eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 48/94

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2021-0002
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2021
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L’établissement territorial jésuite dans la Relation de la Nouvelle-France de 1616

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Madeleine Savart
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PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 L’établissement territorial jésuite dans la Relation de la Nouvelle-France de 1616 M ADELEINE S AVART (U NIVERSITÉ J EAN M ONNET - S AINT -É TIENNE / U NIVERSITÉ DE M ONTRÉAL ) Au début du XVII e siècle, la colonisation durable de la Nouvelle-France est confiée à des marchands motivés par l’attrait économique des ressources forestières et animales, et plusieurs ordres religieux se joignent à eux pour évangéliser les populations autochtones. Mus par des intérêts différents, les missionnaires n’en participent pas moins à cette entreprise, et Guy Poirier souligne : Les chrétiens de la Renaissance se sont comportés en conquérants, [… et] le travail de reconnaissance et d’occupation de l’espace, dans un pays comme le Canada, ne pouvait se faire qu’en transformant le territoire et en modifiant topographie et toponymie 1 . À ce titre, la configuration spatiale dans les relations viatiques fonctionne « comme moteur de l’intrigue, véhicule de mondes possibles et médium permettant […] d’articuler une critique sociale 2 », appelant l’étude de la représentation et de la nomination des lieux. Loin d’être un simple décor, le territoire est observé, décrit et cartographié par les missionnaires, mais aussi vécu par ces derniers comme un lieu d’épreuves physiques dont ils sont les personnages. Publiée chez Louys Muguet à Lyon en 1616, la première Relation de la Nouvelle-France se distingue de celles qui seront publiées annuellement de 1632 à 1672 à Paris par Sébastien Cramoisy. Rédigée en français 3 , elle ne s’inscrit pas immédiatement dans le corpus qui se constitue de façon 1 Guy Poirier, « Les Relations jésuites », Argument, vol. 16, n o 2, 2014, p. 92. 2 Antje Ziethen, « La littérature et l’espace », Arborescences : revue d’études françaises, n° 3, 2013, p. 4. Dernière consultation le 02 avril 2020 : https: / / doi.org/ 10.7202/ 1017363ar 3 Une première relation avait été publiée en 1614 à Lyon, mais en latin. Voir Élie de Comminges, « Les Récits de voyage des Jésuites en Nouvelle France : La Mission du Père Biard (1611-1613) », The French Review, vol. 49, n o 6, mai 1976, p. 840. Madeleine Savart PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 24 systématique par la suite, mais est d’abord une réponse aux attaques antijésuites : Pierre Biard défend l’intégrité de l’entreprise missionnaire - critiquée après le manque de rigueur de Jessé Fléché 4 - et l’attachement de son ordre à la Couronne française - les Jésuites étant soupçonnés de trahison royale et de régicide 5 . Le missionnaire-narrateur se figure en mouvement au sein du territoire canadien, arguant de sa prise en considération du nomadisme des autochtones 6 , mais son attention manifeste à la retranscription narrative et toponymique du territoire nous semble cristalliser son désir d’être reconnu comme acteur de la colonisation française. Cette étude de l’établissement territorial de la Relation de 1616 vise, à la suite des travaux de Bronwen McShea, à nuancer le « mythic status » d’un ordre jésuite « somehow attached to French colonial history, but not really of it 7 ». Si Biard relate sa pratique d’évangélisation et des dissensions internes, il dote son propos d’une portée plus générale en entérinant un discours singulier sur l’espace frontalier de la Nouvelle-France. Nous analyserons le récit de ses activités et déplacements, puis la cartographique narrative de sa Relation, pour souligner comment il y construit sa légitimité tout en minant celles de ses contemporains. Nous envisagerons enfin comment l’effacement de son prédecésseur Samuel de Champlain et l’utilisation équivoque de la toponymie mi’kmaq institue le missionnaire en figure fondatrice de la Nouvelle-France, malgré l’échec de l’établissement français en Acadie 8 . De « la crouste dure 9 » des sols aux « vapeurs froides, mornes et relentes 10 » Pierre Biard décrit un territoire qui s’apparente à l’« image d’un 4 Ce dernier a, entre 1610 et 1612, « « baptis[é] quatre-vingts Mi’kmaq, sans pour autant pouvoir les comprendre ni parler leur langue » : la préséance du baptême sur l’enseignement du catéchisme lui a été reprochée, voir Matteo Binasco, « Capucins, jésuites et récollets en Acadie de 1610 à 1710 : une première évangélisation assez chaotique », Histoire et missions chretiennes, vol. n°2, n o 2, 2007, p. 164. 5 Sabina Pavone, « Anti-Jesuitism in a Global Perspective », dans Sabina Pavone, The Oxford Handbook of the Jesuits, Oxford University Press, 2019, p. 832-854. 6 Pierre Biard, op. cit., p. 104.; Matteo Binasco, art. cit., p. 164. 7 Bronwen McShea, Apostles of empire: the Jesuits and New France, Lincoln, University of Nebraska Press., 2019, p. XXI. 8 Voir Réal Ouellet, « Qu’est-ce qu’une relation de voyage ? », dans Stéphane Vachon et Claude Duchet (dir.), La recherche littéraire, objets et méthodes, Montréal, XYZ, 1998. Il souligne que si une relation « raconte habituellement un échec […] une stratégie d’écriture très habile réussit à le faire oublier en construisant [...] une figure de héros triomphant. » pp. 263-4. Cette perspective nous semble juste, quoiqu’il faille nuancer l’analyse en terme de « héros triomphant » dans le cas de de Pierre Biard. 9 Pierre Biard, op. cit., p. 24. 10 Ibid., p. 25. L’établissement territorial jésuite dans la Relation de la Nouvelle-France PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 25 terroir étouffé par d’épaisses forêts 11 » propre à la rhétorique du « locus horribilis 12 » analysée par Marie-Christine Pioffet. De la Relation de 1616 émane l’image d’un environnement « froid et inégal 13 » couvert d’une « forest infinie […] sauvagine et friche » empêchant « le sol [d’être] de long temps eschauffé par le soleil 14 » : la péninsule acadienne, « plus frilleuse et plus inégale 15 », concentre de façon hyperbolique ce caractère inhospitalier. Cette vision des lieux est présentée après plusieurs protestations d’authenticité de la part du narrateur : « je tesmoignerai fidelement des effects lesquels j’ay experimenté deux ans demy continuels 16 » ; « [j’ai pris] la plume en main pour vous depeindre briesvement et en toute vérité ce que j’ay recogneu de ces contrées 17 ». Son expérience directe et sa posture morale et éthique sont érigées en garantes de son éthos discursif 18 fiable : en insistant sur son honnêteté au seuil initial de son récit, le narrateur s’octroie une crédibilité a priori, à rebours de l’éthos prédiscursif peu flatteur des Jésuites. La Compagnie de Jésus est alors accusée avec virulence à la Cour et au Parlement de Paris de trahison de la royauté française, et, selon Élie de Comminges, le père Biard publie ce texte en français « pour répondre à ses calomniateurs qui répandaient le bruit qu’il était espagnol […] et qu’il avait trahi la mission de Port-Royal et de Saint-Sauveur au profit des Anglais 19 ». Le texte est donc un témoignage au sens de « passage d’un Autheur […] qui dit ou affirme avoir vu quelque chose », propre au genre viatique, mais aussi au sens d’« attestation […] d’une vérité 20 », propre au registre judiciaire - dimension que convoque Biard en affirmant « fermer la bouche au mensonge 21 ». Andreas Motsch a montré que la diffusion imprimée des relations viatiques a diminué leur fonction de rapport, mais de par son contexte 11 Marie-Christine Pioffet, « La Nouvelle-France dans l’imaginaire jésuite: terra doloris ou Jérusalem céleste? : Intercultural Transfers Intellectual Disputes, and Textualities », Jesuit Accounts of the Colonial Americas, s. l., 2014, p. 326. 12 Ibid., p. 329. 13 Pierre Biard, op. cit., p. 19. 14 Ibid., p. 24. 15 Ibid. 16 Ibid., p. 10. Nous soulignons. 17 Ibid., non paginé, f. 18. Nous soulignons. 18 Dominique Maingueneau définit l’éthos discursif comme l’« image de soi capable de convaincre l’auditoire en gagnant sa confiance », dans Le discours littéraire: Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 203. 19 Élie de Comminges, art. cit., p. 840. 20 Antoine Furetière, Dictionaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts..., vol. 3, La Haye et Rotterdam, chez Arnout & Reinier Leers, 1690, p. 669. 21 Pierre Biard, op. cit., p. 140. Madeleine Savart PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 26 d’écriture, la Relation du père Biard nous semble en tension entre le statut de « document destiné à être étudié » et celui de « transcription d’une performance » 22 singulière. Le missionnaire investit ces deux modalités d’expression pour écrire à la fois une réponse particulière aux accusations de Poutrincourt et un discours qui s’émancipe de cette contingence événementielle et endosse une autorité historique qui lui fut refusée sur place. Le père Biard pénètre avec difficulté le territoire canadien et reconnaît la superficialité de son exploration : « nous ne sommes point entrés dedans les terres, sinon par le moyen des mers et des rivières 23 ». Ce qui paraît une concession lui permet in fine de valoriser son incursion au sein du réseau hydrographique, perceptible dans les titres de certains chapitres : « voyage faict à la rivière Sainte Croix 24 », « voyage à la rivière Saint Jean 25 ». Si la forêt semble impénétrable, colons et missionnaires sont en revanche à même de naviguer, le narrateur allant jusqu’à affirmer « que les chemins de ce païs là sont les rivières et la mer 26 ». À la lecture de cette première Relation se confirme le fait que « le contact des Européens avec l’hydrographie canadienne a été immédiat 27 » : le père Biard s’attache en effet longuement à la décrire et à s’y figurer 28 . Son discours géographique repose sur la dichotomie du territoire de Nouvelle-France entre forêt et rivières, mais aussi entre les lieux autochtones et d’établissement français, et au sein même du groupe des colons, entre gouverneurs et missionnaires, opposant autorités temporelle et spirituelle. Les espaces fluviaux et ripariens sont au cœur de plusieurs scènes significatives du point de vue de ces dichotomies. Alors que le père Biard insiste sur sa mobilité, l’on peine parfois à comprendre qui dirige l’embar- 22 Andreas Motsch, « La relation de voyage. Itinéraire d’une pratique », @nalyses. Revue des littératures franco-canadiennes et québécoise, vol. 9, n o 1, 2014, p. 233. 23 Pierre Biard, op. cit., p. 24. 24 Ibid., « chapitre 17 », p. 155. 25 Ibid., « chapitre 18 », p. 164. 26 Ibid., p. 210. 27 Benjamin Furst, « L’appropriation du réseau hydrographique canadien sous le Régime français », Cahiers d’histoire, vol. 31, n o 1, 2012, p. 119. 28 En cela, sa narration se rapproche de celle de Jacques Cartier, qui se figure essentiellement en navigateur dans les trois relations publiées après ses voyages en 1534, 1535-6 et 1541-2, alors même qu’il a hiverné à terre dans les deux derniers voyages. Voir Jacques Cartier, Voyages au Canada: suivis du voyage de Roberval : texte intégral, Montréal, Québec, Comeau & Nadeau, coll. « Collection Mémoire des Amériques », 2000, 175 p. L’établissement territorial jésuite dans la Relation de la Nouvelle-France PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 27 cation. Lors du périlleux voyage à la rivière saint-Jean 29 , le narrateur ne mentionne qu’en fin de phrase la présence de « deux Sauvages, qui […] conduisoyent 30 ». S’il évoque très discrètement cette présence auxiliaire à ses côtés, il ridiculise le Sieur de Biencourt dès que celui-ci s’y réfère. Quand ce dernier décide de « s’en aller à pied avec les Sauvages 31 » et qu’il arrive à Port- Royal trois jours après le missionnaire revenu par les eaux, le père Biard s’amuse de ce qu’il ait été « trompé 32 », le figurant en vice-gouverneur impatient et naïf. Ces défauts mettent la colonie en péril sous la plume du missionnaire : la survie de Poutrincourt avant leur arrivée n’est dû qu’à « l’assistance des […] Sauvages 33 ». Biencourt, fils du précédent en charge de la colonie en son absence, n’entretient pas les précieuses embarcations : Au commencement de l’Hyver [il] avait eu trois bonnes chaloupes, à la fin ne s’en trouva du tout point & fut contraint du bris d’icelles faire ravauder un malotru bateau pour trois personnes au plus, qui n’eust sceu faire trois lieües continuellement en mer qu’il ne fust pery, tant il faisoit d’eau 34 . Incapable de réparer son matériel dégradé, comme l’explicite la construction factitive, Biencourt ne jouit que d’un pouvoir limité, circonscrit par la répétition du chiffre trois : sous la plume de Biard, il est un bien mauvais administrateur. Le chantier de construction d’une chaloupe, construite pour pouvoir aller « aux glands […] aux coques […] aux racines […] à la pesche 35 » pour survivre jusqu’au retour de Poutrincourt, mène, à l’inverse, à un portrait positif des Jésuites : Partant, ils s’aviserent de bastir une chaloupe, tandis que les autres demeuroyent au pres du feu à leur aise sans travailler [...] Ainsi causoyent ils et en avoyent beau loisir aupres du feu. Mais les Jesuites ne perdoient point de temps à scier planches, à raboter ais, rechercher courbes, à faire estoupes des bouts de cordage qu'ils recouvroyent, à courir les bois pour amasser de la résine. Que voulez-vous ? A la my-mars, leur gaillarde 29 On trouve une description aux accents hyperboliques : « L’entrée de ceste rivière est fort estroicte, & tres dangereuse : car il faut passer au milieu de deux roches, desquelles l’une jette sur l’autre le courant de la marée, estant entre deux aussi vite qu’un traict. Apres les roches suit un affreux, & horrible precipice, lequel si vous ne passez à propos, & quand il est comblé doucement, de cent mille barques un oil n’eschapperoit pas, que corps & biens tout ne perist. » Pierre Biard, op. cit., p. 165. 30 Ibid., p. 166. 31 Ibid., p. 206. 32 Ibid. 33 Ibid., p. 143. 34 Ibid., p. 212. 35 Ibid., p. 210. Madeleine Savart PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 28 chaloupe fut dans l’eau equippée, parée, accommodée bravement avec l'admiration de ceux qui s'en estoyent moquez… 36 L’énumération des étapes du chantier en syntagmes succincts convoquant un vocabulaire technique transforme les apprentis charpentiers en d’efficaces maîtres-artisans dont la dextérité transparaît dans le rythme de la phrase 37 . Ce passage relève de la « reformulation du corps jésuite 38 », qu’analyse Isabelle Lachance, par laquelle Biard vise à rétablir sa réputation et celle de son ordre, en se dotant d’une autonomie qui, à le lire, fait défaut à ceux qui l’entourent. Les Jésuites, actifs, s’affairent avec rigueur tandis que les laïcs, anonymes, sont oisifs, voire paresseux : cette opposition axiologique renforce l’éthos entreprenant des missionnaires et entérine la médiocrité de ceux qui les accompagnent. Cette opposition discursive doit être considérée au prisme du conflit opposant les deux groupes, plus conséquent que le « désaccord 39 » que mentionne Élie de Comminges. Joseph R. Wachtel insiste sur l’importance de ne pas comprendre cet épisode au prisme des guerres de religion - « in the case of Acadia, […] it only muddies the issue 40 » - mais de considérer les tensions existantes entre catholiques. Selon lui, « the international, “ultramontane” Catholics and the so-called “bon François” Gallicans more tied to monarchical power […] used the New World as a battleground in their contest against one another 41 ». Les marchands, tenants du modèle gallican de la monarchie française, se méfient de l’autonomie des Jésuites puis les accusent de l’échec de l’établissement acadien dans un pamphlet publié anonymement. Wachtel lit la Relation de Biard comme une réponse directe au Factum : « Biard never named his attacker, […] however, [he] surely intended to refute Poutrincourt’s 1614 anti-Jesuit tract 42 ». Son soin à critiquer l’organisation, la débrouillardise et la gestion des ressources est tel qu’il explique, selon Wachtel, la suppression de deux chapitres lors de la publi- 36 Ibid., p. 210-11. 37 On trouve ici un exemple de la densité de la poétique viatique, à la fois narrative, descriptive et commentative, théorisée par Réal Ouellet, « Pour une poétique de la relation de voyage », dans Marie-Christine Pioffet, Ecrire des récits de voyage (XVe- XVIIIe xiècles) : esquisse d’une poétique en gestation, Les Presses de l’université Laval, Laval, 2008, p. 17-40. 38 Isabelle Lachance, art. cit., p. 271. 39 Élie de Comminges, art. cit., p. 855. 40 Joseph R. Wachtel, art. cit., p. 37. 41 Ibid. 42 Ibid., p. 44. L’établissement territorial jésuite dans la Relation de la Nouvelle-France PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 29 cation imprimée 43 . Élargissant l’horizon du texte, Isabelle Lachance soutient que la réponse de Biard « sort cette querelle du domaine privé et ce, afin de lui conférer un sens universel, ce qu’exigent aussi bien […] l’historia magistra vitae que la théorie oratoire 44 ». L’on retrouve ici la tension entre deux registres de lecture des Relations que théorise Andreas Motsch - document et performance - à deux échelles - particulière et universelle. Tandis qu’Isabelle Lachance étudie cette dynamique dans la représentation de « la maîtrise du corps raisonné du missionnaire 45 », nous voudrions poursuivre cette démonstration en analysant les enjeux territoriaux de la géographie narrative du père Biard. Pour se distinguer aux yeux des lecteurs du gouverneur et de son fils, le jésuite se dote de compétences matérielles et théoriques. Il énumére comme ces prédécesseurs les explorateurs « Jean Verazan 46 », « Jacques Cartier 47 » et le commerçant « sieur du Monts Pierre du Gua[, qui] n[e] rapport[a] autre guiere plus grand fruict que des Topographies et des descriptions des Mers, Caps, Costes et Rivieres 48 » selon lui. Cette tournure exceptive circonscrit a minima l’influence de ce dernier, tout en insinuant qu’elle reste plus conséquente que celle de Poutrincourt et de Biencourt. Son discours d’appréhension du territoire, qui repose principalement sur les voyages de ces prédécesseurs 49 , se distingue de la narration du Factum : dans l’« opuscule », 43 Je reproduis ici sa note de bas de page sur la question : « Although Thwaites originally explained this as a printing error, a later edition with annotations by Massé suggests that these chapters actually described some hostile exchanges between Biard and Biencourt regarding Jesuit involvement in the regicide of Henry IV. The society, fearful of re-opening the pamphleteering regarding Jesuit involvement in Henry IV’s assassination, likely deleted the two chapters of the Relation of 1616 regarding this incident. There is further evidence to support such censorship. Toward the end of his life, Biard wrote one final rebuttal to Poutrincourt’s Factum, but Jesuit Superior Muzio Vitelleschi, fearful of re-opening the anti-Jesuit pamphleteering of the prior decade, did not let him publish it. » Ibid., p. 43. 44 Isabelle Lachance, op. cit., p. 270. 45 Ibid., p. 271. 46 Pierre Biard, op. cit., p. 3. 47 Ibid., p. 4. 48 Ibid., p. 8. L’on peut noter que Samuel de Champlain n’est pas mentionné. 49 En cela, cette Relation se distingue à nouveau du reste du corpus jésuite, caractérisé selon Jean-François Palomino par une « mécanique exploratoire » qu’il décrit ainsi : « après avoir rencontré des Amérindiens de peuples inconnus […] les missionnaires interrogent, dressent une cartographie sommaire des lieux d’après les renseignements obtenus, puis se rendent dans de nouvelles contrées. » Jean-François Palomino, « Cartographier la terre des païens : la géographie des missionnaires Madeleine Savart PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 30 l’espace n’est que le décor d’« un procès fictif » 50 et la toponymie se réduit à trois noms français et un nom autochtone 51 ; au contraire, Biard fait montre de connaissances géographiques précises, aujourd’hui entérinées par la critique 52 . En s’attachant à un propos cartographique général, le narrateur nimbe son éthos d’une aura d’explorateur, participant à long terme à l’établissement français, au-delà de l’échec de la colonie acadienne. En annonçant la présence d’une carte dans sa relation (non reproduite dans le texte imprimé), Biard multiplie les représentations de l’espace canadien où transparaît l’importance de l’élément aquatique : Si vous regardez mesmes la charte Geographique, vous verrez ceste region estre fort entrecoupée de seins & bayes de mer, & ses terres eschancrées d’eau, ell’est outre plus fort arrousée de rivieres & occupée de plusieurs estangs, & lacs. 53 La ligne entre terre et eau est la démarcation cartographique principale : les deux éléments se recoupent et s’interpénètrent, sans hiérarchie entre la terre, solide et stable, et l’eau, informe et mouvante. Dans la retranscription narrative de la carte, la mer semble même venir diviser et creuser le territoire : le terme géographique « sein 54 » est redoublé par l’image de l’étoffe échancrée, où la terre devient le vide de la découpe. Cette frontière territoriale, sous la plume du jésuite, s’épaissit d’une dimension symbolique, car l’eau vive, jésuites en Nouvelle-France au XVII e siècle », Revue de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, n o 4, août 2012, p. 8. 50 Isabelle Lachance, op. cit., p. 263. 51 Jean de Biencourt de Poutrincourt et de Saint-Just, Pierre Biard et Enemond Massé, Factum du procès entre Jean de Biencourt, Sr. de Poutrincourt et les pères Biard et Massé, jésuites, [1614], Paris, Maisonneuve et C. Leclerc, 1887, 122 p. Il est fait mention du « port Saint-Jean » (p.17), de « Port-Royal », (pp.18, 26, 44), de « la rivière Sainct-Jean », (pp.22, 32) et de « Pentegoët » (p.33.) Les lieux sont désignés de façon univoque et le narrateur ne modalise pas son usage de noms français ou autochtones. 52 Haijo Westra utilise une erreur de localisation pour réfuter l’attribution d’une troisième relation fautive en matière de géographie au père Biard, voir « Les premières descriptions du Canada par le jésuite Pierre Biard. Du témoignage oculaire à sa réécriture », Tangence, n° 99, 2012, p. 16. 53 Ibid., p. 23. 54 Dans son acceptation géographique, ce terme signifie « une ouverture de la terre qui reçoit la mer dans sa capacité ». Antoine Furetière, Dictionaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts..., op. cit., p. 512. L’établissement territorial jésuite dans la Relation de la Nouvelle-France PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 31 assimilée à la communication de l’esprit saint dans les Évangiles de Jean 55 , est l’élément sur lequel se déplace le missionnaire : il se figure littéralement porté par la parole divine. Insister sur l’importance quantitative de l’eau lui permet d’évoquer l’importance de sa sphère de rayonnement, tout en suggérant sa progression future sur la carte. À l’inverse, les Autochtones païens sont associés à la terre, et sont à ce titre appelés « sylvicoles 56 » : cet hapax les fait proprement devenir des habitants des forêts 57 . Décrivant l’espace terrestre de la carte comme vierge, le père Biard semble faire peu de cas des frontières des « sagamies 58 » alors qu’il affirme qu’elles « sont quasi distribuées par bayes ou rivières 59 » : il ne semble pas les avoir retranscrites sur la carte, projetant plutôt l’unité d’un unique royaume chrétien. Celle-ci paraît alors « porteuse d’espoir 60 » au même titre que celle qu’envoie Charles Lalemant à ses supérieurs en 1626. Dans la narration, le père Biard multiplie les toponymes, se rapprochant de la pratique non du rédacteur du Factum mais de Samuel de Champlain, qui a nommé et cartographié l’Acadie entre 1604 et 1607. L’explorateur français souligne son geste de nomination à de nombreuses reprises dans son récit - « nous les avons nommées isles aux loup marins 61 », « nous la nommasmes 55 Je remercie Éric Debacq pour cette suggestion du rapprochement entre les rivières canadiennes et l’image biblique de l’eau vive lors de nos discussions sur la Relation de la Nouvelle-France du Père Biard. 56 Pierre Biard, op. cit., p. 48. Haijo Westra relève les termes « sylvatici » et « sylvicoale » dans la Relation de 1612 en latin, commentant que le second est un « mot poétique classique, car métrique » (Haijo Westra, art. cit., p. 11.) Le premier apparaît comme une originalité de l’auteur. 57 Le terme de « sylvicole » est un hapax dans cette forme substantivée, explicitant la préséance de cette caractéristique dans l’image que le missionnaire se fait des Autochtones : le fait d’habiter les forêts n’est pas une qualité adjective mais un trait substantiel de leur être aux yeux du narrateur. L’unicité de cet usage nominal est relevée dans la fiche lexicographique de l’adjectif « sylvicole » dans le CNRTL (dernière consultation le 12 avril 2020) : https: / / www.cnrtl.fr/ definition/ sylvicole (la relation est éronnément attribuée à Briard et située dans les Antilles). 58 Pierre Biard, op. cit., p. 53. Le terme de « sagamie » est un néologisme du missionnaire renvoyant à l’aire de pouvoir d’un sagamos. 59 Ibid. Cette affirmation doit être regardée avec la plus grande prudence : si les aires d’autorités des chefs autochtones ont pu, à un moment donné, recouper le tracé de cours d’eau, il ne semble pas y avoir de lien institué entre les deux. L’évocation d’un ancrage territorial de l’autorité politique autochtone nous semble relever d’une projection du modèle socio-politique européen sur la réalité mi’kmaq. 60 Jean-François Palomino, art. cit., p. 8. 61 Samuel de Champlain, Les voyages du sieur de Champlain Xaintongeois, capitaine ordinaire pour le roy, en la marine. : diuisez en deux liures. ou, iournal tres-fidele des obseruations faites és descouuertures de la Nouuelle France ... ensemble deux cartes Madeleine Savart PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 32 l’isle de Bacchus 62 », « le cap qu’avons nommé Sainct Louys 63 » - relatant les étapes successives de la colonisation de la péninsule 64 . À sa suite, Biard réitère ces noms 65 et, par là, réactualise « un univers culturel, [et la présence d’]un groupe de personnes dont il reflète la spécificité 66 », ici l’Europe chrétienne. Mais en omettant de mentionner son prédécesseur, il efface l’acteur premier de ce que Christian Morissonneau analyse comme un « mode solennel d’appropriation 67 » des lieux, sans pour autant s’octroyer ce rôle. Champlain n’est évoqué par Biard que lorqu’il mentionne « Chinictou », précisant que « Champlain appelle ceste Baye, la Baye des Genes 68 » : ce toponyme, loin de le faire apparaître comme un législateur en matière de nom, imprime une empreinte laborieuse aux expéditions du navigateur français. Biard ne réutilise jamais cette dénomination-ci, lui préférant le nom autochtone et une description laudative des lieux : « A [sic] ce Chinictou y a de fort belles, & grandes prairies à perte de veuë, plusieurs rivieres se deschargent dans ladicte Baye, & par aucunces d’icelles on monte bien haut pour aller à Gachepé 69 ». Ce développement éloigne les sous-entendus péjoratifs du nom forgé par Champlain et illustre le désir du missionnaire de faire montre d’un regard englobant, allant ici de l’Acadie à la Gaspésie. La cartographie narrative de la Relation de 1616, plus complexe que celle du Factum, se distingue également de celle de Samuel de Champlain par geografiques ... à laquelle est adiousté le voyage du destroict qu’ont trouué les Anglois, au dessus de Labrador ... en l’an 1612. cerchans vn chemin par le Nord, pour aller à la Chine, A Paris, chez Iean Berjon, rue S. Iean de Beauuais, au Cheual volant, & en sa boutique au Palais, à la gallerie des prisonniers, 1613, p. 12. 62 Ibid., p. 66. 63 Ibid., p. 76. 64 L’on trouvait déjà dans les récits de Jacques Cartier une insistance sur le geste de nomination des lieux : « Lesdites isles furent nommees Toutes Isles », Jacques Cartier, op. cit., p. 30.; « pour ce que s’estoit le jour monseigneur sainct Jehan le nommames le cap Sainct Jehan », Ibid., p. 34., « Nous nommasmes ladicte baye la baye sainct Laurens », Ibid., p. 62., « Nous nommasmes ladite ripviere Saincte Croix pour ce que ledit jour y arrivasmes », Ibid., p. 70. 65 Dans sa Relation, Biard reprend ainsi des hagiotoponymes (les rivières énumérées supra, « l’Isle Sainte-Croix » Pierre Biard, op. cit., p. 156., « la baye Sainte-Marie » Ibid., p. 158.) ou descriptifs (« Port aux Coquilles » Ibid., p. 155., la « Baye des Mines » Ibid., p. 203.) forgés par Samuel de Champlain. 66 Jean-Yves Dugas, « L’espace québécois et son expression toponymique », Cahiers de géographie du Québec, vol. 28, n o 75, 1984, p. 441. 67 Christian Morissonneau, « Dénommer les terres neuves : Cartier et Champlain », Études littéraires, vol. 10, n o 1-2, 1977, p. 91. 68 Pierre Biard, op. cit., p. 203. 69 Ibid., p. 204. L’établissement territorial jésuite dans la Relation de la Nouvelle-France PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 33 davantage de flottement dans la toponymie de la zone entre établissement français et territoire autochtone 70 . Poutrincourt désigne les lieux intermédiaires où Biard est accusé de retrouver des colons sécessionnistes par des formules indéfinies - « une Isle 71 », « en la campagne 72 », « un endroit fort beau d’assiette 73 » - qui trahissent un rapport ambivalent à ces espaces frontaliers. Pour Samuel de Champlain, la frontière est située parmi les îles au sud de Sainte-Croix : nous avons nommé les isles, les isles rangées […] Ce mesme iour nous passames aussi proche d’une isle […] fort haute couppee par endroicts, qui paroissent estant en la mer, comme sept ou huit montagnes rangees les uns proches des autres. […] Je l’ay nommée l’isle des Monts-deserts 74 . L’éloignement progressif de l’établissement français fait passer d’un espace ordonné, rangé, à un espace « qui n’est point habité ni cultivé 75 ». Éloquemment, tous les lieux situés plus au sud sont désignés par des toponymes autochtones - « Peimtegoüet 76 », « la pointe de Badebedec 77 », « Quinibequy 78 », « Chouacoet 79 » - excepté le « port de Mallebarre 80 » où l’équipage rebrousse chemin, et « le port-Fortuné, […] nommé de ce nom pour le malheur qui [leur] y arriva 81 ». Chez Biard, l’usage narratif de la toponymie autochtone est univoque pour les zones éloignées des établissements 70 Dans la première relation de Jacques Cartier, aucun toponyme autochtone n’est retranscrit par le capitaine malouin, mais dès sa deuxième relation, il note les noms qu’emploient ces interlocuteurs : le « bon hable et seur » (Jacques Cartier, op. cit., p. 45) où il kidnappe les deux fils du chef autochtone n’est nommé que dans la relation du deuxième voyage, quand il rapporte emprunter « le chemin [pour] aller à Honguedo où [ils] les av[aient] prins l’an precedant à Canada », Ibid., p. 63. Ce n’est donc qu’à partir du deuxième voyage de Cartier qu’une toponymie de la Nouvelle-France à la fois française et autochtone est instituée. 71 Jean de Biencourt de Poutrincourt et de Saint-Just, Pierre Biard et Enemond Massé, op. cit., p. 20. 72 Ibid., p. 24. 73 Ibid., p. 37. 74 Samuel de Champlain, op. cit., p. 41. 75 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts ..., vol. 1, chez Arnout et Reinier Leers, 1690, non paginé. 76 Samuel de Champlain, op. cit., p. 42. 77 Ibid., p. 44, 45. 78 Ibid., p. 46, 50, 63, 90, 99, 100, 141. 79 Ibid., p. 71, 99, 150. 80 Ibid., p. 63. 81 Ibid., p. 122. Madeleine Savart PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 34 français 82 , mais la zone frontalière entre colonie française et territoire autochtone est plus floue, ou plus étendue. Elle n’est pas explicitement située mais transparaît dans les phénomènes de redoublement et de modalisation autonymique qui ponctuent la cartographie narrative 83 . Les noms qu’adopte Biard ne fonctionnent pas toujours : concernant « un port des Etechemins, appellé [sic] la Pierre Blanche », il précise qu’il se situe « à 22. lieuës de Port- Royal droict à l’Oüest 84 ». La localisation géographique redouble le toponyme descriptif qui lui-même précise l’appellation « un Port des Etechemins » : l’apposition et l’expansion descriptive souligne le dysfonctionnement référentiel du premier nom 85 : cette dénomination, au caractère opaque, ne semble adopté que par le missionnaire, mais cet emploi constitue la première étape de son institution. En effet, si le second est peut-être la traduction du nom autochtone, il est repris non en mi’kmaq mais en français, entérinant le début de la disparition de cet univers culturel. Au sein de la toponymie frontalière, le père Biard défend aussi l’importance de sa propre expédition : Nous partimes, en intention d’aller à la riviere de Pentegoet, au lieu appellé Kadesquit, lieu qu’on avait destiné pour la nouvelle habitation. […] comme nous fusmes au Sudest de l’Isle de Menauo, le temps se change [… A]vec le matin le brouëes se dissiperent. Nous nous recogneumes estre au devant des Monts deserts, Isle que les Sauvages appellent Pemetiq 86 . Le lieu choisi est au-delà de la zone d’établissement français, soulignant le désir des missionnaires de s’établir par eux-mêmes sur la côte acadienne. Dans ce récit du projet avorté, Biard outrepasse le discours cartographique de Champlain : il consigne trois toponymes autochtones supplémentaires et 82 « Chouacoët » (Pierre Biard, op. cit., p. 164.) délimite l’aire des Étechemins, alliés des Français, de celle des Armouchiquois, dont ils se méfient ; « Pentegoet » (Ibid., p. 182.) est un lieu de troc. 83 Le redoublement de dénomination n’entraîne pas toujours un flottement spatial mais peut, au contraire, entériner une frontière. Dans les récits de Cartier, cela soustend des effets de recadrage spatiaux, qui opposent perspectives française et autochtone : à la ville d’« Hochelaga », les Français préfèrent la « montaigne le Mont-Royal » (Jacques Cartier, op. cit., p. 84.) ; à moins d’une demi lieue du village de « Stadaconé », ils s’en tiennent au « hable de Saincte Croix » (Ibid., p. 92.) 84 Pierre Biard, op. cit., p. 145. 85 Jacqueline Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non coïncidences du dire, Paris, Larousse, 1995, p. 124. On reconnaît le couplage de X, « un port des Étechemins » et de l’autonyme Y’, « Pierre Blanche », construit en apposition et attribué à un autre groupe que celui auquel appartient le narrateur puisque celui-ci utilise ensuite des données géographiques pour identifier le lieu. 86 Pierre Biard, op. cit., p. 218-9. L’établissement territorial jésuite dans la Relation de la Nouvelle-France PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 35 dément le toponyme descriptif « Monts deserts ». Par là, il démontre d’une connaissance des lieux informée par les populations indigènes, quand bien même il ne retranscrit pas leurs échanges. Mais l’italique démarque et met en suspens deux des toponymes autochtones, voués à disparaître lors de l’installation du missionnaire : cette typographie traduit une prise de distance avec ces noms qu’il n’emploie que par défaut 87 . Cependant, l’utilisation de deux toponymes autochtones sans modalisation permet de voir que cette distinction, annonciatrice d’une substitution à venir, n’est ni homogène, ni immédiate : apparaît ici le début du remplacement d’une réalité toponymique, et dès lors culturelle, par une autre, dans le temps long de l’évangélisation. Se figurant mobile, savant et débrouillard, le père Biard utilise la géographie pour rendre compte de son exploration du territoire, se démarquer des sieurs de Poutrincourt et de Biencourt, et rétablir sa réputation comme celle de son ordre. Au-delà de cette réhabilitation, il nuance la démarcation entre les territoires français et autochtone entériné par Champlain, donnant à voir le lien entre colonisation et évangélisation. Il ménage des espaces de flottement, où le discours géographique français redouble ou suspend un toponyme autochtone sans complètement s’y substituer : cette modalisation implique le temps long de l’entreprise missionnaire et entérine l’action du père Biard malgré l’échec de la mission acadienne 88 . Bibliographie Sources B IARD , Pierre, Relation de la Nouvelle France, de ses terres, naturel du païs, & de ses habitans: item, du voyage des Pères Iesuites ausdictes contrées, & de ce qu’ils y ont faict iusques à leur prince par les Anglois. Lyon, Louys Muguet, 1616, 410 p. 87 Jacqueline Authier-Revuz, op. cit., p. 136-7. Jacqueline Authier-Revuz explique que ce marquage est précis sur les bornes du segment de discours modalisé, mais est ouvert à toute interprétation. Vu l’ensemble des éléments mis de l’avant par notre analyse, nous y voyons une prise de distance du narrateur. 88 Les procédés de redoublement toponymique et de démarcation typographique sont repris dans les années 1630 par Gabriel Sagard et Paul Lejeune, mais se raréfient par la suite. Ces pratiques discursives de redoublement et renomination nous semblent se déplacer des toponymes aux patronymes, mais ce n’est qu’une hypothèse, qui demande à être envisagée de façon plus systématique. Madeleine Savart PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0002 36 B IENCOURT DE P OUTRINCOURT ET DE S AINT -J UST , Jean de, B IARD , Pierre et M ASSE , Enemond, Factum du procès entre Jean de Biencourt, Sr. de Poutrincourt et les pères Biard et Massé, jésuites. Paris, Maisonneuve et C. Leclerc, 1887, 122 p. C ARTIER , Jacques, Voyages au Canada, suivis du voyage de Roberval : texte intégral. Montréal, Québec, Comeau & Nadeau, coll. « Collection Mémoire des Amériques », 2000, 175 p. 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