Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2021-0009
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2021
4894
Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? Enquête sur Agrippine et Titus
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Clarisse Chabernaud
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PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? Enquête sur Agrippine et Titus C LARISSE C HABERNAUD (S ORBONNE U NIVERSITÉ - ED433 C ONCEPTS ET L ANGAGES - STIH) La question « Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? 1 » est l’occasion de revenir sur le lien entre texte tragique et texte source dans les deux tragédies romaines de Racine que sont Britannicus et Bérénice. Elle permet de relire les correspondances entre personnages historiques et acteurs du drame racinien, mais pour les envisager d’une manière nouvelle. Il s’agit d’analyser l’élaboration linguistique des personnages, à partir de textes anciens traditionnellement réduits à la fable qu’ils livrent. Le texte de Racine est alors généralement considéré, quant à lui, pour sa fidélité à l’histoire et pour l’inventivité de son travail de réécriture de ladite fable. Dans Britannicus et Bérénice on s’aperçoit, après relecture des sources des historiens anciens, que l’attention du dramaturge à ces textes ne porte pas uniquement sur la fable. Elle porte également sur le dire, sur les expressions des personnages et parfois même sur les énoncés des narrateurs-historiens eux-mêmes. La préoccupation qu’a Racine de respecter ses sources peut s’étudier du point de vue exclusif du discours 2 ; une perspective d’autant plus légitime que l’élaboration du discours est capitale dans la composition d’un texte destiné à être déclamé, et dont le principal souci est de présenter des caractères vraisemblables. Certains discours, surtout ceux prêtés à Agrippine, 1 Le sujet de cet article reprend le thème de la table ronde organisée lors de la journée des doctorants du séminaire du GEHLF, le vendredi 10 janvier 2020 à la bibliothèque de l’UFR de Langue française de Sorbonne Université : « Faire s’exprimer des Romains en français : principes de traduction et d’adaptation ». Je tiens à remercier chaleureusement M. Rosellini pour sa relecture attentive et ses suggestions de reformulations. 2 Il écrit par exemple dans la seconde préface de Britannicus : « J’avais voulu mettre dans ce Recueil un Extrait des plus beaux endroits que j’ai tâchés d’imiter. Mais j’ai trouvé que cet Extrait tiendrait presque autant de place que la Tragédie. » dans R ACINE , J. 1999 : 443. Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 130 sont en effet largement empruntés, repris, réaménagés dans Britannicus. Le discours direct de la tragédie réinvestit toute une variété de discours (narrativisé, indirect libre, indirect), réinvestissement à partir duquel on peut déterminer quels énoncés Racine considère comme propices à l’élaboration des émotions souhaitées, à la mise en drame de l’épisode, et à la construction la plus parfaite du caractère de son personnage. Les répliques que nous examinerons ici sont celles de Titus et d’Agrippine, deux figures de souverains mais deux figures opposées dans leur exercice du pouvoir. Agrippine est un personnage tyrannique et illégitime ; Titus répugne à endosser le rôle qui lui revient légitimement. Leur dissemblance s’observe également dans la matière textuelle fournie par les sources quant à leurs caractères et expressions. Si le personnage d’Agrippine est amplement représenté par les historiens anciens, celui de Titus, bien évidemment mentionné dans la succession des empereurs romains au pouvoir, ne comporte que très peu d’éléments caractérisants. C’est cette très nette opposition qui explique notre choix d’analyser les énoncés composant les répliques de ces deux personnages pour répondre à la question principale. L’un permet d’analyser la reprise et le réaménagement de discours déjà écrits, l’autre invite à relire d’autres textes que les sources directes pour prendre pleinement conscience du travail de création auquel s’est livré Racine pour faire parler une figure d’empereur muet. Ces personnages romains appartiennent à des textes de genre historique et non poético-mythologique. Le corpus-source ne présente aucun poème épique, ni tragédie, ni comédie. La manière dont Racine représente Titus et Agrippine doit prendre en compte cette importation de contenus et de modes d’expression de la prose historienne latine et grecque, vers une forme littéraire en vers écrite pour le théâtre. La question du genre est ainsi entièrement façonnée par la sélection inscrite dans la question de départ, « comment faire parler des Romains en français » - les Grecs de Racine s’exprimaient déjà en vers, et pour le théâtre, chez Euripide. Ce travail de représentation doit enfin prendre en compte les mœurs et les caractères du public français de l’époque. L’idée est en effet répandue que chaque peuple ou nation présente une singularité morale : Peut-être que notre nation, qui est naturellement galante, a été obligée, par la nécessité de son caractère, à se faire un système nouveau de tragédie, pour s’accommoder à son humeur. 3 3 R APIN , R. [1684] 2011 : 539. L’éditrice scientifique du texte, P. Thouvenin, renvoie en note à l’ouvrage de L. Van Delft, Littérature et anthropologie, chap. IV, « Les caractères des nations ». Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 131 René Rapin ajoute que la manière de composer dépend largement de ces différences de « génies » des nations et de leurs variations au cours du temps : Peut-être que le génie de notre nation ne pourrait pas aisément soutenir une action sur le théâtre par le seul mouvement de la terreur et de la pitié. Ce sont des machines qui ne peuvent remuer comme il faut que par de grands sentiments et par de grandes expressions dont nous ne sommes pas tout à fait si capables que les Grecs. 4 Si ces propos comparent la tragédie classique française à la tragédie grecque ancienne, rien n’empêche de les élargir à la comparaison avec d’autres textes anciens, ce qui conduit à constater que les ouvrages des anciens ne plaisent pas tels quels aux contemporains. Le duo Titus-Bérénice, par exemple, devient le modèle du couple d’amants parfaits sous la plume de Racine, et l’on sait que cette perfection ne se trouve pas dans les sources. Notre question de départ suggère donc la problématique suivante : en quoi l’élaboration par Racine du discours des personnages romains en français atteste-t-elle le souci de la mémoire littérale des textes ? témoigne-t-elle, par ailleurs, de préoccupations ou d’enjeux poétiques du siècle dans l’aménagement, pour un public moderne, de données de la poétique et des caractères anciens ? I) La disparité de matière textuelle dans les sources de Britannicus et Bérénice Les textes anciens en latin et en grec qui présentent et racontent l’histoire des personnages que Racine choisit de mettre sur scène dans ses deux tragédies romaines sont cités dans l’édition procurée par Georges Forestier dans la Bibliothèque de la Pléiade, dont nous nous servons pour cette étude. Le choix réitéré de l’Empire romain, avec les règnes de Néron puis de Titus, apporte une certaine homogénéité à ce corpus. Il se compose des références suivantes : - Tacite, Annales XIII-XIV pour Britannicus et Histoires II, 2 et V, 1 pour Bérénice 5 ; 4 Ibid. Nous soulignons. Racine écrit par exemple au sujet du dénouement de son Iphigénie : « Et quelle apparence encore de dénouer ma Tragédie par le secours d’une Déesse et d’une machine, et par une métamorphose qui pouvait bien trouver quelque créance du temps d’Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous ? ». Dans R ACINE , J. 1999 : 698. 5 Tacite (1990), (1989), (1992). Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 132 - Suétone, Vie des douze Césars, « Néron » (VI, 9, 28, 33, 34) pour Britannicus et « Titus » (XI, 7) pour Bérénice 6 ; - Dion Cassius, Histoire romaine, LXI (1 à 16) pour Britannicus ; LXVI (15 et 18) pour Bérénice 7 ; - Aurélius Victor, Abrégé des Césars, « Titus » (X) pour Bérénice 8 . L’hétérogénéité affecte toutefois les caractères et les discours rapportés de ces personnages. Un rapide inventaire des noms propres de personne est à ce sujet révélateur, car ils désignent des référents capables de prendre part à l’intrigue et de multiplier pour nous les points de recoupement avec les paroles des personnages-sources dans les textes anciens. Pour Britannicus, les anthroponymes communs au texte de Racine et aux textes mentionnés ci-dessus sont Claude, Auguste, Germanicus, Néron, Agrippine, Silanus, Britannicus, Pallas, Burrhus, Sénèque, Octavie. Ces noms propres évoquent des figures susceptibles de s’exprimer - pour autant qu’ils désignent des personnes vivantes au moment de l’action dramatique : Pallas, Octavie et Sénèque peuvent entrer en scène à n’importe quel moment - ou disponibles au discours d’autrui. Si l’on opère le même relevé dans les sources historiques de Bérénice, on constate au contraire une pauvreté du taux de noms propres communs au texte de Racine : Titus et Bérénice sont les seuls. Racine choisit de ne pas représenter ni même mentionner d’autres personnages tels que Domitien (frère de Titus) et Agrippa (frère de Bérénice), il s’en tient à Vespasien, l’empereur défunt père du héros. Ce sont autant de référents potentiellement énonciateurs qui ne sont pas représentés et par là même privés de parole ou de points de vue sur l’action. Racine réduit considérablement les possibilités d’émergence de discours empruntés aux textes des historiens, alors qu’il avait tendance à l’étendre en composant le personnel dramatique de Britannicus. En effet, on lui a par exemple reproché la présence de Narcisse et de Junie, l’un parce qu’il devrait déjà être mort, l’autre parce qu’elle semblait sortie de nulle part, ou inspirée à tort de Junia Silana 9 . Surtout, si les textes mentionnent la séparation de Titus et de Bérénice, ils ne la racontent pas. On relève une seule mention de l’événement par texte : 6 Suétone (1999), (1993). 7 Dion Cassius (1867). 8 Aurélius Victor (1999). 9 À propos de Britannicus et Narcisse, dans la préface de Britannicus : « On le fait vivre lui et Narcisse deux ans de plus qu’ils n’ont vécu. Je n’aurais point parlé de cette objection, si […] » ; et à propos de Junie : « Junie ne manque pas non plus de censeurs. Ils disent que d’une vieille coquette nommée Junia Silana, j’en ai fait une jeune fille très sage ». Dans R ACINE , J. 1999 : 373. Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 133 Quant à Bérénice, il la renvoya aussitôt loin de Rome, malgré lui et malgré elle. .10 […] Bérénice habita le palais et devint la maîtresse de Titus. Elle s’attendait même à l’épouser et faisait tout déjà comme si elle eût été sa femme, au point que Titus, voyant les Romains réprouver cette conduite, la renvoya. 11 Enfin, lorsqu’il assuma le poids du pouvoir, il ordonna à Bérénice, qui espérait l’épouser, de rentrer chez elle, […]. 12 Ces trois citations s’accordent sur le fait que cette séparation n’est pas voulue mais fortement encouragée par le qu’en dira-t-on, et Dion Cassius et Aurélius Victor signalent explicitement que Bérénice souhaitait épouser Titus. Mais on ne peut espérer en apprendre davantage. Dans sa notice de Bérénice, Georges Forestier insiste pourtant sur le rôle de la parole dans cette pièce. En réduisant les indications historiques au maximum, Racine se donne pour ambition d’écrire une tragédie du dire : […] Racine se livrait à une expérience limite, cherchant à réduire sa tragédie à une épure. De là la valeur emblématique de cette citation latine qui ouvre la préface et qui est la réduction en une seule phrase de deux paragraphes de Suétone : n’est-ce pas le comble de l’art que de transmuer une seule phrase en une tragédie, tout en conservant le dépouillement ? […] [s’il écrit dans la préface de sa pièce que « toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien »] le « quelque chose » de Bérénice se réduit aux discours. 13 Ainsi, quand le rideau se lève, tout a été décidé, mais tout n’a pas été dit : Il y a donc bien une action, mais c’est une action circonscrite aux pouvoirs de la parole (et donc à la beauté de la parole) : elle consiste pour Titus à s’expliquer afin de persuader Bérénice de la nécessité de la séparation, et pour Bérénice à refuser de se laisser persuader d’accepter cette séparation. Et en cas d’échec de la parole, c’est le suicide : Bérénice, ou le tragique de la rhétorique. 14 Il nous incombe de voir comment Racine fait s’exprimer, ou plutôt s’expliquer Titus - « Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique » dit-il au vers 343 - alors même que ce personnage répugne à prononcer les mots de la séparation. La figure muette des historiens anciens se trouve ainsi convoquée indirecte- 10 S UETONE 1993 : 72. « Berenicen statim ab urbe dimisit invitus invitam. » 11 D ION C ASSIUS 1867 : 311. « , , . » 12 A URELIUS V ICTOR 1999 : 15. « Denique, ut subiit pondus regium, Berenicen nuptias suas sperantem regredi domum [...]. » 13 G. Forestier. Notice de Bérénice. Dans R ACINE , J. 1999 : 1445. 14 Ibid. p. 1445-1446. Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 134 ment, par un effet de connivence avec le public cultivé, mais le mutisme du Titus de Racine n’est pas causé par le genre d’écriture (narratif chez les historiens latins et grecs, donc laissant peu de part au discours direct et aux dialogues) : il est précisément causé par le sujet de la séparation. Si le dire est à ce point central dans Bérénice, comment Racine crée-t-il le discours de Titus, comment lui assure-t-il, malgré la sécheresse des sources, un ton fidèle à l’idée que l’on se fait du ton d’un empereur romain ? Des réponses seront proposées en troisième partie, dans une analyse conçue comme un contrepoint au réaménagement massif des sources dans les discours d’Agrippine. II) L’élaboration linguistique du personnage d’Agrippine Dans les passages des livres XIII et XIV des Annales de Tacite où il est question du personnage d’Agrippine, soit en traduction française environ 3663 mots, la part de mots concernés par les discours même d’Agrippine est de 18% de ce total (+/ - 600 mots) - en discours direct et en discours indirect 15 . Deux observations : premièrement, les livres XIII et XIV sont marqués par une forte présence d’Agrippine car il est question d’elle sur 49% du total des 7428 mots formant la traduction des deux livres ; en second lieu, ce personnage historique dispose d’un espace de parole certain. Au livre VI des Vies des douze Césars que Suétone consacre au règne de Néron, on ne trouve pas de paroles rapportées d’Agrippine, et au livre LXI de l’Histoire romaine de Dion Cassius, Agrippine ne s’exprime (discours direct ou indirect) que dans 2,33% du total des 1846 mots consacrés à sa mention dans le texte 16 . Parmi les textes-sources de Britannicus, ce sont donc les Annales qui fournissent le réservoir d’éléments discursifs et narratifs le plus complet, d’ailleurs non exhaustivement repris par Racine. 15 Le relevé du nombre de mots a été opéré sur une version numérique du texte de Tacite, à savoir la traduction de J. L. Burnouf disponible sur le site internet Remacle : http: / / remacle.org/ bloodwolf/ historiens/ tacite/ annales13.htm http: / / remacle.org/ bloodwolf/ historiens/ tacite/ annales14.htm N’étant pas familière du grec ancien, et parce que Dion Cassius se trouve également avoir écrit sur le règne de Néron, je fournis ici des relevés sur les textes traduits, afin de garantir une égalité dans la méthode d’approche des écrits des historiens, qu’il s’agisse de grec ou de latin. 16 La version numérique du texte se trouve sur le même site Remacle : http: / / remacle.org/ bloodwolf/ historiens/ Dion/ livre61.htm Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 135 Ces différentes prises de parole sont, pour certaines, reprises par l’actrice du drame racinien, qui se fait par ailleurs locutrice relayant d’autres éléments du texte ancien. On peut ainsi, en lisant Britannicus du point de vue du contenu du discours d’Agrippine, retracer le cheminement d’un réaménagement global des discours : soit la mère de Néron reprend des discours qui ne sont originellement pas les siens, soit elle prononce des vers qui reprennent en substance le contenu discursif que lui prête Tacite. a) Reprise de discours d’autres personnages des récits ou des narrateurs historiens L’Agrippine de Racine transmet tout d’abord par sa voix des remarques prêtées à l’origine à d’autres personnages des textes, ou formulées par les narrateurs historiens eux-mêmes. Ces propos sont repris par le dramaturge dans deux buts possibles, selon nous : 1) s’assurer que le spectateur dispose des détails historiques importants ; 2) façonner le caractère de la mère de l’empereur. Le premier but est atteint, par exemple, dans le traitement d’une remarque que Dion Cassius prête au père de Néron, Domitius Aenobarbus : Quoi qu’il en soit, Domitius, père de Néron, prédit suffisamment ses vices et ses dérèglements, non par la divination, mais par la connaissance qu’il avait de ses propres mœurs et de celles d’Agrippine : « Il est impossible, dit-il, qu’il naisse un honnête homme de moi et d’elle ». 17 Cette remarque fournit le contenu d’une argumentation adressée à Albine en défaveur de Néron, dont Agrippine se méfie : Il se déguise en vain. Je lis sur son visage Des fiers Domitius l’humeur triste et sauvage. Il mêle avec l’orgueil, qu’il a pris dans leur sang, La fierté des Nérons, qu’il puisa dans mon flanc. (I, 1, v. 35-38) Le rapprochement que fait Domitius Aenobarbus selon Dion Cassius entre les mœurs d’Agrippine et les siennes se retrouve dans le parallèle fait par Agrippine, entre « leur sang » et « mon flanc » ; et à l’initiale de la phrase contenant ces deux groupes nominaux se trouve le verbe mêler (« il mêle »). Le parallèle entre « leur sang » et « mon flanc » est, de plus, souligné par leur placement en fin de vers, et par la rime qui les unit. Si la lignée des Nérons et celle des Domitius ont leurs vices, il semble que la fierté leur soit commune : « fiers Domitius » et « fierté des Nérons ». C’est ainsi que le discours d’Agrippine convoque le discours rapporté de Domitius chez Dion Cassius, en considérant, à l’inverse d’Albine, que Néron ne peut pas être « un 17 D ION C ASSIUS 1867 : 5 (LXI, 2). Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 136 honnête homme ». Les concepts moraux convoqués sont diamétralement opposés (honnêteté chez Dion Cassius et fierté chez Racine), mais le propos est le même et permet de nouer efficacement l’intrigue en faisant naître dès les premiers vers une crainte à l’égard de Néron, qui culminera dans l’émotion tragique de la terreur. Surtout, cette reprise du discours rapporté de Domitius est un moyen de rappeler, dès les premiers vers de la pièce, que Néron n’est pas un descendant d’Auguste. Le spectateur, dans le cas où la lignée des Julio- Claudiens ne lui serait pas familière, apprend que Néron est bien le fils d’Agrippine mais que son père n’est pas Claude, et que son héritage et ses mœurs l’éloignent d’un empereur tel qu’Auguste. Cette donnée se révèlera essentielle dans la menée de l’action et des affrontements entre Britannicus et Néron. Le premier but est également atteint lorsqu’Agrippine rappelle comment elle est parvenue à épouser Claude. Au début du livre XIII des Annales, Tacite rapporte le rôle de Pallas dans la réalisation de cette alliance : Ils menaient tous deux le même combat [Sénèque et Burrhus] contre la violence d’Agrippine, qui, brûlant de toutes les passions d’une domination malfaisante, avait dans son parti Pallas, instigateur du mariage incestueux et de l’adoption funestes par lesquels Claude s’était perdu lui-même. 18 L’Agrippine de Racine reprend à son compte ces détails, en leur ôtant bien entendu leur voile « funeste » : Je fléchis mon orgueil, j’allais prier Pallas. Son Maître [Claude] chaque jour caressé dans mes bras Prit insensiblement dans les yeux de sa Nièce L’amour, où je voulais amener sa tendresse. […]. De ce même Pallas j’implorai le secours, Claude vous adopta, vaincu par ses discours, Vous appela Néron, et du pouvoir suprême Voulut avant le temps vous faire part lui-même. (IV, 2, v. 1129-1132 et v. 1145-1148.) Cette information est capitale dans Britannicus, pour trois raisons. Elle indique d’abord au spectateur comment Néron, s’il n’est pas descendant d’Auguste, est arrivé sur le trône. C’est donc une information politique. Elle indique ensuite pourquoi les relations mère-fils sont si mauvaises, pourquoi Néron semble ne pas parvenir à régner sereinement, et pourquoi son pouvoir ne sera jamais légitime. Il se trouve en effet chargé d’un pouvoir prestigieux, mais les circonstances de son obtention sont connues de tous les citoyens et 18 T ACITE 1990 : 5. Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 137 le chargent d’opprobre et de honte 19 . Octroyé par une mère aux mœurs dénaturées, un tel pouvoir est l’aboutissement d’une action tout entière viciée par la subordination de l’amour à l’ambition. Cette information a donc une fonction dramatique : elle rejoue l’intrication de l’amour et de la politique, déjà amplement représentée par le trio Néron-Junie-Britannicus 20 . Enfin, corolairement, elle amène Agrippine à prononcer le mot d’inceste (« Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux / Écartait Claudius d’un lit incestueux » v. 1133-1134) à le revendiquer même, et à révéler toute la noirceur d’un caractère entièrement déterminé par la soif de régner. C’est donc une information importante pour dessiner le caractère du personnage. La composition historiquement informée d’autres énoncés se fait d’ailleurs dans ce second but précis. Dans la scène d’exposition, Agrippine rapporte à Albine l’épisode de la visite des ambassadeurs, qui marque le début de sa disgrâce : elle fut écartée du trône par Néron s’avançant vers elle pour, en apparence, l’embrasser. Cet épisode semble avoir été fameux dans l’histoire du règne de Néron car on le trouve chez Dion Cassius et chez Tacite. Dion Cassius rapporte que Sénèque et Burrhus voyaient d’un mauvais œil l’influence incontestée d’Agrippine dans les affaires du pouvoir : […] elle s’acquittait, au commencement, pour Néron, de tous les devoirs du gouvernement ; […]. Elle donnait audience aux ambassadeurs, et elle écrivait aux peuples, aux magistrats et à leurs rois. Cet état de choses, qui se prolongeait depuis longtemps, indisposa Sénèque et Burrhus […]. 21 Il présente ensuite l’épisode en prenant le temps de l’annoncer : « […] et ils profitèrent de l’occasion que je vais dire, pour y mettre fin » (p. 9). L’épisode est ainsi doté d’une saillance ainsi transposée dans le passage correspondant chez Racine : Ce jour, ce triste jour frappe encor ma mémoire, Où Néron fut lui-même […] (I, 1, v. 99-100). Dion Cassius rapporte le cœur de l’épisode en ces termes : 19 Le livre XIII des Annales s’ouvre sur l’empoisonnement de Julius Silanus par Agrippine, car « la voix publique préférait hautement à Néron, à peine sorti de l’enfance et parvenu à l’empire par un crime, un homme irréprochable, d’un âge mur, d’un nom illustre, et, ce qu’alors on eût considéré, du sang des Césars ». Dans 1999 : 3. Nous soulignons. 20 « Le poète a ainsi interposé entre les causes politiques et l’effet tragique des motivations passionnelles parfaitement vraisemblables, qui viennent renforcer la dimension “humaine” de la rivalité fraternelle », il fait en sorte que Néron et Britannicus « aiment le même femme ». G. Forestier dans R ACINE , J. 1999 : 1412. 21 D ION C ASSIUS 1867 : 7-9 (LXI, 3). Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 138 Des ambassadeurs arméniens étant venus à Rome, Agrippine voulut monter aussi sur la tribune d’où Néron s’entretenait avec eux. Sénèque et Burrhus, en la voyant s’approcher, persuadèrent au jeune prince de prévenir sa mère, en descendant et en allant au-devant d’elle, comme pour la recevoir. Cela fait, ils ne retournèrent pas, pour le moment, sur la tribune, trouvant un prétexte pour ne pas montrer aux barbares la maladie du gouvernement ; et, dans la suite, ils s’arrangèrent de façon qu’elle n’eut plus aucune part aux affaires publiques. 22 Chez Tacite : […] comme des ambassadeurs arméniens plaidaient la cause de leur pays devant Néron, elle se préparait à monter sur l’estrade de l’empereur et à y siéger avec lui, si, devant l’assistance paralysée par la peur, Sénèque n’avait conseillé au prince d’aller au-devant de sa mère. Ainsi la piété filiale servit de prétexte pour prévenir un scandale. 23 Et dans la scène d’exposition de Britannicus : Ce jour, ce triste jour frappe encor ma mémoire, Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire, Quand les Ambassadeurs de tant de Rois divers Vinrent le reconnaître au nom de l’Univers. Sur son Trône avec lui j’allais prendre ma place. J’ignore quel conseil prépara ma disgrâce. Quoi qu’il en soit, Néron d’aussi loin qu’il me vit, Laissa sur son visage éclater son dépit. Mon cœur même en conçut un malheureux augure. L’Ingrat d’un faux respect colorant son injure, Se leva par avance, et courant m’embrasser Il m’écarta du Trône où je m’allais placer. (I, 1, v. 99-110) La précision de la nationalité des ambassadeurs, donnée par Dion Cassius et Tacite, se trouve remplacée par la périphrase « de tant de Rois divers » qui supprime la nationalité arménienne et élargit considérablement le champ de référence convoqué. Cela est d’ailleurs appuyé par l’adverbe intensif « tant ». La mission de ces ambassadeurs se trouve modifiée également. Ils ne viennent plus pour des négociations visant à défendre leurs territoires et leurs droits, mais à seule fin de reconnaître la puissance politique de Rome et de l’empereur. L’expression employée finit de projeter cette modification vers l’hyperbole, en considérant comme motif de déplacement diplomatique le fait de reconnaître un dirigeant « au nom de l’Univers ». Le discours prêté à Agrippine par Racine dans ce passage précis est donc entièrement inspiré des 22 Ibid., p. 9. 23 T ACITE 1999 : 8 (XIII, 5). Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 139 textes anciens, mais il est le lieu d’une exagération et d’une ouverture référentielle dessinant l’aspect orgueilleux de son caractère : les noms propres ne font plus référence à des localisations géographiques précises (Rome et l’Arménie) mais projettent le règne de Néron dans une forme d’universel et d’absolu. Agrippine reconnaît implicitement qu’elle n’a pas son propre trône. Elle dit « Sur son Trône », mais considère qu’elle a le droit d’y voir sa place (« prendre ma place »). Tacite mentionnait la « piété filiale » : Racine en fait « un faux respect ». De là l’interprétation tendancieuse de l’Agrippine de Racine qui ressent le geste de civilité de Néron comme une « injure » (« d’un faux respect colorant son injure »). S’en tenant à une interprétation extérieure des faits, Dion Cassius parlait de « la maladie du gouvernement » et Tacite de « scandale ». La mère de l’empereur, qui était parvenue à régner sans régner officiellement, déclare à Albine : Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’Etat, Que mon ordre au Palais assemblait le Sénat, Et que derrière un voile, invisible, et présente J’étais de ce grand Corps l’Âme toute puissante. (I, I , v. 93-96) Ce qui précède, chez Dion Cassius, le récit de l’évincement d’Agrippine, se trouve raconté ici par la principale intéressée. Le même passage se trouve chez Tacite : […] par les sénateurs - qui étaient convoqués au palais afin qu’elle pût assister aux séances, grâce à une porte ménagée par derrière, séparée par une tenture qui la dérobait à la vue sans l’empêcher d’entendre. 24 En restant fidèle à Dion Cassius et Tacite au point de reprendre ce type de détails, Racine élabore son personnage de virago, une femme tellement puissante en politique que malgré son statut de femme, elle parvient à suivre les séances du Sénat, à donner des conseils à l’empereur et à influencer ses décisions. Au moment où le rideau se lève, elle est un personnage qui est parvenu à gangréner le système politique 25 . Tous ces éléments apparaissent dès la première scène, qui sert certes à renseigner sur l’enjeu principal de la pièce, mais qui parvient - et c’est ce qui fait l’extrême densité de ce dialogue 24 T ACITE . 1990 : 8 (XIII, 5). 25 Et à inspirer son fils dans ses stratagèmes amoureux : lors de l’acte II, il surveille le dialogue entre Britannicus et Junie qu’il met lui-même en scène, derrière un rideau ou pan de mur. Racine convoque donc à deux reprises cette anecdote dans Britannicus car elle permet de signaler efficacement la duplicité des caractères d’Agrippine et de Néron. Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 140 avec Albine - à dessiner d’emblée et avec une précision étonnante le très complexe caractère d’Agrippine. Agrippine voit le pouvoir qu’elle s’est précédemment assuré mis à mal tout au long de l’action dramatique de Britannicus, et son orgueil éclate quasiment à chaque réplique. Elle ne cesse de rappeler qu’elle est du sang d’Auguste, pour insister sur le fait que sans elle, Néron n’a aucune légitimité pour régner. Elle dit à Burrhus, qu’elle considère comme son ennemi : Et moi qui sur le Trône ai suivi mes Ancêtres, Moi fille, femme, sœur et mère de vos Maîtres. Que prétendez-vous donc ? […] (I, 2, v. 155-157) Dion Cassius commence le paragraphe 14 du livre XLI en ces termes : « C’est ainsi qu’Agrippine, fille de Germanicus, petite-fille d’Agrippa et arrière-petitefille d’Auguste, fut, par ordre de ce même fils […] misérablement égorgée ». L’expression que lui prête Racine est plus variée du point de vue du lexique de la famille, mais ce rappel de l’identité d’Agrippine dans une énumération révélant sa prestigieuse lignée se trouvait dans l’Histoire romaine et servait déjà à attirer l’attention du lecteur sur son destin tragique. L’Agrippine de Racine semble se défendre en invoquant l’histoire, en invoquant certes la lignée dont elle est issue, mais également la voix lointaine de ceux qui ont reconnu que sa disgrâce était un objet de pitié (« misérablement égorgée »). Elle est un personnage orgueilleux propre à susciter la méfiance, mais la variété de son discours suscite en filigrane d’autres émotions. Tacite offre la source la plus fructueuse des paroles originellement prêtées à Agrippine. b) Les contenus discursifs repris à l’Agrippine historique L’importation de discours que Tacite prête directement au personnage d’Agrippine s’étudie à partir de quatre passages particulièrement significatifs. Le traitement de ces quatre passages est marqué par un souci d’exactitude induisant l’importation de structures syntaxiques et du lexique, mais aussi d’un certain ton, et donne lieu à cinq remarques successives. Dans la scène d’exposition encore, Agrippine fait savoir à Albine que si Néron lui offre des présents et lui fait l’honneur de l’associer au pouvoir (Albine vient de dire « Sa prodigue amitié de se réserve rien » v. 81) c’est pour mieux masquer la distance et la méfiance qu’il ressent. Albine demande « Quels effets voulez-vous de sa reconnaissance ? » (v. 87), Agrippine répond : Un peu moins de respect, et plus de confiance. Tous ces présents, Albine, irritent mon dépit ; Je vois mes honneurs croître et tomber mon crédit. (v. 88-90) Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 141 Ce discours correspond au passage suivant dans le récit de Tacite : [Néron] choisit une robe et des pierreries, qu’il envoya en cadeau à sa mère, sans lésiner, lui offrant spontanément les objets les plus beaux, que d’autres avaient convoités. Mais Agrippine s’écrie que c’était moins l’enrichir de nouveaux atours que la priver du reste […]. 26 La deuxième phrase latine met en évidence le verbe déclaratif « proclamat » et la structure de balancement « non his instrui cultus suos, sed ceteris arceri ». Cette structure se trouve au vers 90 « mes honneurs croître et tomber mon crédit » ; et elle régissait déjà le vers 88 : « moins de respect, plus de confiance ». Au sein de cette structure, le sens des verbes latins est respecté : instruo (garnir, outiller, élever) et arceo (écarter, détourner) sont même traduits par « croître » et « tomber » au vers 90. Enfin, cette structure de phrase survient, comme chez Tacite, après la mention des honneurs et des « présents » que Néron accorde à sa mère : il s’agit de « vestem [une robe, un vêtement] et gemmas [des pierreries] » et de « donum » (le don, présent). Racine créé une situation - le dialogue inquiet de la scène d’exposition - opportune à la reprise discursive vraisemblable par Agrippine de ces éléments narrativisés du texte latin. Le souci du ton s’observe également dans le traitement de la stratégie politique de rapprochement avec Britannicus mise en place par la mère de l’empereur. Tacite ne mentionne pas cette stratégie, mais prête la parole à Agrippine pour justifier ses actions passées : S’il en est autrement, qu’un accusateur se lève pour me convaincre d’avoir sollicité les cohortes dans la Ville, d’avoir ébranlé la fidélité des provinces, d’avoir enfin corrompu en vue d’un crime des esclaves ou des affranchis. Conserver la vie, moi, si Britannicus était maître du monde, le pouvais-je ? 27 Or cette question rhétorique est reprise par l’Agrippine de Racine afin de prouver à Néron que son rapprochement avec Britannicus était une feinte : Moi le faire Empereur, Ingrat ? L’avez-vous cru ? Quel serait mon dessein ? Qu’aurais-je pu prétendre ? Quels honneurs dans sa Cour, quel rang pourrais-je attendre ? Ah ! si sous votre Empire on ne m’épargne pas, Si mes Accusateurs observent tous mes pas, Si de leur Empereur ils poursuivent la Mère, Que ferais-je au milieu d’une Cour étrangère ? (IV, 2, v. 1258-1264) Si le texte de Tacite met cette question rhétorique en valeur, en lui accordant une place au sein du discours direct, cette saillance et cette force sont 26 Ibid., p. 15 (XIII, 13). Nous soulignons les éléments de discours à commenter. 27 Ibid., p. 24 (XIII, 24). Nous soulignons les éléments de discours à commenter. Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 142 conservées par Racine qui la démultiplie en six questions, la figure de l’interrogation (« figure de mot par tour de phrase » chez Fontanier) devenant le socle d’une argumentation étendue sur sept vers. Le vers 1258 mérite d’ailleurs un commentaire, pour l’expression « le faire empereur ». Au premier acte, Agrippine l’employait déjà en s’adressant à Burrhus : Que prétendez-vous donc ? Pensez-vous que ma voix Ait fait un Empereur pour m’en imposer trois ? (I, 2, v. 157-158) Elle se trouve chez Dion Cassius, dans un des rares passages où la narration laisse une place à la voix d’Agrippine : « […] et elle lui dit “C’est moi qui t’ai fait empereur” », en grec « εγω σε αυτοκρατορα απεδειξα ». Le verbe de l’expression est apedeixa, de apodeiknumi, dont le premier sens, « montrer, faire voir », donne par extension le sens de « rendre, faire devenir » (sens 2). Le troisième sens est « désigner, proclamer, élire ». Si l’expression « faire un empereur » en grec n’appelle ainsi pas de commentaire particulier (le verbe élire peut normalement attendre un complément comme autocrates), elle repose en français sur une déviance syntaxique car le verbe faire est normalement suivi d’un adverbe ou item à fonctionnement adverbial (1) ou d’un GN ou équivalent (2) : (1) Je peux faire mieux. Il fait semblant de m’écouter. (2) Je fais un dessin du bâtiment. Il a fait un gâteau. Qu’il soit suivi d’un nom de métier sans déterminant est chose peu courante. La récurrence et le naturel avec lesquels Racine l’emploie s’expliquent : le verbe faire n’a plus le sens d’une réalisation concrète ou abstraite, mais d’une transformation (sens 2) issue d’une monstration (sens 1), aboutissant à une nomination ou désignation (sens 3). Ces trois étapes sont précisément celles par lesquelles Agrippine menace de passer pour rétablir Britannicus dans ses droits. Elle menace de commencer par le montrer à l’armée : J’irai, n’en doutez point, le montrer à l’Armée, Plaindre aux yeux des Soldats son enfance opprimée, Leur faire à mon exemple expier leur erreur. (III, 3, v. 839-841) Et l’on sait que cela serait la première étape pour renverser Néron, pour faire que Britannicus devienne (deuxième sens de apodeiknumi) le nouveau dirigeant, et pour enfin le désigner, le proclamer empereur. Ce premier sens - de monstration - se trouve également chez Tacite dans un passage au discours indirect libre, mais il n’est pas explicite : « […] elle se rendra avec lui au camp Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 143 [militaire] ; qu’on entende, d’un côté la fille de Germanicus […] 28 ». Avec l’expression « faire un empereur » Racine conjugue ainsi une expression de langue grecque à une représentation de situation donnée par Tacite. Au clin d’œil linguistique s’ajoute le clin d’œil littéraire et historique, les sources fusionnant dans le discours de menace d’Agrippine, traduction fidèle, à la fois de la lettre et de la fable. Ce passage cité des Annales fait apparaître un autre pôle de fidélité au texte latin. Il s’agit des noms propres. Tacite écrit : « […] elle se rendra avec lui au camp ; qu’on entende, d’un côté la fille de Germanicus, de l’autre un estropié, Burrhus, et un exilé, Sénèque, venant sans doute, l’un avec son bras mutilé, l’autre avec sa langue de professeur, réclamer le gouvernement du genre humain. 29 L’Agrippine de Racine menace Burrhus : J’irai, n’en doutez point, le montrer à l’Armée, Plaindre aux yeux des Soldats son enfance opprimée, Leur faire à mon exemple expier leur erreur. On verra d’un côté le Fils d’un Empereur, Redemandant la foi jurée à sa famille, Et de Germanicus on entendra la Fille ; De l’autre l’on verra le Fils d’Enobarbus, Appuyé de Sénèque et du Tribun Burrhus, […]. (III, 3, v. 839-846) Cette réplique est une réécriture au discours direct des éléments de discours indirect, non pas une réécriture mot pour mot mais nom pour nom. Pour « Germanici filia » la traduction française est « la fille de Germanicus » mais la syntaxe classique en vers permet à Racine de retrouver l’ordre selon lequel Germanicus précède le nom fille. Surtout, cette inversion permet l’insertion de la forme verbale passive « audiretur » traduite à l’aide du pronom indéfini on (« de Germanicus on entendra la fille »). Cette inversion permet également de former, avec « le Fils d’un Empereur » un zeugme syntaxique où « Empereur » rejoint « Germanicus » et « Fils » rejoint « Fille ». Agrippine se met ainsi sur le même plan que Britannicus : tous deux des « enfants de x [où x = / empereur/ ] », donc tous deux légitimes. L’expression « de Germanicus la Fille » se trouve également dans un zeugme syntaxique avec « le Fils d’Enobarbus », aussi « enfant de x [où x ≠ / empereur/ ». Le double zeugme syntaxique opère une comparaison dépréciative, d’autant plus dépréciative que dans la construction de l’argument, « le Fils d’Enobarbus » se trouve rattaché aux noms Sénèque et Burrhus, formant l’autre camp. L’Agrippine de Racine ne prend pas la peine de maintenir les modifications 28 Ibid., p. 16 (XIII, 14). 29 Ibid. Nous soulignons les éléments de discours à commenter. Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 144 respectives de ces noms (« estropié » et « exilé » chez Tacite) comme pour signifier qu’ils présentent à eux seuls des contenus négatifs. Burrhus est tout de même modifié par le nom commun « Tribun », dans le syntagme nominal dét+Nc+Npr. Ce nom commun vient rappeler que Burrhus n’est qu’un officier, seul corps de métier à pouvoir seconder « le Fils d’Enobarbus ». Le nom « Tribun » entre ainsi en résonance avec le nom « Empereur », clôturant la représentation virtuelle de l’opposition politique devant l’armée, une opposition somme toute nominale, où les dénominations parviennent à décrire à elles seules la crise politique, où la victoire est déjà acquise pour Agrippine. Une dernière observation du lexique mérite commentaire ; elle concerne le mot de rivale. Il subit un aménagement de son contenu sémantique, et ce cheminement de sens a des implications dans l’élaboration des relations entre les personnages. Il est employé par Agrippine chez Tacite dans des paroles rapportées au discours indirect, à propos d’Acté. Cette affranchie attire les faveurs de Néron et se démarque des autres femmes qu’il a pu fréquenter car elle fait naître en lui une véritable passion : Cependant la puissance de sa mère fut sapée peu à peu, quand Néron fut tombé amoureux d’une affranchie nommée Acté […]. À l’insu de sa mère, puis malgré les vains efforts de celle-ci, Acté s’était profondément insinuée dans son cœur en flattant son goût de la luxure et des mystères équivoques, […]. 30 L’amour pour Acté est d’emblée mis en parallèle de « la puissance d’Agrippine » car en obtenant les sentiments de Néron, Acté peut mêler amour et pouvoir politique, et évincer la mère embarrassante de l’empereur. C’est pour cette raison qu’Agrippine s’indigne : Mais Agrippine, à la manière des femmes, va s’indigner d’avoir une affranchie pour rivale, pour bru une servante, et lancer d’autres reproche de ce genre […]. 31 Le terme, « aemula » dans le texte latin, est traduit chez Racine et désigne Junie : Quoi tu ne vois pas jusqu’où l’on me ravale, Albine ? C’est à moi qu’on donne une Rivale. (III, IV , v. 879-880) Pourtant Néron est déjà marié, et Agrippine aurait pu voir une rivale en Octavie. Agrippine dit bien « c’est à moi » (et non à Octavie) « qu’on donne une Rivale ». Octavie ne suscite en fait aucun désir chez Néron et ne fait pas d’ombrage à Agrippine, contrairement à Junie-Acté : 30 Ibid., p. 13 (XIII, 12). 31 Ibid., p. 14 (XIII, 13). Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 145 Bientôt si je ne romps ce funeste lien, Ma place est occupée, et je ne suis plus rien. Jusqu’ici d’un vain titre Octavie honorée Inutile à la Cour, en était ignorée. […]. Une autre de César a surpris la tendresse, Elle aura le pouvoir d’Épouse et de Maîtresse, […]. (v. 881-884 et v. 887-888) Le mot « rivale » est tout désigné pour synthétiser l’intrigue tragique choisie par Racine, où les sentiments, l’amour et la politique sont inextricablement liés. Il se trouve en effet au cœur de la relation conflictuelle Néron-Agrippine, Agrippine utilisant la proximité de son rôle de mère pour régner à travers Néron, et si Néron aime Junie, il échappe sentimentalement et politiquement à Agrippine. Mais c’est surtout d’un point de vue politique que l’Agrippine de Racine semble envisager cette rivalité. Elle apprécie le pouvoir qu’elle a acquis sur le peuple : Jusqu’ici d’un vain titre Octavie honorée Inutile à la Cour, en était ignorée. Les grâces, les honneurs par moi seule versés M’attiraient des mortels les vœux intéressés. (v. 883-886.) Alors que les textes anciens, eux, mentionnent aussi et surtout la relation amoureuse et donc incestueuse entre la mère et le fils. Chez Racine, il y aurait comme une épuration de l’inceste, la reprise du terme « rivale » étant associée à un conflit d’ordre politique, plus que sentimental 32 . Cette épuration est déjà à l’œuvre entre les auteurs anciens eux-mêmes, de Suétone à Tacite, en passant par Dion Cassius. L’inceste est dit explicitement par Suétone : Il désira même avoir commerce avec sa mère, mais il en fut dissuadé par les ennemis d’Agrippine, […]. On assure même que, jadis, toutes les fois qu’il allait en litière avec sa mère, il s’abandonnait à sa passion incestueuse, et qu’il était dénoncé par les taches de ses vêtements. 33 Le texte de Dion Cassius le mentionne tout en modalisant le propos : […] comme si elle n’eût pas fait un assez grand tort à sa réputation en donnant de l’amour pour elle à son oncle Claude par ses artifices, ses regards et ses baisers lascifs, elle essaya d’enchaîner de même Néron. La chose eût- 32 Une épuration de l’inceste qui ne signifie pas pour autant la suppression pure et simple du motif de l’inceste dans Britannicus. Lire à ce sujet Rosellini (2016) où il est question d’une « dissémination du motif incestueux dans Britannicus » (2016 : 173). 33 S UÉTONE 1999 : 173. Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 146 elle lieu réellement, ou bien est-ce une calomnie à laquelle leurs mœurs ont donné naissance, je ne saurais le dire ; […]. 34 Le texte de Tacite, enfin, rapporte cette possibilité en citant les noms d’autres auteurs, ce qu’il ne fait d’ordinaire pas dans le reste de la narration : Cluvius rapporte que, dans son ardeur à maintenir sa puissance, Agrippine en vint au point que, au milieu du jour, au moment où Néron s’échauffait sous l’effet du vin et de la bonne chère, elle s’offrit plusieurs fois au jeune homme en état d’ivresse, toute parée et prête à l’inceste. […]. Fabius Rusticus impute, non pas à Agrippine, mais à Néron un tel désir, […]. Mais la version de Cluvius est présentée aussi par les autres sources et confirmée par l’opinion générale […]. 35 Les noms de Cluvius et Fabius Rusticus permettent à l’historien de ne pas prendre à son compte cet élément absolument scandaleux à raconter. Racine, de son côté, supprime de sa pièce l’évocation de la séduction mère-fils. Elle peut reparaître dans certaines mises en scène, comme celle de Jean-Louis Martinelli au Théâtre de Nanterre Amandiers en 2012, et correspond pour le coup à un parti pris fort, à un choix de mise en scène 36 . Quelles raisons peut-on avancer pour expliquer cette épuration de l’inceste Agrippine-Néron dans Britannicus ? Car comme le rappelle Michèle Rosellini, dans La Thébaïde, Bajazet, Mithridate, et Phèdre Racine bâtit des intrigues où l’inceste est, au moins en arrière-plan, présent dans les relations entre les personnages. Elle reprend le chapitre XIV de la Poétique où Aristote explique que les faits sont tragiques lorsqu’ils impliquent des amis et des personnes de même famille car « l’effet le plus tragique provient donc du spectacle de “la violence au sein des alliances” 37 » : dès La Thébaïde Racine cherche cet effet pour chacune de ces pièces, et « il renforce l’intensité passionnelle de l’action tragique en fondant le désir de meurtre sur la passion érotique 38 ». Il représente systématiquement l’inceste « du deuxième type », l’inceste de premier type unissant deux êtres du même sang 39 . Dans La 34 D ION C ASSIUS 1867 : 35 (LXI, 11). 35 T ACITE 1990 : 69 (XIV, 2). 36 Dans cette mise en scène, à la fin du long dialogue d’entrevue entre Agrippine et Néron (IV, II ), les deux personnages échangent un baiser passionné. 37 R OSELLINI , M. 2016 : 178. Elle cite Aristote, Poétique, chap. XIV, 1453b. 38 Ibid. 39 M. Rosellini rappelle les deux types d’inceste présentés dans le Lévitique : celui « en ligne directe, immédiatement transgressif car il met en contact sexuel deux être du même sang (père/ fille ; fils/ mère ; frère/ sœur, etc.) » et celui qui ne réalise « ce contact qu’indirectement, par la médiation d’un tiers (la belle-fille, épouse du fils, ou fille de l’épouse, pour le père ; la belle-mère épouse du père, pour le fils ; la belle- Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 147 Thébaïde, l’inceste représenté est celui qui aurait lieu si Créon parvenait à convaincre Antigone de l’épouser. Il s’agit de l’inceste du deuxième type « puisqu’il s’agit d’un père tentant de séduire l’amante de son fils 40 ». Dans Bajazet, inceste du deuxième type également : il s’agit pour Roxane d’épouser Bajazet et de renverser Amurat, ou de suivre l’ordre d’Amurat et de perdre Bajazet, « […] car le partage d’une même femme par deux hommes du même sang est impensable : l’un des deux doit nécessairement disparaître 41 ». La pièce Phèdre et Hippolyte a provoqué un scandale car l’inceste du deuxième type y est le moteur principal de l’action, et parce qu’y est mis « en débat entre Phèdre et sa nourrice la qualification criminelle de l’inceste 42 ». Cela signifie que si l’inceste est souvent choisi par Racine dans la construction de ses pièces pour amener efficacement le surgissement de « la violence au sein des alliances », le dramaturge sait quelles limites sont infranchissables. L’inceste du deuxième type est le seul représentable : Œdipe n’apparaît pas dans La Thébaïde - alors qu’il est présent chez Sophocle - Agrippine et Néron n’ont pas de répliques et de gestes incestueux dans Britannicus. Les personnes impliquées dans un inceste du premier type ne sont donc jamais en présence ou alors leur crime d’inceste est tout bonnement écarté. Le cas de la traduction du mot latin « aemula » en rivale dans le texte, traduction accompagnée d’un allègement sémantique au profit d’un sens uniquement politique, s’explique par le souci d’adaptation d’une histoire ancienne - racontée avec précaution par les Anciens eux-mêmes - à un public français du XVII e siècle. On est en présence d’un phénomène de traductionadaptation lexicale d’un terme et d’une notion éminemment précieux pour le cours de l’intrigue, à un public qui ne peut pourtant pas entendre, voir, et concevoir la relation incestueuse de premier degré, entre une mère et son fils. Dans Britannicus, le personnage d’Agrippine est issu d’une figure connue des contemporains mais il n’a pas été représenté par les autres dramaturges du temps. Son élaboration est entièrement le fait de Racine qui produit ici un véritable monstre, au sens de monstrum, psychologique, assez unique par sa complexité dans tout le corpus des tragédies raciniennes. L’Agrippine de Racine mêle pure création et références précises aux textes, et en devenant sœur, femme du frère ou sœur de l’épouse) » dans ibid., p. 162-163. L’inceste du premier type est, par excellence, celui unissant Jocaste et Œdipe. 40 Ibid., p. 172. 41 Ibid., p. 176. 42 Ibid., p. 166. Voir par exemple la Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte, citée p. 166-167. Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 148 locutrice de son propre drame elle se fait passeuse des textes qui l’érigeaient déjà comme un tyran. Ce personnage permet ainsi à Racine de faire œuvre de pédagogie : les textes anciens étaient, selon lui, connus des spectateurs, mais pas forcément au mot près, à la formule près. La fidélité à l’Histoire romaine et aux Annales l’amène à quasiment citer les discours indirects - et quelques discours directs - en les intégrant au discours direct, par une opération de traduction et d’adaptation. Dans Bérénice, les discours de Titus ne peuvent être inspirés de telles sources, du moins pas entièrement. Il faut donc se tourner vers d’autres pistes de lecture qui nous conduisent à avancer quelques propositions. III) Comment faire parler Titus ? Si l’on part du principe que Racine doit prêter à Titus un mode d’énonciation en accord avec l’idée que l’on se fait d’un empereur, les problèmes surgissent aussitôt. Titus n’est pas encore empereur, au sens où il ne se sent pas encore empereur, et se dérobe à sa nouvelle responsabilité depuis huit jours lorsque la pièce commence. Surtout, il est malaisé de préciser ce que l’on entend par un ton digne d’un empereur. On peut avancer des réponses intuitives comme la clarté, la fermeté du ton, le caractère impressionnant, imposant voire intimidant et effrayant de la figure impériale. Cependant, Racine ne peut prêter à Titus l’étoffe d’un empereur sûr de son pouvoir et de ses droits comme Néron - ne serait-ce que parce qu’il « règne » depuis huit jours alors que Néron règne depuis trois ans dans Britannicus - car il n’est pas question d’une décision uniquement politique dans Bérénice - le renvoi de la reine conjugue sujet politique et sujet amoureux - et que Titus n’est pas amené à intervenir dans des situations de conflit politique : il s’agit d’un débat personnel, ce que fait remarquer Saint-Ussans, dans sa défense de la pièce 43 . Reste alors la tentation de l’élégie, genre convenant au sujet amoureux, et d’ailleurs l’inspiration de la pièce a été perçue comme élégiaque par certains critiques comme l’abbé Villars. Nous y reviendrons, mais pour nuancer cette approche, bien qu’elle comporte un des moyens de caractériser le dire de Titus. 43 Il montre que le choix du cabinet de Titus comme lieu de la tragédie est tout à fait justifié car « […] on y voit que l’Amant, la Maîtresse, et le Confident de tous les deux ; que tout ce qui s’y passe est secret, soit les larmes de Bérénice, soit les conseils que Titus demande à Paulin, soit la commission qu’il donne à Antiochus de parler à la Reine, soit enfin les derniers adieux de toutes ces personnes ». Dans R ACINE , J. 1999 : 523. Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 149 Le point de départ de notre observation est l’incapacité de Titus à parler, alors même que toute la pièce problématise le dire, la déclaration, comme il a été noté précédemment. Titus déclare à plusieurs reprises ne pas savoir comment s’exprimer, comment parler à Bérénice. On trouve dans ses répliques en II, I de nombreux verbes de parole modalisés par des formes interrogatives ou déontiques : Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique. (v. 343) Lorsqu’un heureux hymen joignant nos destinées Peut payer en un jour les vœux de cinq années ; Je vais, Paulin… Ô ciel ! puis-je le déclarer ? (v. 443-445) Il faut la voir, Paulin, et rompre le silence. (v. 484) Quelle nouvelle, ô Ciel ! je lui vais annoncer ! (v. 549) La citation de ces vers dans leur ordre d’apparition montre les revirements et oscillations du locuteur : il doit s’expliquer, mais il ne peut dire de quoi il retourne ; il faut rompre le silence, mais pour s’exclamer douloureusement devant la nature de la déclaration (« quelle nouvelle ») ; et l’on trouve à chaque revirement l’exclamation « Ô ciel ! ». Titus confie à Paulin son désarroi : Mais par où commencer ? Vingt fois depuis huit jours J’ai voulu devant elle en ouvrir le discours. Et dès le premier mot ma langue embarrassée Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée. (v. 473-476) On assiste même à l’illustration de ce phénomène de langue liée ou « glacée », face à Bérénice en II, V . Elle en vient à exiger qu’il parle, sans résultat : Titus — Non, Madame. Jamais, puisqu’il faut vous parler, Mon cœur de plus de feux ne se sentit brûler. Mais… Bérénice — Achevez. Titus — Hélas ! Bérénice — Parlez. Titus — Rome… L’Empire… Bérénice — Hé bien ? Titus — Sortons, Paulin, je ne lui puis rien dire. (v. 621-624) Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 150 a) La tentation de l’élégie La tentation de l’élégie engage trois instances : c’est la tentation que l’on peut prêter au dramaturge dans sa composition 44 , c’est celle de Titus lorsqu’il évoque la possibilité de quitter le trône, et celle de l’interprète, quand il enferme la lecture de la pièce sur cette interprétation seule. Les passages cités ci-dessus ont, entre autres, contribué à façonner l’image d’un empereur faible, largement critiquée après la création de la pièce : « S’il [Titus] eût parlé ferme à Paulin, il aurait trouvé tout le monde soumis à ses volontés » écrit Bussy à Mme Bossuet dans une lettre reproduite par R. Picard dans le Nouveau corpus racinianum 45 . Dans le Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, Corneille écrit « que la dignité de la tragédie “veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse” 46 » et après avoir vu Bérénice, l’abbé Villard qualifie la pièce de « tissu galant de Madrigaux et d’Élégies 47 ». Selon lui Titus se laisse trop dominer par son amour : Cet Empereur dont l’Histoire élève la gloire jusqu’au Ciel, ce Titus de qui le grand cœur et les vertus étaient les délices de l’Univers, […] ; ce grand homme se laisse néanmoins si fort maîtriser à l’amour, qu’il veut bien qu’on sache que du vivant de son père il désirait d’être en sa place ; quand il perd ce père, il s’enferme huit jours sous prétexte de douleur solennelle ; il fait tout pour l’amour, et rien pour l’honneur. 48 … ce qui l’amène à ne pas s’exprimer en Romain : […] je lui voyais quelquefois des retours assez Romains : mais quand je vis que tout cela n’aboutissait qu’à se tuer par maxime d’amour, je connus bien que ce n’était pas un Héros Romain, que le Poète nous voulait représenter, mais seulement un amant fidèle qui filait le parfait amour à la Céladone. 49 L’amour pour Bérénice est en effet le thème majeur de ses prises de parole, le faisant apparaître comme un personnage galant, et même élégiaque. Nous devons cependant observer que le mode d’expression élégiaque n’est pas disséminé dans toute la pièce, comme un motif récurrent. Il est présent au 44 « Racine, échaudé par l’accueil réservé fait à Britannicus un an plus tôt à peine, étaitil revenu dans la voie qui lui avait assuré le succès d’Alexandre et le triomphe d’Andromaque ? » G. Forestier dans ibid., p. 1442. 45 Cité par G. Forestier dans ibid., p. 1456. 46 Œuvres complètes, III, p. 124. Cité dans ibid., p. 1460. 47 Dans ibid., p. 516. 48 Cité p. 513. Titus dit en effet « Depuis huit jours je règne. Et jusques à ce jour / Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour », IV, IV , v. 1029-1030. 49 Cité dans ibid., p. 514-515. Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 151 moment précis où Titus évoque la possibilité de quitter le trône, de renoncer aux obligations politiques et militaires de son rôle, pour partir avec Bérénice : Moi-même à tous moments je me souviens à peine Si je suis Empereur, ou si je suis Romain. […]. Oui, Madame. Et je dois moins encore vous dire Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’Empire, De vous suivre, et d’aller trop content de mes fers Soupirer avec vous au bout de l’Univers. (V, VI , v. 1392-1393 et v. 1411-1414) Or l’abandon et le rejet des devoirs militaires est un lieu commun pour définir la position des poètes élégiaques : Il est de coutume de présenter les élégiaques comme les poètes de la différence, du rejet d’une certaine tradition - celle du mos maiorum -, les tenants d’un mode de vie alternatif. […]. L’on voit aisément en eux des individus rétifs à la gloire des armes, pire volontiers pacifistes, tout occupés par le service de l’aimée, la militia amoris, bien plus que par celui de la cité. 50 Mais considérer Titus comme un avatar de poète élégiaque c’est se concentrer uniquement sur un passage comme celui-ci, car comme le fait remarquer Saint-Ussans dans sa réponse à Villars, les répliques où il parle de son amour à Bérénice excèdent largement le genre élégiaque. On peut citer à titre d’exemple l’avant-dernière scène : En quelque extrémité que vous m’ayez réduit, Ma Gloire inexorable à toute heure me suit. Sans cesse elle présente à mon âme étonnée L’Empire incompatible avec votre hyménée ; Et je vois bien qu’après tous les pas que j’ai faits, Je dois vous épouser encor moins que jamais. (V, VI , v. 1405-1410) Saint-Ussans s’exclame alors : « Quelle douceur pour une Maîtresse à qui on conte de telles fleurettes ! » (cité p. 530). L’expression du sentiment amoureux chez Titus est poignante, et non doucereuse ou ludique 51 . Des passages qui pourraient paraître purement galants, tels que : Enfin tout ce qu’Amour a de nœuds plus puissants, Doux reproches, transports sans cesse renaissants, Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle, Beauté, Gloire, Vertu, je trouve tout en elle, […]. (II, II , v. 541-544) 50 L E D OZE , p. 2017 : 89. Voir également V EYNE , P. 1983. 51 Pour la part de jeu parfois présente dans l’élégie romaine, cf. F RÉCHET , C. 2004 : 102. Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 152 ont en fait pour fonction de renforcer le pathétique de la situation de l’empereur et de la reine, car ils se trouvent toujours suivis de la décision douloureuse : « Quelle nouvelle, ô Ciel ! je lui vais annoncer ! / Encore un coup, allons, il n’y faut plus penser. » (v. 549-550). Cet amour est exprimé précisément pour mettre d’autant plus en valeur les qualités héroïques de Titus. Il pathétise l’expression de son amour pour s’en éloigner en faisant valoir la grandeur du sacrifice, et ne se borne donc pas à filer le parfait amour tel un Céladon. L’amour de Titus est un amour qui amène au dépassement de soi, et c’est en cela que la pièce est tragique et non galante. b) Les inspirations héroïque et tragique : Énée, Agamemnon, Auguste C’est pour cette raison que Racine cite l’Énéide dans la préface de Bérénice. Il rappelle le genre épique du texte, et apparente la séparation entre Énée et Didon à un sujet de « tragédie » : En effet, nous n’avons rien de plus touchant dans tous les Poètes, que la séparation d’Énée et de Didon, dans Virgile. Et qui doute, que ce qui a pu fournir assez de matière pour tout un Chant d’un Poème héroïque, où l’Action dure plusieurs jours et où la Narration occupe beaucoup de place, ne puisse suffire pour le sujet d’une Tragédie ? 52 Il ne cite jamais Ovide, Catulle, Tibulle et Properce. Il est uniquement question de tragédies, mentionnées pour leurs sujets simples - telles que l’Ajax de Sophocle ou l’Œdipe - et de la Poétique. Il ne faut donc pas chercher du côté des poètes élégiaques pour trouver des sources aux discours de Titus. Il ne faut pas non plus s’attendre à voir un empereur emporté, tel un héros d’épopée, comme l’aurait souhaité l’abbé Villars pour que sa menace de suicide soit vraisemblable 53 . Si un empereur au caractère emporté et colérique avait dû renvoyer Bérénice, la situation aurait été tragique pour la reine certes, mais le souverain aurait échoué à s’ériger en personnage tragique - comme le fait remarquer Aristote, un personnage trop mauvais n’inspire pas 52 R ACINE , J. 1999 : 450. 53 Il dit ironiquement : « Cependant le tour de maître a été, d’empêcher le Spectateur de s’apercevoir de ce qui devait faire tout le fin du dénouement ; de ménager la Catastrophe : et d’empêcher le monde de soupçonner que Titus pût être capable de se vouloir tuer. Un autre poète (M. Corneille, par exemple), s’il eût voulu faire qu’un premier Acteur se résolût à s’ôter du monde dans le cinquième Acte ; aurait grossièrement préparé son caractère selon les règles, et l’eût dépeint dès le commencement, violent, emporté, aimant peu la vie, […] » cité dans ibid., p. 517. Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 153 la pitié 54 . Racine doit faire parler Titus en empereur mais doit aussi en faire un personnage de tragédie capable d’inspirer la pitié et non uniquement la crainte. Il doit donc s’appliquer à respecter la maxime d’Horace que cite Saint- Ussans : Si vis me flere dolendum est Primum ipsi tibi : tunc tua me infortunia laedent. 55 Reprenant ainsi le chant IV de l’Énéide, trouve-t-on des vers de Virgile qui auraient des ressemblances nettes avec les vers prononcés par Titus ? À partir du vers 223, Jupiter envoie Mercure reprocher à Énée le retard qu’il prend à Carthage. Énée, comme Titus, est d’abord attéré : Mais à cette apparition Énée est resté muet, égaré, ses cheveux se sont dressés d’effroi et dans sa gorge sa voix s’est étouffée. 56 Et hésite ensuite sur la forme de l’annonce à la reine : Mais, hélas, que faire ? De quel langage oserait-il circonvenir la reine passionnée ? Par quel exorde commencer ? Et tantôt dans un sens son âme l’incline, et tantôt, aussitôt, dans l’autre, saisissant toutes sortes de partis, les tournant et retournant sans cesse. 57 De même qu’Énée, Titus fait préparer les vaisseaux, qui signifient un départ prompt et définitif - chez Virgile Énée doit partir de Carthage, et chez Racine Bérénice doit retourner sur ses terres - avant même de parler de ces préparatifs à la femme aimée. Dans l’Énéide : Dans cette hésitation, voici l’avis qui l’emporta : il convoque Mnesthée et Sergeste et le vaillant Séreste ; qu’en secret ils préparent la flotte, concentrent leurs compagnons sur le rivage, qu’ils s’arment et de tous ces changements dissimulent la cause. 58 Dans Bérénice, Titus entretient Paulin et Antiochus de sa décision de préparer le départ de la reine : J’attends Antiochus, pour lui recommander Ce dépôt précieux que je ne peux garder. Jusque dans l’Orient, je veux qu’il la ramène. Demain Rome avec moi verra partir la Reine. (v. 485-488) 54 Poétique, chap. 13, 1453a. 55 « Si tu veux que je te pleure, tu dois commencer toi-même par ressentir de la douleur : alors tes infortunes me touchent ». Art poétique, v. 101-102. Cité dans R ACINE , J. 1999 : 528. Traduction p. 1487. 56 V IRGILE 1997-2015 : 423. 57 Ibid. 58 Ibid. Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 154 L’autre point commun entre Énée et Titus réside dans leur ferme résolution à sacrifier un amour qui compte plus que tout pour eux-mêmes, au nom de la gloire de Rome et de l’Italie. Énée déclare à Didon : Pour ma défense je dirai peu de chose. Cacher par ruse cette fuite, je ne l’ai jamais espéré, détrompe-toi, et jamais je n’ai brandi le flambeau du mariage ni n’en suis venu à cet égarement. […]. les oracles lyciens l’ordonnent de rejoindre l’Italie. Là est mon amour, là ma patrie. 59 Comme dans Bérénice, deux amours entrent en concurrence : celui de la patrie donc l’amour de la gloire, l’amour politique ; et celui d’une maîtresse. On trouve dans l’Énéide une séparation d’amants qui n’est pas élégiaque car elle se fait sur fond de devoir politique, où le personnage masculin a en charge la fondation d’un empire, d’une nation. De même, Titus déclare à Bérénice que l’empire est « incompatible » avec son « hyménée », que la « Gloire » lui a fait entendre des paroles persuasives au point de remplacer la tendresse d’une maîtresse : Mais la Gloire, Madame, Ne s’était point encor fait entendre à mon cœur Du ton, dont elle parle au cœur d’un Empereur. (IV, V , v. 1096-1098) La lecture héroïque ou épique du traitement réservé à l’amour dans les discours de Titus est ainsi davantage satisfaisante ; une autre hypothèse nous est suggérée par Saint-Ussans, celle des tragédies où un sacrifice et ses enjeux sont le moteur de l’action et des émotions, comme l’Iphigénie à Aulis d’Euripide 60 . Il s’agirait alors de comparer les discours de Titus et ceux d’Agamemnon, deux souverains devant faire face à la nécessité de sacrifier un être féminin chéri. Lorsqu’Agamemnon explique à son serviteur l’oracle de Calchas, il débute par le regret d’être un « grand » et de se devoir à la gloire : « Heureux qui traverse sans gloire une vie sans danger. Celui-là je l’envie, et non celui qui est dans les honneurs », et « C’est justement cet éclat qui nous perd. Toute préséance est flatteuse, mais révèle un poison dès qu’on y a goûté 61 ». Titus lui-même déplore le pouvoir qui lui est confié et le statut de souverain : Plaignez ma grandeur importune. Maître de l’Univers je règle sa Fortune. 59 Ibid., p. 425-426. Nous soulignons. 60 « […] on voit que la Bérénice de M. Racine ressemble extrêmement à cette Iphigénie. » cité dans ibid., p. 532. 61 E URIPIDE , 1962 : 1288. Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 155 Je puis faire les Rois, je puis les déposer. Cependant de mon cœur je ne puis disposer. (III, I , v. 719-722) Lorsqu’au deuxième épisode Iphigénie arrive et parle à son père, celui-ci, très ému de la revoir en sachant qu’il devra la faire périr, hésite d’abord sur les propos à tenir : « Faut-il répondre oui ou non ? Je ne sais, mon enfant ». Il joue de l’équivoque tragique sur le verbe séparer : « Longue sera l’absence qui va nous séparer 62 ». Titus le dit également à Bérénice, mais sans masquer son propos : « Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer » (IV, V , v. 1061), et emploie à son tour un mot clé de la tragédie d’Euripide : « Vois-je l’État penchant au bord du précipice ? / Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ? » (IV, IV , v. 1003-1004). Les deux souverains sont d’autant plus comparables dans l’expression de leurs sentiments que c’est dans les moments marqués par la plus grande incertitude qu’ils optent pour le sacrifice de l’amour. Dans Iphigénie, Agamemnon se heurte d’abord à la rigueur de Ménélas qui ne comprend pas sa faiblesse, mais ce frère lui-même reconnaît par la suite que le sacrifice de la jeune fille est disproportionné au but de l’expédition, celui d’aller chercher une femme impudique, infidèle à son époux 63 . Il reconnaît être saisi de pitié pour le destin d’Iphigénie, or c’est précisément à ce moment-là qu’Agamemnon décide de la sacrifier : Je te rends grâces, Ménélas, de n’avoir pas dit ce que je craignais mais des paroles de raison et plus dignes de toi. […] Mais moi je ne puis plus éviter mon destin, et je dois accomplir le sacrifice de ma fille. (premier épisode, p. 1306-1307) Le même enchaînement d’événements est souligné par Bérénice : Je n’aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel […] Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire, Lorsque Rome se tait, quand votre Père expire, Lorsque tout l’Univers fléchit à vos genoux, Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous. (IV, V , v. 1081-1086) Titus reconnaît un peu plus loin : « Et je vois qu’après tous les pas que j’ai faits, / Je dois vous épouser encor moins que jamais » (V, VI , v. 1409-1410). Les deux souverains, lorsqu’ils sont dans l’indécision, ressentent plus qu’à n’importe quel autre moment leur devoir : « je dois accomplir le sacrifice » dit 62 Ibid., p. 1313. 63 « Il ne faut pas tuer ta fille, c’est moi qui te le dis, ni préférer mon intérêt au tien » (p. 1306). Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 156 l’un, et « je dois vous épouser encor moins que jamais » dit l’autre. Saint- Ussans fait ainsi remarquer que le trouble dans lequel les jette la vue de l’être cher ne les détourne pas de leur résolution : Agamemnon pleure en voyant pleurer sa fille ; comme Titus pleure en voyant pleurer sa maîtresse. Le Grec ne se laisse jamais si fort attendrir, qu’il en change de résolution ; comme le Romain, quelque sensiblement qu’il soit touché, ne se laisse jamais fléchir. Ils disent l’un et l’autre, dans l’emportement de leur douleur, des choses fort approchantes. 64 En relisant Cinna de Corneille, pièce antérieure de vingt-huit ans à Bérénice, on trouve une dernière source d’inspiration pour Racine, avec un personnage d’empereur exprimant ses doutes sur les choix à faire ainsi que sur l’orientation à donner à son règne, entre vice et vertu. Il n’est pas question pour Auguste de quitter l’impératrice Livie, il est question d’un autre sacrifice, celui de sa tranquillité. En souhaitant épouser qui bon lui semble, Titus s’exprime sur un thème tout à fait similaire. Des répliques, telles que celle citée plus haut aux vers 719-722, montrent Titus en « maître de l’Univers » mais cette maîtrise et ce pouvoir sont vécus comme une charge plus que comme un honneur ; ce que l’on trouvait déjà dans la bouche d’Auguste : Cet empire absolu sur la Terre et sur l’Onde, Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le Monde, Cette grandeur sans borne, et cet illustre rang, Qui m’a jadis coûté tant de peine et de sang, Enfin tout ce qu’adore en ma haute fortune D’un courtisan flatteur la présence importune, N’est que de ces beautés dont l’éclat éblouit, Et qu’on cesse d’aimer, sitôt qu’on on jouit. […]. Dans sa possession [l’Empire] j’ai trouvé pour tous charmes, D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes, Mille ennemis secrets, la mort à tout propos, Point de plaisir sans trouble et jamais de repos. (II, I , v. 357-364 et v. 373-376) Mais si dans Cinna l’empereur évoque la possibilité de quitter l’empire, cette remise en question de son statut n’est pas la conséquence d’une contrariété forte comme dans le cas de Titus. Titus prend son rôle d’empereur à contrecœur car Bérénice est déjà dans sa vie. Auguste, lui, a tout fait pour conquérir le pouvoir - les guerres civiles sanglantes dont il est responsable sont amplement rappelées dans Cinna - mais a éprouvé par la suite une sorte de désillusion diffuse et générale, en prenant conscience de ce qu’implique la vie 64 Cité dans R ACINE , J. 1999 : 532. Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 157 de dirigeant politique et de personnage public. Il se livre pourtant, dans cette réplique qui ouvre l’acte II, à une description longue et précise de son état d’esprit et de ses hésitations, une description s’apparentant à un développement de la remarque de l’Agamemnon d’Euripide, sur la différence de destin entre ceux qui traversent « sans gloire une vie sans danger » (voir supra) et ceux qui embrassent un destin royal ou impérial. Un dramaturge comme Racine peut ensuite reprendre pour le compte d’un autre personnage certaines tournures, notamment les termes de « haute fortune » rimant avec « importune » dans le discours d’Auguste, et devenant « grandeur importune » dans celui de Titus. C’est peut-être le dernier vers cité d’Auguste qui entretient le plus de similitude avec le discours de Titus : « Point de plaisir sans trouble et jamais de repos ». Le plaisir de nouer une relation amoureuse heureuse et réciproque avec la reine Bérénice ne peut être, pour un empereur de Rome, « sans trouble ». La dernière expression, « jamais de repos », signifie sans doute que l’empereur est toujours occupé, mais surtout qu’il n’a plus de moment à lui ; ce que Titus exprime autrement, quand il déclare : Je connus que bientôt, loin d’être à ce que j’aime, Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même, […]. (II, II , v. 463-464) Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre, Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner. Mais il ne s’agit plus de vitre, il faut régner. (IV, IV , v. 1100-1102) Le verbe régner présente alors un sémantisme négatif : il n’est pas entendu comme le fait de gouverner un état ou un territoire, mais comme un état de perte, celle de la vie personnelle et celle de l’otium. Auguste décide de régner en déclarant « Je consens à me perdre afin de la sauver [Rome] » (v. 624, nous soulignons). Ils ont chacun une formule mettant en parallèle le rôle de personnage public et celui de citoyen anonyme : « Je veux être Empereur, ou simple citoyen » (Auguste, v. 404), « Moi-même à tous moments je me souviens à peine / Si je suis Empereur, ou si je suis Romain » (Titus, v. 1392- 1393). c) Comparaison des règnes des empereurs : l’emprunt d’éléments discursifs aux narrateurs historiens Certaines répliques de Titus, enfin, convoquent des formules ou tournures des narrateurs historiens - comme c’était le cas pour Agrippine - à savoir Aurélius Victor, Suétone et Tacite, quand il évoque son propre parcours, son accession au trône et la lignée des empereurs qui le précèdent. Chez Aurélius Victor, Titus est décrit comme bon souverain alors qu’il était pressenti pour régner en empereur cruel : Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 158 […] ces qualités furent d’autant plus appréciées que, d’après certaines de ses actions lorsqu’il était encore simple particulier, on croyait qu’il serait d’une excessive cruauté et porté sur la débauche et la cupidité. […] aussi tous le considérant comme un autre Néron et le nommant ainsi, avaient accueilli défavorablement son avènement. 65 Dans Bérénice, Titus rappelle à Paulin que son attitude passée ne ressemble en rien à l’image d’empereur qu’il veut incarner et qui guide ses actions depuis quelques temps : Tu ne l’ignores pas, toujours la Renommée Avec le même éclat n’a pas semé mon nom. Ma jeunesse nourrie à la Cour de Néron S’égarait, cher Paulin, par l’exemple abusée, Et suivait du plaisir la pente trop aisée. (II, II , v. 504-508) Le nom Néron apparaît comme un signe linguistique figeant de manière forte le sémantisme de l’horreur, faisant de son porteur un repoussoir. L’appréhension de Titus à l’idée que la postérité compare les empereurs entre eux et le rapproche de Néron est tout à fait perçue par Paulin, qui a entamé un premier développement sur ce thème 66 . D’autant plus que le texte de Suétone convoque la même expression le rapprochant de Néron : Outre sa cruauté, on appréhendait encore son intempérance, parce qu’il se livrait avec les plus prodigues de ses amis à des orgies qui duraient jusqu’au milieu de la nuit ; et non moins son libertinage, à cause de ses troupes de mignons et d’eunuques, et de sa passion fameuse pour la reine Bérénice, à laquelle, disait-on, il avait même promis le mariage. […]. Enfin, tous le considéraient et le représentaient ouvertement comme un autre Néron. 67 La raison de la présence de la figure de Néron dans les discours de Titus se trouve ainsi dans les textes anciens eux-mêmes. Au moment où Bérénice menace de mourir, l’image de la cruauté néronienne refait surface : Non, je suis un barbare. Moi-même je me hais. Néron tant détesté N’a point à cet excès poussé sa cruauté. Je ne souffrirai point que Bérénice expire. (IV, VI , v. 1208-1211) 65 A URELIUS V ICTOR 1999 : 15. 66 « Depuis ce temps, Seigneur, Caligula, Néron, / Monstres, dont à regret je cite ici le Nom, / Et qui ne conservant que la figure d’Homme, / Foulèrent à leurs pieds toutes les Lois de Rome, / Ont craint cette Loi seule, et n’ont point à nos yeux / Allumé le Flambeau d’un Hymen odieux » v. 397-402. 67 S UETONE 1993 : 72 (XI, 7). Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 159 Le nom propre Néron est d’ailleurs prononcé quatre fois dans Bérénice, contre trois fois pour Vespasien, une fois pour Caligula, deux pour Jules, une pour Antoine et Claudius 68 . Le texte de Dion Cassius sème également le trouble, de manière encore plus subtile, entre les figures de Titus et de Néron : Sous le sixième consulat de Vespasien et le quatrième de Titus, le temple de la Paix fut édifié ; et ce qu’on nomme le Colosse fut dressé dans la voie Sacrée ; ce colosse a, dit-on, une hauteur de cent pieds, et c’est la figure de Néron, suivant les uns, celle de Titus, suivant les autres. 69 La volte-face opérée par Titus au moment de régner est décrite par chacun des auteurs, et c’est du texte de Tacite que les énoncés raciniens se rapprochent le plus. Tacite écrit dans les Histoires : « Et de son côté, pour qu’on le jugeât supérieur à sa condition, il se montrait sous les armes brillant et résolu ; ses propos affables suscitaient le zèle dans le service […] 70 ». Titus explique à Paulin les raisons de sa conduite exemplaire dans des vers reprenant cette ardeur militaire, pour la relier au sentiment amoureux qu’il éprouve pour Bérénice : Je prodiguai mon sang. Tout fit place à mes armes. Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes Ne me suffisaient pas pour mériter ses vœux. J’entrepris le bonheur de mille Malheureux. ( II, II , v. 511-514) S’il tente de se montrer « supérieur à sa condition » chez Tacite sans qu’aucune raison soit avancée, Racine reprend ce souhait de l’empereur Titus à son compte et la lui fait exprimer au discours direct et à la première personne car il entre en accord parfait avec l’enjeu de l’amour pour Bérénice et permet de susciter l’émotion tragique de la pitié en quelques vers. Il affirme en effet avoir cherché à mériter Bérénice : Tout cela (qu’un Amant sait mal ce qu’il désire ! ) Dans l’espoir d’élever Bérénice à l’Empire, De reconnaître un jour son amour et sa foi, Et de voir à ses pieds tout le Monde avec moi. (v. 435-438) Je lui dois tout Paulin. Récompense cruelle ! Tout ce que je lui dois va retomber sur elle. (v. 519-520) 68 G. Forestier poursuit le rapprochement dans la notice de notre édition : « Néron était-il autre chose qu’un Titus ayant continué, une fois empereur, à céder à ses propres envies et à les faire approuver, malgré elle, par Rome ? », Dans R ACINE , J. 1999 : 1458. 69 D ION C ASSIUS 1867 : 309-311 (LXVI, 15). 70 T ACITE 1992 : 76 (V, 1). Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 160 alors qu’une fois que la fortune l’aura hissé au rang suprême, il devra la renvoyer. La fonction de la parole de Titus dans Bérénice est ainsi double. Elle doit, par l’hésitation, le malaise, le mutisme, être symptomatique de la crise tragique que traverse le sujet en étant acculé à dire la séparation. L’écriture de ses discours est entièrement impliquée dans la manière dont l’action est menée, c’est même elle qui mène l’action globale de la pièce puisqu’elle détermine le bonheur ou le malheur d’Antiochus, et le bonheur ou le malheur de Bérénice, sachant que l’attente de la reine donne lieu à des situations d’ironie tragique - Bérénice se flatte lors du premier acte d’un espoir que l’on soupçonne vain. Mais surtout, la parole de Titus se doit d’être vraisemblable au regard des sources, qui apparaissent davantage comme épiques. Ce n’est pas dans les vers amoureux spécifiquement qu’il faut chercher une inspiration ancienne aux paroles de Titus, car elles sont surtout motivées par l’adaptation de la figure historique de l’empereur à un public français et aux « mœurs galantes ». R. Rapin intitule en effet le chapitre 20 de la deuxième partie de ses Réflexions sur la poétique comme suit : « Le système de la tragédie chez les Grecs est la terreur et la pitié - Celui de la nôtre est la galanterie et la tendresse - Pourquoi ? 71 ». Il écrit par exemple : Nous sommes plus humains [que les Anglais], la galanterie est davantage selon nos mœurs, et nos poètes ont cru ne pouvoir plaire sur le théâtre que par des sentiments doux et tendre en quoi ils ont peut-être eu quelque sorte de raison. 72 Il considère que le public français, parce qu’il est majoritairement féminin 73 , est responsable de cette adaptation des dramaturges et que celle-ci est un appauvrissement ; ainsi […] la tragédie a commencé à dégénérer, […] on s’est peu à peu accoutumé à voir des héros sur le théâtre touchés d’un autre amour que celui de la gloire, et […] tous les grands hommes de l’antiquité ont perdu leur caractère entre nos mains. 74 Pourtant Titus est bien dépeint comme héros de l’Antiquité, précisément parce que l’amour qui le touche précède son amour pour la gloire et qu’il parvient, dans le temps de la pièce, à faire place à cet amour de la gloire et à accepter de laisser mourir lentement son amour pour Bérénice. Il fait le chemin inverse. Dans Bérénice, pièce méta-théâtrale, se trouve le souci de 71 R APIN , R. [1684] 2011 : 539. 72 Ibid., p. 541. 73 Les femmes « se sont érigées en arbitres de ces divertissements ». Dans ibid., p. 542. 74 Ibid., p. 544. Comment Racine fait-il parler des Romains en français ? PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 161 plaire à un public français mais en remontant aux origines de la tragédie et aux origines narratives de l’empire romain : Titus parle-t-il en amoureux français ou en souverain romain ? Est-ce l’amour ou est-ce l’honneur qui doit l’emporter ? La dignité ancienne ou la galanterie moderne ? S’intéresser aux discours de Titus permet de voir en Bérénice une réflexion du théâtre classique sur lui-même, une vraie question d’actualité littéraire posée par Racine. Nous avons pu constater que c’est dans les textes ayant pour thème le poids du pouvoir, les sacrifices qu’il demande et le sens du devoir politique que l’on trouve des réponses et de véritables intertextes aux répliques de Titus. C’est en cela que Bérénice est une synthèse parfaite entre une certaine dignité ancienne d’un côté et le placere de l’autre, l’expression d’un amour parfait, mais parfait précisément parce qu’il appelle au dépassement de soi - et au dépassement des clivages des siècles par la même occasion. Si l’entreprise de lecture conjointe de Britannicus et Bérénice à la lumière de textes qui ont servi de source d’écriture peut paraître superficielle du point de vue de l’étude spécifique de ces pièces, l’entreprise était déjà considérée comme importante par M. Hawcroft et V. Worth, pour Alexandre le Grand. Dans l’introduction de l’édition séparée qu’ils ont fournie de cette tragédie en 1990, ils rappellent la critique de Saint-Evremond à l’égard de la deuxième tragédie de Racine, qui selon lui trahit Quinte-Curce, pour reprendre ensuite cet auteur et souligner la sévérité du jugement du critique. Ils citent de manière ciblée le texte de Quinte-Curce et mettent en lumière les éléments qui sont repris par Racine dans son Alexandre : l’inspiration des discours de Porus et de Taxile, par exemple, est à chercher du côté des paroles des Scythes 75 . Notre enquête révèle que Racine fait parler des figures romaines en français à partir d’une fidélité 1) aux textes narratifs latins et grecs comme on pouvait s’y attendre, et cette fidélité se révèle être d’ordre lexical et syntaxique dans le cas d’Agrippine ; 2) aux textes tragiques grecs et français, même ceux dont la fable n’a pas de rapport direct avec le sujet qu’il choisit de mettre en drame. La fable a moins d’importance que le caractère et la posture qu’il souhaite représenter - cela fonde d’ailleurs les dissemblances entre le Titus de Racine et le Tite de 75 « Or, les Scythes élaborent deux raisonnements, différents mais complémentaires : ils n’ont pas cherché à attaquer Alexandre, mais sauront bien se défendre ; leur amitié serait plus utile à Alexandre que leur inimité. Que fait Racine de ces données ? Il répartit les deux arguments entre Porus et Taxile - pour les opposer. ». Dans R ACINE , J. 1990 : XII. Clarisse Chabernaud PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0009 162 Corneille. Le micro-corpus de départ s’est donc étoffé au cours de notre lecture des répliques de Titus, lesquelles reprennent un réseau d’images et un ton : Racine rend hommage en Titus au mutisme d’Énée et à l’hésitation horrifiée d’Agamemnon, par-delà la lassitude et la résignation d’Auguste. Bibliographie Sources primaires A RISTOTE . Poétique, M. 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