Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2021-0010
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2021
4894
Tapage théâtral et ouverture à la vie sensible dans le théâtre de Baron (Le Coquet trompé [1685], Les Enlèvements [1685], La Coquette et la fausse prude [1686], Le Jaloux [1687], L’École des pères [1705])
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Emmanuel Minel
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PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 Tapage théâtral et ouverture à la vie sensible dans le théâtre de Baron (Le Coquet trompé [1685], Les Enlèvements [1685], La Coquette et la fausse prude [1686], Le Jaloux [1687], L’École des pères [1705]) E MMANUEL M INEL À la mémoire de Christian Biet, que passionnèrent d’autres violences théâtrales que les tapages comiques et scéniques de Baron. Il fut un maître aimable À Fontenay Sourire filou et voix de sable À jamais Michel Baron, fils d’André Baron et de Jeanne Auzoult, tous deux comédiens du Marais, puis du Roi, qui le laissent assez tôt orphelin, entre dans la troupe pour enfants du Dauphin, dirigée par La Raisin, joue en 1666 pour Molière, revient chez Molière comme membre de la troupe à part entière à seize ans, en 1670, épouse la fille de La Thorillière (qui est passé avec lui et les époux Beauval à l’Hôtel de Bourgogne en 1673), est père de plusieurs enfants eux-mêmes comédiens, et est considéré comme le plus grand acteur de son temps. Il se retire tôt du théâtre (1691), trompé par d’autres espérances, et vit trente ans de retraite dans sa maison de Paris, en voisin de Charles Perrault, avant de remonter sur les planches à la demande de La Palatine, avec encore un immense succès de 1720 à sa mort, en décembre 1729, pour jouer le répertoire post-louis-quatorzien en plus des grands classiques. Partisan de Corneille plutôt que de Racine, compagnon de Molière, il est un acteur intense, qui incarne ses personnages. Il est aussi l’auteur à redécouvrir de quatre comédies publiées en 1686, plus deux traductions de Emmanuel Minel PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 164 Térence en vers, publiées en 1704 et 1706, et une pièce créée en 1687, Le Jaloux, mais qui ne sera publiée chez Ribou qu’en 1736, après sa mort, en complément des autres. Si L’Homme à bonne fortune et Le Jaloux restent dans l’histoire du théâtre français, son œuvre entière mérite un regain d’intérêt, que permet aujourd’hui l’édition critique de son théâtre donnée par I. Galleron et B. Sommovigo 1 . C’est dans la perspective d’une articulation entre les théâtres du 17 e et du 18 e siècle et dans celle d’une valorisation spécifique de la comédie post-moliéresque que je voudrais proposer une lecture de motif dans l’ensemble de cette œuvre qui m’avait tenu joyeusement compagnie pendant le « premier confinement » coronaviral de 2020, en France. Je donnerai les références de mes citations dans mon édition d’usage, celle de 1759 (autorisation d’imprimer de 1758), en trois volumes, par les « associés » parisiens de Nyon, à savoir Veuve Gandouin, Veuve Bordelet, Prault, Barrois, Veuve Damonneville, Durand, Aumont et Duchesne, augmentée « de deux pièces qui n’avaient point encore été imprimées et de diverses poésies du même auteur ». Ce qui m’intéressera ici est le lien entre énergie et théâtralité qui se manifeste dans l’incipit de presque toutes les pièces et qui, annonçant les problématiques intellectuelles du 18 e siècle (le siècle de l’invention de la thermodynamique, tout de même ! ), tant scientifiques que morales et politiques, s’enracine pourtant dans les débats du 17 e siècle sur le fait théâtral (dramatique et scénique), la mimésis aristotélicienne, la monstruosité médéenne (fameux coup d’essai de Corneille ! ), et influe sur l’évaluation même du jeu des acteurs, emphatiques ou naturels (dont l’ouverture « historique » du Cyrano de Rostand porte encore la mémoire, deux cents ans après ! ). Effervescence comique Souvent les pièces de Baron commencent de façon à créer de l’agitation sur la scène, et comme si le principe même de l’agitation l’emportait sur le mobile d’intrigue. La situation d’effervescence, de bruit, comme s’il s’agissait, dans une perspective méta-dramatique, d’attirer l’attention sur le commencement du fait théâtral, paraît être une sorte de signature du théâtre de Baron, à lire les pièces les unes après les autres, mais aussi à les lire en comparaison avec la production écrite et « classique » du 17 e siècle, qui lui sert de modèle 1 Michel Baron, Théâtre complet, éd. par I. Galleron et B. Sommovigo, Paris, Classiques Garnier, 2015 (vol. 1) et 2018 (vol. 2). Tapage théâtral et ouverture à la vie sensible dans le théâtre de Baron PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 165 déclaré (voir la lettre en vers « À Madame la Duchesse du Maine » 2 ). Cette agitation de mots presque pour ne rien dire, parfois, cette fébrilité de locuteur, cette agitation de gesticulation ou d’interlocution, parfois de monologue, même, a moins de fond philosophique que la célèbre entrée en scène d’Alceste dans Le Misanthrope de Molière, et du coup davantage de pure fonction phatique. Sans doute est-ce du côté du théâtre de foire et de farce qu’il faut y chercher un antécédent, mais c’est aussi dans une sorte d’éthos du comédien-auteur (que j’opposerais volontiers ici à celui de l’auteur-comédien que serait malgré tout Molière), qui ressent le besoin, non seulement de signaler techniquement le commencement de la pièce, mais de se mettre, par une sorte d’ébrouement préliminaire, dans le corps du théâtre, dans le corps collectif des personnages. C’est dans le vaudeville moderne et son esthétique, « populaire » et très « physique », des « portes qui claquent » que l’on trouvera la continuation de cette façon d’aborder l’art dramatique / théâtral. Parfois solitaire, parfois en situation d’interlocution, le locuteur principal de la scène d’ouverture peut ainsi voir sa tirade envahie par les répétitions, les appels, cris et interjections, voire, sur une durée un peu plus longue, celle de la scène entière, par des revirements de pensée, des oublis et remémorations, des adresses d’ordres à plusieurs interlocuteurs alternés. Baron, habilement, produit bien sûr alors du contenu de discours, qui relève de la scène d’exposition, où sont donnés des éléments de caractère, des informations de vraisemblance, de temps et de lieu, des indices et jalons pour l’intrigue, voire une dimension authentiquement comique, mais l’agitation s’y sur-imprime comme une marque de fabrique, pour l’auteur, et une impulsion théâtraliste, pour l’acteur. Ainsi, dans le début de la comédie en un acte, Les Enlèvements (1685), M. de la Davoisière, parlant à la fois à Pellerin, son intendant, et à Monsieur Guillaume, son fermier et père de la jeune fille à marier qui sera au cœur de 2 « Le grand Corneille et l’illustre Molière, / Ces deux poètes si vantés, / À mes yeux se sont présentés : / Racine marchait à leur suite, / J’en suis oculaire témoin, / Et malgré son rare mérite, / Il ne les suivait que de loin. / […] Corneille le premier a rompu le silence / […] Qui découvre si bien les secrets de mon art, / […] Molière d’un air gracieux, / Et moitié vers et moitié prose, / m’a fait entendre de son mieux / Qu’il souhaitait la même chose. / Racine s’exhalant en termes superflus, / A pris son style pathétique, / Et déployé toute sa rhétorique, / Pour me prier … N’en parlons plus, / Voici les œuvres que j’apporte ». (« Lettre à S.A.S. Madame la Duchesse du Maine, sur la commission qu’elle me fit l’honneur de me donner, de lui chercher un Corneille, un Molière et un Racine, de la meilleure édition », section « Poésies diverses » du tome 3 de l’édition Nyon-Veuve Gandouin et Compagnie de 1758, p. 330-31). Emmanuel Minel PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 166 l’intrigue, installe une impression de vivacité et de complication du monde, alors que son caractère ne le demande nullement 3 , mais seulement (au mieux) l’imbroglio des projets d’enlèvements qui va suivre. — Adieu, Monsieur Guillaume, ayez toujours bien soin de mes affaires. Pellerin, je vais dîner chez M. de la Marcilière, j’y pourrai bien souper, peut-être. Avezvous fait seller le Superbe ? — Oui, Monsieur, mais j’ai bien peur qu’on ne soit contraint de lui changer ce nom dans peu. La pauvre bête commence à se sentir de la vieillesse ; et ses génuflexions continuelles vous feront avouer, peut-être à vos dépens, que l’Humble ou le Civil seraient des noms qui lui conviendraient mieux. — Je ne m’en suis pas encore aperçu. — Tant mieux pour vous. — Monsieur Guillaume, faites dresser toutes vos quittances, je les signerai à mon retour. — Oui, Monsieur. — Pellerin, vous direz à ma femme où je suis allé. — Oui, Monsieur. — Monsieur Guillaume, envoyez Babet au Château, pour la divertir ; une pauvre malade est ravie d’avoir quelqu’un pour s’amuser. — Je n’y manquerai pas. — Pellerin, la fille de Monsieur de la Sozière, ma bru prétendue, doit venir voir ma femme : dites bien à mon fils le Comte, qu’il ne sorte pas aujourd’hui, afin qu’il se trouve pour la recevoir. — C’est assez. — Monsieur Guillaume … j’avais encore quelque chose à vous dire. — Que vous plait-il ? — Je m’en souviendrai. Pellerin ? — Monsieur ? — Prenez garde que mon fils le Chevalier ne fasse de sottise. — j’aurai l’œil. — Ah ! Je m’en ressouviens, Monsieur Guillaume : n’oubliez pas, un des jours de cette semaine, de passer au Moulin rouge, et d’observer ce qu’il y a à faire. — J’irai, Monsieur. — Attendez. Est-ce tout ? Oui. Adieu. [Il sort.] Le détour ironique de Pellerin sur le nom du cheval permet de marquer, peutêtre, le processus de précarisation financière du noble (à quoi s’oppose la prospérité croissante de Monsieur Guillaume, attestée peu avant par M. de la Davoisière lui-même), comme l’allusion aux besoins de rénovation du moulin, et relève donc de la critique sociale, mais il sert surtout à signaler ce nom, et l’énergie tutélaire qu’il doit apporter dès le « départ » à la pièce. Quant à la suspension de mémoire, autre petite merveille de procédé, elle accentue la couleur de complication et d’agitation, de façon d’autant plus heureuse que le personnage orchestrateur en triomphe. Et il en triomphe pour se souvenir qu’il s’agit d’un moulin, qui appelle l’image de la roue et du mouvement perpétuel, qui est de couleur rouge, signe de sang et d’énergie. Cette heureuse comédie semble enfin placée sous le signe d’une énergie généreuse et bénigne, secourable aux malades et aux faibles, rechignant à déclasser les vaillants et les « superbe(s) » du passé, feignant de ne pas s’apercevoir qu’ils sont un peu sur le retour. Le mariage du premier fils avec sa noble promise, celui du 3 Les soucis de gestion du maître de maison semblent cependant être un point d’éthos existentiel sensible pour Baron. On le retrouve plaidé par Télamon dans L’École des pères, pièce imitée des Adelphes de Térence, à l’autre bout de sa carrière. Tapage théâtral et ouverture à la vie sensible dans le théâtre de Baron PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 167 second avec la jeune et riche fille du fermier, et les coups de bâton que reçoivent pour finir les grossiers petits paysans, rivaux trop ridicules, font un bon programme politique pour le siècle qui s’achemine, en partie contre son gré, vers la Révolution. Cent ans plus tard, les énergies s’emploieront momentanément dans un autre scénario, avant de revenir à celui-ci, mais qui n’en aura plus le charme. En attendant, ce qu’offre Baron dès l’entrée en scène, c’est, en sus d’une peinture sociale et d’un potentiel d’intrigue, une énergie qui éveille le théâtre, la présence réelle de la scène. De même, dans le « Prologue » du Rendez-vous des Tuileries, ou Le Coquet trompé (1685), qui expose comment Baron-auteur ne veut plus faire jouer sa pièce quelques heures à peine avant la première, Mlle Beauval, actrice enthousiaste et un peu tyrannique, agite son monde et donne l’ordre du branle-bas-de-combat. Le moment de l’impulsion théâtraliste décisive est ici d’autant plus remarquable qu’il est légèrement syncopé, commençant après une brève première réplique de M. de La Thuillerie et la prise de conscience par Mlle Beauval que lui est « hors-jeu » et « ne joue pas aujourd’hui ». (Scène 1) — Monsieur de La Thuillerie, que veut donc dire ceci ? Je ne devinerais point que l’on joue aujourd’hui une pièce nouvelle : il est près de cinq heures et je ne vois encore personne d’habillé. À quoi vous amusez-vous ? — Moi ? — Ah ! Il est vrai que vous n’y jouez point. Champagne, Champagne, Janot, Champagne, Lacronier, Champagne ? (Scène 2) — Mademoiselle. — À quoi songes-tu ? Que fais-tu ? D’où viens-tu ? Pourquoi n’allumes-tu pas ? Il faut faire maison neuve ; il y a deux heures que je suis habillée, moi, et ces coquins-là … — Mademoiselle, si vous voulez, tout sera prêt dans un moment ; mais Monsieur le Baron vient de m’envoyer dire de ne pas allumer si tôt. Le style, ici, fait parfois penser à Diderot, plutôt qu’à L’Impromptu de Versailles, c’est-à-dire que Diderot se serait inspiré de Baron, qu’il dit estimer fort (comme tout le siècle qui va de 1660 à 1760 ! ), et de son théâtre, pour sa prose dialogique, celle de Jacques ou celle du Neveu. Quelques répliques plus loin, avec l’entrée du personnage de M. Le Baron pour la scène 3, le même procédé de fanfare interjective est remis en œuvre : ce n’est plus « Champagne, Champagne, Janot, Champagne » mais « Hai, Picard, Picard, Picard ? — Monsieur. — Tiens, prends mon manteau et reporte mes habits chez moi. » Dans La Coquette et la fausse prude (1686), le dispositif énergétique du début de pièce est sans doute moins complexe et de moindre portée métadramatique, mais il reprend le procédé explosif. On le dirait ici tiré du Misanthrope, mais, apparaissant comme typique, statistiquement parlant, du théâtre de Baron, il doit être pensé comme allant au-delà de la simple ressource d’une rhétorique de scène. Damis, l’oncle de Cidalise, fâché contre Emmanuel Minel PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 168 elle, sature, dès la première réplique, l’espace scénique d’une énergie colérique qui capte l’attention. D’autant qu’elle se caractérise par le polyptote, par essence vide d’information nouvelle 4 , ne signifiant que la cause sousentendue de sa propre accumulation. Une page plus loin dans l’échange, c’est le lien du dire au faire, ou plutôt du faire au dire, qui est identifié comme la raison de cette explosion théâtrale. C’est montrer qu’au théâtre, malgré peutêtre les apparences, il n’est pas de dire sans faire, non plus que de parole sans corps 5 . — Hé ventrebleu, Madame, mariez-vous, mariez-vous, mariez-vous : hé mariezvous, pour la centième fois, et ne vivez point comme vous faites. — Que fais-je donc, Monsieur, de grâce, qui mérite des réprimandes de la sorte ? — Hé mariezvous, vous dis-je, et ne me forcez point à m’expliquer mieux. — Vous êtes mon oncle, Monsieur. — Oui, têtebleu, je le suis. — Et je ne conseillerais pas, à qui que ce fût dans le Royaume, de penser la moindre des choses que vous m’osez dire. — Je ne connais aussi personne dans le Royaume, qui voulût penser la moindre des choses que vous faites. — En vérité, Monsieur, vous m’en dites un peu trop. — N’en faites pas tant, et je vous en dirai moins. La réalité violente du « faire » s’impose ici d’autant mieux qu’entre les propos de Cidalise, motivés par le souci de décence (i.e. cela ne se dit pas ! ), et ceux de Damis, obsédés par une réalité scandaleuse qu’il n’ose dire, il y a sans cesse quiproquo : les intensions discursives se croisent, mais ne se rencontrent pas, laissant justement à ce-à-quoi-pense-Damis toute sa grossièreté matérielle et physique 6 , sans compromis. Conditions matérielles d’existence et Passion des corps Le second versant intéressant de cette théâtralité baronienne est celui de la mise en valeur du pénible de la vie sensible : le froid, la fatigue, la soif, la faim, etc., qu’on peut considérer comme un témoignage social et une sorte de plaidoyer, ou du moins de signalement, mais qui relève aussi sans doute d’une 4 Celle-ci assumée, comme le montre la réplique du « et ne me forcez point à m’expliquer mieux » (voir ci-dessous). 5 Ce qui, dans l’absolu philosophique (et même théâtral), se discute, bien entendu. On a dit que le théâtre de la Renaissance, par exemple, était d’abord un théâtre de fantômes et de spectres, de voix spectrales. Sans doute est-ce par le comique que s’impose une modernité anti-spectrale, comique qui apparaitra ainsi comme consubstantiel à la tragi-comédie, avant qu’en riche lieu on ne veuille le contraire … ce qui devenait possible, une fois le mal fait, de l’incarnation des spectres. 6 Cidalise entretient les espérances d’un Conseiller, d’un Gentilhomme et d’un financier. Mais Damis pense qu’elle doit donner un peu plus que des espérances. En échange, ceux-ci l’aident dans ses « affaires », de procès en particulier. Tapage théâtral et ouverture à la vie sensible dans le théâtre de Baron PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 169 impulsion théâtraliste. On l’imagine volontiers ancrée dans l’expérience personnelle d’un homme et déjà d’un enfant-acteur, fils d’un couple d’acteurs, enfant de la balle, pour qui le sens expérimenté de la vie s’élabore consubstantiellement à l’expérimentation du théâtre (ce qui n’est pas le cas d’un Molière, par exemple). On y verra aussi un écho à l’univers romanesque qui s’élabore (entre réalisme et picaresque) sur le 17 e -18 e siècle, mais il n’est pas manifeste, ici, que le récit nourrisse la scène, tant la fonction de signalement des corps a l’air de l’emporter avec naturel. Le début du Coquet trompé (1685), après le jeu du prologue, propose une scène de genre très vivante, plus proche d’un script de cinéma d’aujourd’hui que d’une scène de roman d’alors, ou même d’un passage de La Galerie du Palais de Corneille, de L’Intrigue des filous de L’Estoile, voire d’une comédie shakespearienne. Vie, violence et raffut imposent, dans une relative gratuité, la présence corporelle des acteurs et du fait théâtral. Le vendeur d’eau-de-vie, La Montagne, La Fleur, La Verdure et Le Suisse échangent, jouent, commercent et s’interpellent les uns les autres, ou bien dorment ! — Ah, ah, ah ! — Eau-de-vie, vie. Noix confites, Eau-de-vie, vie. — De l’eau-devie, parbleu, je vais me réjouir le cœur. — Hé ! Le voilà, le voilà, le traiteur, eaude-vie, vie, noix confites ; allons vite, allons vite. — Hai, hai, Bran-de-vin, hé, apporte-moi de l’eau de vie. — Qui est là ? Qui m’appelle ? — Viens ici. — Estce à vous ? — Hé, entre donc. — Vous m’avez pensé faire répandre toute ma marchandise. — Je voudrais t’avoir rompu la tête. Il y a deux heures que je t’appelle 7 . — Qu’y a-t-il pour votre service ? — Donne-moi … — Du Rossoly. — Non, je veux … — Des noix confites ? — Non. Versez-moi … — De l’Hipothèque 8 (sic.), du Bran-de-vin, de l’Eau-de-vie. — Tiens, voilà pour toi ; moi, je ne veux point tant de questions. — Il n’entend non plus de raison qu’un Suisse. — Tu fais le railleur : attends-moi. — Oh ! Jamais, n’y venez pas. — Ah ! Tu fais le méchant ? Tiens, tiens, garde-moi bien cela. — Au secours, je suis mort. — (La Montagne, s’éveillant) On y va, on y va. Me voilà, Monsieur, me voilà, me voilà. Mon flambeau … Ah bon, ma canne, je la tiens. Porteurs, allons, allons, vite, voilà Monsieur. Où allumerai-je mon flambeau ? Ah, voici de quoi … Ah … ah … Maître Michaut, ouvrez la porte. (Il s’endort.) 7 Comme Baron se montre souvent sensible aux questions des unités, mais avec ironie, comme son maître Corneille, on pourra penser ici que dans cette expression toute faite mais usant d’exagération, c’est la distorsion du temps naturel par le temps théâtral qui est proclamée malicieusement. C’est aussi une des fonctions de la comédie des corps qui ouvre le théâtre et précède l’action proprement dite. 8 Peut-être jeu de mot comique sur « Hypocras », vin mélangé d’épices, célébré par Rabelais. Emmanuel Minel PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 170 Quelques répliques plus loin, les valets appelés, La Fleur et La Verdure, trinquent avec Michaut, le Suisse, et La Montagne, aux dépens du vendeur d’eau-de-vie, qui se plaint d’avoir « la tête cassée », et la conversation roule sur les maîtres qui ont passé la nuit dans la maison de jeu : — Joue-t-on encore, là-haut ? — Non, ils ont tous quitté à six heures du matin. — Où sont nos maîtres ? — Le mien est allé à Versailles. Pour le vôtre, je ne sais ce qu’il est devenu ; il est sorti fort chagrin. — Sans doute qu’il avait perdu son argent. — Que ne nous appeliez-vous ? — Aussi ai-je fait, mais, Diable-zot, point de nouvelles, vous dormiez ; et par ma foi, je n’étais guère plus éveillé que vous. Deux pages plus loin, après un jeu de dispute, toujours énergique et cacophonique, pour savoir qui aura la complaisance de payer le vendeur, la scène développe une situation de jeu de cartes, où le dialogue se limitera aux annonces des équipiers, jouant à raison de 1,3 contre 2,4. La disposition typographique renforce l’idée d’automatisme mécanique et bruyant : LA MONTAGNE M e MICHAUT & & LA VERDURE LA FLEUR Trei Nove Quatro Otto Cinque Sei Touti Quatro Sei Nove Dou Touti. Le jeu se poursuivra sur toute la scène 2, après l’arrivée de Monsieur Darcy, qui conclue la scène, avant l’arrivée de La Marquise et de La Comtesse, par un : « Ah, Messieurs les coquins, je vous apprendrai à faire du bruit », identifiant la fonction première de la (ou des) scène(s) liminaire(s). La scène 3, qui fait entrer les personnages nobles, débute de façon moins bruyante, mais tout de même, là encore, très « physique », puisque c’est d’abord le passage où la Comtesse, quittant les lieux, se voit poursuivie par la Marquise, qui, dira-t-on à dessein en termes familiers, la « colle ». Avec l’intervention de Du Laurier, la conversation aborde la question, là encore très « physique », des violences faites au corps par la vie noctambule que mène l’héroïne. — Adieu, ma chère Marquise ; il est temps de se retirer — Il n’est que quatre heures, Madame, cela ne vaut pas la peine d’en parler 9 ; — Mais vraiment, c’est se moquer, il est presque jour, et de plus, je ne vois plus mes gens, mon équipage n’est point ici. — (D.L.) Hé ! Ne vous souvenez-vous point, Madame, que vous 9 Ces seize mots sont sans doute à attribuer à la marquise, et je rectifie mon édition. Tapage théâtral et ouverture à la vie sensible dans le théâtre de Baron PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 171 fîtes dire hier à votre cocher qu’il ne revînt point ; que vous coucheriez ici, afin d’aller aujourd’hui plus matin à la campagne ; hé bien, par ma foi, vous aviez raison. Vous n’avez pas été longtemps à vous habiller, vous serez bientôt prête, vous n’avez qu’à partir. — (L.M.) En vérité, Madame, je l’avais oublié. — (L.C.) J’ai fait la même chose aussi. 10 — (D.L.) Les bonnes têtes que voilà ! Une bonne vie ! Par ma foi, Madame, c’est se moquer, de mettre comme cela tout le monde sur les dents. Trois nuits sans se coucher, cela n’est-il pas beau ? Si vous saviez aussi les belles choses que cela fait dire de vous ; si vous entendiez … — (L.C.) Du Laurier est en colère. — Hé ! Qui n’y serait pas, Madame ? Il y a trois jours que je ne me déshabille point. Cette scène 3 se termine avec Du Laurier déclarant qu’il va s’endormir sur une chaise, pendant que la Marquise et la Comtesse restent à prendre le bon air du dehors ; mais la Marquise envoie encore réveiller un certain Dumont. L’effet de torture comique, sur le mode de l’endormissement empêché, peut se traduire du texte en jeu de scène. Au-delà du comique de contrariété (plus ou moins mécanique, lui-même), s’exprime l’effort d’énergisation des corps qui permet de lutter contre le sommeil et d’obéir aux ordres, et qui, à côté d’une possible critique sociale 11 , sert encore à signaler le théâtre. — (L.M.) Hé, Madame, ne rentrons point encore, je vous prie. Après avoir eu le nez sur des cartes ; après avoir demeuré si longtemps sur une chaise, je trouve un plaisir sensible à prendre l’air que je respire ici. — (L.C.) Restons-y tant qu’il vous plaira, je le veux bien. — (D.L.) Et moi aussi ; mais trouvez bon, moi, que j’aille respirer sur une chaise, où je ne serai pas longtemps sans dormir ; vous me réveillerez quand vous aurez besoin de moi. — (L.M.) Je le veux bien, mais faites éveiller Dumont, et lui dites qu’il me vienne parler tout-à-l’heure. 10 On pensera volontiers que les attributions de répliques sont ici à intervertir, logiquement, puisque c’est la Comtesse qui s’étonne de ne pas voir son équipage. 11 La critique sociale, ici, passe d’abord par la critique moraliste des maisons de jeu, de leur immoralité libertine (que sous-entend Du Laurier, quand il explique que les valets (qui, eux, n’entrent jamais, et dont spéculent) pensent que les dames n’y font pas venir des hommes pour jouer aux cartes mais y jouent aux cartes pour faire venir des hommes) ; c’est aussi, comme on le trouve de La Bruyère à Victor Hugo, une critique de la dépense inutile, qui jure avec les pauvretés du monde extérieur qui demanderaient à être soulagées. Une critique de Louis XIV, par la noblesse et par l’Église, puis de l’aristocratie toute entière, par le mouvement moral, économiste et hygiéniste des Lumières, se développera sur trois siècles. Mais le passage par le motif de la torture de fatigue, infligée en particulier aux gens de maison, est d’une certaine originalité. Chez Musset, plus tard, le thème des méfaits de la débauche sur la santé ne concernera que les débauchés eux-mêmes, Rolla, Lorenzo et les autres. Emmanuel Minel PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 172 La scène 5 offrira encore un écho affaibli de cette entrée en matière sur le thème de la torture par l’insomnie 12 , avec le personnage du laquais Dumont, que la Marquise fait réveiller pour lui demander s’il a bien trouvé quelqu’un pour porter la lettre à Éraste qui commence véritablement l’intrigue. La scène 4, assez longue, qui roule sur le thème du mariage et ne concerne que les deux nobles dames, tend à donner à la scène de Dumont un statut d’intermède plutôt que de véritable préliminaire, mais c’est pourtant bien un effet de rappel du thème d’ouverture qui est produit, et non quelque chose comme la scène (inutile et comique) de Dubois et sa lettre oubliée, dans Le Misanthrope. — (D.) Qu’est-ce donc qu’il y a de si pressé, Madame ? Tenez, Madame, voyezvous, si vous ne me laissez dormir tout mon saoul, je quitterai le métier. — (L.M.) Tu iras te recoucher dans un moment. — Mais me répondrez-vous que je dormirai aussi bien que je faisais tout à l’heure ? — Non, mais je réponds d’un bon soufflet si tu ne m’écoutes : as-tu trouvé un homme inconnu, pour cette lettre dont je t’ai parlé ? — Oui. — L’as-tu rendue ? — Oui. — À elle-même ? — Oui. — Qu’a-telle dit ? — Oui. — Qu’a-t-elle répondu ? Tu dors. — Elle a répondu que vous me laissiez aller dormir, s’il vous plait. — Coquin. — (L.C.) Laissez-le en repos, madame ; en l’état où il est, vous n’en tireriez pas une parole de bon sens. Va te coucher, Dumont. — Je vais donc rachever mon songe. Le Jaloux (1687) est une pièce de Baron restée célèbre, même si elle ne paraît pas avoir été publiée avant 1736, ce qui lui donne l’air d’être plus proche de Marivaux et de la sensibilité de la Régence et des Lumières que de celle du Grand Siècle. Elle semble combiner, dès l’ouverture, le motif du tapage et celui des corps malmenés, en répartissant, de façon très classique, les deux motifs sur les personnages du maître colérique et du valet victime résignée. Mais entre le nouveau Dom Juan et le nouveau Sganarelle, la 12 On notera que dans L’Homme à bonne fortune, on trouve aussi le thème de l’insomnie, à la scène 3, mais il n’y s’agit guère d’un motif de torture requérant de l’énergie, ni de quelque chose qui soit manifestement lié à l’energeia théâtrale. L’héroïne, Lucinde, y répond, en entrée de scène, à Léonor, sœur de son ami et soupirant Éraste, qui lui demande comment elle va : « Je ne sais, Madame, je n’ai point dormi. » Et Léonor lui rétorque, non sans sous-entendu grivois : « Les gens qui troublent votre repos, ne prennent peut-être pas assez de soin de vous le rendre. » C’est qu’un coquet arriviste, dont le personnage est construit en avatar de Tartuffe, obnubile sa raison et la détourne à la fois de ses résolutions de célibat après veuvage et de son affection pour Éraste. La pièce, du reste, commence très classiquement par un conseil de guerre entre Léonor, son frère Éraste et la bonne servante Marton pour chasser l’hypocrite coquet, Moncade. Peu de caractéristiques de la théâtralité baronienne se rencontrent dans cette pièce du volume 2, qu’accompagne, L’Andrienne adaptée de Térence, autre pièce à la manière d’un autre. Tapage théâtral et ouverture à la vie sensible dans le théâtre de Baron PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 173 modalité théâtrale de la dispute est bien différente de celle du « nez cassé », de la célèbre scène de Molière : elle n’est plus guère de « raisonnement », et devient très physique, sans même les feintes, contorsions et surprises de la commedia italienne. Si, par ailleurs, on apprend vite que le maître n’est devenu colérique et brutal que depuis qu’il est amoureux jaloux et qu’il souffre le martyre de sa passion, ce n’est qu’une occasion supplémentaire de montrer la violence des corps, qui s’exerce dans et sur les corps. Avec la Scène Première, qui sert de prologue solennel et où le valet Pasquin monologue, « tenant un flambeau », le motif de l’inconfort physique (et psychologique) ouvre le théâtre : Ma foi, sur l’escalier, on gèle franchement, / Ici j’enragerai du moins plus chaudement. / Que de cuisants chagrins en servant on essuie ! / Moncade ne vient point ! Morbleu que je m’ennuie ! / Je suis depuis dix ans (le fatiguant métier ! ) / Ou devant une porte, ou sur un escalier / Ou derrière un carrosse, assez mal à mon aise, / Ou marchant à grands pas à côté d’une chaise, / La nuit comme le jour presque toujours debout, / Buvant et mangeant peu, quelquefois point du tout : / Et pour surcroit d’ennuis, Moncade mon cher maître / Est devenu si fou, que dans Paris peut-être, / […] On trouverait à peine encore un pareil fou. / […] Furieux sans raison, il cherche à tout propos / À me rompre les bras, à me briser les os, / Il fait en cent façons nous varier la chose. / Amour, cruel Amour, quelle métamorphose ! Mais, si Pasquin témoigne de la condition malheureuse des valets et des portiers, et peut-être ainsi de la sensibilité de l’auteur à cette expérience sociale et existentielle, il se propose aussi comme une image analogique de la condition du spectateur de théâtre en attente de l’action, ou en attente d’entrer dans la salle, voire comme une allégorie du théâtre lui-même, qui, au terme de ce prologue, allume son flambeau, c’est-à-dire commence son action incarnée, ainsi que le veut Aristote, en éclairant le personnage qui entre en scène pour « crier », déclamer et gesticuler : PASQUIN : Mon maître alors … C’est lui, je l’entends ; comme il crie ! MONCADE, dans l’appartement de Julie dit : Ne vous emportez point, Madame, je vous prie : Vous ne me reverrez jamais. PASQUIN : Ah, le bourreau. Vite, vite, Pasquin, allume ton flambeau. Il va allumer son flambeau à des bougies qui sont sur une table. Avec la scène 2 commence véritablement la pièce et, comme on l’a déjà vu dans la manière de Baron, une gesticulation énergique, signalant à nouveau la présence physique des « acteurs », met les choses en route. Moncade y bouscule et violente Pasquin, dans une tradition de farce, sans doute, mais Emmanuel Minel PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 174 d’une façon remarquable parce qu’elle jure avec la dignité des personnages. Elle signale si l’on veut « l’extraordinaire » de la situation conformément à la théorie cornélienne, mais toujours dans la manière de Baron, qui fait endurer à ses acteurs liminaires une véritable Passion de la théâtralité, une incarnation dans la douleur. Il fallait entre nous une affaire éclatante / Pour vous déterminer. Ah ! Vous voilà contente. / Que fais-tu là, maraud ! — Monsieur, je vous attends. — (M. le jette par terre d’un coup de pied.) Apprends, pour me répondre, à prendre mieux ton temps. / — (P. en se relevant) Cet homme n’est-il pas d’un aimable commerce ? / Je crois que jour et nuit quelque diable le berce. / — […] Hem ? Plaît-il ? Parlestu ? — Je ne suis pas si sot. / — Je te romprai les bras si tu dis un seul mot. / — Ce prélude fait voir que je n’en suis pas quitte. / — […] Que disait-il ? Hé bien ! Tu n’as rien entendu ? / Il parlait bas ? Plait-il ? Quoi ! Tu ne l’as pas vu ? / Tu te moques de moi ? (Il donne un soufflet à Pasquin.) / — Comment faut-il donc faire ? / Si je parle, on me bat, et quand je me veux taire, / Également battu … — (M. mettant l’épée à la main.) Tu raisonnes, coquin ? / — Je suis mort. Pour finir, L’École des pères, la comédie la plus tardive (1705), pièce à sujet antique comme L’Andrienne, qu’elle suit de deux ans (1703), et comme elle adaptée de Térence, laisse cependant mieux que l’autre se déployer à travers la contrainte du modèle la manière théâtraliste de Baron. L’agitation de la parole et son énergie surabondante presque inutile, ainsi que la gesticulation, trouvent leur place d’entrée de jeu. Dans la première scène, Télamon seul, le père, inquiet de l’absence de son fils, manifeste sa fébrilité dans l’espace vide de la scène. Il s’offre en pâture à l’inquiétude et en peinture de l’inquiétude (l’effort de noblesse du style versifié encourageant aussi les effets d’autodésignation) : L’Épine ? Holà quelqu’un ? Il n’est pas de retour ? / Mon fils aura poussé le souper jusqu’au jour. / Ces marauds, que j’envoie en hâte à sa rencontre, / S’enivrent quelque part ; aucun d’eux ne se montre ! / Tandis que tourmenté de divers mouvements, / Je me laisse emporter au trouble que je sens. Télamon est à sa modeste manière un Christ de la paternité et des soucis d’intendances : Lorsqu’absent de chez vous, on ignore où vous êtes, / Tout ce que votre femme alors croit que vous faites, / Ce qui lui fait penser un mouvement jaloux, / Souhaitez bien plutôt qu’il vous arrive à vous, / Que ce que pense, hélas, un véritable père / En l’absence d’un fils. Votre femme en colère, / Si vous revenez tard, vous croit au même instant / Auprès de quelque belle, amoureux et content ; / Dans des lieux enchantés son esprit vous promène, / Les plaisirs sont pour vous, son partage est la peine. / Moi, parce que mon fils n’est pas à la maison, / Mes sens sont effrayés, et je perds la raison. / Tout me blesse et me nuit, et mon âme insensée / de cent mille dangers occupe ma pensée. Tapage théâtral et ouverture à la vie sensible dans le théâtre de Baron PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 175 Cependant, hauteur de style oblige (on notera l’écho racinien, hélas accoquiné avec une hyperbole d’hyperbole (« cent mille dangers ») qui sent sa rhétorique comique), le martyre des corps se transpose en tourment d’esprit, moins directement scénique 13 . La scène 2 confirme ce biais de distanciation noble, mais restitue le motif baronien de la scène de colère et de désordre violent qui doit ouvrir le théâtre. Alcée, le frère de Télamon, arrive et se plaint à lui des débordements prétendus de son neveu : — Mais enfin, qu’a-t-il fait ? — Un désordre, un ravage. / Tenez, c’est un garçon qui n’a honte de rien. / Un sournois, un pervers, ennemi de son bien ; / Qui n’a ni foi, ni loi, qui passe sa jeunesse … / Mais, laissons, ce n’est point l’affaire qui nous presse, / C’est celle qui se vient de passer. Non, il faut … / — Oh, de grâce, parlez, et parlez au plus tôt. / — Assisté de bandits qui lui prêtaient main forte, / Il vient tout à l’instant d’enfoncer une porte. / Dans la maison forcée ensuite il est entré, / Menaçant, assommant ce qu’il a rencontré, / Ayant roué de coups la servante et le maître, / Et ceux-ci n’osant plus ni crier ni paraître, / Le pendard s’est servi de cet heureux moment / pour enlever l’objet qu’il aime apparemment. La scène n’est plus qu’imaginée, mais on imagine que l’acteur d’Alcée met ici tout en œuvre pour incarner l’hypotypose, et traduire en gesticulations oratoires les « cris », la porte enfoncée, les gens assommés, bref, le théâtre habituel de l’énergie baronienne. Cependant, dans cette ultime pièce, écrite sur le canevas d’un autre, d’un modèle antique du théâtre de la tempérance policée, qui plus est, le génie énergumène (pour parler comme le Faust de Paul Valéry) de l’acteurdramaturge semble forcé de s’assagir, de se mettre à distance, comme Télamon-le-sage y oblige son impulsif frère Alcée, aussitôt après ce tableau apocalyptique : — Qu’est-ce à dire cela ? — C’est-à-dire, mon frère, / Que le bon sens vous fuit, soit dit sans vous déplaire, / Que vous prenez le faux en toute occasion, / Et ne suivez jamais que votre passion. De cet assagissement contraint de l’esprit passionné (est-ce une projection de la propre condition de Baron, mis à la retraite, comme on sait, dans des conditions restées un peu obscures, sur une promesse non tenue de charge comme valet de chambre du roi ? ) résulte en quelque sorte un mixte, de jeu et de caractère : celui de la tension sans explosion, plus craintive que colérique, qui caractérisera le pathétique du siècle des Lumières et de la Sensibilité. À la scène 4, c’est le personnage de Madame Sanion, mère 13 Pourtant, c’est sans doute là une indication indirecte sur la façon de jouer de Baronacteur : capable de faire sonner « mille » comme « cent mille ». Dans la tradition des « Grands Comédiens », du reste : contre le « naturel ». Emmanuel Minel PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0010 176 craintive et éplorée, fébrile sans violence, qui l’incarne et semble lancer la perspective d’une nouvelle esthétique. Oh Ciel ! Je n’en puis plus, je tremble je frissonne. / Quoi ! Devant ce logis on ne trouve personne ? / Que sont-ils devenus ? Ma pauvre fille, hélas ! / Je ne sais où je suis, je ne me connais pas. / […] — Cette femme éperdue est sans doute la mère / De l’objet qui nous met si fort en mouvement. Ici, cependant, Baron n’est plus que l’écho de lui-même : de ce qui, en tout cas, fait son originalité dans le champs du théâtre français comique de la fin du Grand Siècle, et qui est de connivence, sans doute, avec celui d’un Crébillon-père dans le domaine tragique, que, du reste, Baron a l’occasion de jouer quand il remonte sur les planches à l’automne de sa carrière et de sa vie.
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