eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 48/94

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2021-0012
71
2021
4894

Clément Duyck : Poétique de l’extase. France, 1601-1675. Paris, Classiques Garnier, « Lire le XVIIe siècle 53 », 2019. 649 p., une illustration

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2021
Volker Kapp
pfscl48940193
PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0012 Clément Duyck : Poétique de l’extase. France, 1601-1675. Paris, Classiques Garnier, « Lire le XVII e siècle 53 », 2019. 649 p., une illustration. La notion d’extase évoque, pour ceux qui sont encore familiers de l’univers religieux un état spécifique d’oraison et, pour ceux selon lesquels la tradition théologique est désormais dépassée, un objet « d’enquête historique, psychologique, médicale » (10). Voulant analyser les répercussions de ce phénomène sur la vie religieuse et la littérature française des années 1601-1675, Clément Duyck s’efforce d’en élaborer une « poétique » basée sur des analogies entre les deux types de visions de l’extase. Il renvoie toujours, parfois d’une manière discrète en notes seulement, aux similitudes entre la poésie religieuse de la première moitié du XVII e et la poésie athée du XX e siècle. Pour familiariser le lecteur contemporain avec des énoncés qui pourraient lui sembler étranges, il renvoie, dans son introduction, à « la poésie mescalinienne » d’Henri Michaux et au « traité d’oraison ‘athéologique’ » (10) de Georges Bataille et, dans sa conclusion, au numéro « L’écriture et l’extase » de la revue de psychanalyse Savoirs et clinique (2007) qui s’occupe du « geste de l’inspiration comme extase chez des auteurs comme René Char, Octavio Paz, James Joyce, Georges Bataille, dans les rites dionysiaques et la calligraphie chinoise, chez Madeleine de Pierre Janet aussi bien que chez Thérèse d’Avila » (591). Les traductions françaises des écrits de cette dernière carmélite espagnole et leurs répercussions sont au premier plan de ses analyses, qui ont deux volets liés intimement entre eux et complémentaires : d’une part les « discours sur l’extase » et d’autre part les « discours de l’extase » (16). Les énoncés de Thérèse constituent le modèle inspirant les théories et les poésies françaises, qui forment un riche corpus de textes, dont une partie profite d’éditions et d’études littéraires récentes, que Duyck cite et loue souvent en les complétant par un certain nombre de textes de l’époque restés sans éditions contemporaines. Les poésies et les idées de Jean de La Croix ne sont évoquées qu’à travers le dominicain Louis Chardon qui « jette une forme de suspicion sur l’extase humaine » (143). L’étude (écrite malheureusement en allemand, que notre auteur ignore) de Bernhard Teuber (Sacrificium litterae. Allegorische Rede und mystische Erfahrung in der Dichtung des heiligen Johannes vom Kreuz, Munich 2003) s’inspirant de Jacques Derrida, jamais mentionné dans ce volume, révèle des dimensions de l’œuvre de ce carme qui permettent de mettre en doute sa marginalisation dans la présente monographie. Deux spécialistes reconnus garantissent la pertinence théorique du discours poétologique de notre auteur. L’article « Refus de l’extase et assomption de l’écriture dans la mystique moderne », publié par Jacques Le Brun dans le numéro mentionné de la revue de psychanalyse, ainsi que ses multiples livres Comptes rendus PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0012 194 pertinents sont l’un et les travaux de Michel de Certeau l’autre pivot de ses réflexions théoriques. De Certeau vient un élément primordial, à savoir la définition du terme « poétique » de l’extase en tant qu’« atopique » renvoyant à « un lieu qui obéit à d’autres règles que celles qu’il institue » (16). Ce jésuite est toujours approuvé par Duyck tandis que Le Brun, dont il s’approprie le « dessein général de la lecture critique d’un corpus de l’extase au XVII e siècle » (14) et « le cadre plus général de l’anti-mysticisme français » (13) de cette époque, provoque ses réserves. À la fin de la deuxième partie, Duyck se distancie de son interprétation de Mme Guyon, dont il néglige malheureusement le vaste corpus de poésies méconnues parmi lesquelles il ne semble pas identifier des échantillons de « poésie d’extase ». Selon lui, le « phénomène d’écriture comme sortie de soi » mise en lumière par Le Brun « à propos des Torrents de Madame Guyon », autrement dit l’énonciation de l’extase est « théorisée et pratiquée dès la fin du XVI e siècle dans un corpus d’énoncés à la première personne, principalement poétiques » (338). Cet ensemble est l’argument de la longue troisième partie intitulée « L’énonciation de l’extase » (339-586) où les différents chapitres présentent des explications de textes surtout « poétiques ». Selon Duyck, le « bienet mal-louer » illustré par des poésies de Claude Hopil et Jean de Labadie correspond au concept de « différend » développé par Jean-François Lyotard insistant sur « cette hétérogénéité constitutive d’une louange » (503). Les dommages infligés par cette hétérogénéité à la parole mystique permettent à notre auteur d’évoquer également le concept de « Fable » par lequel Michel de Certeau tente « de déchiffrer son relief sensible sur la parole mystique » (506). Parmi les explications de texte, le sonnet « Métamorphose des Spirituels ou Régénérés » d’André Mage de Fiefmelin permet à Duyck de documenter sa grande familiarité avec la mythologie païenne. Comme le syncrétisme humaniste de Fiefmelin métamorphose « les figures anciennes en voiles des réalités spirituelles » (480), l’interprète doit décrypter les messages difficiles à saisir sous ce déguisement. La deuxième partie « Récits d’extases » (221-338) met au premier plan la Vie de Thérèse d’Avila, qui selon notre auteur n’est en premier lieu qu’« un fait narratif » (228), dont la solution proposée « finit par s’affaisser sous la double pression de l’inachèvement du récit et de la puissance figurale de l’extase » (229). Ce procédé est mis en rapport avec les théories d’Algirdas Julien Greimas pour présenter « une lecture à deux niveaux » du prologue de cette Vie « comme la ‘manipulation’ du ‘sujet’ par le ‘destinateur’ » (230). Se référant à Erich Auerbach, Duyck détecte même des analogies avec la lecture de l’Écriture sainte selon laquelle « les événements de l’Ancien Testament préfigurent les événements du Nouveau Testament » (237). Tandis que Bernhard Teuber (op. cit., 486-494) compare la Vie de Thérèse avec la Comptes rendus PFSCL XLVIII, 94 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0012 195 spiritualité de François d’Assise, Duyck qualifie les Fioretti, en se référant à Philippe-Joseph Salazar, de « physique de l’inspiration » (cité p. 416). Claudine Moine, dont les relations autobiographiques substituent au récit visionnaire le « modèle de l’extase invisible » des « vues » de l’âme « tirée hors de soi » (297), se contente de décrire « sa méthode d’oraison » (309) et de construire « ce que l’on pourrait lire comme une éthique de l’action invisible de Dieu en elle » (318). Ce programme rappelle à notre auteur Flaubert qui « nous fait bien croire que l’on peut écrire des livres sur rien » (321). La première partie s’occupe de « La fin de l’extase mystique » (24-224). La honte dont témoigne l’ursuline Marie Guyart de l’Incarnation de « mettre en regard le caractère irrépressible du ravissement » (155), est mis en rapport avec des énoncés de Thérèse d’Avila. Le tableau « Le Christ couronnant sainte Thérèse d’Avila » destiné au carmel de Pontoise et reproduit en illustration (594), « fait référence à une extase rapportée par la carmélite au chapitre XXXVI de sa Vie » (160). Duyck démontre qu’il « propose une modification notable par rapport au texte » (161) parce que les quatre novices s’y « trouvent à la fois en dehors du lieu de l’extase et en dedans de l’espace de la visibilité » (162). Le carme Jean Chéron, théologien médiocre, auquel Jean- Joseph Surin répond brillamment dans son Guide Spirituel pour la perfection, est érigé ici en protagoniste de la ridiculisation des « effets délétères de l’extase indécente sur le corps social » (171). Le cardinal Giovanni Bona, théologien plus reconnu, manifeste « un profond scepticisme quant à l’attribution des mouvements de l’âme à l’esprit divin » (182) et « creuse dans l’esprit de l’homme un abîme de faux-semblants inconnus de celui-là même qui en est le sujet » (183). Duyck y reconnaît à juste titre des analogies avec La Rochefoucauld. Pour s’arranger avec une religiosité de la société civile, François de Sales et Jean-Pierre Camus insistent sur « le caractère accessoire de l’extase dans une perspective qui serait celle de la perfection, de la sainteté, ou plus modestement de la vie dévote » (198). La publication de la traduction du Traité de sublime par Boileau favorise « de nouveaux usages profanes du ravissement esthétique » (218) qui transposent les procédés de l’extase du plaisir divin au plaisir esthétique. Volker Kapp