roy Louis Quatorze, d’Eternelle mémoire, etc. Paris, Bibliothèque nationale de France. Cote : NAF 5012 (manuscrit). Apostolidès, Jean-Marie. Le Roi-machine. Paris : Éditions de Minuit, 1981. Assaf, Francis. Quand les rois meurent. Tübingen : Narr/ Francke/ Attempto, 2018. Bizincourt. Les Plaisirs de l’île enchantée. Manuscrit, s.l.n.d. Bluche, François (éd.). Dictionnaire du Grand Siècle. Paris : Fayard, 1990. Burke, Peter. The Fabrication of Louis XIV. New Haven : Yale University Press, 1992. Cornette, Joël. Chronique du règne de Louis XIV. Paris : SEDES, 1997. Dangeau, Philippe de Courcillon, marquis de. 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