eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 48/94

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2021-0003
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2021
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Le spectacle des voix dans le roman de l’âge baroque

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Roberto Romagnino
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PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 Le spectacle des voix dans le roman de l’âge baroque R OBERTO R OMAGNINO (STIH - S ORBONNE U NIVERSITÉ) Introduction Le lecteur du roman de l’âge baroque se trouve souvent confronté à des occasions de performance vocale, que ce soit dans un contexte oratoire ou musical à proprement parler, ou encore dans un cadre de sociabilité mondaine. Outre la familiarité des bergers avec le chant, dont témoigne le roman pastoral entre la fin du XVI e siècle et les années 1630, et les situations diégétiques plus ou moins stéréotypées comportant la pratique de la musique et du chant dans tous les sous-genres fictionnels, en effet, le roman du XVII e siècle s’avère particulièrement attentif à la qualité de la voix, à son inflexion, à sa portée émotionnelle et à son effet sur l’auditeur : plaintes écoutées en secret, conversations et harangues constituent autant de moments où la voix est mise à l’honneur. Du reste, la fascination pour cette manifestation éphémère de l’âme est mise amplement en lumière par les traités de rhétorique et par les manuels destinés aux prédicateurs et aux acteurs. Les enjeux de cette réflexion ont été redécouverts et mis à l’honneur par plusieurs études récentes, parmi lesquelles nous rappellerons au moins deux numéros thématiques des revues XVII e siècle et Littératures classiques 1 et les mises au point de Philippe-Joseph Salazar 2 , auxquels on ajoutera les 1 Rhétorique du geste et de la voix à l’âge classique, XVII e siècle, n o 132 (1981/ 3) ; La Voix au XVII e siècle, dir. P. Dandrey, Littératures classiques, n o 12, janv. 1990 (en particulier : P. Dumonceaux, « La lecture à haute voix des œuvres littéraires au XVII e siècle : modalités et valeurs », p. 117-125 ; R. Chartier, « Loisir et sociabilité : lire à haute voix dans l’Europe moderne », p. 127-147). 2 Ph.-J. Salazar, Le Culte de la voix au XVII e siècle. Formes esthétiques de la parole à l’âge de l’imprimé, Paris, H. Champion, 1995 ; Id., « La voix au XVII e siècle », dans Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, dir. M. Fumaroli, Paris, PUF, 1999, p. 787- 821. Roberto Romagnino PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 40 travaux d’Eugène Green et de Sabine Chaouche, centrés sur la voix de l’acteur 3 , et de Michel Verschaeve, portant sur la voix chantée 4 . Dans cet article nous voudrions nous arrêter sur quelques exemples d’expression vocale dans le roman baroque, pour inviter à une réflexion sur la conception de la voix sous-jacente, par l’analyse de quelques extraits significatifs dont l’interprétation peut être éclairée à la lumière du discours sur la voix qui pénètre les textes techniques destinés aux orateurs et aux acteurs. Nous interrogerons les rapports que la description de la voix des personnages entretient avec l’engagement émotionnel du lecteur/ auditeur du roman, et en particulier le rôle de la représentation de la voix dans le déclenchement d’un processus de vision mentale, à une époque tout à la fois influencée par l’imprégnation rhétorique et caractérisée par la familiarité avec la parole éloquente destinée à agir sur l’imagination par la voie de l’ouïe. Au XVII e siècle, le discours savant sur la voix relève notamment de trois domaines qui se cristallisent autour des deux pôles complémentaires de nature et de culture, le premier interrogeant la production et la mécanique de la voix, le second visant à en cerner les qualités (timbre, tessiture, intensité, flexibilité) pour les plier à des fins expressifs, persuasifs, esthétiques 5 . Ainsi peut-on dégager tout d’abord une réflexion que l’on qualifiera de physique, qui est le fait principalement des philosophes et des médecins, soucieux d’expliquer la nature du souffle et le fonctionnement des organes de la phonation, aussi bien que, dans une perspective physiognomonique, de mettre en lumière les liens entre la voix de l’homme, sa nature et ses inclinations 6 . Une réflexion rhétorique ensuite, et en particulier les théories sur les moyens de rendre la parole efficace et de remuer les passions de l’auditeur. En ce sens, la voix est envisagée en tant que composante de l’action de l’orateur, et lui est consacrée la section de l’art oratoire appelée pronuntiatio. Marqué par les élucubrations des philosophes qui voient en elle un signe physique des passions, en ce que celles-ci - se reflétant sur et dans la voix du 3 E. Green, « Le “lieu” de la déclamation en France au XVII e siècle », dans La Voix au XVII e siècle, op. cit., p. 275-291 ; Id., La Parole baroque, Paris, Desclée de Brouwer, 2001 ; S. Chaouche, L’Art du comédien. Déclamation et jeu scénique en France à l’âge classique (1629-1680), Paris, H. Champion, 2013. 4 M. Verschaeve, Le Traité de chant et mise en scène baroques, Bourg-la-Reine, Zurfluh, 1998 2 . 5 Voir L. Van Delft, « Entre nature et culture : le statut de la voix dans l’anthropologie classique », dans La Voix au XVII e siècle, op. cit., p. 153-163, à qui nous empruntons l’opposition entre nature et culture. 6 Voir P. Dandrey, « La phoniscopie, c’est-à-dire la science de la voix », dans La Voix au XVII e siècle, op. cit., p. 13-76. Le spectacle des voix dans le roman de l’âge baroque PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 41 locuteur - déterminent certaines inflexions et modulations de la hauteur ou variations du débit, le domaine de l’éloquence élabore une série d’attitudes physiques et vocales reposant tantôt sur l’imitation, tantôt sur des codes que l’auditeur est censé interpréter, qui visent à représenter les mouvements de l’âme. Un discours sur la musique, enfin, qui entend surtout fournir aux chanteurs les moyens pour exploiter la portée émotionnelle de la voix, appelée dès lors à se parer de toutes les couleurs, les gradations et les affects du texte pour les rehausser et percer ainsi l’âme des auditeurs. Ces deux derniers domaines s’influencent mutuellement et peuvent être considérés ensemble. Si l’empreinte rhétorique et oratoire sur la mise en place d’une esthétique voire d’une pathématique de la voix chantée est indiscutable, en effet, le vocabulaire de la rhétorique emprunte certaines notions à la musique, et certains aspects de la prononciation oratoire sont envisagés dans une perspective musicale, ce qui n’est pas sans soulever des difficultés du fait de la proximité, dangereuse, de la performance oratoire avec le chant. Aussi d’une part la voix se présente-t-elle comme l’expression spontanée des mouvements de l’âme, qui se gravent dans le timbre vocal du locuteur et en révèlent les replis du cœur ; d’autre part, la voix est entendue comme un instrument, dans une démarche foncièrement rhétorique où la maîtrise de l’émission vocale en toute situation, relevant de la technique, fait l’objet d’une élaboration esthétique et de pratiques d’enseignement. Dans les pages suivantes, nous entendons donner un aperçu de trois aspects de la voix particulièrement prisés par les romanciers, illustrant sous des angles différents le lien entre celle-ci et les passions. Le premier montre certaines modifications et altérations que l’émotion peut provoquer dans la voix. Le deuxième illustre les enjeux de la capacité à varier la voix selon la passion à exprimer. Le troisième met en lumière le pouvoir psychagogique et ensorcelant de la voix, parlée et chantée. Des voix passionnées Hormis les cas où elle est louée pour sa beauté et pour ses qualités intrinsèques - par une adjectivation conventionnelle portant surtout sur la douceur du timbre ou sur la puissance et l’éclat -, dans notre corpus la voix apparaît le plus souvent traversée voire imprégnée de l’émotion qui ébranle le locuteur. Celle-ci modifie la couleur vocale, altère le débit et parvient jusqu’à empêcher la voix de sortir, par un processus d’infiltration émotionnelle dont le public de l’époque expérimentait constamment la reformulation par l’éloquence et les arts de la scène, puisque les orateurs et les acteurs apprenaient à le reproduire voire à l’exploiter pour animer leurs discours et leur action. D’ailleurs, les auteurs des traités des passions et les rhétoriciens Roberto Romagnino PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 42 en ont montré les principes. En voici deux exemples, le portrait vocal de l’émotion, de la plume de B. Lamy, et l’explication que fournit M. Cureau de La Chambre du tremblement de la voix suscité par la crainte : Ainsi les paroles répondant à nos pensées, le discours d’un homme qui est émû ne peut être égal. Quelquefois il est diffus, & il fait une peinture exacte des choses qui sont l’objet de sa passion : il dit la même chose en cent façons différentes. Une autre fois son discours est couppé, les expressions en sont tronquées ; cent choses y sont dites à la fois : il est entrecouppé d’interrogations, d’exclamations ; il est interrompu par de frequentes digressions […]. 7 Le Tremblement de la voix qui survient à la Crainte procede de ces deux causes ; car quand la peur fait trembler tout le corps par les secousses qu’elle donne aux fibres des muscles, il faut par necessité qu’elle fasse aussi trembler la voix […]. 8 Aussi, dans L’Astrée, nous est-il aisé de voir en ces mots de la bergère Célidée - appelée à exposer ses raisons face au tribunal d’amour présidé par la nymphe Léonide - les signes d’une une altération émotionnelle soudaine, montrant parfaitement les effets de la crainte dénombrés par Cureau de la Chambre : Je suis si peu accoustumée, grande Nimphe, à parler du sujet qui se presente, & mesme en si bonne compagnie, que vous ne devez point douter de la justice de ma cause, encor que vous me voyez rougir, ou que je parle avec une voix tremblante, en begayant presque à chasque mot. 9 Il faut aussi s’imaginer cette captatio benevolentiæ prononcée avec une voix douce, basse, modeste, ainsi que le préconisent les théoriciens pour l’exorde, et comme le public de l’époque devait avoir l’habitude d’entendre 10 . Voyons également la manière dont Gomberville, dans un court échange entre 7 B. Lamy, La Rhétorique ou l’Art de parler [1675], Paris, A. Pralard, 1688, l. II, ch. 7, p. 137. 8 M. Cureau de La Chambre, Les Characteres des passions. Dernier volume, Paris, J. d’Allin, 1662, IV e partie, p. 349. 9 H. d’Urfé, L’Astrée. Deuxième partie, édition critique sous la direction de Delphine Denis, Paris, H. Champion, 2016, l. 1, p. 99. Voir aussi G. S. Du Verdier, La Fuite de Rozalinde, Paris, N. de Sercy, 1643, ch. 5, p. 76 : « Le Pilote […] courut à Lucidamant, & d’une voix que le transport faisoit begayer. Monsieur, luy dit-il […] ». Cf. G. Della Porta, La Physionomie humaine [trad. Sieur Rault], Rouen, J. et D. Berthelin, 1655, l. 2, chap. 22, p. 270 : « La voix tremblante dénote l’homme craintif & plein d’apprehension […] ». 10 Voir J. Oudart de Richesource, L’Éloquence de la chaire, Paris, [L’Auteur], 1665, p. 177 : « Les Exordes doivent estre prononcez avec beaucoup de moderation & de douceur dans la voix […] ». Le spectacle des voix dans le roman de l’âge baroque PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 43 Polexandre et Hamet, nous fait presque entendre, par le martèlement des sifflantes, des dentales et des vibrantes, une voix émue : il se vint jetter aux pieds de nostre Heros, & tesmoignant son apprehension par le tremblement de sa voix, Sire, luy dit-il, vous avez failly depuis deux heures de perdre Bajazet ; & si vostre presence ne surmonte ses ressentimens ; je ne doute point qu’il ne rencontre entre les bas de Zabaïm & d’Almanzaïre, la mort qu’il vouloit trouver dans la mer. Sçais-tu bien ce que tu dis, luy demanda Polexandre, avec un ton de voix qui faisoit connoistre sa frayeur ? 11 Une voix faible et languissante, un timbre sourd, un débit ralenti : voici autant de manières dont peut se manifester la prostration de l’âme. Les conseils des théoriciens convergent sur ce point 12 . Mais l’un des signes les plus couramment associés à l’émotion est le pleur, qui jaillit en envahissant littéralement la voix par un cortège de manifestations tels les soupirs, les sanglots, et bien sûr les larmes : la voix apparaît dès lors comme brisée 13 . Les romanciers, en effet, font souvent précéder les séquences discursives pathétiques par des notations qui suggèrent une élocution troublée : Apres cela je luy dis d’une voix entrecouppée de souspirs, & de sanglots ; Helas ! Alcridor que ne pouvez vous penetrer dans le fonds de mon Ame ? Vous verriez comme je brusle d’amour pour vous, & comme il est impossible de pouvoir jamais m’arracher de l’esprit l’affection que je vous porte. 14 Princesse, dit-il avec une voix foible & souvent entrecoupée de souspirs […]. 15 11 M. Le Roy de Gomberville, La Quatriesme partie de Polexandre, Paris, A. Courbé, 1638, l. 1, p. 83-84. 12 Voir R. Bary, Méthode pour bien prononcer un discours, et pour le bien animer, Paris, D. Thierry, p. 20 : « La Tristesse s’exprime par une voix foible, traisnante & plaintive » ; J. de Grimarest, Traité du récitatif, Paris, J. Le Fèvre et P. Ribou, 1707, p. 142 : « Pour bien exprimer la tristesse, il faut une voix foible, trainante & plaintive ; mais plus ou moins forte, selon les personnes que l’on fait parler […] ». 13 Voir H. J. P. de La Mesnardière, La Poétique [1639], Paris, A. de Sommaville, 1640, chap. 10, p. 374 : « Le Desespoir [doit estre exprimé] par des parolles entrecoupées de sanglots ». 14 F. de Gerzan, Histoire asiatique de Cerinthe, de Calianthe et d’Artenice, Paris, P. Lamy, 1634, l. III, p. 533. Cf. É. Binet S. J., Essay des merveilles de nature et des plus nobles artifices [1621], Rouen, R. de Beauvais et J. Osmont, 1622, ch. 54, p. 519 : « Les larmes ont leur voix à part, toute faite à sanglots & d’un son aigre-doux, qui fleschiroit les pierres […] ». 15 [C. Sorel], La Vraye suitte de Polyxene, Paris, A. de Sommaville, 1634, l. 6, p. 367. Roberto Romagnino PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 44 […] il luy semble de voir Clirie qui d’une voix interrompuë de souspirs, luy tenoit ces propos. Que veux-tu faire ? Pirmeste ! Ne te souviens-tu plus de ce que tu dois à mon honneur, & à ton devoir ? 16 Mais, hormis les phénomènes concrets tel le bégaiement et les pleurs, quelle est la voix de l’émotion, et quelle est sa matérialité sonore ? Les romanciers ne donnent pas toujours d’information précise sur cet aspect, mais se limitent à l’énoncer par une série d’adjectifs caractérisant de manière conventionnelle aussi bien la qualité du timbre que l’émission de la voix : Elle luy respondit d’une voix dolente : Sire, toutes les consolations que la sagesse propose à une ame affligée & desolée, n’empeschent pas le ressentiment que l’on a de la perte de ce que nous avons aymé […]. 17 Ayant doncques mis un genoüil à terre tout esmeu pour la rencontre inopinée qu’il avoit faite, il luy dit d’une voix foible & tremblente [sic] ; Qu’avec beaucoup de raison, sa sœur la reconnoissoit pour une Déesse […]. 18 Eraste suivit, […] mais à peyne estoient-ils au Bocage qu’ils ouyrent une triste voix […]. 19 Ailleurs, cependant, d’autres détails suggèrent des caractéristiques plus précises. C’est le cas notamment de l’adjectif « mourant » qui, appliqué à la voix, laisse imaginer intuitivement un débit très lent, un volume affaibli et une émission difficultueuse, comme le montre l’exemple suivant, où Celymon se moque de Clytée en lui adressant une fausse plainte : « Ha grande Nimphe ! Ce fut bien un malheureux jour que celuy de ma naissance ; L’heure de ma mort ne sçauroit si tost arriver que je la desire […] » 20 . L’exemple est d’autant plus significatif qu’il montre que la voix « mourante » est associée à certains traits stylistiques, tels la succession de phrases très courtes figurant la fatigue et la difficulté, l’emploi de figures pathétiques comme l’exclamation et l’apostrophe, et de mots emphatiques. Si certaines caractéristiques de cette voix de la détresse nous sont familières, cependant, les traités de rhétorique et les manuels sur l’action de l’orateur et de l’acteur peuvent nous renseigner davantage, non seulement sur la qualité sonore représentée dans ces extraits, mais aussi sur la manière dont les lecteurs de l’époque pouvaient se la figurer, voire la reproduire lors d’une récitation. Voici comment Le Faucheur décrit la manière de prononcer quelques figures repérables dans le court extrait ci-dessus : 16 J.-B. Dupont, L’Enfer d’amour, Lyon, T. Ancelin, 1608, f. 72. 17 C. Boitet, Les Tableaux d’amour, Paris, A. Tiffaine, 1618, p. 159. 18 G. Du Broquart, La Bellaure triomphante, Paris, P. Billaine, 1630, l. 1, p. 68. 19 L. Videl, Le Melante, Paris, S. Thiboust, 1624, l. 3, p. 197. 20 Ibid., l. 5, p. 416. Le spectacle des voix dans le roman de l’âge baroque PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 45 il faut prononcer les mots emphatiques avec emphase […] ; soit pour blâmer & détester […] ; soit pour plaindre comme Malheureux, miserable, funeste, lugubre, pitoyable, déplorable, lamentable, qui estant tous mots tristes, requiérent aussi un accent de mesme. 21 Le nom mesme de la Figure [l’exclamation] le monstre, & il n’y auroit rien de si froid ni de si ridicule, si elle n’estoit prononcée d’un accent plus haut & plus excité que le reste. 22 En l’Antithese il faut distinguer les contraires, prononçant le prémier avec un certain ton, & le second avec un autre, & celuy-cy doit estre plus haut que l’autre […]. 23 Certes, la question demeure de l’effective mise en gestes et en voix de ces émotions. S’il est invraisemblable que le récitant lût les passages cités en simulant les sanglots, ce qui eût été malséant et peut-être ridicule, l’insistance des sources de l’époque sur la recherche de l’exacte convergence entre l’expression et l’émotion laisse néanmoins croire que cette dernière, loin de rester enfermée dans la page écrite, dût résonner concrètement, ne fût-ce que d’une manière discrète, dans l’inflexion de la voix du récitant aussi bien que dans la lecture individuelle, par une sorte de souvenir du spectacle de la voix mise en scène. Si lire c’est entendre, c’est surtout réentendre. Dès lors, il ne s’agit plus de l’oralisation d’un texte, mais plutôt de sa réoralisation : le langage passionné s’incarnant en principe dans la voix qui le propage, sa restitution nécessite une mise en voix. Non pas d’une manière réaliste, mais par le biais de codes qu’il faut savoir décrypter et maîtriser, susceptibles, il est vrai, d’être reconfigurés et renégociés selon les époques. Or, pour la période qui nous occupe, les traités de rhétorique et les manuels sur l’action nous permettent de nous faire une idée de cette lecture à haute voix, et les textes eux-mêmes portent des traces de cette oralité seconde qui les informe en profondeur. « Changer de voix » Arrêtons-nous, pour le vérifier, sur un syntagme qui figure plusieurs fois dans les romans de l’époque : « changer de voix ». Cette expression et ses synonymes renvoient à des manifestations différentes du caractère protéiforme de la voix, qui relèvent de la polarisation entre l’empire des émotions et la maîtrise technique. Parfois, mais le cas est peu fréquent, la situation diégétique amène un personnage à contrefaire littéralement sa voix. Il en va 21 M. Le Faucheur, Traitté de l’action de l’orateur, Paris, A. Courbé, 1657, p. 183-184. 22 Ibid., p. 143. 23 Ibid., p. 159-160. Roberto Romagnino PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 46 ainsi, par exemple, des prouesses vocales de la protagoniste de L’Héroïne mousquetaire de Préchac, déguisée en homme. Sans oublier évidemment Céladon et son déguisement en Alexis, dont Urfé ne nous suggère pas tant la voix, que les silences : « Car cette déguisée Druyde, craignant d’estre recognuë, ou à la voix, ou à la parole, ou en quelqu’une de ses actions, estoit de sorte interdite, qu’elle n’osoit ouvrir la bouche 24 ». Plus souvent, lorsque l’on rencontre un personnage qui « change de voix », ce changement ne relève pas d’un travestissement. Le terme de voix est alors à entendre dans un sens large, signifiant l’accent et, dans une moindre mesure, l’ambitus. La flexibilité vocale et la faculté de varier l’accent et la hauteur sont, rappelons-le, deux qualités majeures d’un bon orateur, auquel les théoriciens conseillent d’apprendre à moduler son émission selon le sujet traité, les différentes parties du discours et les figures employées pour le rehausser. R. Bary, pour ne faire qu’un exemple, recense seize accents correspondants à autant de passions, ainsi que neuf accents de figures 25 . Aussi s’agit-il d’une expression à interpréter dans un régime résolument rhétorique. En voici une illustration romanesque tirée de L’Exil de Polexandre : Si vous prenez la peine à cett’heure de vous ressouvenir de toutes les choses que je vous ay dittes, vous avouërez que j’ay tousjours navigé sur un Ocean où j’ay beaucoup plus eu de tempeste, que de calme. En effet si la passion que j’ay pour Olimpe, & l’honneur de ses bonnes graces, n’estoient des felicitez que je ne pouvois acquerir par assez de traverses, & de supplices ; n’auroi-je pas sujet de croire qu’il n’y a point de si chetif soldat dans les armées, de qui je ne doive envier la fortune. Mais belle Olimpe que di-je, c’est blasphemer contre vostre vertu d’avoir osé murmurer pour quoy qui me soit arrivé. Non non, je suis trop heureux, & si j’avois sur la teste les couronnes de tout le monde, elles ne me rendroient pas si digne d’envie, que font les chaisnes, avec lesquelles vous me tenez prisonnier. Polexandre changea de voix, & d’action, en proferant ces paroles, tout de mesme que s’il eust esté devant Olimpe. Mais il se remit bien-tost, & demandant pardon à ses amis, du transport où l’avoit mis la consideration de sa Princesse ; continua son histoire de cette sorte. 26 Plusieurs aspects que nous avons dégagés plus haut reviennent en cette séquence particulièrement élaborée. Tout d’abord, en soulignant que Polexandre change de voix et d’action (pronuntiatio et actio), le narrateur inscrit ostensiblement ce passage dans un régime rhétorique. La densité 24 H. D’Urfé, L’Astrée. Troisiesme partie, Paris, T. du Bray, 1619, l. 2, f. 49. 25 Pour un tableau récapitulatif des inventaires proposés par les théoriciens, voir S. Chaouche, L’Art du comédien, op. cit., p. 107-112. 26 M. Le Roy de Gomberville, L’Exil de Polexandre, Paris, T. Du Bray, 1629, l. 4, p. 752- 754. Le spectacle des voix dans le roman de l’âge baroque PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 47 rhétorique est d’ailleurs signalée par l’encadrement de l’apostrophe à Olimpe entre deux métaphores (le naufrage et les chaînes), ainsi que par la présence de nombreux mots emphatiques (rehaussée d’ailleurs par la disposition en chiasme et par l’allitération : felicitez, traverses, supplices, fortune) dont la prononciation, comme le préconise R. Bary, demande une modulation de la tessiture. De surcroît, les nombreuses figures (apostrophe ; correction reposant sur une anadiplose : « Non, non […] » ; antithèse) suggèrent la variété d’accents de ce court discours, prêté à un héros saisi d’un bouleversement soudain et littéralement transporté hors de lui par la passion. Or, les indications des traités nous donnent une idée, certes vague et insaisissable, de ce spectacle des voix que renferme la page apparemment muette, et de la manière dont, en estompant les excès de la déclamation tout en esquivant l’ennui de la lecture simple, pouvait être réalisée celle que Grimarest appelle lecture touchante, laquelle « fait sentir à l’Auditeur tous les mouvemens répandus dans l’ouvrage 27 ». Ainsi la capacité à moduler la voix, endiguée par la bienséance et recherchant la juste mesure, est-elle la pierre de touche de la qualité d’un orateur, aussi bien que d’un récitant. On le voit dans cet extrait de Vital d’Audiguier, qui nous montre le parfait orateur sous l’aspect d’un ermite que rencontrent les deux gentilshommes Lysandre et Cléandre, et qui n’est autre que leur ami Lydian : l’eloquence de cet Hermite estoit accompagnée d’une grande jeunesse, & d’une grande beauté, tellement qu’il ne delectoit pas moins les yeux des Auditeurs par la veuë, qu’il charmoit les oreilles par sa parole. Il avoit une telle action en son parler, & une telle grace en son action, qu’il se faisoit escouter avec non moins d’admiration que de silence […]. Il ne parloit point du bout des levres, mais du fond de la pensée ; ny ne gardoit point tousjours un même ton de voix, mais le diversifioit selon la diversité du sujet […]. 28 Dans La Parténice de la cour de Du Verdier, nous rencontrons le syntagme « changer de voix » dans la bouche de Philocriste, qui l’emploie pour signifier le changement d’attitude qu’elle s’impose lorsqu’elle décide de demander au 27 J. de Grimarest, Traité du récitatif, op. cit., p. 73-101, ici p. 74. Voir J. Bovet, « Au miroir de la déclamation : la voix touchante dans la nouvelle du second XVII e siècle », Tangence, n o 96, été 2011, p. 65-84. 28 V. d’Audiguier, Histoire trage-comique de nostre temps, sous les noms de Lysandre et de Caliste [1615], Paris, T. Du Bray, 1616, l. 5, p. 232-233. Sans atteindre la méticuleuse acribie de la théorie des tons proposée par J. B. Escardó S. J. (Rhetorica christiana, Majorque, G. Guasp, 1647, f. 148 v o -153 v o ), les théoriciens font tous remarquer la nécessité de varier la voix selon l’accent demandé par le discours. Voir, par exemple, L. Cressolles S. J., Vacationes autumnales, Paris, S. Cramoisy, 1620, l. III, ch. 10, p. 509. Roberto Romagnino PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 48 roi la grâce pour son frère, emprisonné pour avoir participé à un duel. Tandis que dans un premier moment Philocriste s’abandonne à une plainte, elle adresse tout de suite une exhortation à elle-même, et se rend rapidement chez le roi pour proférer une véritable postulatio 29 . Il s’agit, on le voit, d’un changement de voix qui signifie deux manières différentes de prononcer un discours, voire des genres de discours distincts. Le « changement de voix » nous montre clairement que la prononciation d’un discours exige une voix particulière, et ce même lorsqu’il s’agit d’un discours allogène prononcé ou lu dans un cadre mondain voire intime. Nous en prendrons pour exemple la séquence de Polexandre où le héros s’entretient avec Ennoramita, à laquelle il relate ce qu’il a appris sur l’élection de Bajazet, en lui rapportant le récit entendu par l’un des corsaires. Il s’agit d’un long discours qui abrite en son intérieur un discours ultérieur prononcé par Néphize, et que l’informateur de Polexandre a évidemment cité par cœur. La fin de cette séquence est signalée par la transition « A ce mot, Polexandre changeant de voix […] » 30 , qui introduit la reprise du dialogue. Or, puisqu’il semble improbable que Polexandre ait imité le ton de la voix de son informateur, la seule hypothèse plausible est que par ce changement il quitte le ton oratoire exigé par le discours récité par cœur, avec sa panoplie d’inflexions et d’accents, pour reprendre son ton habituel de voix, plus adapté à l’entretien 31 . Nous emprunterons encore à Gomberville, jamais avare de suggestions métalittéraires, un dernier exemple, centré sur la variation de la voix selon les figures. La Cythérée s’ouvre sur une somptueuse description qui débouche sur un long récit, dans lequel l’héroïne relate pour Amasis les faits qui ont porté à la mort d’Araxez. Manifestement bouleversée, Cythérée s’abandonne à une apostrophe pathétique à la nature, aux douleurs et enfin à Araxez luimême, que le romancier clôt par cette transition : « Cette Belle desolée ayant achevé cette Apostrophe, baissa un peu le ton de sa voix ; & […], achevons mon Pere, luy dit-elle, l’histoire de nos malheurs » 32 . Aussi le discours culmine-t-il dans une figure, l’apostrophe, qui exige un accent particulier, et une voix plus élevée. Dès lors, non seulement le romancier place ce passage dans un régime ouvertement rhétorique par le nom, inusité dans le roman, de 29 G. S. Du Verdier, La Parténice de la cour, Paris, A. de Sommaville, 1624, l. 1, p. 20- 21. 30 M. Le Roy de Gomberville, La Seconde partie de Polexandre, Paris, A. Courbé, 1637, l. 1, p. 195. 31 A. G. de Méré, De la conversation, Paris, D. Thierry et C. Barbin, 1677, p. 16 : « Il faut que les mouvemens de l’ame soient moderez dans la conversation […] ; dans la pluspart des entretiens on ne doit élever ny abaisser la voix […] ». 32 M. Le Roy de Gomberville, Cytherée. Première Partie [1640], Paris, A. Courbé, 1642, I re partie, l. 1, p. 27. Le spectacle des voix dans le roman de l’âge baroque PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 49 la figure, mais met littéralement en scène le procédé décrit par les théoriciens, ce qui confère à cette séquence une portée pathétique remarquable. Car la polyphonie des discours qui sature l’espace sonore du roman, véhiculant les accents multiformes des passions dont le public de l’époque avait une pratique constante, agite les affects du lecteur. En ce sens, d’ailleurs, et ce depuis l’Antiquité, la voix agit directement sur les sens, et par là manipule l’esprit. La voix enchante et subjugue. Le charme de la voix 33 Dans notre corpus, nombreux sont les moments où le pouvoir ensorcelant de la voix, aussi bien parlée que chantée, est mis à l’honneur. On pourra certes objecter qu’il n’est pas toujours aisé d’affirmer si ce pouvoir tient à la voix en tant que telle ou au sens du discours, où encore à la musique. Toujours est-il que l’évocation de la voix se lie volontiers à l’idée de ravissement, de charme. En voici un exemple, appliqué à l’éloquence d’un prédicateur : Il prescha si admirablement […], qu’il ne ravit pas seulement de son éloquence ses auditeurs : mais il mit toute la Cour en deuil & en larmes, & ébranla fort la vanité des plus pompeux Courtisans […]. Il n’y eut pas une bonne chaire à Paris, où il ne se fit admirer […], par des discours si doux & si ravissans, qu’un chacun disoit qu’ils sortoient de la bouche d’un Ange. 34 Et Albert de Paris de nous expliquer comment les variations (de hauteur autant que de volume) de la voix parviennent à ébranler notre âme : le Pathetique consiste principalement à prendre bien son temps, & […] le moyen pour faire entrer & pour imprimer un mouvement, c’est de sçavoir abaisser & élever sa voix bien à propos : ce n’est pas l’éclat de voix seul qui produit cet effet, mais c’est de ce qu’on a fait préceder, & que l’on fait suivre quelque chose de fort touchant […]. 35 Plus souvent, cependant, cet effet ensorcelant est associé à la musique. La voix est alors appelée à rehausser le texte par des inflexions plus nombreuses et nuancées que celles permises aux orateurs, et qui peuvent se déployer à la faveur d’une profusion d’ornements qui dans la pratique artistique de l’époque était structurante, mais qui risque, pour un auditeur non initié, de se réduire au seul aspect de la virtuosité, perçue dès lors comme décorative et adventice. 33 Nous empruntons ce syntagme au titre d’une pièce de T. Corneille. Nous remercions Benjamin Lazar pour nous l’avoir signalée. 34 L. Moreau Du Bail, Les Courtisans genereux, Paris, G. Loyson, 1637, l. 1, p. 111. 35 A. de Paris, La Veritable maniere de prêcher, Paris, N. Couterot, 1701, p. 211-212. Roberto Romagnino PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 50 Maintes fois, le charme de la voix s’insère dans l’éloge d’un personnage qui chante en s’accompagnant d’un instrument, vraisemblablement dans une transposition littéraire des performances d’airs de cour : Sa voix sçavoit si bien exprimer les conceptions de son esprit, que les auditeurs se sentoient doucement desrober le cœur par les oreilles, & s’il marioit les accens de sa voix avec les accords de son luth, il endormoit tellement les sens des assistans, qu’on eust jugé qu’ils avoient veu le chef de Meduse. 36 De même, dans la Caritée de Caseneuve, Liriandre et Caritée restent comme ensorcelés par le musicien Apollodore : leurs oreilles estoient tellement chatoüillées de la douceur de cette divine voix, leur cœur attendri du recit de leurs amoureuses fortunes, que tout leur appetit de manger se perdit dans le conflit des diverses affections qui s’en esmeurent dans leurs ames. 37 Ailleurs la sidération laisse la place à l’enchantement de la douceur, comme dans la troublante scène nocturne où Polexandre entend la voix d’un musicien mélancolique et tombe soudainement sous son charme, pour apprendre seulement trop tard qu’il s’agit en réalité de la malheureuse Princesse de Foix : Polexandre demeura comme enchanté d’une si belle voix, & lors qu’elle eut mis fin à ses ravissantes plaintes, il se tourna vers ceux qui estoient derriere luy ; & leur demanda s’il n’y avoit pas moyen de l’oüir encore. 38 Selon la formulation du P. Caussin, du reste, « [l’ouïe] est violemment frappée par les sons, par lesquels l’âme est complètement enflammée 39 ». Ce point de vue sensible sinon sensuel apparaît clairement dans l’extrait suivant, tirée de la Galatée d’A. Remy. Ici la voix, libérée de tout lien avec la parole articulée et le jugement raisonnable, est envisagée en tant que pur corps sonore : l’interieur du Temple ne retentit que de luths, de violes, & de hautbois, parmy lesquels on entend un concert melodieux, & une harmonie confuse de diverses voix, dont les douceurs changeant la langue & les yeux des assistans 36 J.-B. Dupont, L’Enfer d’amour, op. cit., f. 41 v o . 37 P. de Caseneuve, Caritée ou la Cyprienne amoureuse, Toulouse, P. et D. Bosc, 1621, l. 3, p. 419. 38 M. Le Roy de Gomberville, La Seconde partie de Polexandre, op. cit., l. 3, p. 503. 39 N. Caussin S. J., Eloquentiæ sacræ et humanæ parallela, Paris, S. Chappelet, 1619, l. VIII, ch. 7, p. 317 (nous traduisons). Le spectacle des voix dans le roman de l’âge baroque PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 51 en oreilles, les ravissent hors d’eux-mesmes, & les eslevent dans le Ciel sans sortir de la terre. 40 Il est intéressant d’observer que le romancier attribue à l’ouïe le même pouvoir psychagogique, proche de l’ekplexis du Sublime, que les maîtres d’éloquence associent normalement à la vue, et plus exactement au procédé de visualisation mentale suscité par les figures d’enargeia, transformant l’auditeur en spectateur 41 . Ici c’est la musique qui, par un renversement du paradigme, s’empare de l’esprit du public en le ravissant Or ce pouvoir ensorcelant de la voix ne repose pas tant sur l’élocution à proprement parler ou sur le message véhiculé par les mots, que sur la pure qualité sonore 42 et musicale de la voix : « Les plus fiers animaux s’adoucissent au son de la voix & des instrumens, & peut-étre que la rage & la cruauté de ce monstre de la Nature s’appaisera par la douceur de votre éloquence » 43 , peut-on lire dans un fragment d’un roman de notre corpus. Et Marin Mersenne de souligner : l’esprit & l’oreille des auditeurs ont un certain rapport à des tons, & à des accens qui sont capables de les esbranler, & qui les frappent si puissamment, lors que les paroles s’y rencontrent, que l’Orateur les conduit où il veut. 44 Mais il s’agit d’un don redoutable. Les mises en garde de certains théoriciens contre l’effémination d’une émission vocale trop recherchée et maniérée, qui attise une affection voluptueuse et entraîne inévitablement une 40 A. Remy, La Galatée, et les adventures du Prince Astiagés, Paris, P. Rocolet, 1625, l. 1, p. 35-36. 41 Cf. G. Pelletier S. J., Palatium Reginæ Eloquentiæ, Paris, N. Buon, J. Camusat, C. Sonnius, 1641, exercitatio IV, lectio VII, punctum 1, p. 168 : « Il y a descriptio […] lorsque nous représentons une personne ou une chose […] en la montrant aux yeux, en l’esquissant par toutes ses couleurs de telle manière que l’auditeur se trouve transporté hors de lui comme au théâtre » (nous traduisons). Sur cet aspect nous nous permettons de renvoyer à R. Romagnino, Théorie(s) de l’ecphrasis entre Antiquité et première modernité, Paris, Classiques Garnier, 2019. 42 Ces trois aspects sont par exemple considérés séparément par les Scudéry : « encore qu’elle eust dit peu de chose, il n’avoit pas laissé de trouver dans le son de sa voix ; dans la pureté de son expression ; & dans le sens de ses paroles ; de quoy se persuader, qu’elle avoit beaucoup d’agrément en la conversation […]. » (G. et M. de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus. Première partie [1649], Paris, A. Courbé, 1656, l. 2, p. 213) 43 L. Moreau Du Bail, L’Olympe ou la Princesse inconnue, Paris, P. Rocolet, 1635, l. 5, p. 437. 44 M. Mersenne, Harmonie universelle, Paris, P. Ballard, 1636, « Livre Sixiesme de l’Art de bien chanter », Prop. XVI, p. 373. Roberto Romagnino PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0003 52 perversion morale, nous font bien voir la méfiance qui pèse sur le charme de la voix. Ces critiques craintives et acérées, relevant à la fois du domaine du goût et de la morale, ne sauraient être comprises que dans le cadre d’une société pour laquelle la voix donne concrètement à voir, et au sein de laquelle l’oralité, possédant une valeur heuristique et herméneutique incontestable, est un trait fortement opératoire. Aussi pour nous qui avons perdu l’habitude de la parole vive, ces textes, élaborés du moins partiellement pour être mis en voix et entendus, sont-ils condamnés au silence. Nous ne saisirons peut-être pas à fond le mystère que cache la fascination pour des voix qui ne résonnent plus. D’ailleurs, déjà le P. Binet s’en étonnait : « est-il bien possible qu’un petit ventelet sortant de la caverne des poulmons, mesnagé par la langue, brisé par les dents, escrasé au palais, face tant de miracles 45 ? » Bibliographie Sources : romans A UDIGUIER , Vital d’. Histoire trage-comique de nostre temps, sous les noms de Lysandre et de Caliste [1615], Paris, T. 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