Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2021-0008
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2021
4894
Silence et parole dans L’École des Femmes
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Ralph Albanese
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PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0008 Silence et parole dans L’École des Femmes R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) Si l’on admet que L’École des Femmes se ramène à une série de quiproquos, c’est que la pièce repose sur un ensemble de péripéties ironiques aboutissant à la déconfiture finale du protagoniste. Étant constituée par les multiples mésaventures subies par Arnolphe, l’intrigue réelle de la comédie se déroule principalement hors-scène, à l’exception du dénouement. À en croire P. Dandrey, L’École des Femmes est marquée par un ensemble de « confidences malavisées 1 » : il s’ensuit alors que la valeur comique de la pièce est fondée essentiellement sur une répétition des scènes de confiance. On assiste, en fait, à un équilibre dramaturgique entre les monologues d’Arnolphe et les récits d’Horace, c’est-à-dire, la description que fait le jeune blondin de ses rencontres avec le protagoniste. Plus précisément, le rythme comique de la pièce est basé sur la structure : monologue/ récit/ monologue 2 . Molière recourt ainsi aux schémas répétitifs au sein de sa dramaturgie. S’interroger sur divers types d’échanges discursifs dans L’École des Femmes, ce n’est pas seulement signaler la place importante du récit et du monologue, c’est aussi mettre en évidence la primauté de la parole dans cette pièce. On sait du reste que l’existence théâtrale se définit en fonction de l’usage de la parole chez les personnages. Il convient alors d’examiner le champ lexical des dramatis personae ainsi que le rôle considérable du silence évocateur, et du non-dit, celui-ci représentant une des formes privilégiées de la communication. Aborder la prise de parole ainsi que l’importance du/ des silences, c’est mettre en valeur la dimension dramaturgique et psychologique du discours. Le personnage d’Arnolphe constitue un des rôles les plus longs du répertoire moliéresque en nombre de répliques. Les actes I, II, III et IV et le début 1 « Structures et espaces de communication dans L’École des Femmes, » Littérature, 63 (1986), 71. 2 G. Conesa fait ressortir la fréquence et la densité des monologues et des récits dans L’École des Femmes (« Remarques sur la structure dramatique de L’École des Femmes, » Revue d’Histoire du Théâtre, 30 [1978], 120). Ralph Albanese PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0008 118 de l’Acte V commencent par la prise de parole d’Arnolphe, créant ainsi une sorte de continuité discursive au cours de la pièce. La présence scénique du protagoniste est à tel point dominante que sa voix occupe quasiment la moitié de la pièce en termes de vers. Arnolphe joue un rôle discursif prédominant en se livrant à quatorze monologues. Il garde ainsi la parole du début jusqu’au dénouement de la pièce. Plus précisément, le protagoniste est présent pendant les trente scènes d’une pièce qui en contient trente-deux. Sa seule absence se trouve à l’Acte II, 3, où ses valets Alain et Georgette s’adressent philosophiquement à la nature de la jalousie. Définir la stratégie rhétorique d’Arnolphe lors de la scène d’exposition, c’est s’apercevoir du fait qu’il incarne la voix doxale dans le domaine du cocuage. Et c’est à ce sujet qu’il s’engage avec Chrysalde dans une sorte de disputatio burlesque qui renferme une série d’attaques et de contre-attaques. Désireux de triompher verbalement, le protagoniste s’applique régulièrement à couper la parole à son interlocuteur (v. 21, 45, 73, 82, 106, 158 et 165). Par ailleurs, il recourt à plusieurs tactiques - raisonnement, concession (v. 9, 21), proverbe (v. 120), question rhétorique (v. 21-22 et 91-92), jeu de mots (v. 82) et exemples courants (v. 31-32) - afin de persuader son ami de la validité de son argumentation. Leurs opinions s’avérant irrémédiablement contraires, Arnolphe se trouve en constante opposition avec l’attitude fataliste de Chrysalde en matière de mariage (cf. les « coups du hasard, » v. 13). Bref, il refuse de tenir compte des arguments de son ami (v. 120-122). Chrysalde, quant à lui, prône l’idéal du silence (v. 62) et finit par se retirer face à l’abondance verbale d’Arnolphe. Il finit alors par mettre fin à leur entretien devant l’impossibilité de raisonner avec lui : « Je ne vous dis plus mot » (v. 123). En somme, le discours constitue le domaine privilégié d’Arnolphe, qui prend plaisir à monopoliser la parole. Sa tendance à parler d’abondance se manifeste à tel point qu’il pérore au point de s’avérer logorrhique. Soucieux avant tout d’imposer son point de vue, Arnolphe jouit d’une autorité discursive réelle. Ainsi, à la fin de son entretien avec Agnès, il lui impose des impératifs bruts pour obliger la jeune fille à se taire (II, 5, v. 639- 642). Le langage représentant pour lui une forme de domination, le protagoniste parvient à la réduire au silence : « Je suis maître, je parle : allez, obéissez » (v. 642). À ce propos, B. Magné montre à quel point la parole sert à Arnolphe d’instrument indispensable de son pouvoir : Dans ce vers, l’asyndète du premier hémistiche est particulièrement révélatrice, car elle permet de préférer à la liaison consécutive (je suis maître donc je parle) un lien causal (je suis maître car je parle), dans un renverse- Silence et parole dans L’École des Femmes PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0008 119 ment métonymique qui fait de la parole à la fois l’instrument et le signe du pouvoir absolu 3 . Le nombre significatif de monologues dans L’École des Femmes - I, 4 ; II, 1, 4 ; III, 3, 5 ; IV, 1, 5 et 7 - témoigne de l’efficacité du pouvoir discursif propre à ce procédé théâtral. Relevant de l’artifice et marqué par une allure plutôt statique, le monologue met en relief l’isolement du protagoniste 4 : la parole solitaire est bel et bien signe d’un pouvoir absolu car elle sert à dominer autrui. Au cours de ses monologues, comme on le verra, en plus d’esquisser des projets à venir, Arnolphe s’interroge principalement sur son désarroi, ce qui lui permet alors d’intérioriser sa souffrance. On a affaire ici à un aveu de son manque de pouvoir qui s’oppose à sa volonté de domination. Ainsi, il convient d’insister sur la dimension introspective de ses monologues, qui dévoilent à des degrés divers l’examen psychique du moi. Lors des deux premiers actes, on s’aperçoit qu’Arnolphe entend maîtriser le comportement d’Agnès grâce à sa parole dominante. Au moment de son entrée spectaculaire sur scène (I, 3), Agnès donne l’impression d’être une jeune fille cloîtrée et tout à fait ignorante. Relativement muette, elle ne peut que répondre aux questions de son tuteur et fait preuve d’un bonheur enfantin et innocent. Si elle se montre abêtie au début de la pièce : Dans un petit couvent, loin de toute pratique, Je la fis élever selon ma politique, C’est-à-dire ordonnant quels soins on ordonnerait Pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait (v. 135-138), c’est que le protagoniste se réjouit de son autorité paternelle vis-à-vis de son élève adolescente 5 . De tels vers témoignent, de toute évidence, de la volonté arnolphienne d’abrutir, voire de décerveler Agnès. Enfermée dans une puérilité élémentaire, elle se révèle fermée à la vie extérieure et cela tient à l’entreprise de séquestration à laquelle s’est livré son maître : la jeune fille a été enlevée, en fait, de tout commerce social pendant de longues années. Arnolphe a donc réussi à immobiliser le monde qui entoure Agnès afin de mieux cultiver la docilité de l’enfant. Du reste, s’apparentant à un tyran domestique, le prota- 3 B. Magné, « L’École des Femmes ou la conquête de la parole, » Revue des Sciences Humaines, 145 (1972), 126. 4 Voir à ce sujet P. Taminiaux, « Le Rôle du monologue dans George Dandin et L’École des Femmes, » Romanic Review, 79 (1988), 306. 5 Il convient de mettre en évidence le caractère équivoque du statut existentiel d’Arnolphe : s’agit-il d’un père ou d’un mari vis-à-vis d’Agnès ? Face à cette confusion d’ordre ontologique, le spectateur aurait affaire alors soit à une figure paternelle soit maritale. Ralph Albanese PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0008 120 goniste envisage Agnès sous forme d’une possession exclusive, voire de propriété privée 6 . Soucieux avant tout d’imposer sur Agnès un discours monologique, Arnolphe vise ainsi à développer sa passivité verbale. Faisant preuve d’un discours assujetti, la jeune fille entre en relation jusqu’ici exclusivement avec son tuteur. Elle n’a accès qu’au discours monologique de ce dernier. Lorsqu’elle prend connaissance de l’entremetteuse, celle-ci lui fait connaître pour la première fois l’univers du discours amoureux (II, 5, v. 512-514). Il n’est donc pas étonnant qu’elle déchiffre mal au point de départ la distinction entre le sens littéral et le sens figuré du langage 7 . Arnolphe ayant imposé sur Agnès diverses formes de clôture, la jeune fille ignore, d’après P. Dandrey, les « détours » linguistiques propre au langage amoureux (74). Dans la célèbre scène 5 de l’Acte II, Agnès refuse d’admettre qu’elle a déjà rencontré un jeune blondin et coupe la parole à son tuteur (v. 474) qui, par la suite, la pousse à parler (v. 483). Dans cette scène, le caractère d’Agnès prend une dimension psychologique plus grande. Elle commence à devenir alors une vraie présence verbale face à Arnolphe. Ingénue, elle cache pourtant sa rencontre avec Horace. Répondant à l’interrogation d’Arnolphe, elle finit par lui révéler l’amour qu’elle a pour le blondin. Lors de son interrogatoire d’Agnès (v. 571-574), le protagoniste s’avère mû par des soupçons inquiétants et craint de découvrir ce qu’il ne veut point entendre. Ainsi, la réalité rattrape Arnolphe et son discours. Troublée en présence de son tuteur, Agnès se montre obligée de désigner Horace par le terme impropre, « Là » (v. 627) car, craintive, elle se trouve, en fait, à court de paroles. Désireux de maîtriser la langue d’Agnès ainsi que son savoir et son ignorance (v. 642), Arnolphe cherche à l’endoctriner en lui faisant apprendre par cœur des leçons conjugales fastidieuses (III, 2, v. 740). Il vise, plus précisément, à la priver de sa liberté puisqu’il craint chez elle le déchaînement des passions, ce qui donnerait lieu, selon lui, à l’anarchie. S’employant à cultiver l’obéissance de la jeune fille, il s’applique avant tout à s’assurer de sa fidélité. Selon son projet éducatif, Arnolphe voue sa jeune pupille à une « clôture intellectuelle » en lui lançant des directives pédagogiques et morales 8 . Il s’efforce ainsi de maîtriser les impulsions de la nature et loue à cet effet les vertus du renoncement. Il 6 Se reporter ici à E. Faguet : « Son fond, c’est l’instinct despotique, l’amour féroce de la propriété, le propriétisme furieux … Il veut une femme qui lui appartienne comme un animal domestique » En lisant Molière, Paris, Hachette (1914), 180. 7 Voir sur ce point R. Goodkin, « Molière et Bakhtin : Discourse and the Dialogic in L’École des Femmes, » Papers on French Seventeenth-Century Literature, 21 (1994), 150. 8 P. Dandrey soutient, à cet égard, que le protagoniste « … a élaboré un projet d’éducation mutilant » (Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck [1992], 347). Silence et parole dans L’École des Femmes PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0008 121 s’enorgueillit d’ailleurs d’avoir préservé la bonté « naturelle » d’Agnès (v. 147). S’il réduit la protestation d’Agnès à un simple « bruit » (v. 640) et recourt à l’impératif « Montez là-haut » afin de réprimer son discours, c’est qu’il a peur du déchaînement éventuel de la sexualité d’Agnès 9 . Remarquons, enfin, que là où Agnès s’engage dans la communication, Arnolphe finit paradoxalement par refuser l’échange verbal. Dès sa rencontre inopinée d’Arnolphe (I, 4), Horace a droit à la parole. La multiplicité de ses récits fait ressortir la primauté du discours dans L’École des Femmes. Chaque rencontre avec le protagoniste (I, 4 ; III, 4 ; IV, 6 ; V, 2) finit par révéler à Arnolphe un événement imprévu et douloureux. À quatre reprises, il apprend donc que ses projets ont été déjoués. Ce sont, en effet, les récits d’Horace qui rendent compte de l’échec spectaculaire d’Arnolphe. Tenir compte de l’ironie dramatique de cette pièce, c’est signaler à quel point Molière a recours à la ruse et à la fausse identité du protagoniste. Les récits d’Horace servent, enfin, à renforcer le rythme comique de la pièce. Tous les récits d’Horace se déroulent sous le signe de la confidence. Éprouvant le besoin de tout raconter à son rival quant à ses efforts pour courtiser Agnès, le jeune blondin ne peut s’empêcher de prendre la parole, notamment pour parler de son amour et il est marqué souvent par un bavardage irréfléchi. Il se livre à une confidence perpétuelle si bien qu’Arnolphe finit par être averti de tout : Comme à mon seul ami, je veux bien vous l’apprendre. L’allégresse du cœur s’augmente à la répandre ; Et goûtât-on cent fois un bonheur trop parfait, On n’en est pas content, si quelqu’un ne le sait (IV, 6, v. 1176-1179). C’est à Horace qu’incombe, en fait, la responsabilité de tenir au courant Arnolphe des progrès de l’intrigue, c’est-à-dire, du rapport entre Agnès et lui. Ainsi, grâce aux récits du jeune blondin, on peut envisager le rapport triangulaire entre les protagonistes (Arnolphe, Agnès et Horace) ou plutôt l’éveil de l’amour chez ce trio comme la principale structure dramaturgique de la pièce. Notons également qu’Horace considère Arnolphe comme son confident et non son rival. Il transforme par là le barbon en complice de ses projets pour gagner Agnès. Autant dire qu’Horace se méprend en tenant Arnolphe pour son confident et ami. Sa conception de l’amitié semble alors mal placée. Bref, le jeune blondin se confie à Arnolphe sans s’apercevoir de 9 Selon L. Riggs, le protagoniste se soucie de régler la subjectivité et le désir libidinal d’Agnès (Molière and Modernity : Absent Mothers and Masculine Births, Charlottesville, Rookwood Press [2005], 23). En fait, il tâche de lui nier tout accès au désir (« Molière, Paranoïa and the Presence of Absence, » Cahiers du dix-septième, 6 [1992], 200). Ralph Albanese PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0008 122 son identité réelle. Il est évident donc que le manque de prudence d’Horace fait contraste avec l’esprit précautionneux d’Arnolphe. On assiste à deux types de réponses aux récits d’Horace : silencieuses ou verbales. Pendant le récit du jeune étourdi à l’Acte IV, 6, Arnolphe tombe alors dans l’aphasie, à la différence de sa réaction aux deux premiers récits de l’étourdi (I, 4 ; III, 4). Étant donné la rivalité dramatique entre ces deux personnages, les diverses apparitions sur scène d’Horace entraînent une série de perturbations du projet conjugal d’Arnolphe. Horace parvient alors à frustrer continuellement le protagoniste, d’où son rôle de « fâcheux ». Les révélations d’Horace s’avèrent inopportunes et contribuent au malaise croissant du barbon. Plus précisément, ces discours ont pour objet de créer, chez Arnolphe, une souffrance réelle. Le protagoniste s’avère ainsi le récepteur involontaire de ses mésaventures, d’où la déroute de sa tyrannie verbale. Arnolphe s’avère confronté alors à la réalité de sa position. Ainsi, dès la première confidence d’Horace (I, 4, v. 357), son bonheur se trouve mis en péril. Racontant sa dernière aventure galante, le jeune étourdi révèle l’identité de ce « jeune objet » qu’il entend séduire. Étant obligé de communiquer sous forme d’aparté - « Ah ! je crève ! » (v. 327) et « la fâcheuse pilule ! » (v. 332 ) - Arnolphe se réfugie dans le mutisme et, dans cette épreuve pénible, se trouve confronté par une image insupportable de lui-même : la folie, la sottise et la jalousie représentent ainsi les traits saillants de sa personnalité. Évoquant l’image burlesque de Monsieur de la Souche, Horace le transforme ainsi en objet de ridicule 10 . Remarquons aussi que les fausses sorties d’Horace servent à tourmenter Arnolphe (v. 354-355). Il convient aussi de signaler que le jeune blondin déchiffre mal le silence d’Arnolphe au cours de ses récits, ce qui aboutit à une rupture de communication. Il ne se rend pas compte de la conséquence pénible de son discours : « Cet entretien vous lasse » (v. 351), dit-il . Arnolphe, quant à lui, se trouvant seul, raille l’étourderie de son rival (v. 359-360) et s’applique à profiter de la confidence du couple : Mais, ayant tant souffert, je devais me contraindre Jusques à m’éclaircir de ce que je dois craindre, A pousser jusqu’au bout son caquet indiscret, Et savoir pleinement leur commerce secret (v. 363-366). Dès lors, il lui faut garder Horace dans l’erreur et le provoquer en même temps à parler afin d’entrer dans sa confidence. Toutefois, grâce à cette scène et à d’autres qui s’ensuivent, obligé de reconnaître l’ampleur de ses ridicules (I, 4, v. 331 ; III, 4, v. 959) et ne s’imaginant guère objet de spectacle, Arnolphe 10 Selon L. Norman, il s’agit en l’occurrence d’un rire punitif (The Public Mirror : Molière and the Social Commerce of Depiction, Chicago, University of Chicago [1999], 147- 151, 183). Silence et parole dans L’École des Femmes PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0008 123 incarne la figure paternelle bernée par la jeunesse : « La figure d’Arnolphe … est sans aucun doute la plus achevée que Molière ait donnée du bourgeois amoureux » … « (il s’agit d’un) barbon grivois, et surtout (d’un) propriétaire jaloux » (I, 1, v. 125-128) 11 . L’humiliation du protagoniste consiste à se moquer avec vigueur de ses propres ridicules. À la suite du récit de l’épisode du grès de la main de la belle (III, 4), Arnolphe souffre en raison du spectacle de l’amour partagé d’Agnès. Après lui avoir posé une avalanche de questions inquiétantes (v. 918- 926), Horace, faisant preuve d’un sadisme inconscient, engage son adversaire à « rire un peu » (v. 926). Forcé de se livrer à une dissimulation pénible, Arnolphe souffre ici d’un rire forcé. Enfin, Horace rabaisse son rival au monde de la brutalité bestiale en assimilant M. de la Souche à un « … franc animal » (v. 958). Dans le monologue qui suit (III, 5), Arnolphe se lamente d’avoir souffert en silence en tant que propriétaire dépossédé (cf. « dans le vol de son cœur » v. 986) et, dans une parodie du style tragique, réclame la patience de supporter le mal (v. 1006-1007), vertu relevant du stoïcisme. Se trouvant obligé de porter un masque face à Horace, Arnolphe finit par s’habituer à la tactique du dédoublement. Si les récits de l’étourdi finissent par réduire le protagoniste à un silence assourdissant, c’est qu’ils l’exaspèrent et finissent par le rendre jaloux. Dans la mesure où il manque à Arnolphe la capacité de corriger l’image ridicule que l’on fabrique à son égard, il s’avère condamné à rester muet. À en croire G. Goldschmidt, le héros comique se situe hors de toute communication puisqu’il est impossible pour lui de transmettre son désarroi (cf. « l’ennui qui me dévore, » v. 373) 12 . Si Arnolphe s’évertue à garder le calme lors des confidences d’Horace, c’est qu’il doit communiquer en apartés, ce qui traduit le tourment de l’écouteur passif. Grâce à ses multiples apartés, il parvient à déverser sa rage. Bien qu’il 11 P. Bénichou, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard (1948), 178. D’après la perspective psychocritique de C. Mauron, Arnolphe serait mû par la peur maladive d’être cocu. Cette perspective fait ressortir la dégradation burlesque du protagoniste, qui passe d’une assurance imperturbable à « une angoisse infantile d’abandon » (Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, Corti [1984], 272). Il incarne alors la figure paternelle dupée par la jeunesse : « Il est aisé de voir, par exemple, ce que L’École des Femmes doit à ce simple dynamisme psychique. Arnolphe y représente évidemment la figure paternelle : une série de chocs le fait descendre, de degré en degré, de l’état de maîtrise à celui d’angoisse impuissante » (273). 12 « Arnolphe verra autour de lui s’effondrer les apparences et il restera au centre, muet, car les mots lui manquent. Tout lui sera totalement clair et compréhensible mais tout sera sans recours et informulable » (Molière ou la liberté mise à nu, Paris, Julliard (1973], 37). À l’instar de George Dandin et de Sosie, Goldschmidt discerne ainsi, chez Arnolphe, une capacité réelle à dire son angoisse. Ralph Albanese PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0008 124 bénéficie du quiproquo portant sur son nom, il en souffre également du fait des révélations dont Horace lui fait part. Conformément à Horace, Agnès excelle à faire souffrir le protagoniste. Afin de mieux examiner la dialectique silence/ parole dans L’École des Femmes, il convient de s’interroger sur le couple Horace/ Agnès. En premier lieu, à la domination discursive ou bien monologique chère à Arnolphe s’oppose le rapport dialogique propre aux jeunes amants. De plus, lors de la rencontre initiale des deux personnages, aucune parole n’est échangée ; il s’agit d’une communication silencieuse par le biais des gestes ou plutôt des révérences (II, 5). Leur assaut de civilité dissimule mal une attirance physique irrésistible. Par la suite, Agnès est émue par la douceur des propos du jeune blondin, éveillant sa sensualité jusque-là endormie (v. 563-564). Quoiqu’elle n’ait aucune expérience dans l’art d’aimer, elle se montre touchée par les mots tendres d’Horace qui se trouvent aux antipodes du discours moralisant d’Arnolphe. Puis, après être restée silencieuse au cours du long sermon de son tuteur, elle se trouve obligée de lire à voix haute les Maximes du mariage, et sa lecture rituelle de ce texte institutionnel apparaît, selon J. Letts, comme une forme définitive de la « parole aliénée » (III, 2) 13 . Bien qu’elle n’intériorise pas les Maximes, elle tient compte de l’autorité discursive dont jouit son « directeur » envers elle. C’est à l’Acte III qu’Agnès commence à s’engager dans l’art de l’esquive. En fait, elle a recours à une série de ruses au moment où Arnolphe lui ordonne de jeter un grès au jeune blondin afin de le rebuter. En y attachant une lettre d’amour destinée à Horace, elle se livre à une action clandestine servant à s’insurger contre l’autorité d’Arnolphe. Dans sa lettre, Agnès se méfie de ses propres paroles mais elle reste fort sensible aux paroles affectueuses d’Horace. Témoignant d’une grande franchise, elle s’aperçoit toutefois de son ignorance dans les affaires du cœur. Seulement lorsqu’elle sera assurée de son amour pourra-telle acquérir alors son identité personnelle. Gagnant progressivement son indépendance à l’Acte IV, Agnès prend l’initiative de se faire enlever par Horace, qu’elle cache dans une armoire. Ce dernier garde le silence (v. 1166) alors que M. de la Souche fait une scène de dépit tumultueux (IV, 6). Par rapport à ses tête-à-tête précédents avec Arnolphe, la grande confrontation entre Agnès et son tuteur à l’Acte V, 4 est marquée par son acquisition définitive de la parole. A la scène trois, la jeune fille se trouve alors sur un pied d’égalité discursive avec son amant. Aussi sait-elle raisonner et faire des objections légitimes (IV, 3, v. 1469, 1474), atteignant par là à une prise de conscience de son individualité. Elle prend hardiment la parole face à 13 « L’École des Femmes ou la défaite de la parole inauthentique, » Modern Language Notes, 95 (1980), 1029. Silence et parole dans L’École des Femmes PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0008 125 Arnolphe et réussit à mettre en question son raisonnement illogique sousjacent à sa parole magistrale (V, 4) 14 . Son discours se libérant progressivement de celui d’Arnolphe, dès cette scène, elle se situe hors du contrôle du barbon. D’abord, elle retourne ses leçons contre lui et prend à partie ses discours solennels sur le mariage, discours aboutissant, selon elle, à l’échec (v. 1510- 1511). Elle répugne en particulier aux discours terrifiants de son maître : « Chez vous le mariage est fâcheux et pénible, / Et vos discours en font une image terrible » (v. 1516-1517). Puis, Agnès se livre à une profession de foi hédoniste : « Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ? » (v. 1527). Elle recourt ensuite à une logique impitoyable afin de se justifier (v. 1534-1536). Elle loue alors la technique amoureuse d’Horace, qui excelle dans le domaine du savoir-plaire (v. 1539-1540). Aux arguments matériels de son tuteur, elle refuse alors la dette qu’il lui impute (v. 1548). Après lui avoir reproché son manque d’instruction, elle prend nettement conscience de son manque de formation (v. 1554-1559). Agnès se révèle donc redevable envers son amant, qui lui a transmis tout son savoir. Il s’agit, dans le cas de la jeune fille, d’un apprentissage qui reste encore à faire (v. 1562-1563). Grâce à la capitulation du protagoniste - « Tout comme tu voudras tu pourras te conduire » (v. 1596) - Agnès se reconnaît libre, dès lors, de cocufier Arnolphe. En fait, à mesure que l’amour entre Horace et Agnès s’approfondit, le cocuage d’Arnolphe s’accomplit. Il est évident que la jeune fille commence à prendre conscience de sa capacité à le faire souffrir : elle rejette alors la prépondérance verbale de son tuteur au nom du laconisme d’Horace : « Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme ; / Horace avec deux mots en ferait plus que vous » (v. 1605-1606). Ainsi, l’émergence de la parole chez Agnès marque la fin du « monologisme » d’Arnolphe. N’ayant aucun goût pour la dissimulation, elle arrive à se débattre avec lui en pleine franchise, tous deux s’affrontant d’égal à égal maintenant. Ainsi, pour sa part, le barbon passe dans cette scène du monologue (v. 1485-1505) au dialogue (v. 1506-1611). Nous voudrions mettre en évidence, au terme de cette étude, les tenants et les aboutissants de la dialectique silence/ parole, telle qu’elle se manifeste chez les trois principaux personnages de L’École des Femmes. Alors que le discours d’Arnolphe se montre autoritaire, celui d’Horace s’avère plutôt dialogique 15 . À en croire Bakhtin, le barbon, qui tend à refuser l’échange discursif, ferait preuve d’un « monologisme épique » (Goodkin, 148). À cela 14 D’après B. Magné, Agnès cherche ici à conquérir la parole dominante de son tuteur (126). Ainsi, sur le plan discursif, elle passe de la soumission à l’indépendance (132). Dans cette optique, la libération de l’héroïne s’opère nettement sous le signe du discours. 15 Se reporter ici à la perspective linguistique de R. Goodkin (146-148). Ralph Albanese PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0008 126 s’ajoute le fait que, chez Arnolphe, l’intelligence l’emporte sur le cœur, tel que le démontre, par exemple, son aveu suivant : Mais, ayant tant souffert, je devais me contraindre Jusques à m’éclaircir de ce que je dois craindre, A pousser jusqu’au bout son caquet indiscret, Et savoir pleinement leur commerce secret. Tâchons à le rejoindre ; il n’est pas loin, je pense ; Tirons-en de ce fait l’entière confidence (I, 4, v. 363-368). Par ailleurs, le monologue débouche souvent chez lui sur un vide dramaturgique et exerce par conséquent peu d’influence sur l’action dramatique de la pièce. Dès la scène d’exposition, le spectateur s’oppose au projet matrimonial du héros et s’attend à témoigner de sa souffrance humiliante. Visant avant tout à faire obstacle à l’amour des jeunes, ses démarches donnent lieu à une réaction antipathique. Aussi le héros comique dévalorise-t-il la femme/ objet alors qu’Horace finit par exalter Agnès : « Et quels fâcheux périls elle pourrait courir/ Si j’étais maintenant homme à la moins chérir ? » (V, 2, v. 1414-1415). Contrairement aux jeunes amants, Arnolphe n’admet aucune réciprocité. C’est ainsi qu’il ne s’adresse ni à l’esprit ni au cœur d’Agnès. D’ailleurs, dès l’Acte I, 4, le spectateur tend à s’identifier avec Horace, personnage sympathique. Le rapport entre Horace et Agnès fait partie intégrante de l’intrigue, et il est évident que l’échange communicatif entre les amants s’opère naturellement. Dans la mesure où le rapport dialogique entre Horace et Agnès fait contraste avec la domination discursive d’Arnolphe, on peut estimer que le jeune blondin s’avère l’instrument dramaturgique de la défaite du héros comique. La raison pour laquelle Horace parvient à libérer Agnès de la tutelle d’Arnolphe/ M. de la Souche, c’est d’abord qu’il s’introduit d’emblée dans le cœur de la jeune fille. De plus, sa rhétorique amoureuse, à la différence de celle du barbon, réussit à persuader Agnès. Son progrès sentimental finit alors par entraîner, chez Agnès, un aveu d’amour. Dans cette même optique, Horace arrive à éveiller chez elle une sexualité qui ne demande qu’à s’exprimer ; elle va finir dès lors par découvrir son propre désir. Enfin, mû par l’optimisme, il se révèle capté par la beauté d’Agnès, l’envisage comme individu adulte et finit par l’admirer. Le dénouement postule l’expulsion du héros comique et le triomphe de l’amour des jouvenceaux. S’étant évertué à restaurer son pouvoir sur la captivité d’Agnès, le protagoniste découvre l’identité réelle de celle-ci. Bien que son discours s’oriente vers le mode dialogique à l’Acte V, Arnolphe se trouve néanmoins progressivement isolé sur le plan linguistique. N’ayant plus place dans la communication des amants, un Arnolphe confiant fait place à un Arnolphe démystifié et sans illusion quant à son contrôle de la situation. Silence et parole dans L’École des Femmes PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0008 127 Après avoir affirmé de manière autoritaire : « Je sais ce que je fais, et dis ce qu’il faut dire, » (V, 7, v. 1701), son savoir s’avère mal placé. Oronte, le père d’Horace, signale alors que la réponse d’Arnolphe relève d’une incorrection linguistique et morale : « Vous ne nous parlez point comme il nous faut parler (V, 9, v. 1731). Oronte lui révélant enfin que son discours finit par être mal fondé, Arnolphe répond par un « Quoi ! ... » entrecoupé (v. 1740). La fin de la pièce est marquée par l’état de stupéfaction muette dans lequel s’enfonce le héros comique, « s’en allant tout transporté et ne pouvant parler 16 . » 16 Je tiens à remercier Denis Grélé et M. Martin Guiney de leurs excellentes suggestions lors de l’élaboration de cet essai.
