eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 48/94

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2021-0005
71
2021
4894

Madame de Villedieu moraliste

71
2021
Nathalie Grande
pfscl48940069
PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 Madame de Villedieu moraliste N ATHALIE G RANDE (U NIVERSITÉ DE N ANTES - LAM O EA 4276) Envisager Mme de Villedieu comme une moraliste a de quoi surprendre quand on connaît la réputation que lui a faite l’histoire littéraire 1 . Celle qui a inventé et pratiqué ad libitum la nouvelle galante, a de fait assis son succès sur des récits passablement grivois. Même s’il est d’usage de rapprocher sa production narrative de la nouvelle historique, ce qui est logique chronologiquement, qu’on ne s’y trompe pas : les nouvelles galantes de Mme de Villedieu ne sont pas des nouvelles historiques dévoyées ou dégénérées 2 , mais bien une déclinaison autonome, et assez traditionnelle finalement, du récit bref, vers la tentation licencieuse. Dans ce qu’on appelle habituellement la nouvelle historique cohabitent en effet deux potentialités : soit l’auteur favorise le récit historique, ce qui mène à une vision du monde désabusée où le regard surplombant du narrateur-historien prend une dimension morale (c’est ce que pratique Saint-Réal dans Dom Carlos, 1672) ; soit il focalise le récit sur l’intrigue amoureuse, ce qui entraîne la valorisation de la force des passions (c’est qu’approfondit Mme de Lafayette dans La Princesse de Clèves, 1678). Mais dans ces deux types, les passions amoureuses restent des affaires sérieuses, où les héros, pris entre leur devoir et leur désir, se battent avec leur conscience, ce qui justifie une lecture morale que la critique a volontiers valorisée. C’est une tout autre approche que propose Mme de Villedieu, où on retrouve certes le même mélange de récit historique et d’intrigues amou- 1 Voir notre analyse « Les moyens de l’invisibilisation : comment les œuvres de femmes ont été minorées par l’histoire littéraire », dans Voix de femmes dans le monde, dir. Frédérique Le Nan, Andrea Brüning et Catherine Pergoux-Baeza, coll. « Nouvelles Recherches sur l’imaginaire », n° 40, 2018, p. 93-104. 2 Nous ne suivons pas en cela le point de vue de Christian Zonza, qui parle des nouvelles galantes comme d’une « forme dégradée » de nouvelle historique. Christian Zonza, La Nouvelle historique en France à l’âge classique (1657-1703), Paris, Honoré Champion, 2003, p. 553. Nathalie Grande PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 70 reuses, mais sans le sérieux, avec une orientation qui rappelle les truculences de certaines nouvelles du Décaméron, une orientation qu’on appelle au XVII e siècle « galante ». Les implications en sont doubles. D’une part, le récit des intrigues amoureuses prend délibérément le pas sur l’intrigue historique, non pas pour dire les affres du sentiment mais pour célébrer les intrigues de séduction, leurs aléas et leurs péripéties, dans un cadre historique qui ne sert plus que de décor superfétatoire à des intrigues assez clairement sexuelles. D’autre part, le ton est délibérément léger, fait pour plaire à un public complice, un public qui sait apprécier le jeu de la déformation historique et qui s’en amuse. La première réalisation de Mme de Villedieu dans ce domaine, ce sont quelques nouvelles du Journal amoureux (1669) qui mêlent allègrement intrigues galantes et personnages historiques : en se rapprochant de l’intimité de ceux qui font l’histoire, elle les représente dans des situations scabreuses, gênantes pour leur prestige, mais d’autant plus cocasses pour le lecteur. L’impératif libidinal justifiant tromperies et manipulations en tous genres, le lecteur assiste à un festival de quiproquos (rendez-vous ratés aussi bien que rencontres inattendues), de déguisements grotesques (ainsi le duc d’Aumale en moine galant dans la deuxième journée, ou Charles Quint travesti en femme dans la sixième journée), de portes qui claquent et d’amants enfermés dans des placards (ou plutôt des « cabinets »), de scènes conjugales ou adultères de brouillerie où on se fâche et on se dispute, pour souvent mieux se réconcilier ensuite sur l’oreiller. Bref, tous les ressorts qui feront le succès du vaudeville à la Belle Époque semblent déjà en place. Pas de doute, considérer Mme de Villedieu comme une moraliste tient donc de la gageure ! Pourtant, si on ne considère pas ce terme dans le sens étroit que l’histoire littéraire lui a donné quand il s’est agi de poser une étiquette sur certains auteurs du XVII e siècle, la réflexion n’est pas sans intérêt. En effet, les récits amusants, les farces galantes auxquelles pourraient se résumer les nouvelles de Mme de Villedieu portent une part de réflexion sur les motivations humaines et offrent, dans un discours discret mais toujours présent, matière à réflexion éthique. Laurent Thirouin s’est ainsi déjà essayé à rapprocher Les Désordres de l’amour et un texte clairement moraliste, le Discours sur les passions de l’amour, ouvrage anonyme jadis attribué à Pascal 3 . Le dernier recueil de Mme de Villedieu semble en effet révéler la potentialité d’une lecture moraliste, auparavant dissimulée par les fictions galantes. Mais, plutôt que de considérer Les Désordres de l’amour comme un tournant moral tardif dans son œuvre, ne pourrait-on pas faire l’hypothèse que ce titre dévoile un contenu jusque-là latent ? Comment la tension entre 3 Laurent Thirouin, « Mme de Villedieu et le pseudo-Pascal. Désordres et passions de l’amour », Littératures classiques, n° 61, 2007, p. 237-258. Madame de Villedieu moraliste PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 71 récit grivois et lecture morale peut-elle alors se comprendre sur le long terme ? Comment résoudre cette apparente contradiction ? C’est ce que nous voulons tenter d’examiner ici. 1. La morale du monde - Le mensonge de l’histoire Comme on le sait, c’est dans l’« avis au lecteur » qui ouvre le Journal amoureux que Mme de Villedieu explique l’écriture nouvelle qu’elle veut expérimenter. Même si elle place de très grands personnages historiques au cœur de ses récits (par exemple l’empereur Charles-Quint et le roi François I er dans les V e et VI e parties), elle affirme que les intrigues galantes qu’elle raconte sont en fait historiquement invraisemblables pour tout lecteur quelque peu informé sur le XVI e siècle, comme l’est forcément un lecteur du XVII e siècle. Et l’autrice, loin de s’en cacher, le déclare crânement dans son avis : Encore qu’il y ait beaucoup de noms illustres dans cette histoire, qui la font croire véritable, il ne faut pas toutefois la regarder de cette manière. […] L’on n’y a inséré des noms connus, que pour flatter plus agréablement votre imagination. […] Ce Journal [est] un simple jeu d’esprit ; et l’auteur [n’a] que votre divertissement pour objet […] 4 . On ne saurait dire plus clairement que le caractère prétendument historique de la nouvelle est un leurre galant. Mais ce désaveu de la matière historique au bénéfice des intrigues galantes n’est encore qu’une étape dans la subversion du discours historique dans lequel s’est engagée la romancière, alors en pleine exploration de ses capacités créatrices. Un an après le Journal amoureux, en 1670, dans les Annales galantes, son usage de la référence historique change radicalement. Certes, il y a toujours mélange entre galanterie et histoire, mais cette fois l’ancrage historique est beaucoup plus précis et devient nettement plus fiable. Une prétention nouvelle à la vérité historique se fait même jour, comme le montre la présence d’une « Table des matières historiques » accompagnant l’ouvrage, table où Mme de Villedieu cite ses sources, toutes très érudites. Elle se permet même de commenter les historiens utilisés par elle et l’usage qu’elle fait de cette bibliographie. Elle ose ainsi écrire dans son avant-propos, à rebours de ses affirmations de l’année précédente : 4 Mme de Villedieu, Journal amoureux, Paris, Barbin, 1671, p. 3-4. Nathalie Grande PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 72 Je lui [au public] déclare donc que les Annales galantes sont des vérités historiques, dont je marque la source dans la Table que j’ai insérée exprès à la fin […]. Ce ne sont point des fables ingénieuses, revêtues de noms véritables, comme on en a vu un essai depuis quelques mois, dans un des plus charmants ouvrages de nos jours. Ce sont des traits fidèles de l’Histoire générale 5 . Ce revirement semble correspondre à la prise de conscience que ce qui n’était jusque-là qu’un « jeu d’esprit » ‒ la nouvelle galante ‒ révélait en fait une part occulte mais déterminante de l’histoire de l’humanité, sa nature passionnelle. Dans les Annales galantes, c’est en particulier vers les seuils conclusifs qu’elle résume les conséquences parfois terribles des désordres amoureux : quittant le détail anecdotique, elle fait alors émerger le lien entre « galanteries » et événements historiques graves, voire tragiques. Par exemple, la nouvelle intitulée « La Religieuse » se situe au XII e siècle, à l’époque de l’empereur Frédéric I er Barberousse. Lui et son fils Henri sont à Rome et tombent amoureux d’une religieuse, Constance, qui n’est autre que la nièce du pape en exercice. La nonne, abbesse de son couvent, préfère le fils ; mais le père ne s’avoue pas vaincu et se sert d’une lettre compromettante pour exercer un chantage sur elle. Elle tente donc de brouiller son oncle le pape avec l’empereur, pour se protéger ; mais ça ne marche pas. Elle feint alors d’être séduite par la qualité d’empereur et donne rendez-vous à Barberousse dans son couvent. Là elle réussit à récupérer la lettre et aussitôt donne l’alerte sous prétexte qu’un homme s’est introduit dans la clôture monastique ! L’empereur se fait donc surprendre en mauvaise posture et se retrouve accusé d’avoir voulu enlever la nièce du pape, certes pas dans un dessein passionnel que personne n’imagine, mais pour des motifs politiques, pense-t-on, pour s’emparer d’une otage précieuse afin de pouvoir exercer des pressions sur le pape, dans un contexte de tension entre Papauté et Empire. D’où la guerre entre Guelfes et Gibelins, et l’affrontement séculaire entre Papauté et Empire… Et voilà comment Mme de Villedieu conclut : Voilà comme nous savons les affaires du monde. Elles ont toujours diverses faces et nous ne voyons jamais que celle qu’il plaît à un auteur de nous montrer. Mais, sans craindre de nous écarter davantage du droit chemin, nous pouvons toujours mêler un peu d’amour aux incidents qui nous paraissent les plus éloignés de cette passion, car, à prendre bien les choses, 5 Mme de Villedieu, Annales galantes, éd. Gérard Letexier, Paris, STFM, 2004, I p. 47- 48. L’allusion au Journal amoureux (« un essai […] dans un des plus charmants ouvrages de nos jours ») montre qu’elle ne néglige pas de se faire un peu de publicité en passant. Madame de Villedieu moraliste PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 73 il n’y a guère d’aventure, quelque tragique qu’elle paraisse, dont les Annales galantes ne pussent devenir la chronologie historique 6 . La récurrence avec laquelle Mme de Villedieu insiste sur le lien entre événement historique et causalité passionnelle, véritable leitmotiv de nouvelle en nouvelle, démontre le crédit qu’elle accordait à cette perspective. Pour elle, il semble qu’il n’y avait pas de doute : l’histoire galante rend justice à la vérité historique, parce que les motivations de tous, grands hommes y compris, sont des motivations passionnelles (jalousie, désir, haine, ambition…). Or, l’univocité de cette vision, où presque tout est ramené à la libido des Grands, ce qui tend à réduire l’histoire au rang de l’historiette, prend place dans une réflexion sur l’écriture de l’histoire particulièrement vivace dans les années 1660 et 1670 7 . Le changement de dispositif préfaciel, qui amène Mme de Villedieu à plaider le mensonge historique volontaire dans le Journal amoureux pour passer l’année suivante dans les Annales galantes à une revendication d’historicité, ne doit donc pas être traité comme le simple revirement d’une autrice frivole, donc incohérente, puisqu’elle prend la peine de justifier ses audaces, son irrévérence à l’égard de la matière historique. Désormais, dans ses œuvres ultérieures, l’histoire ne sera plus le décor d’intrigues fictives, rendues plus amusantes - car plus impertinentes - par les référents historiques ; elle sera la matière même que vient travailler la romancière pour faire émerger et révéler au public la part passionnelle du réel que taisent les historiens trop hagiographes ou trop doctes pour oser dire la face cachée de l’histoire. - Le mensonge moral L’année qui suit les Annales Galantes, en 1671, Mme de Villedieu publie ainsi Les Amours des grands hommes, où elle poursuit sa relecture de l’histoire à l’aune d’une interprétation passionnelle et pulsionnelle des agissements humains. Elle y applique aux grands personnages de l’Antiquité son programme idéologique : ses quatre nouvelles se concentrent successivement sur deux Grecs, Solon et Socrate, puis sur deux Romains, César et Caton. Aller prendre ses sujets dans l’Antiquité permet certes à la romancière de se renouveler en variant les exemples ; mais le changement d’époque lui permet en même temps de faire constater à son lecteur la permanence de la 6 Ibid., I p. 193-194. 7 Le traité de Saint-Réal, De l’Usage de l’histoire, où il explique qu’« étudier l’Histoire, c’est étudier les motifs, les opinions, les passions des hommes, pour en connaître tous les ressorts, les tours et les détours, enfin toutes les illusions qu’elles savent faire aux esprits, et les surprises qu’elles font aux cœurs » paraît en 1671. Nathalie Grande PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 74 motivation galante, à travers le temps et l’espace. Car, dans ce monde où tout change, et dans ces recueils galants si divers (puisqu’elle a écrit des dizaines de nouvelles), s’il y a une chose qui ne change pas, c’est l’universelle loi de galanterie 8 . La diversification des temps historiques permet donc à la romancière non seulement de renouveler ses intrigues et ses personnages, mais administre aussi au lecteur une preuve du bien-fondé d’une conception galante trans-historique de l’humanité, une sorte de confirmation anthropologique de la nature galante de l’humaine condition. Cependant la subversion du discours historique amène logiquement une mise en cause morale. Les « grands hommes » qu’elle met en scène sont en effet au fil des récits « démolis » en tant que héros, car ils rejoignent par leur psychologie, voire par leur comportement, les standards de l’humanité moyenne. Dans la première nouvelle par exemple, Mme de Villedieu réinterprète toute la conduite de Solon, l’austère législateur défenseur de sa patrie athénienne, à partir de l’hypothèse d’un Solon amoureux. En effet, si les faits de la nouvelle convergent le plus souvent avec ceux de l’histoire, leur motivation est ramenée à une explication univoque : la recherche désespérée par Solon de sa maîtresse disparue, Orgine. Par exemple, si Solon plaide si éloquemment pour la conquête de Salamine par Athènes, ce n’est pas par patriotisme, loin de là : Mme de Villedieu nous apprend que c’est dans le but caché de retrouver celle qu’il aime, dont il soupçonne la présence à Salamine. Bien plus, cette guerre lui est indispensable pour lui permettre d’espérer épouser Orgine, puisque les lois de Dracon interdisent aux Athéniens d’origine royale, comme lui, d’épouser quelqu’un qui ne soit pas issu de la cité. Solon va donc jusqu’à inciter ses concitoyens à une guerre soi-disant patriotique, quand il s’agit en fait pour lui d’autoriser ses amours ! Mme de Villedieu donne une explication, psychologiquement cohérente mais historiquement vraisemblablement fausse, à la part que Solon a jouée dans la victoire d’Athènes sur Salamine : il aurait suivi son intérêt personnel et passionnel, et non un principe d’intérêt général. Quand ensuite, faute d’avoir retrouvé Orgine, Solon, tout auréolé de sa victoire, décline l’offre du pouvoir suprême que sa cité lui propose, il ne s’agit donc plus de l’acte d’un philosophe qui se méfie de la tentation du pouvoir, mais de la triste retraite d’un amant malheureux qui n’a plus goût à rien. Et la modération et la magnanimité de philosophe, dont témoigne la harangue qu’il adresse à ses concitoyens, moment du récit où l’écriture de Mme de Villedieu semble 8 C’était un des principes qu’elle avait affirmé dans l’avant-propos des Annales galantes : « On est homme aujourd’hui comme on l’était il y a six cents ans : les lois des Anciens sont les nôtres, et on s’aime comme on s’est aimé. », op. cit., I p. 49. Madame de Villedieu moraliste PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 75 emprunter directement à l’historiographie antique et la pasticher 9 , ne peuvent alors être comprises par le lecteur que comme les signes de la « mélancolie secrète » de l’amant, tandis que ses concitoyens croient devoir y lire un signe de sa modération, de son absence de passion. La même orientation des faits historiques se vérifie enfin plus tard, quand Solon, ayant retrouvé son Orgine, produit ses fameuses Lois : on les croit écrites pour servir l’État, mais on peut soupçonner qu’elles ne l’ont été que pour lui permettre d’épouser sa belle. Si l’on comprend bien Mme de Villedieu, derrière toute action humaine, toute ambition sociale, toute prise de position politique, se cache un motif libidinal. Cette morale désabusée est clairement explicitée et répétée par le texte. Le meilleur ami de Solon, qui n’est autre que le mathématicien Thalès, après avoir vainement tenté de lui faire entendre raison, finit par l’absoudre en déplorant cet « excès de la faiblesse humaine » qui « est répandue dans tous les hommes également ». D’où Thalès conclut : « Nous n’acquérons point la véritable Sagesse, nous n’acquérons que l’Art de la feindre 10 ». La sagesse, loin d’être une vertu fondatrice, un bien irréfragable sur lequel peut s’appuyer le philosophe pour affronter les tempêtes de la vie, devient ainsi le masque que l’amour-propre et le souci de conserver une réputation usurpée imposent à un être sans illusion. Comme le constate Solon, « la qualité de Philosophe est un grand fardeau pour ceux qui sont obligés à la soutenir » : loin d’être avantagé dans sa vie par un détachement souverain, le philosophe est contraint d’affecter une indifférence au bonheur et au malheur qu’il ne ressent pas ; sa grandeur est un leurre chargé de tromper le public, qui peut s’imaginer naïvement que c’est par sagesse que Solon renonce au pouvoir, alors qu’il le fait par dégoût et mélancolie amoureuse. Et il en va de même, sous la plume de Mme de Villedieu, de tous les autres « Grands Hommes » traditionnellement chargés de représenter la maîtrise des passions. S’ils incarnent la rigueur morale et un noble souci de la patrie, qui semblent oublier leur intérêt personnel, ce n’est que pour sauver les apparences, parce qu’il leur faut bien faire de nécessité vertu sous peine de perdre la face. Ainsi les héros de l’Antiquité, célébrés pour leurs qualités morales, deviennent chez Mme de Villedieu des personnages mélancoliques, plutôt malheureux en amour : s’ils ont laissé à la postérité une image exemplaire, ce n’est pas en raison d’une véritable supériorité éthique, mais contraints par les circonstances, parce qu’ils n’étaient pas aimés, et ont choisi par défaut de préserver leur réputation, à défaut de pouvoir vivre leurs sentiments. C’est donc une morale 9 Voir la harangue insérée, signalée par l’usage des italiques, dans Mme de Villedieu, Les Amours des Grands Hommes, éd. Nathalie Grande, Paris, STFM, 2016, p. 83-84. Plus généralement, les développements ici menés renvoient aux introductions de mon édition. 10 Ibid., p. 89. Nathalie Grande PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 76 amorale qui se dessine, faite de désillusion plus que de détachement. Ces personnages, si prestigieux dans le discours moral traditionnel, se trouvent ramenés à tous les aléas de l’humanité commune, subissant une désacralisation massive 11 . La relecture que Mme de Villedieu applique à l’histoire n’est donc pas sans effets dans l’ordre éthique et moral. Et cette interprétation peut être déduite des intrigues par le lecteur attentif ; mais un lecteur moins sagace sera aussi amené à cette réflexion par les commentaires discursifs qui parsèment le récit sous forme de maximes désenchantées 12 . On constate ainsi que le discours moral disséminé au fil du récit s’oriente dans deux directions : d’une part l’affirmation de la toute-puissance trompeuse des passions sur le cœur humain ; d’autre part la dénonciation des impostures qui règlent le fonctionnement social. Un discours de moraliste classique en somme... - La mise en scène de l’universelle friponnerie Ce regard moral passablement désabusé que Mme de Villedieu porte sur l’histoire, elle le porte également sur le monde qui lui est contemporain. En 1674, elle publie un des premiers romans épistolaires, Le Portefeuille, court texte qui retrace les aventures et mésaventures galantes qui vont amener le marquis de Naumanoir, auteur fictif des lettres, à découvrir vraiment le monde. La galanterie, dans ses différentes acceptions laudatives et péjoratives, se trouve au cœur de l’intrigue. Le marquis, militaire de profession mais galant homme, occupe ses quartiers d’hiver à Paris par des aventures amoureuses : il est tour à tour, en l’espace des quelques semaines que dure la correspondance, amant de Mme de Montferrier, soupirant de Mme de Vareville et séducteur d’une « belle bretonne ». Mais ce ne sont pas tant les amours diverses du marquis qui signalent la duplicité des conduites que les intrigues dont il est lui-même la dupe. C’est parce qu’il est trompé par Mme de Montferrier avec le chevalier de Virlay qu’il cherche à se consoler avec l’ex-amante dudit chevalier, Mme de Vareville, laquelle ne l’agrée en fait que pour exciter la jalousie de ce dernier. Et la « belle bretonne » dont il s’imagine qu’elle le consolera de tout, se révèle à son tour une des nombreuses amantes du chevalier. In fine le marquis constate amèrement que « ce chien de garçon » conduit au minimum cinq intrigues parallèles et que néanmoins on « ne trouve dans tous les cœurs que de la tendresse et des indulgences pour cet ingrat. On est persuadé de ses tromperies sans avoir la force de lui vouloir du 11 Voir au sujet de la « galanterie des anciens » Littératures classiques, n° 77, 2012. 12 Voir le relevé que nous en donnons dans notre édition, op. cit., p. 30-32. Madame de Villedieu moraliste PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 77 mal 13 ». On ne croit donc visiblement pas à l’amour dans ce monde galant, et le marquis doit régulièrement constater sa propre naïveté de faux séducteur face aux calculs et aux manœuvres opérés par son entourage. La séduction semble aller de pair avec la tromperie, et convainc le lecteur sinon de l’universelle rouerie, du moins de sa version allégée, la « friponnerie », selon le mot plusieurs fois répété 14 , qui règle les rapports entre individus. C’est à l’ombre d’une hypocrisie sociale généralisée que se nouent les intrigues galantes, ce qui leur confère une teinte clairement libertine, car la liberté des corps telle qu’elle s’exerce dans la fiction apparaît comme la conséquence et la preuve d’une liberté des esprits au moins aussi grande. De ce point de vue, ce ne sont pas tant les intrigues amoureuses et sexuelles multiples qui font du Portefeuille un précurseur des Liaisons dangereuses (1787) que le cynisme gai que révèlent les propos sans ambages d’un chevalier de Virlay ou d’une Mme de Vareville, tels que les rapporte le toujours naïf marquis de Naumanoir. C’est donc une certaine forme de morale, une morale amorale, que mettent en scène les récits galants qu’écrit Mme de Villedieu. Pourtant, on trouve souvent dans les histoires littéraires l’idée que Mme de Villedieu aurait écrit sous l’influence du jansénisme, ce qui n’apparaît pas très cohérent à première vue avec ce qu’on vient de voir. Comment comprendre alors cette interprétation ? 2. Tournant moral ou hypotexte moral ? - Les Désordres de l’amour et l’hypothèse d’un tournant moral L’idée d’une Mme de Villedieu illustrant le tournant moral, pour ne pas dire janséniste, du Grand Siècle tient essentiellement à sa dernière œuvre, Les Désordres de l’amour (1675), qui a longtemps été la seule œuvre par laquelle l’autrice a été diffusée de nos jours, grâce à l’édition qu’en a donnée Micheline Cuénin en 1970 15 . Or, si l’on cherche ce qui rassemble les trois nouvelles qui 13 Mme de Villedieu, Le Portefeuille, Jean de Préchac, La Valise ouverte, éd. Nathalie Grande, Saint-Étienne, PUSE, 2011, p. 129. Pour une analyse plus approfondie, nous renvoyons à notre introduction. 14 Fripon, friponnerie, friponner se retrouvent p. 72, 77, 78, 110, 111. 15 Mme de Villedieu, Les Désordres de l’amour, éd. M. Cuénin, Genève, Droz, 1970, réed. 1995. Depuis, de nombreux autres titres ont été republiés, alors qu’ils ne l’étaient plus depuis le XVIII e siècle. Voir à cet égard la page « éditions » du site créé par Edwige Keller-Rahbé, https: / / madamedevilledieu.univ-lyon2.fr/ editions-desoeuvres-de-mme-de-villedieu-567893.kjsp? RH=grac9. Page consultée le 14 avril 2021. Nathalie Grande PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 78 composent Les Désordres de l’amour, on constate qu’il s’agit, outre la proximité de la période historique de référence (le XVI e français), de trois variations autour du thème unique annoncé par le titre : les malheurs, pas seulement privés, mais aussi collectifs, auxquels mènent les passions. L’inscription d’un discours moral se lit déjà dans la structure du recueil, qui se divise en trois nouvelles dont chacune porte un titre où la visée démonstrative s’énonce sans fard : « Que l’amour est le ressort de toutes les autres passions de l’âme » pour la première nouvelle ; « Qu’on ne peut donner si peu de puissance à l’amour qu’il n’en abuse » pour la seconde ; « Qu’il n’y a point de désespoir où l’amour ne soit capable de jeter un homme bien amoureux » pour la troisième. La tournure syntaxique de ces titres semble pasticher les titres des articles qui composent les traités didactiques, comme par exemple le traité des Passions de l’âme que Descartes a fait paraître en 1649 (ainsi l’article 1 « Que ce qui est passion au regard d’un sujet est toujours action à quelque autre égard »). Cette intertextualité volontaire ou involontaire, qu’accrédite en tout cas l’utilisation par Mme de Villedieu de l’expression « passions de l’âme » dans le titre et la conclusion de la première partie, invite le lecteur à comprendre ce recueil comme un condensé didactique, un ouvrage qui ne serait que l’illustration frappante des « désordres de l’amour », en somme un discours moral illustré. Chacun des trois récits traite respectivement un aspect différent des désordres amoureux : le premier illustre les méfaits de la coquetterie et de la jalousie dans le cœur des grands de ce monde ; le second explique combien l’amour le plus comblé peut conduire à la haine la plus farouche ; le dernier dépeint les souffrances de l’amour sans retour. Chacun est présenté comme l’illustration de la thèse énoncée dans le titre, comme un exemplum, exemple avéré qui, par son caractère historique et incontestable, peut servir de référence morale ; le terme même d’« exemple » se retrouve d’ailleurs dans la conclusion de chacune des nouvelles. Outre la structure des nouvelles, qui les assimile à des exempla, la métamorphose du récit romanesque en discours moral se lit également dans l’insertion de « maximes 16 » en vers libres, et d’un quatrain final, qui sert de conclusion au roman. Mme de Villedieu s’inscrit ainsi dans le succès mondain de ce genre et l’adapte à son goût en créant des maximes relativement longues et versifiées, alors que le succès des Sentences et Maximes morales de La Rochefoucauld (1665) avait plutôt orienté la définition de la maxime vers un énoncé sentencieux à la formulation lapidaire. De plus, la numérotation suivie des maximes, de un à neuf, les met en rapport les unes avec les autres, par-delà les séparations induites par le découpage en nouvelles. En consé- 16 Voir ibid. par exemple la maxime II p. 43, la III p. 61, la IV p. 82, la V p. 85, ou la maxime finale p. 209. Madame de Villedieu moraliste PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 79 quence, loin d’émailler le récit comme autant de prosimètres ornementaux sans intérêt romanesque, ces maximes fonctionnent comme des métalepses instaurant un véritable commentaire discursif du contenu narratif qui se tisse et se poursuit d’une nouvelle à l’autre. Divisant le texte en autant de parties, elles inscrivent à la lettre la présence de l’auteur entre les lignes du récit historique et servent clairement un discours moralisateur. Par ailleurs, on peut aussi remarquer que la confrontation entre amour et ambition qui obsède l’ensemble du recueil marque assez généralement la réflexion de l’époque. Ce lieu commun du discours moral s’impose alors à tous les moralistes pour penser la question de l’amour et réfléchir sur les passions humaines. La Rochefoucauld et La Bruyère, avec leurs accents propres et des sous-entendus divers, instruisent le même procès, avec les mêmes termes parfois, que l’on songe à la maxime 490 de La Rochefoucauld « On passe souvent de l’amour à l’ambition, mais on ne revient guère de l’ambition à l’amour » ou à la remarque 76 du chapitre « Du Cœur » dans Les Caractères de La Bruyère : « Les hommes commencent par l’amour, finissent par l’ambition, et ne se trouvent souvent dans une assiette plus tranquille que lorsqu’ils meurent ». Une telle convergence montre que la mise en scène des passions scabreuses qui parcourt les récits ne peut être simplement ramenée au besoin de regarder l’histoire par le petit bout de la lorgnette pour trouver des sujets permettant des récits croustillants. L’écriture villedieusienne ne réduit pas l’Histoire à des secrets d’alcôve, mais procède d’une véritable conviction morale concernant la hiérarchie des causalités qui mène le monde des hommes, et si cette hiérarchie donne la primeur au dérisoire et au mesquin, à la concupiscence et à la cupidité, ce n’est pas à l’autrice qu’il faut en vouloir. On peut s’interroger évidemment sur la sincérité de la démonstration didactique à laquelle semble se livrer Mme de Villedieu, tant le fossé semble important entre la galanterie grivoise et la tonalité moqueuse qu’on lit dans ses nouvelles galantes et le discours moralisateur que suscitent les intrigues des Désordres de l’amour. Or cette question a été envisagée par l’autrice ellemême, qui semble avoir anticipé les soupçons du lecteur à son sujet. En rappelant son projet édifiant à la fin de la seconde partie, elle se sent en effet le besoin de s’expliquer sur cette orientation nouvelle de son écriture : J’espère ne rapporter pas de moindres preuves, que non seulement il [l’amour] fait agir nos passions, mais qu’il mérite souvent tout le blâme que ces passions peuvent attirer ; qu’il nous conduit jusques au désespoir, et que les plus parfaits ouvrages de la nature et de l’art dépendent quelquefois d’un moment de ses caprices et de ses fureurs. Je ne doute point qu’en cet endroit plus d’un lecteur ne dise d’un ton ironique que je n’en ai pas toujours parlé de cette sorte, mais c’est sur cela même que je me fonde pour en dire tant de Nathalie Grande PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 80 mal, et c’est pour en avoir fait une parfaite expérience que je me trouve autorisée à le peindre avec de si noires couleurs 17 . Si le passé de l’autrice, loin de rendre sa démarche suspecte, la légitime au contraire comme elle semble l’affirmer, peut-on pour autant considérer Les Désordres de l’amour comme un « traité de morale, réduit agréablement en exercice » (pour reprendre la formule avec laquelle l’homme de qualité présente l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut) ? Rien ne nous semble moins sûr, ne serait-ce que parce que Mme de Villedieu, tout en dénonçant l’emprise des passions, continue à les peindre. Dans le désordre moral qui règne dans le prétendu ordre historique, la romancière continue à expliciter l’ordre désordonné des passions, explication univoque et universelle à laquelle elle semble vouloir tout ramener. Ce qui fait que sa déclaration d’intention ne doit pas être prise pour argent comptant, même si elle dit sans doute quelque chose de sa vision du monde au moment où elle écrit les Désordres de l’amour. Car quand elle affirme que c’est son expérience malheureuse des passions qui l’a conduite à prôner la prudence et la sagesse, elle fait référence à des faits biographiques que l’on connaît par ailleurs 18 . Cette hypothèse biographique, confortée par le fait que la romancière change de vie peu après, se marie en 1677 et arrête de publier, sinon d’écrire, serait satisfaisante si elle ne sacrifiait par trop à une lecture téléologique, oubliant qu’en 1675, quand elle fait paraître Les Désordres de l’amour, Mme de Villedieu ne peut pas savoir qu’il s’agit de la dernière de ses œuvres à paraître de son vivant. C’est pourquoi, l’hypothèse d’un revirement moral, moraliste, voire moralisateur, pour ne pas dire d’une conversion de Mme de Villedieu, mérite plus ample examen. - Augustinisme et mondanité galante Tout d’abord, l’hypothèse d’un revirement moral doit être nuancée à l’aune d’une certaine continuité dans l’ensemble de l’œuvre. Comme nous l’avons vu, plusieurs années avant les Désordres de l’amour, les Amours des Grands Hommes n’étaient pas exemptes, bien au contraire, de considérations 17 Ibid., p. 118. 18 Amoureuse d’Antoine Boësset de Villedieu, qu’elle rencontre très jeune, elle a reçu de lui diverses promesses de mariage, qu’il n’a jamais tenues ; il l’a abandonnée, après l’avoir compromise, et a poursuivi sa carrière militaire pour finalement épouser une riche veuve, peu de temps avant de mourir au siège de Lille en 1668 : date à partir de laquelle Maris-Catherine Desjardins adopte le nom de son amant disparu comme nom de plume. Voir Micheline Cuénin, Roman et société sous l’Ancien Régime : Madame de Villedieu, Paris, Champion, 1979, t. I, p. 33-53. Madame de Villedieu moraliste PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 81 morales et philosophiques. Le fond méditatif sur lequel viennent s’ancrer les considérations villedieusiennes sur la force des passions peut ainsi être rapproché de celui d’un La Rochefoucauld, aussi bien quand il affirme que « si nous résistons à nos passions, c’est plus par leur faiblesse que par notre force » (maxime 122), ou dans la fameuse maxime 102 : « L’esprit est toujours la dupe du cœur », ou encore quand il déclare que « les hommes ne vivraient pas longtemps en société s’ils n’étaient les dupes les uns des autres » (maxime 87) 19 . Les nouvelles de Mme de Villedieu semblent ainsi mettre en scène narrativement les conséquences que suggèrent les principes énoncés par le moraliste, tandis que son usage des maximes insérées, s’il est un marqueur de la nouvelle historique en général, fait signe vers le représentant le plus incisif de la pensée par forme brève. N’a-t-on pas ainsi le sentiment, en lisant Les Amours des Grands Hommes, que Mme de Villedieu illustre et développe deux des maximes de La Rochefoucauld : la maxime 24, « Lorsque les grands hommes se laissent abattre par la longueur de leurs infortunes, ils font voir qu’ils ne les soutenaient que par la force de leur ambition, et non par celle de leur âme, et qu’à une grande vanité près les héros sont faits comme les autres hommes », et la maxime 7 « Ces grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont représentées par les politiques comme les effets des grands desseins, au lieu que ce sont d’ordinaire les effets de l’humeur et des passions. Ainsi la guerre d’Auguste et d’Antoine, qu’on rapporte à l’ambition qu’ils avaient de se rendre maîtres du monde, n’était peut-être qu’un effet de jalousie » ? Si une telle proximité ne témoigne pas d’une influence directe, n’indique-t-elle pas au moins une inspiration commune ? Pour autant, ces rapprochements troublants n’empêchent pas de devoir prendre des précautions avec la tentation de chercher des traces d’augustinisme partout, dès qu’il s’agit au XVII e siècle de commenter la mise en récit d’un échec ou d’une douleur. Laurent Thirouin nous met ainsi en garde : Toutes les situations de désastre psychologique, cette douloureuse découverte de l’impuissance de la raison, ne laissent pas d’évoquer de grandes œuvres du siècle classique - Phèdre, La Princesse de Clèves -, que l’on rapporte volontiers aujourd’hui à une imprégnation augustinienne. Elles acceptent l’étiquette commode de « démolition du héros ». L’on ne peut dès lors que constater l’extrême disparité de l’augustinisme littéraire, des analyses et des thèses qu’il peut inspirer. 20 19 Plus précisément encore, il existe une proximité de pensée entre Mme de Villedieu et tout un ensemble de maximes que La Rochefoucauld a consacrées au thème de la fausse sagesse des prétendus philosophes. Pour le détail, voir notre introduction aux Amours des Grands Hommes, op. cit. p. 31-32. 20 Laurent Thirouin, op. cit., p. 256. Nathalie Grande PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 82 Et Laurent Thirouin constate à propos des Désordres de l’amour qu’« en dépit de son vernis sombre, le roman développe une conception sans doute plus incarnée de l’amour, moins théorique, et dont le propos austère, superficiellement moralisateur, ne doit pas masquer l’inspiration profonde : c’est au nom d’un idéal amoureux, d’une conception intransigeante de l’amour, que celui-ci est mis en procès », en particulier au nom de la « délicatesse » amoureuse, de l’exigence d’un sentiment à la fois tendre et profond 21 . Pour le spécialiste de l’augustinisme, il semble donc que si les effets de l’écriture villedieusienne convergent avec une apparente orientation jansénisante, sa source d’inspiration en diverge radicalement. - Augustinisme ou libertinage ? Même si on fait l’hypothèse d’une influence de l’augustinisme sur Mme de Villedieu, qui y serait sensible dans son œuvre après la crise provoquée par la mort d’Antoine Boësset, ce courant de pensée n’est pas le seul qu’évoquent ses œuvres. Ainsi, dans Les Amours des Grands Hommes, les philosophies antiques sont aussi logiquement présentes : par exemple, la recherche d’un inaccessible stoïcisme semble l’idéal philosophique qui oriente un Solon ou un Caton ; l’épicurisme est également sensible 22 . Mais, au-delà de ces allusions aux sagesses antiques, ne peut-on aussi envisager dans leur sillage une influence du courant d’idées libertin quand on considère à la fois la mise en question de la prétendue vertu héroïque et l’affirmation récurrente de l’universelle dissimulation à l’œuvre dans les rapports humains ? Telle est en effet le sens de l’affirmation que confesse Solon : « Hélas ! […], que le cœur de l’homme est un étrange labyrinthe ! Nul n’en démêle les tours, […] et tel croit un Philosophe aussi consommé dans la pratique de sa science, que dans ses préceptes, qui sortirait bientôt de cette erreur, si les yeux étaient aussi véritablement les fenêtres de l’âme, qu’ils n’en sont que le masque ». 23 On remarque par ailleurs que Mme de Villedieu, qui n’emploie ni le mot « stoïcisme » ni celui d’« épicurisme », termes logiquement anachroniques, ne recule pourtant pas devant l’emploi du mot « libertin ». Dans chacune de ses deux occurrences, le terme apparaît dans le cadre d’une réfutation que son contexte discrédite. C’est Solon qui, comme un ignorant ou un naïf, confesse l’existence d’une « intelligence incompréhensible qui gouverne le monde […] 21 Ibid., p. 258. 22 Voir le discours que Solon tient à Thalès, op. cit., p. 91. 23 Ibid., p. 88. Madame de Villedieu moraliste PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 83 quoi qu’il plaise aux libertins de dire et de pratiquer 24 » ; ou c’est Socrate qui, sans discernement à son propre égard et plein d’illusion sur les hommes, s’imagine voir dans son élève chérie, la belle Timandre, un « axiome vivant, que les arguments [des] libertins n’auront pas l’audace d’attaquer 25 ». Comme le contexte décrédibilise à chaque fois les discours philosophiquement factices des prétendus philosophes, loin d’être vilipendée, l’hypothèse libertine apparaît indirectement majorée. Enfin, dernier argument d’une possible influence libertine, comme dans Le Portefeuille, la liberté de mœurs marque les comportements galants des « Grands Hommes ». Si les Grecs se consacrent à des amours uniques, et même parfois licites, les Romains pratiquent en revanche non seulement l’adultère, mais les amours multiples : dans « Caton », Hortensius feint de courtiser Porcie pour mieux approcher Marcia, tandis que Flore, amante de Pompée, cède par complaisance à Géminius. Quant à César, il épouse Pompéia tout en convoitant Murcie, et en cédant aux avances de Servilia ; l’explicit de la nouvelle qui le concerne, construit sur un effet de liste, souligne la multiplicité des conquêtes du héros, la diversité des conquêtes militaires étant traduite en autant de diverses conquêtes galantes 26 . Ces trois éléments (la référence aux sagesses antiques, la thématique de la nécessaire et universelle dissimulation, les aventures galantes multiples) sont autant de signes qui accréditent l’idée d’une influence de la pensée libertine sur l’écriture villedieusienne. Il peut dès lors paraître contradictoire de lire dans un même texte à la fois des références à l’augustinisme et des mises en scène promouvant la recherche du plaisir. Pourtant, il nous semble possible d’envisager que le paradoxe ne serait qu’apparent car il existe une proximité de fait entre augustinisme et épicurisme dans l’anthropologie classique, ne serait-ce que dans le primat accordé par l’un et l’autre à l’impératif du plaisir comme caractéristique définitionnelle de la psyché humaine 27 . Cette convergence paradoxale semble au cœur des conceptions éthiques et des représentations villedieusiennes. En définitive, peut-on, faut-il, prendre au sérieux une lecture morale des nouvelles de Mme de Villedieu ? Les lectures que nous venons de proposer partent du principe qu’une telle interprétation est possible, car les fictions, même quand elles n’assument pas un discours moral, mettent en scène des 24 Ibid., p. 84. 25 Ibid., p. 116. 26 Ibid., p. 175. 27 Voir Jean Lafond, « Augustinisme et épicurisme au XVII e siècle », L’Homme et son image, Paris, Champion, 1996, p. 345-368. Nathalie Grande PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0005 84 comportements humains qui portent une signification morale (et c’est particulièrement le cas avec des textes courts en série, qui se rapprochent de l’esthétique de l’exemplum). Mme de Villedieu a tout à fait conscience de ces enjeux, comme le vérifie par exemple la cohérence soulignée de son discours 28 . Mme de Villedieu s’inscrit donc dans le courant de pensée qui prend conscience que l’humain n’est pas mû seulement par la clarté de la raison et des motivations avouables, et qu’il existe des motivations cachées aux choses, des pulsions à l’œuvre, une part d’ombre impénétrable au fond des cœurs. C’est ainsi que, tout en racontant sur un mode léger et souvent caustique des histoires galantes, l’œuvre de Mme de Villedieu porte une véritable vision du monde, dont témoignent ses personnages aux comportements éthiques rarement moraux, mais dont les passions et les contradictions n’en disent pas moins sur l’ethos humain. Ce n’est donc pas un hasard si Mme de Villedieu fait partie des (rares) femmes qui ont eu droit à une notice dans le récent Dictionnaire des Philosophes du XVII e siècle 29 . 28 Par exemple, le titre de la première nouvelle des Désordres de l’amour se retrouve cité à l’explicit, comme si le récit n’avait d’autre objectif que de démontrer le théorème initial. 29 Voir l’article « Villedieu » dans le Dictionnaire des Philosophes du XVII e siècle, dir. Luc Foisneau, Paris, Garnier, 2015, p. 1757-1758.