Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2021-0016
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2021
4895
Individuation à la Cour de France : la refonte d’une Princesse du Palatinat, de la conversion religieuse à la ‘conversion culturelle’
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Christine McCall Probes
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PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 Individuation à la Cour de France : la refonte d’une Princesse du Palatinat, de la conversion religieuse à la ‘conversion culturelle’ C HRISTINE M C C ALL P ROBES U NIVERSITY OF S OUTH F LORIDA , T AMPA À moi, on m’a seulement lu quelque chose auquel je devais dire oui ou non, ce que j’ai fait selon ma conviction, en disant quelquefois ‘non’ lorsqu’on s’attendait à un ‘oui’, mais la chose passait 1 . (Elisabeth Charlotte à sa tante Sophie, trente-six ans après l’abjuration nécessitée par son mariage avec Monsieur) Quand je suis venue en France, j’y ai vu des gens comme on n’en retrouvera plus dans beaucoup de siècles. C’étaient Lully, pour la musique ; Beauchamp, pour les ballets ; Corneille et Racine pour la tragédie ; Molière, pour la comédie 2 . La belle-sœur de Louis XIV est l’auteure de quelques 60 000 lettres dont la moitié en français. Son réseau épistolaire s’étendait à toutes les cours royales d’Europe. Écrivant en français et en allemand sur des sujets aussi divers que des découvertes scientifiques, des pièces de théâtre, la cour, 1 Lettre du 22 mai 1707. A Woman’s Life in the Court of the Sun King : Letters of Liselotte von der Pfalz, 1652-1722, Elisabeth Charlotte, Duchesse d’Orléans, trad. et éd. Elborg Forster, Baltimore, The Johns Hopkins UP, 1984. p. 166-167. Traduction en français par Dirk van der Cruysse, « Un Regard curieux sur la culture religieuse de Versailles à travers la correspondance allemande de Madame Palatine » dans La Pensée religieuse dans la littérature et la civilisation du XVII e siècle en France, éds. Manfred Tietz et Volker Kapp, Tübingen, PFSCL, « Biblio 17, n o 13 », 1984, p. 349. 2 Lettre du 11 novembre 1718 à sa demi-sœur la Raugrave Luise. Correspondance complète de Madame, éd. G. Brunet, Paris, Charpentier, 1855, Vol. II, p. 30. Christine McCall Probes PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 224 l’amitié et la religion, Elisabeth Charlotte (Liselotte) von der Pfalz, la seconde épouse de Monsieur, se révèle dans son « je » comme dans les questions qu’elle ne cesse de poser à ses correspondants. Si, dans notre première épigraphe, Elisabeth Charlotte présente « une mise en scène du moi » bien humoristique de son abjuration, sa refonte ou conversion immédiate est le résultat d’une vingtaine de jours, « quatre heures par jour » d’instruction religieuse romaine par Urbain Chevreau 3 . Dotée d’une curiosité intellectuelle et d’un esprit ouvert, elle avait débattu, pendant sa jeunesse, de l’origine du mal avec les théologiens de la cour de son père. Ses réflexions théologiques se poursuivent une fois en France, se manifestant notamment dans ses nombreuses lettres à Étienne Polier de Bottens, son conseiller spirituel non attitré, ainsi qu’à Leibniz dans un échange soutenu avec ce philosophe qui avait examiné l’individuation dans des textes tels que sa « Meditatio principio individui » (1676). La deuxième épigraphe témoigne de l’appréciation qui s’est développée dans l’esprit d’Elisabeth Charlotte pour la culture française (elle nomme dans la lettre citée à sa demi-sœur non pas seulement de grands artistes mais aussi plus de quinze acteurs du théâtre et de l’opéra). Bill Brooks cite ainsi ce propos du Mercure galant d’octobre 1677 : « Tous les Ouvrages d’esprit la touchent. Elle caresse les Auteurs, & juge mieux que personne de tout ce qu’on voit de beau au Théâtre », et ajoute qu’elle était, avant son arrivée en France, « grande lectrice des auteurs français 4 ». Cette activité n’a cessé jusqu’à la fin de sa vie et représente une contribution importante à son individuation. Elisabeth Charlotte écrivait régulièrement sur sa pratique de lecture, en particulier sur sa fascination pour les romans, et avait déclaré une année avant sa mort : « There isn’t a novel I haven’t read 5 ». Pour le colloque d’Iowa qui a célébré le 50e anniversaire de la NASSCFL, j’ai interrogé un corpus représentatif des lettres d’Elisabeth Charlotte pour pouvoir mieux pénétrer son for intérieur et sa refonte. J’ai aussi analysé les stratégies épistolaires de la communication de cette refonte (conversion religieuse et ‘conversion culturelle’) à ses correspondants divers. Les épigraphes choisies pour cette étude fournissent, de par leurs thèmes clés, mais sans que ces thèmes soient exclusifs, les axes de mon projet de recherche. 3 Chevreana, Paris, Delaulne, 1697-1700. vol I : p. 186-187. Cité par Dirk Van der Cruysse, Madame Palatine, Princesse Européenne, Paris, Fayard, 1988, p. 125. Les citations subséquentes seront indiquées par MP et page. 4 « Madame Palatine, ignorée en France », Littératures classiques 76, 2011, p. 123- 132. Ici p. 124 et n. p. 125. 5 Lettre en allemand, de Saint-Cloud, le 24 juillet, 1721. Letters from Liselotte, éd. et trad. Maria Kroll, London, Victor Gollancz, 1970, p. 233. Les références subséquentes se trouveront dans le texte. Individuation à la Cour de France : la refonte d’une Princesse du Palatinat PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 225 Il n’est pas question de parler d’une transformation ou refonte entière d’Elisabeth Charlotte. Dans toute sa correspondance, elle se plaît à remémorer sa vie de jeune fille au cours allemandes de Hanovre et de Heidelberg, et son « je » ne cesse de témoigner d’une franchise extraordinaire qui, selon elle, est liée à son caractère, à l’ancienne « Auffrichtigkeit, Treü undt Glauben (honnêteté, fidélité et foi) dont tout véritable Allemand se doit piquer 6 ». Nous nous accordons, certes, avec le meilleur biographe d’Elisabeth Charlotte, Dirk Van der Cruysse, qui affirme : « Le demi-siècle que la duchesse d’Orléans, appelée ‘Madame’, passa en France n’a pu faire d’elle une princesse française 7 ». Étant donné cependant que Leibniz élabore la notion de l’individuation depuis sa thèse de baccalauréat (en 1663 à Leipzig : Disputatio Metaphysica de Principio Individui) et particulièrement pendant la période de la composition de ses Discours de métaphysique et sa correspondance avec Antoine Arnauld (1679-1686), pour y inclure les circonstances de lieu et de l’espace, nous nous autorisons à prendre en compte ces derniers comme principes révélateurs du « je » de notre princesse 8 . Les réflexions théologiques d’Elisabeth Charlotte dans ses correspondances avec Polier et avec Leibniz nous permettent d’apprécier non seulement le développement personnel de cette princesse, mais aussi son vif intérêt pour des questions d’actualité telles que l’immortalité des animaux et l’union des trois communions : catholiques, luthériennes et calvinistes. Les travaux de Leibniz étaient connus, étudiés et discutés par Elisabeth Charlotte, d’abord avec sa tante Sophie, Électrice de Hanovre, et ensuite dans un échange soutenu avec le philosophe lui-même qui résidait à la cour de Sophie. Elisabeth Charlotte s’intéressait à la fois théoriquement et pratiquement à la controverse sur l’intelligence et l’immortalité des animaux, dans laquelle Leibniz ainsi que Gassendi, Bayle et d’autres contredisaient les vues de Descartes formulées comme nous le savons dans la cinquième partie de son Discours de la méthode. L’on se rappelle que la théorie des « animaux- 6 Lettre à la reine Sophie Dorothée de Prusse (1719), nièce d’Elisabeth Charlotte et fille de Georg Ludwig, (ce dernier est le fils aîné de Sophie de Hanovre qui fut roi d’Angleterre sous le nom de George 1 er ). Lettres françaises, éd. Dirk Van der Cruysse, Paris, Fayard, 1989, p. 593. Les références subséquentes à cette édition seront indiquées dans le texte par LF et page. 7 Dirk Van der Cruysse. « ’J’ai regretté toute ma vie d’être femme’ : Madame Palatine féministe ? », French Literature Series XVI, 1989, p. 53-63. Ici p. 53. 8 Voir par exemple : Roger Ariew. « Le principe de l’individuation selon Descartes et Leibniz », Descartes et ses critiques, éds. Sébastien Charles et Sylvaine Malinowski- Charles, Presses de l’Université Laval, 2011, p. 33-52 et Massimo Mugnai, « Leibniz on Individuation : From the Early Years to the ‘Discourse’ and Beyond », Studia Leibnitiana 33.1, 2001, p. 36-54. Christine McCall Probes PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 226 machines » exposée dans le Discours repose sur trois arguments : l’absence d’un langage articulé et, par conséquent, de la raison ; l’absence de l’esprit ou de l’intelligence (l’on trouve à cet endroit l’exemple notoire d’une horloge qui «peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence 9 », l’exemple repris à la fois sérieusement et ironiquement par La Fontaine dans son « Discours à Madame de La Sablière » et dans « Les deux rats, le renard, et l’œuf 10 ») ; et troisièmement, l’absence de l’âme. Nous ne trouvons pas, bien sûr, de réfutation, point par point, des arguments de Descartes dans les lettres d’Elisabeth Charlotte. Or, ses réflexions sur les animaux, notamment sur les chiens, témoignent de son vif intérêt pour la controverse. Ces considérations démontrent également l’importance des chiens dans la vie et dans la correspondance de notre princesse. Elle prisait ses chiens pour leur fidélité et leur amitié, les qualifiant souvent de « personnes » et arrive à se comparer à un vieux chien misérable pendant une période où elle était en butte à de nombreuses attaques par une cabale composée notamment des mignons et des domestiques de Monsieur 11 . Elisabeth Charlotte ne cesse d’évoquer l’équation « les chiens égalent les personnes », en indiquant leur rôle important dans sa vie : « Mes bons chiens sont les plus aimables personnes du monde », écrit-elle à sa tante Sophie en 1702. Dans les chasses où elle accompagne Louis XIV, grâce à son invitation, comme dans sa chambre à elle où elle consacre des heures importantes à sa tâche épistolaire, les chiens jouent des rôles de vedettes : « Ils me divertissent à la promenade, et font en chassant passer des cerfs et des biches et des lièvres devant moi. Dans la chambre, ils me divertissent ainsi, car ce sont des personnes de bonne humeur et toujours gaies et ravies de me voir » (lettre de 1702 à sa tante Sophie, LF 232) 12 . Dans mon étude sur les expressions allemandes d’Elisabeth Charlotte dans sa correspondance française, j’ai signalé la qualité de l’« explicit self-awareness » manifestée dans les passages où notre princesse se plaît à jouer avec les mots, à faire des allusions littéraires ou à parsemer ses lettres de proverbes allemands et 9 Éd. Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1962, p. 59. 10 Jean de La Fontaine, Fables, contes et nouvelles, éds. Edmond Pilon, René Groos et Jacques Schiffrin, Paris, Gallimard, 1948, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 236- 42. 11 Lettre de Versailles, du 21 juillet 1682 à Sophie, Kroll, p. 37. 12 Cette lettre ainsi que huit autres écrites à Sophie pendant le séjour de cette dernière à Fontainebleau en 1702, est écrite exceptionnellement en français. Pour éviter des délais causés par le Cabinet noir de traducteurs, l’idée est venue à Sophie d’adopter le français pour leur correspondance en septembre-octobre 1702 (LF 25-26). Individuation à la Cour de France : la refonte d’une Princesse du Palatinat PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 227 français 13 . L’on pourrait ajouter à ces traits stylistiques l’humour, la personnification et les anecdotes curieuses fournies par les récits où figurent les chiens. Ils s’associent physiquement à l’activité épistolaire qui absorbait et délectait Elisabeth Charlotte : « C’est une jolie invention que l’écriture, de pouvoir faire entendre sa pensée, éloigné de milles lieues de ses amis », écrit-elle à son confident Polier en 1709 (LF 413). Dans les lettres allemandes destinées à sa tante Sophie, Elisabeth Charlotte s’amuse à raconter la « contribution » qu’apporte son favori, « le roi Titi », à son travail. Il la regarde, renverse son encrier et saute sur son papier, ses pattes laissant des taches dont notre princesse demande humblement pardon (MP 429-30). Ces tableaux empreints d’humour peuvent ramener Elisabeth Charlotte au sérieux - à la controverse sur l’émotion, l’intelligence et l’âme des animaux, et à l’inquiétude sur l’immortalité de l’être humain. En 1702 elle décrit pour Sophie une scène où un papagay (perroquet) admis dans sa chambre ne cesse de répéter « donne la patte », à l’étonnement et à la jalousie des chiens : When it [le perroquet] continued to talk, she [la chienne Mione] took fright like a human being, ran away and hid [...] and at that point the parrot screamed with laughter. That made me think of Herr Leibniz, since Your Grace tells me that he maintains that animals are endowed with reason, are not machines as Descartes has claimed, and that their souls are immortal. In the next world I will be delighted to find not only my family and good friends but also my dear little animals. But the joke would be on me if it should mean that my soul will become as mortal as theirs and that all of us will be nothing together ; therefore I would rather believe the other notion, which is much more comforting 14 . Elborg Forster, l’une des traductrices d’une sélection des lettres allemandes de notre princesse, note que « Leibniz later wrote an article titled Commentatio de anima brutorum ». Dès 1663, Leibniz avait publiquement attribué l’activité entitative à la matière et, dans plusieurs endroits, notamment dans ses Considérations sur les principes de vie [...] (1705), avait exposé 13 « ‘Moi je vous dirai auff gutt pfältzisch’ : Les expressions allemandes au service de Madame Palatine, épistolière française » in Contacts culturels et échanges linguistiques au XVII e siècle en France, éd. Yves Giraud, Tübingen, PFSCL, « Biblio 17, n o 106 », 1997, p. 265-76. Ici p. 268. Je reprends le terme employé par Terence Cave dans The Cornucopian Text, Oxford, Clarendon Press, 1979, p. 330. 14 Elborg Forster, trad. et ed., A Woman’s Life in the Court of the Sun King : Letters of Liselotte von der Pfalz, 1652-1722, Baltimore, Johns Hopkins UP, 1984, p. 143. Les références subséquentes à cette édition seront indiquées dans le texte par Forster et page. Christine McCall Probes PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 228 sa foi en l’immortalité des bêtes en opposition aux vues de Descartes. Elisabeth Charlotte se réfère probablement à ce traité de Leibniz ; Van der Cruysse pense que c’est le cas car en octobre 1696 elle demande à Sophie de remercier Leibniz « de l’écrit qu’il lui a adressé, ajoutant qu’elle en admire la netteté et la facilité » (MP 374-75). Dans ses Considérations, Leibniz raisonne ainsi : Je crois [...] que ces principes de vie sont immortels, et qu’il y en a par tout [...]. Toute substance simple estant imperissable, et toute ame par consequent estant immortelle, celle qu’on ne sauroit refuser raisonnablement aux bestes, ne peut manquer de subsister aussi tousjours [...]. On demandera à ceux qui sont de la mienne [de mon opinion] ce que feront les ames des bestes apres la mort de l’animal [...] ; je crois que non seulement l’ame, mais encor le même animal subsiste 15 . La controverse sur l’immortalité de l’âme humaine était également un sujet d’intérêt pour Elisabeth Charlotte. Pendant sa jeunesse à Heidelberg elle avait connu le théosophe hollandais François-Mercure Van Helmont, dont les théories sur la réincarnation la tentaient (MP 374). Dans une lettre de 1696, elle rappelle à Sophie qu’elle a toujours avec elle le livre Consolation of Philosophy que Monsieur Van Helmont lui avait donné quelques vingt-cinq ans auparavant : « I still have it and I like it very much, » écritelle. Bien qu’elle l’admire, ses questions démontrent qu’elle est loin d’accepter sa théorie : « How can anyone understand something about which we cannot possibly know anything ? [...]. The grace of God alone, it seems to me, can make us believe in the immortality of the soul, for naturally this notion would never enter our heads, especially when we see what becomes of people once they are dead » (lettres de juin et d’août 1696, Forster 93- 94). Littéralement ou figurativement, les cinq sens jouent un rôle important dans la vie et dans la correspondance d’Elisabeth Charlotte. Avec son conseiller Polier elle discute souvent des sens, de la mort et de l’immortalité de l’âme. Elle appelle « plaisir » ce qui la réjouit et surprend agréablement ses sens, « soit par l’ouïe ou la vue ». Hors cela, écrit-elle, « je ne connais point de plaisir [...] mon âme ne m’en fait pas sentir » (LF 329). Elle se sert de la métaphore d’« un bon plat qu’on apporterait sur une table » pour exprimer son attitude envers l’autre monde: « Tout le monde admire le plat et je crois qu’il est bon. Mais il ne flatte pas mon palais tant que je n’en tâte pas. Ainsi on peut croire l’autre monde admirable, mais jusques à ce que 15 Gottfried Wilhelm von Leibniz, Philosophische Schriften, éd. Karl Immanuel Gerhardt [Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1885], Charlottesville, VA, Intelex, 2001, Vol. 6, p. 539-55. Individuation à la Cour de France : la refonte d’une Princesse du Palatinat PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 229 nous sachions par nous-mêmes ce que c’est, on n’en saurait prendre d’idées qui réjouissent » (LF 320). Les dimensions religieuses dans les lettres d’Elisabeth Charlotte comprennent le projet de la réunion des trois confessions : la romaine, la luthérienne et la calviniste, projet que Leibniz avait entrepris avec Bossuet et Antoine Arnaud, entre autres. Leibniz en avait écrit longuement à Sophie, notamment de ses efforts auprès de Bossuet 16 . Nous savons grâce aux lettres d’Elisabeth Charlotte à Sophie et à Polier, que notre princesse en était informée avant que le philosophe n’ait entamé une correspondance directe avec celle-là. En 1704, Elisabeth Charlotte avait écrit à Polier d’un air admiratif de Leibniz et de son « commerce avec les savants de tous les pays jusques à la Chine [...] Il s’est fort employé à accorder toutes les trois religions chrétiennes, et a échangé beaucoup d’écrits sur cela avec feu Monsieur de Meaux » (LF 226). L’aspiration à la réunion aurait exigé l’unification entre les diverses branches du protestantisme à l’époque, comprenant la zwinglienne entre autres, une tâche qui demandait de la part de Leibniz presqu’autant de voyages et de discussions que la mission fondamentale entre protestants et catholiques. Les lettres de Leibniz à Elisabeth Charlotte sur ce sujet rendent manifeste la quasi vénération du philosophe pour la princesse ; « la très gracieuse lettre de Votre Altesse Royale a excité mon admiration [...] à cause de votre bonté et de votre intelligence », écrit-il, dans une des premières lettres de leur correspondance 17 . Que ses salutations soient loin d’être de simples formes de politesse peut être confirmé par la longueur, le sérieux et la qualité détaillée de ses élaborations doctrinales. Le philosophe écrit à Elisabeth Charlotte au sujet de la Raison et la Foi et de la réception chez les jésuites de son livre qui affirme leur compatibilité, Les Essais de Théodicée, concernant la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal (1710) (Amiel 671-672). Si Leibniz n’hésite pas à se déclarer partisan de quelques doctrines des jésuites, par exemple celle par rapport aux usages des Chinois, il assure Elisabeth Charlotte qu’il partage toujours son souhait que « les quelques protestants qui se trouvent encore aux galères, puissent être mis en liberté » (Amiel 673) 18 . 16 Onno Klopp, éd., Correspondance de Leibniz avec l’électrice Sophie de Brunswick- Lunebourg, Hanovre, Klindworth, 1874. Vol. I. 17 Olivier Amiel, éd., Lettres de Madame Duchesse d’Orléans née Princesse Palatine, Mercure de France, 1985, p. 650. Les citations subséquentes seront indiquées dans mon texte. 18 Elisabeth Charlotte écrivait de temps à autre de ses efforts à elle en faveur des réformés condamnés aux galères. Voir par exemple la lettre du 19 décembre 1717 à sa demi-sœur la Raugrave Luise (Amiel 533). Christine McCall Probes PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 230 Dans sa corrrespondance avec Elisabeth Charlotte, comme à plusieurs reprises dans ses écrits philosophiques et théologiques, Leibniz associe la religion au bonheur, identifiant « la science du bonheur » comme étant la grande affaire de la vie 19 . Dans ses lettres à Arnauld, Leibniz semble fusionner cette « science » et la sagesse même : « La sagesse est la science de la félicité ou des moyens de parvenir au contentement durable, qui consiste dans un acheminement continuel à une plus grande perfection, ou au moins dans la variation d’un même degré de perfection 20 ». Quelques mois avant sa mort, Leibniz partage avec Elisabeth Charlotte ses déceptions par rapport aux changements de religion qui pourraient entraîner de grandes complications : « C’est une vraie misère que la religion, qui a pour but le bonheur et la tranquilité des hommes, cause, dans l’état où elle se trouve être présentement, tant de difficultés » (Amiel 678-679 et n. 2) 21 . Si Leibniz fait part de ses désillusions sur ce sujet, il ne cesse de partager avec la princesse ses espoirs et les solutions qu’il envisage: « Si l’on peut espérer qu’un jour l’Église [romaine] soit réformée, cette réforme très probablement devra venir de la France », et dans la même lettre: « Si les papes avaient laissé le christianisme en sa pureté primitive, s’ils ne l’avaient pas souillé de superstitions, je consentirais bien à leur restituer une bonne partie du pouvoir qu’ils avaient il y a quelques centaines d’années » (Amiel, 684-688). Notre considération des réflexions religieuses dans certaines lettres clés de la correspondance d’Elisabeth Charlotte, nous a permis de remarquer la part active qu’elle prend dans de telles discussions, notamment avec Leibniz. Le cas est semblable lorsque notre princesse partage ses découvertes dans les arts, que ce soit avec le philosophe ou avec ses maints autres correspondants divers. Leibniz n’entame sa correspondance directe avec Elisabeth Charlotte que dans les deux dernières années de sa vie à lui (1715- 1716) ; il se concentre dans leurs échanges sur les espoirs qu’il porte pour le fils de notre princesse, Philippe II, Régent suivant le décès de Louis XIV : « Monsieur votre fils [est] à même de prouver par des faits le désir dont il est animé de travailler à l’avancement des sciences et des beaux arts et [...] contribuera [...] grandement, à l’agrément de tous » (Amiel 650). Convaincu que « Dieu va accorder au monde un nouvel âge d’or », Leibniz manifeste son empressement à « servir d’intermédiaire » entre l’Empereur Charles VI, 19 Martine de Gaudemar, « Leibniz (1646-1716) : Une philosophie chrétienne du bien public » dans Alain Cailleé, Christian Lazzeri et Michel Senellart, éds., Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique, Paris, La Découverte, 2001, p. 354. 20 Paul Janet et Felix Alcan, éds., Œuvres philosophiques de Leibniz, Paris, Felix Alcan, 1900, Tome I, p. 618. 21 Leibniz se réfère aussi de temps en temps aux cas particuliers, ici à celui du duc de Saxe-Zeiz, né protestant, converti au catholicisme, puis redevenu protestant. Individuation à la Cour de France : la refonte d’une Princesse du Palatinat PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 231 le Roi de la Grande Bretagne George I et le fils d’Elisabeth Charlotte, qu’il envisage presque comme un méssie, déclarant : « Il ne me resterait plus qu’à entamer le cantique de Siméon » (Amiel 645-646) 22 . Si Elisabeth Charlotte réitère ses reconnaissances à Leibniz pour son intérêt envers Philippe, elle est loin d’accepter les convictions glorieuses qu’émet le philosophe et confesse les faiblesses de son fils : « S’il consentait à chercher son délassement d’esprit dans les arts et les sciences, s’il préférait voir plutôt les robes des savants que les peignoirs des dames, je crois que tout irait mieux » (Amiel 681). La « conversion » ou développement personnel d’Elisabeth Charlotte dans le domaine de la culture, notamment les arts, se manifeste d’une manière constante dans ses lettres. Quelle que soit la date, quel que soit le destinataire, les lettres témoignent d’un vaste éventail d’intérêts et de curiosités. L’on doit noter le caractère personnel de ses lettres ; elle signale ceci à Polier : « Je ne vous écris que pour que mes lettres ne soient vues que de vous » (LF 269). Il ne s’agissait point d’étaler ses connaissances culturelles, elles peuvent même servir à dénigrer l’auteur de la lettre: «Je pourrais dire, écrit Elisabeth Charlotte, comme Monsieur Jourdain à la comédie : « ’J’ai fait de la prose sans le savoir’, car je ne me souviens pas d’avoir rien dit qui puisse être comparé à Voiture ni à Saint-Evremond » (LF 269) et encore, cette fois dans une lettre à la reine Sophie Dorothée de Prusse où Elisabeth Charlotte commente sa pratique habituelle de citer et appliquer un proverbe: « V.M. trouvera que je suis aussi farci de proverbes qu’était Sancho Pança ; j’en tiens un peu de la taille aussi » (LF 605). Le corpus dépouillé ici pour ce deuxième aspect de mon étude consiste en une source précieuse et fiable, les huit cent cinquante lettres françaises rassemblées avec soin par Van der Cruysse (Fayard, 1989) et annoncées comme étant « l’intégrale de toutes les lettres françaises actuellement connues et disponibles » (LF 12). Les références y frappent par leur grande diversité comme par leur abondance. Il peut s’agir d’une continuation en France d’un intérêt de jeune fille. L’une des traductrices des lettres allemandes d’Elisabeth Charlotte, Maria Kroll, mentionne l’enthousiasme du père de notre princesse, l’Électeur Palatin Karl Ludwig, pour la numismatique comme un stimulus pour l’intérêt de sa fille pour l’histoire et l’antiquité (Kroll 11). Les références fréquentes de notre princesse à ses lectures numismatiques révèlent un esprit ouvert à la beauté et une discrétion qui augmente en même temps que sa connaissance. Elisabeth Charlotte possé- 22 La référence biblique se trouve à l’évangile de Luc 2 : 29-32 où Siméon, un homme juste qui attendait le Méssie, a beni l’enfant Jésus et ses parents lors de la présentation de l’enfant au temple. Christine McCall Probes PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 232 dait une série entière de médailles en or des empereurs de Jules César à Héraclius, dont certaines que Louis XIV ne possédait pas lui-même 23 . La biographie de Van der Cruysse décrit cette passion, les volumes et les catalogues qu’elle a inspirés ainsi que l’intérêt pour l’histoire mis en évidence. Les lettres sont la preuve qu’Elisabeth Charlotte ne s’est pas seulement donné le mal de s’instruire dans un domaine qui était son violon d’Ingres, mais qu’elle a aussi noté des inexactitudes ou controverses historiques dans les traités numismatiques (LF 410, 411) 24 . Van der Cruysse nous donne un tableau des plus complets des années formatives comme celles en France d’Elisabeth Charlotte, en ne pas négligeant ses goûts livresques (Madame Palatine, Fayard, 1988). Dans le chapitre fascinant sur « Le Cabinet de Madame », il nous fait découvrir la remarquable curiosité intellectuelle d’une princesse qui ne possède pas seulement mais aussi consulte (ses lettres le confirment) une bibliothèque vaste et diverse, comprenant des histoires naturelles, des bibles, des romans français et allemands, de nombreuses éditions de dramaturges baroques et classiques, de la poésie ancienne et moderne, des récits de voyage, des ouvrages sur l’art, des écrits philosophiques, comme ceux de Pierre Bayle et une édition de 1719 de l’Œdipe de Voltaire, dédicacée à Elisabeth Charlotte (MP 489). Van der Cruysse conclut ainsi : « C’est la première fois qu’Arouet le jeune signe du nom de Voltaire. A son insu, Madame a tenu sur les fonts baptismaux le nom le plus célèbre des Lumières » (489). La correspondance d’Elisabeth Charlotte est émaillée d’allusions littéraires et philosophiques, ce qui confirme sa curiosité intellectuelle suggérée par le catalogue de sa bibliothèque. La connaissance accrue par ses lectures peut être intensifiée par le souvenir des choses vues et entendues. C’est le cas, par exemple de sa lecture de Die römische Octavia de Anton Ulrich von Braunschweig-Wolfenbüttel : « Ce qui me fait plaisir dans l’Octavie est que ce que je lis me représente des choses que j’ai vues et entendues [dans le Palatinat] » (LF 256). Notre princesse a contribué à l’inspiration de ce roman-fleuve localisé dans les cours allemandes et Anton Ulrich lui avait dédié le quatorzième volume, comme à « la Nymphe de la Seine » (MP 484-485). Van der Cruysse note qu’Elisabeth Charlotte avait encouragé une traduction française d’un épisode, désirant le partager avec son entourage, pour que le roman sentimental soit « pleuré en français » comme en allemand (MP 485). Elisabeth Charlotte partage ses connaissances avec ses correspondants, comme on le voit dans de multiples références littéraires et philosophiques. 23 Lettre du 20 septembre 1708 à Sophie, traduite par Forster, p. 170. 24 Deux cas se concentrent sur l’Impératrice Magnia Urbica et l’établissement du Bas Empire. Individuation à la Cour de France : la refonte d’une Princesse du Palatinat PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 233 Elle recommandera un livre qu’elle est en train de lire en échange d’un autre que son correspondant aura suggéré : « Je lis actuellement un très joli livre qui est les Mémoires de Madame de Nemours [Marie d’Orléans- Longueville]. Je dirai à du Teil de me chercher le livre dont vous parlez » (LF 422-423). Une référence à De consolatione philosophiae de Boèce, livre qui lui a été offert dans une adaptation allemande, lui permet de louer Polier, son premier écuyer et conseiller spirituel, sur sa « sagesse et [...] dévotion », similaires à celles dont parlait Boèce (LF 393-394). Les références peuvent être anecdotiques comme le dicton au sujet de la mort, attribué à Rabelais : « Tirez le rideau, la farce est jouée » (LF 339, 340 n. 1) ou une référence exacte à une scène comme celle du chapitre trois de Pantagruel. Dans le dernier cas, Elisabeth Charlotte associe son souvenir du « raisonnement que Gargantua tient à la mort de Badebec sa femme quand il était tantôt triste et tantôt gai », au rapport par Polier de « ce mélange de joie et de tristesse » de son ami, le romancier Anton Ulrich à la mort de sa femme et de son frère. Le mélange de joie et de tristesse dans ce cas vient du fait, comme l’explique Van der Cruysse, que par la mort de son frère, Anton est devenu « seul duc régnant » (LF 262 n. 4). Elisabeth Charlotte faisait souvent allusion à son emploi du temps rempli par sa correspondance, la chasse, et la comédie (LF 168). Si elle pouvait choisir, elle irait de préférence à la représentation d’une pièce plutôt qu’à une homélie ; elle écrit à sa demi-sœur Luise : « J’avoue que les comédies sont encore le plus grand amusement que j’aie en ce monde » (LF 455 et n. 3). L’ouvrage magistral de W.S. Brooks et P.J. Yarrow, The Dramatic Criticism of Elizabeth Charlotte, Duchesse d’Orléans 25 , confirme la citation du Mercure Galant d’octobre 1677 que j’ai signalée au début de mon étude : « Tous les Ouvrages d’esprit la touchent. Elle caresse les Autheurs & juge mieux que personne de tout ce qu’on voit de beau au Théâtre ». Brooks et Yarrow, comme François Moureau avant eux, traitent des principes de critique de notre princesse, la transmission de sa passion à son fils, comme son rôle de dédicataire à de nombreuses pièces de théâtre. Les allusions au théâtre dans les lettres peuvent représenter un bref jugement et une recommandation, comme le commentaire sur L’Étourdi de Molière, « Tel y rira qui s’y verra jouer » (LF 426). Plus souvent la connaissance intime qu’a Elisabeth Charlotte du théâtre aboutit à l’application de cette connaissance. Il faut se rappeler qu’elle a non seulement lu profusément et assisté à des représentations presque quotidiennement, mais qu’elle a aussi employé La Grange comme son maître d’hôtel ordinaire. Une lettre de 1701 à Polier raconte la récitation de La Grange faite à Elisabeth Charlotte de sa tragédie 25 Edwin Mellen Press, Lampeter, Dyfed, Wales, 1996. Christine McCall Probes PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 234 Amasis : « Je me la fis lire pendant ma promenade » (LF 177 et n. 5). L’application de la connaissance peut être une remarque en passant au sujet des « gazetiers [… qui] tuent aisément les gens dans leurs nouvelles […] on leur peut dire comme Cliton à Dorante dans […] le Menteur : ‘Les gens que vous tuez se portent assez bien’ » (LF 700). Des vers de l’Acte I, scènes 1 et 5 de l’Iphigénie de Racine sont allégués à l’appui de la maxime d’Elisabeth Charlotte : « Le rang de prince et princesse est comme toutes les choses du monde un faux éclat qui éblouit de loin, mais de près il a bien des charges » (LF 348 notes 2 et 3.). Van der Cruysse remarque que l’imprécision d’Elisabeth Charlotte dans la citation racinienne indique qu’elle cite de mémoire. D’autres vers, cette fois de Corneille, Pierre ou Thomas, toujours non pas identifiés de nos jours par les critiques, sont invoqués par notre princesse pour sa défense, en s’excusant d’avoir écrit des choses déplaisantes à son gendre : Ce mot m’est échappé, je n’en fais point d’excuse : J’en ferai si le temps m’apprend que je m’abuse. Au moins aussi frappant que la défense est le commentaire de Madame, mettant en valeur l’application de sa connaissance intime du théâtre : « Je vois trop souvent des comédies pour n’en rien retenir, ni les appliquer où il est besoin » (LF 743). La connaissance devait être appliquée à soi-même et communiquée, quand cela était approprié, à d’autres. Qu’elle décrive des curiosités artistiques telles qu’un tableau mouvant avec des rivières, des animaux, des châteaux et des voyageurs escaladant ou descendant des montagnes (LF 468-470) ou qu’elle avertisse son fils contre la paresse, « souvent », ou la débauche, « quelquefois » (LF 140), enrôlant ses correspondants dans une campagne pour aider son fils à « devenir honnête homme » (LF 144), elle a fermement gardé la pratique d’appliquer ses connaissances, s’exclamant dans une lettre à Polier : « Mais de trouver de beaux secrets peut être utile toute la vie! » (LF 177). L’exemple suprême de l’acquisition et de l’application de la connaissance par Elisabeth Charlotte se trouve dans son attention pour les Saintes Écritures. La connaissance biblique de notre princesse était de première main et obtenue par suite d’une discipline notable. « Madame ne vivait point au hazard », déclara l’Abbé de S. Géri de Magnas dans son oraison funèbre à Saint-Denis (Le Mercure, janvier 1723, 96) où est dépeinte sa lecture régulière des Saintes Écritures. Ses lettres allemandes à sa demi-sœur Luise corroborent son plan de vie systématique : Chaque matin avant de m’habiller je lis trois chapitres de la Bible allemande […], un de l’Ancien Testament, un psaume, et un du Nouveau Testament. Quand je prévois quelque chose à faire, je lis plus d’un chapitre, Individuation à la Cour de France : la refonte d’une Princesse du Palatinat PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 235 j’anticipe. Par exemple, je ne puis lire ni demain ni aujourd’hui […] pour cette raison, j’ai lu hier neuf chapitres pour les trois jours. J’aime vraiment lire la Bible [Ich lese die Bibel recht gern] (cité dans MP 482). Puisqu’Elisabeth Charlotte désigne Dieu comme « la sagesse même » (LF 326), une application consciencieuse à sa Parole s’ensuit. Quand elle communique l’essence des Écritures à ses correspondants, « aimer Dieu de tout son cœur, et son prochain comme soi-même » (LF 400), ses lettres se comparent favorablement à des sermons qu’elle juge souvent ennuyeux et soporifiques, « rien n’est moins consolant qu’un sermon », disait-elle (LF 247). Les interprétations, les questions et les discussions se succèdent, indiquant la difficulté réelle d’appliquer cette connaissance biblique : « Assister [son] prochain […] cela vaut mieux que de dire tous les offices et des psautiers entiers » (LF 104). Mais sa propre expérience l’oblige à mettre en doute la capacité d’aimer Dieu comme il faut, « étant […] rempli[s] [nous tous] d’imperfections » (LF 361). En outre, la méchanceté du monde rend difficile d’aimer son voisin. Bien qu’Elisabeth Charlotte termine cette discussion avec la réponse orthodoxe que rien de cela n’est possible « à moins que Dieu ne nous vienne au secours par ses grâces » (LF 361), le conflit intérieur dont témoignent ses lettres pour comprendre et appliquer ses connaissances bibliques reste palpable. Dans une récente étude savante sur les lettres des abbesses du monastère de Port-Royal, Agnès Cousson a judicieusement cité l’affirmation de la mère Agnès : « La meilleure manière d’apprendre c’est d’enseigner 26 ». Ne pourrait-on pas avancer l’assertion que pour l’individuation ou la refonte d’Elisabeth Charlotte, «la meilleure manière d’apprendre c’est de correspondre » ? Dans une étude perspicace sur les lettres de notre princesse, Florence Orwat nous rappelle que « la lettre [est] le lieu et l’instrument privilégiés de l’expression de l’identité [...] avec tout ce que cette dernière suppose de découverte de soi 27 ». Notre étude de la correspondance d’Elisabeth Charlotte, (l’on se rappelle que Van der Cruysse appelle cette correspondance le résultat d’une « boulimie » familiale 28 ) nous a permis d’apprécier et de tracer son développement personnel en France dans deux domaines, religieux et culturel. Nous avons fait remarquer que notre prin- 26 « ‘La meilleure manière d’apprendre c’est d’enseigner’ : la relation ‘maître-élève’ au monastère de Port-Royal », Travaux de Littérature XXX, 2017, p. 165-181. 27 « Un genre sous tension : les lettres de Madame Palatine », Littératures Classiques : l’épistolaire au XVII e siècle, sous la direction de Gérard Ferreyrolles, 71, 2010, p. 255-284. Ici p. 283. 28 Van der Cruysse applique l’heureux terme à plusieurs membres de la famille d’Elisabeth Charlotte dans son essai « La Boulimie épistolaire des descendants du Winterkönig : un réseau international », XVII e siècle, 45.1, 1993, p. 5-24. Christine McCall Probes PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0016 236 cesse prend une part active dans ses échanges épistolaires, posant des questions, exprimant de vifs désaccords, participant dans des questions d’actualité comme celle de l’immortalité des animaux, et appliquant la culture (notamment la littérature) à la vie. Elle peut transmettre à Pierre Daniel Huet, l’évêque d’Avranches, des chapitres d’un roman, de l’Astrée, par exemple (LF 454) et se délecter dans ce qu’on appelle aujourd’hui « la culture pop » en envoyant à sa fille un échantillon de rébus sur Polyeucte (LF 508-509). Les lettres d’Elisabeth Charlotte témoignent d’une véritable poursuite de la science, si nous comprenons ce domaine comme l’a fait Leibniz : « J’entends par science les connaissances » (Amiel 442). Qu’elles soient acquises dans des livres, par une présence constante au théâtre, ou bien grâce à des discussions vives et sérieuses avec ses correspondants, les connaissances étaient examinées par les sens et l’expérience et devaient répondre aux degrés élevés d’exactitude de notre princesse 29 . 29 Je tiens à remercier François Pichette et Vincent Grégoire pour leurs précieux conseils linguistiques.
