eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 48/95

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2021-0017
121
2021
4895

Figurer l’Eucharistie : l’Orpheus eucharisticus d’Augustin Chesneau

121
2021
Anne-Élisabeth Spica
pfscl48950237
PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 Figurer l’Eucharistie : l’Orpheus eucharisticus d’Augustin Chesneau A NNE -É LISABETH S PICA U NIVERSITÉ DE L ORRAINE , ECRITURES, F-57000 M ETZ , F RANCE Le Père Augustin Chesneau, augustin de la communauté de Bourges 1 , fit paraître en 1657 un recueil de cent emblèmes spirituels intitulé Orpheus eucharisticus 2 , finement gravés par Albert Flamen 3 . Ce recueil se présente 1 Augustin Chesneau (Vitré, 1615-Montmorillon, 1693) est en 1656 « professeur en théologie, visiteur et prieur des Augustins réformés de Poitiers » (privilège du livre), c’est-à-dire membre de la branche de l’ordre réformée en 1593 par Étienne Rabache et Roger Girard, tout d’abord dans le couvent de Bourges, puis essaimée au-delà. Ses membres portent aussi le nom de Petits Augustins (différents des Augustins déchaussés) et leurs couvents, en France, relèvent de la province de Saint Guillaume ou communauté de Bourges dont la maison principale est à Paris (à l’emplacement de l’actuelle École des Beaux-Arts). L’ambiguïté de la désignation géographique et le manque de documentation à notre connaissance compliquent la localisation de Chesneau au moment de la composition de son recueil, d’autant plus que ses fonctions de visiteur ont probablement multiplié ses déplacements : Bourges (voire Montmorillon, où les Petits Augustins ont racheté un bâtiment et le rebâtissent dans la seconde moitié du XVII e siècle) ou plus probablement Paris, comme le laisseraient plutôt penser ces lignes de Piganiol de la Force : « Provincial des Augustins de la Province, nommée alors de saint Guillaume, ou Communauté de Bourges, enseigna la Philosophie au Grand-Couvent des Augustins, et ensuite la Théologie dans celui-ci » (Description de Paris, éd. 1742, t. VII, p. 261). 2 Orpheus eucharisticus, sive Deus absconditus humanitatis illecebris illustriores Mundi partes ad se pertrahens, ultroneas arcanae majestatis adorantes, opus novum, in varias historicorum Emblematum aeneis tabulis incisorum centurias distinctum, quae stricta, solutaque oratione explanantur, adjectis Authorum fontibus ex quibus eruuntur, tomus primus, Paris, Florentin Lambert, 1657 ; le recueil est facilement accessible en ligne via Google books. Bien que Chesneau n’ait pas écrit les autres centuries que le titre laisse prévoir, son livre eut assez de succès pour être traduit en français par Augustin Lubin, un coreligionnaire de Chesneau, sous le titre d’Emblemes sacrez sur le tres-saint et tres-adorable Sacrement de l’Eucharistie, publié en 1667 chez le même éditeur sous une forme nettement abrégée (réduction drastique des commentaires, Anne-Élisabeth Spica PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 238 sous un abord assez classique, reprenant comme d’autres avant lui 4 la tradition paulinienne du monde comme miroir énigmatique ou la tradition médiévale du Liber mundi (le monde est un livre dont les créatures sont autant de signes 5 du Créateur qui s’y est caché pour mieux révéler sa transcendance), dont la spiritualité catholique de la première modernité continue de se faire largement l’écho 6 . Le christocentrisme de « l’école franrésumés lapidairement, suppression des sources et de la division en livres, de telle sorte que chaque emblème se présente sur deux pages et pas plus, mettant en valeur la visualité - et la beauté intrinsèque - de la composition). Nous distinguons dorénavant les deux ouvrages par le premier mot de leur titre et renvoyons à tel emblème précis en abrégeant ce substantif par « E. ». 3 Cet artiste renommé est un proche du cercle de Saint-Sulpice. Voir Alexandra Woolley, « Des textes dévots aux images édifiantes : Albert Flamen, illustrateur des bonnes œuvres des disciples de Jean-Jacques Olier à Paris » dans Les dévots de France, de la Sainte Ligue aux Lumières, militance et réseaux, dir. Serge Brunet et Eric Suire, Bordeaux, P.U. Bordeaux, 2019, p. 243-264. Lubin continue d’inscrire sa traduction dans une semblable mouvance, en la dédiant à « l’évêque de Rodez » qui n’est autre, jusqu’en 1667, que Louis Abelly, qui fut lié à saint Vincent de Paul. Les relations entre Lubin, ou tout au moins les Petits Augustins, et Flamen semblent étroites pendant cette décennie : ce dernier a aussi gravé les titres et les vues de couvents de l’Orbis augustinianus que le premier fit paraître en 1659. 4 Ainsi le recueil du jésuite anversois Jan David, Duodecim Specula, Anvers, Plantin- Moretus, 1610, ou le manuel emblématique d’un autre jésuite, Jacob Masen, Speculum imaginum veritatis occultae, Cologne, J. A. Kinckius, 1650 ; voir Ralph Dekoninck, Ad imaginem, Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite, Genève, Droz, 2005. Hors de cette combinaison, il existe divers recueils emblématiques consacrés à l’eucharistie. Nous nous permettons de renvoyer à notre « Interpréter (par) l’image : Structure emblématique et exégèse catholique du sacrement eucharistique au XVII e siècle », Interpretation in/ of the Seventeenth Century éd. Pierre Zoberman, Cambridge (GB), Cambridge Scholars Publishing, 2015, p. 97-114. 5 Ou vestigia, dont l’Itinerarium mentis in Deum de saint Bonaventure par exemple, empruntant à la mystique dionysienne et remodelant la pensée augustinienne du signe, fait le premier barreau de l’échelle qui permet de remonter à Dieu, le second étant l’image (imago) de la divinité reflétée dans l’âme humaine et le dernier la ressemblance (similitudo) des êtres angéliques. La lexie vestigium est omniprésente dans l’Orpheus pour désigner les realia déclinées dans les corps emblématiques. 6 En témoigne cet intertitre d’un des best-sellers du XVII e siècle, La Guide Spirituelle de Luis de La Puente : « Que le livre des Creatures nous donne une ample matiere de meditation pour acquerir la cognoissance de soy mesme et celle de Dieu, et des choses qu’on y doit mediter » (trad. Fr. de Rosset, Paris, Fouët, 1612, III e traité, chap. 3, p. 516), ou la longue amplification qui ouvre les Peintures sacrées sur la Bible d’Antoine Girard (Paris, Sommaville, 1653), maintes fois rééditées. Sur Figurer l’Eucharistie : l’Orpheus eucharisticus d’Augustin Chesneau PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 239 çaise de spiritualité » et la méditation sur les deux mystères de l’Incarnation et de l’Eucharistie en effet s’y prêtaient tout particulièrement, que l’on songe aux premières pages de L’Introduction à la vie dévote et à l’usage des métaphores naturelles sous la plume de saint François de Sales 7 ou, justement, aux recueils d’emblèmes. Ces réservoirs de représentations de realia à valeur non référentielle (le corps de l’emblème, sur le modèle de l’hiéroglyphe) associés à une épigramme et une glose (l’âme de l’emblème) se lisent comme autant de symboles vers la notion qu’elles invitent à saisir (ill. 1) du fait de leur agencement iconotextuel visible et mental. L’augustin, qui n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai emblématique 8 , donne une dynamique inédite à ce dernier schéma. Puisque les créatures sont des signes de la divinité cachée en elles pour s’y révéler, invitant leur spectateur à circuler intérieurement du vestigium à l’imago puis à l’imitatio, et de ce fait perpétuant l’alliance passée entre Dieu et les hommes que renouvelle l’eucharistie (ce composé de matière et d’esprit), alors les emblèmes, qui unissent matérialité (la combinaison de texte et d’image) et immatérialité (un concept), conduisent à la méditation sensible et infiniment persuasive du mystère eucharistique par imitation de structure. Chesneau redouble ainsi à tous les niveaux de sa composition l’efficacité rhétorique des parallèles sémantiques et sémiotiques de la configuration texte-image en lien avec l’expression du sacré : il transforme le Liber Mundi, du fait de la merveille christique affectée à la création représentée, en Liber Eucharistiae ; il redouble de même l’efficacité spirituelle de cette configuration, dans la mesure où la méditation, la manducation-contemplation 9 du mystère, se l’usage réitéré de ces métaphores chez les jésuites, voir R. Dekoninck, op. cit., p. 30-63. 7 Voir Henri Lemaire, Les images chez saint François de Sales, Paris, Nizet, 1962 ; Jacques Hennequin, « Images et spiritualité chez saint François de Sales », Revue d'histoire de l'Église de France, t. 75, n° 194 (1989), p. 151-157. 8 Dans sa Defense de l’Estat monachal du glorieux Père Sainct Augustin et Institution de son ordre des Hermites de Saint Augustin contre Dom Gabriel Pennot (Toulouse, A. Colomiez, 1657), Simplician Sainct-Martin évoque p. 413 comme une composition remarquable d’« Augustin Chesneau de Victré Profez de la Communauté de Bourges », « dix-huict cœurs percés de la fleche et bruslans du feu de l’amour Saint, selon le nombre de dix-huict Lettres qui composent ces beaux noms de nostre glorieux Père Aurelius Augustinus, avec autant d’anagrammes disposez en rond et en un cercle au milieu, au centre duquel est mis ledit Saint extasié entre Jesus-Christ qui verse le sang, et la Sainte Mère le doux laict » inventés en 1642. 9 La paronomase, augustinienne, des deux verbes meditari et manducari renvoie au geste d’innutrition mentale du texte sacré conduisant à la contemplation des mystères divins : voir le Dictionnaire de spiritualité, s.v. « Méditation », X, col. 960 sq. Anne-Élisabeth Spica PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 240 déploie selon un processus symbolique lui-même sensible, dont l’évidence cognitive dépasse la discursivité rationnelle et son éventuelle falsifiabilité. 1. Imiter le Liber mundi : enjeux iconiques Si l’emblématique spirituelle repose sur la déclinaison hiéroglyphique des realia, structurant une littérature iconotextuelle à la manière dont la théologie symbolique le fait du monde 10 , Chesneau construit son recueil sur le reversement permanent de la dernière dans la première. Vaste encyclopédie où sont rassemblés en images et en mots histoire sainte et profane, bêtes, plantes, phénomènes géologiques et météorologiques, voire aromates les plus divers, l’Orpheus eucharisticus, comme le Livre du monde, donne à feuilleter les pages du ciel et de la terre peuplées de créatures « dont la louange perpétuelle imite la doctrine des maîtres et les paroles des Ecritures 11 ». Mais l’ouvrage est aussi, dans sa matérialité, un Liber mundi en tant que tel. Il ne décline pas seulement les images de la création comme autant de supports fertiles proposés à la méditation du lecteur ; c’est la création qui en compose les caractères typographiques, signes d’autant plus vrais, donc efficaces, qu’ils sont mimétiques des caractères du livre divin dans l’espace du volume : À la dignité du sujet s’ajoute l’élégance des caractères, qui ne pourraient pas être plus beaux dans les autres livres, ni plus précieux, et qui rendent avec tant d’expression sous leur ombre l’aimable Jésus, le caractère de l’hypostase du Père (comme l’appelle l’Apôtre, Hébreux I, 3). [...] certains forment des spires, comme les serpents remarquables par leurs onduleux rouleaux [voluminibus] […] d’autres enfin sont ronds et arrondis, comme les perles, ces graines de la mer Rouge à la blancheur éclatante. Tels sont les augustes caractères de ce volume, à travers lesquels le Fils de Dieu met au jour en toute clarté sa nature de caractère ineffaçable [indelebilis] de la substance paternelle. Telles sont les lettres élégantes qui recèlent la gloire 10 Voir Maximilianus Sandaeus, Theologia symbolica, Mayence, J. Th. Schönwetter, 1626 ; Jacob Masen, Speculum imaginum veritatis occultae, op. cit. ; R. Dekoninck, Grégory Ems et Agnès Guideroni, « la figure chez Sandaeus, à l’interface de la théologie mystique et de la théologie symbolique », Maximilianus Sandaeus, un jésuite entre mystique et symbolique, dir. R. Dekoninck et A. Guiderdoni, éd. Clément Duyck, Paris, H. Champion, 2019, p. 11-37. Nous nous permettons de renvoyer à notre Symbolique humaniste et emblématique, l’évolution et les genres (1580-1700), Paris, H. Champion, 1996. 11 Orpheus, p. 44, citant Prosper d’Aquitaine, Ad Demetriadem. Cette référence se lit très vite en écho au commentaire d’Augustin au Ps. 144 (145), cité dans les sources patristiques liminaires p. 56-57. Figurer l’Eucharistie : l’Orpheus eucharisticus d’Augustin Chesneau PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 241 de l’Eucharistie. […] Bien plus : ce livre est la réunion d’autant de lettres, qu’il y a de créatures, d’autant de caractères, qu’il y a d’étoiles, d’autant de pages, qu’il y a d’éléments mixtes, dans lesquels chacun peut admirer les excellents symboles de la glorieuse Eucharistie. 12 La réversibilité ainsi établie entre le macrocosme et le microcosme emblématique assure une similarité et une continuité sémiotiques dont les corps gravés dessinent la zone d’articulation. Les emblèmes du recueil sont le point de contact entre le naturel et le surnaturel chrétien : les êtres naturels, qui sont déjà, littéralement, des vestiges de l’amour divin, reçoivent le double statut de trace de la divinité et de signe eucharistique à venir, issus à la fois de l’ancienne et de la nouvelle alliance, assurant la lisibilité autant que la visibilité d’un monde configuré non seulement comme un vaste signe, mais comme un vaste signe extraordinaire. L’imitation continuée, des realia en action aux mots qui les disent et les déclinent de manière variée 13 en passant par le prisme des corps symboliques gravés, concentre, en petit, ce qui est à la vaste échelle du monde et le rend accessible au lecteur qui ne saurait parcourir le globe terrestre, ni les livres qui en rendent compte (de fait, les nombreuses fontes emblematis que Chesneau allègue pour chacune de ses compositions en sont nourries 14 ). En assortissant de leur énoncé visuel, l’énoncé textuel des merveilles que recèlent les créatures, l’augustin dévoile les ressorts imitatifs de l’image, dont le littéral, y compris paradoxal, n’est que l’apparence imparfaite, incomplète, des énoncés divins et de leurs détours symboliques en matière eucharistique. Si l’oiseau de Paradis ou apode, à l’E. 22, sert en général à évoquer l’âme abandonnée à Dieu parce qu’il « habite au haut de l’air » (Furetière, s.v. manucodiata), toujours en vol 15 , c’est une autre de ses particularités zoologiques qui est ici convoquée : la femelle se lie étroitement au mâle pour couver ses œufs, mais aussi 12 Orpheus, p. 43-44. Sauf mention contraire, les traductions latines sont nôtres. 13 Chaque emblème est ainsi construit : outre la composition tripartite attendue (une inscription, un corps gravé, une souscription épigrammatique), un ou plusieurs développements paraphrastiques (apodoseis) en vers chantent la merveille, dont la source (fons) est ensuite proposée, puis la lecture christocentrique appuyée sur de nombreuses citations issues de la Tradition (interpretatio). 14 Sur cette rhétorique de la merveille associant les savoirs livresques des merveilles naturelles, voir Pierre Martin, « La matière exotique dans les emblèmes eucharistiques du Père Chesneau », dans Emblemata sacra. Rhétorique et herméneutique du discours sacré dans la littérature en image, éds R. Dekoninck et Agnès Guiderdoni Bruslé, Turnhout, Brepols, 2007, p. 211-223. 15 Par ex., dans le recueil très diffusé de Joachim Camerarius (Symbolorum et Emblematum Centuriae Tres, éd. Heidelberg, Voegel, 1605, p. 43) ; il est repris, en France, par Adrien Gambart, Vie du bienheureux saint François de Sales (1664), E. 40, ou Pierre Le Moyne, De L’art des devises, 1666, p. 276-277. Anne-Élisabeth Spica PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 242 indissolublement que la matière se lie à l’esprit, de telle sorte que cet accord symbolise l’Eucharistie. À l’inverse l’agneau, un animal parfaitement banal mais au fort symbolisme christique, reçoit à l’E. 50 16 un surcroît de merveilleux, dans la mesure où permet de décliner, signe iconique après signe iconique inspiré d’une série de comparaisons patristiques, les vertus eucharistiques contre les assauts démoniaques. Le recueil tout entier repose sur l’alternance des merveilles cachées ou exhibées les plus incroyables, phénix (E. 21) et licorne (E. 55), mais aussi « ocotocle ou connil des Indes » (E. 51), « Leontophonos » (E. 76), ver blanc mangeur de neige devenant pourpre (E. 80), courges orientales qui recèlent des agneaux délicieux à manger (E. 93)... . La transfiguration extraordinaire des êtres, proprement surnaturelle, pour rendre manifestement clair le mystère eucharistique, donne la clé ultime de la merveille par-delà même sa convenance théologique (ainsi le poulpe affamé qui se dévore lui-même, E. 63 17 ). Bien plus, elle met au jour les pièges des apparences mondaines et, pire, spirituelles. La perspective est bien connue en littérature ou en peinture spirituelle (ainsi les Vanités) et Chesneau s’en sert efficacement, comme à l’E. 60 18 . Dès l’apodosis alternent les vraies et les fausses représentations, jusqu’à reprendre les arguments de la condamnation de Zwingli 19 dans la 13 e session du Concile de Trente : les hérésies qui refusent la transsubstantiation au profit de la métaphorisation, comme le chasseur qui dupe la tigresse 20 , font 16 « L’Agneau attaché sur un poteau, est un appast mortel au Lion », Emblèmes, p. 102, voir l’illustration 3. 17 Pierre Martin (« Le Christ autophage », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, n° 3/ 85 (2005), p. 365-400) a démontré combien l’autophagie eucharistique est théologiquement périlleuse à défendre ; c’est pourquoi il nous semble ici que l’emblème tire sa légitimité à présenter ce qui relève d’un adynaton, comme le premier moment d’une dynamique qui conduit à passer au-delà des apparences de l’image rationnelle vers le mystère eucharistique dans ce qu’il a de transcendant. 18 « Le Chasseur, qui avec une figure de verre amuse la Tigre dont il emporte les petits », Emblèmes, p. 122. Comprendre le français « amuse » dans son sens fort alors en usage (« faire perdre son temps, distraire de son but »), pour rendre le participe deludens employé dans la suscription latine originale (littéralement « en trompant », « en illusionnant »). 19 Le théologien protestant refusait transsubstantiation catholique (pain et vin deviennent définitivement corps du Christ lors de la consécration) et consubstantiation luthérienne (après la consécration, le pain et le vin redeviennent pain et vin) au profit d’une conception simplement métaphorique assumée par le fidèle : pain et vin restent pain et vin, mais rappellent le sacrifice du Christ. 20 « Summa igitur hujus haereseos saevitia, nec minor astutia : quippe ne fideles surreptum sibi Servatoris corpus et sanguinem, cum lacrymis et gemitibus, ab iniquissima raptrice Figurer l’Eucharistie : l’Orpheus eucharisticus d’Augustin Chesneau PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 243 prendre pour vraies les « vaines ombres » et proposent « des images sans consistance » 21 - mais qui sont autant de terribles impostures théologiques. Si le lecteur poussait la réflexion jusqu’au bout, il lui faudrait implicitement considérer que l’erreur va jusqu’à pervertir la mécanique divine du Livre du monde et de l’Eucharistie. De même que la défense de la présence et de l’union réelles, en tant que seules véritables images opérantes, repose sur le dévoilement des illusions visuelles, de même le dévoilement des apparences met en œuvre une herméneutique de l’énigme et du mystère à travers l’imitation énonciative de la commémoration de l’Incarnation dans le sacrement eucharistique. 2. Imiter le sacrement eucharistique : enjeux énonciatifs La réflexion dogmatique sur le sacrement eucharistique consignée dans les 13 e , 21 e et 22 e sessions du Concile de Trente, ses développements liturgiques et cultuels ont fait du « Saint Sacrement » le cœur d’une Contre- Réforme triomphante, tant à travers les innombrables polémiques entre catholiques et protestants 22 , que dans les manifestations catholiques les plus diverses de la dévotion au Saint-Sacrement 23 ou d’une mystique christocentrique. S’y dispose précisément le point de rencontre entre l’humain, fini, et le divin, infini, qui s’est fait homme, mêlant les deux natures dans le temps unique de l’Incarnation comme dans le temps infiniment itératif de la transsubstantiation ; il désigne le mystère fondateur du christianisme, celui de l’Incarnation et de la Résurrection ; il est parfaitement énigmatique, renvoyant à l’incompréhensible et au paradoxe qui dépasse la raison. L’importance que sa pratique revêt ne va pas sans controverses jusqu’au sein du très catholique royaume de France, comme autour du Traité de la Fréquente communion, publié par Antoine Arnauld en 1643 24 . S’il est en faveur d’une reposcerent, eos fallaci Domini corporis imagine delusit », Orpheus, p. 427 (nous soulignons). 21 Ibid., p. 429. 22 Le livre de Rémi Snoeks, L’argument de tradition dans la controverse eucharistique entre catholiques et réformés français au XVII e siècle, Louvain, Publications universitaires, 1951, reste toujours précieux ; voir aussi Louis Desgraves, Répertoire des ouvrages de controverse entre catholiques et protestants en France (1598-1685), Genève, Droz, 1984-1985. 23 Par ex., Bernard Dompnier, « Un aspect de la dévotion eucharistique dans la France du XVII e siècle : les prières des Quarante-Heures », Revue d'histoire de l'Église de France, tome 67, n°178 (1981), p. 5-31. 24 Voir Jean Lesaulnier, « La Fréquente communion d’Antoine Arnauld : genèse d’une œuvre », Les Chroniques de la Société de Port-Royal, n° 44 (1995), p. 61-81. Anne-Élisabeth Spica PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 244 communion fréquente, Chesneau prend moins parti dans une telle polémique dix ans après son plein feu qu’il ne propose dans l’Orpheus, nous semble-t-il, une amplification rhétorico-visuelle de l’orthodoxie eucharistique tridentine, favorable à une pratique fréquente de la communion 25 , en s’inscrivant dans le droit fil de la rénovation de son ordre par Étienne Rabache autour de la pratique des exercices spirituels et l’importance de la célébration eucharistique 26 . En redoublant l’énigme sacramentelle par l’énigme emblématique, le Père augustin adapte l’efficacité sacramentelle, qui repose sur le paradoxe de l’énigme mystérique, à l’efficacité emblématique, qui repose sur la similitude éventuellement paradoxale entre l’apparence de la chose vue et le sémantisme symbolique de la combinaison. Le mixte emblématique en est naturellement, structurellement, la meilleure imitation car elle est aussi active dans l’esprit que son original l’est dans le cœur du lecteur. Cette imitation continuée, sans déperdition, est aussi économique qu’agissante, dans la mesure où elle instaure une polarisation dynamique entre le fini et l’infini, qu’il s’agisse du sacrement ou des merveilles du monde. Le sacrement eucharistique, conformément à la doctrine tridentine suivie de près par Chesneau, doit être dogmatiquement conçu, en tant que mixte, comme la pointe qui contient le plus grand mystère : cette idée de l’infini dans la moindre des parties est ressassée aussi bien par les docteurs que par chaque glose emblématique. Ainsi le recueil est-il constitué comme la pointe et la circonférence du sujet qu’il traite en se mettant à son image 27 . Voilà qui a pour conséquence de « boucler » l’effet de persuasion catéchétique et d’enseignement dogmatique. La déclinaison infinie et indéfinie des merveilles naturelles ou historiques se résout en un tout petit nombre de métaphores eucharistiques (agneau, vigne, blé, banquet) préalablement récapitulées dans l’Emblema prooemiale, la Praefatio generalis puis dans l’E. 2 (ill. 2), avant d’être amplifiées à travers les séries cumulatives 25 C’est-à-dire tous les mois pour les laïcs et toutes les semaines pour les novices. 26 On le saisit en parcourant les ouvrages ascétiques des augustins les plus diffusés : ainsi, dans l’ordre chronologique, les Exercices spirituels et ordinaires pour les Fr. novices de la communauté de Bourges, Paris, R. Giffart, 1622 ; Exercices spirituels de l’excellence, profit et nécessité de l’oraison mentale, reduicts en art et Meditations…, par le R.P. Antoine Molina, Paris, M. Henault, 1631 ; La Maniére de remplir saintement les devoirs de la vie religieuse, avec les exercices particuliers de l’Ordre de saint Augustin…, Paris, Vve S. Mabre-Cramoisy, 1688 ; La règle de saint Augustin, les exercices des novices, et quelques maximes et observations sur la Règle, faites par le RP Estienne Rabache, Paris, C. Chenault, 1700. 27 La sentence stoïcienne, d’ailleurs, du cercle dont la pointe est partout et la circonférence nulle part est paraphrasée à la fin de l’apodosis de l’E. 1, aussi appelé Emblema ideale (p. 64). Figurer l’Eucharistie : l’Orpheus eucharisticus d’Augustin Chesneau PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 245 que construisent la suite des emblèmes. Le lecteur n’a pas besoin d’en parcourir un grand nombre pour se mettre à anticiper la métaphore eucharistique qu’il va rencontrer dans les gloses, entraîné par la mise en similitude perpétuelle du monde connaissable, sinon connu, avec son créateur infini, dont l’emblème est la preuve visuelle et textuelle tangible.Le recueil propose avec chaque emblème un regard orienté vers la pointe minimale des créatures si merveilleusement eucharistiques à leur niveau, que la merveille eucharistique ne peut qu’être merveilleusement et infiniment merveilleuse. L’hyperbole systématiquement réitérée conduit, sans solution de continuité, de la merveille finie au mystère infini. Elle sert, dans sa répétition même, de preuve à la démonstration. D’une part, l’imitation continuée rend performativement compte du principe dogmatique de la présence réelle. La structure emblématique modélisée sur le mystère eucharistique en offre une « réelle présence », pour paraphraser sans mauvais jeux de mots un fameux titre de George Steiner. En d’autres termes, L’orthodoxie du propos est garantie par le choix énonciatif emblématique tel que l’assume Chesneau. La combinatoire emblématique du dévoilement de Dieu sous l’obscurité des créatures, imite pour la prouver la combinatoire amoureuse du dévoilement eucharistique de l’amour divin, qui modélise les degrés d’obscurité à franchir. L’amour divin s’éprouve dans l’identification de l’imitation amoureuse des créatures et du Créateur, identification que la double nature du sacrement impose, et que la double nature de l’emblème facilite 28 . D’autre part, ce dispositif énonciatif permet l’économie de toute démonstration argumentative, dans la mesure où le dire est devenu un faire, et plus précisément un faire voir et entendre la grâce divine sacramentelle pour ainsi l’éprouver. Cette performativité symbolique est plus efficace sur l’esprit du lecteur dévot que toute démonstration rationnelle argumentée, d’autant plus qu’elle imite le mouvement même de la conversion et de l’acte de foi. Ce dernier commençant là où la raison s’arrête, la meilleure démonstration de la valeur mystérique du sacrement est bien de se confronter au mystère par la similitude, et non pas de le résoudre ; « il faut admirer les vertus secrètes du Christ et non pas les sonder 29 ». Admirer l’énigme, c’est se con-former à son mystère, s’y im-pliquer, et non pas l’ex-pliquer, sous peine de tomber comme le lion dans la fosse noire, en forme d’hostie négative, représentée à l’emblème 50 (ill. 3). 28 Par exemple : « imitatio… memoria beneficiorum Dei », p. 204 (citation du Ps. Denys) ; « similitudo est mater amoris », p. 288 ; « per imitationem in memoria » (p. 325) ; la vigne attachée à l’ormeau « ad imitationem […] defigit radicem » (p. 625) ; « Nulla major est ad amorem imitatio », p. 689. 29 « [Christi] arcanas virtutes mirari liceat, non rimari », E. 97, p. 679. Anne-Élisabeth Spica PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 246 C’est pourquoi le dispositif énonciatif motive une rhétorique des affects particulière. Inscrite, comme tant de traités spirituels contemporains, dans la douceur et la figurabilité du style simple associé à l’expression d’une dévotion ferme dont saint François de Sales est le promoteur 30 et dont Chesneau se fait ici le défenseur 31 , elle trouve une extension remarquable dans la figure tutélaire d’Orphée. Il est associé dès le II e siècle par Clément d’Alexandrie au Christ rédempteur 32 , qui attire à lui toute chose, comme le rappelle Chesneau à travers l’E. 1 destiné à faire la somme des connotations chrétiennes associées au musicien mythologique 33 (ill. 4). Il figure aussi le musicien chrétien dont les morceaux chantés ou psalmodiés sont capables de modeler l’âme et ses facultés, à la manière du Verbe christique : il réalise en effet l’harmonie entre la voix et la loi de grâce, dont saint Augustin, « grand amateur du chant de l’Eglise 34 », est « l’autorité convoquée pour 30 Voir Viviane Mellinghoff-Bourgerie, « Dulcedo Dei, lenitas hominis : théorie et pratique de la douceur selon François de Sales », La douceur en littérature de l’Antiquité au XVII e siècle, éd. H. Baby et J. Rieu, Paris, Garnier, 2012, p. 223-246. Sur les enjeux éthiques de la douceur, voir Delphine Denis, « La douceur, une catégorie critique au XVII e siècle », Le doux aux XVI e et XVII e siècle. Écriture, esthétique, politique, spiritualité, éd. M.-H. Prat et P. Servet, Lyon, Cahiers du GADGES, n°1 (2003), p. 239-260. 31 Il le répète tout au long de la Praefatio generalis, de l’incipit (« Opus ordior sententiarum ornatu mediocre, venustate sermonis exile, materiae tamen excellentia sublime ; quid enim Eucharistia sublimius ? », p. 42), à la quasi conclusion au § 11, non sans se référer à l’exercice du sens spirituel du goût (« stylo utor simplici, qui fundum suum referat, qui carnis Dominicae dulcetudinem aliqualiter sapiat, et Christi vilibus Sacramentalium specierum pannis involuti nuditatem exprimat […] Dictione similiter utor perfacili […] », p. 52 ; le sens mystique du goût est convoqué dès la p. 39). 32 La bibliographie est considérable ; on renverra simplement à Fabienne Jourdan, Orphée et les chrétiens (t. I et II), Paris, Les Belles Lettres, 2010 et 2011, ainsi qu’à la mise au point informée de Jean-Michel Roessli, « Assimilation chrétienne d’éléments païens : construction apologétique ou réalité culturelle ? » Laval théologique et philosophique, n° 70 (3/ 2014), p. 507-516, https: / / doi.org/ 10.7202/ 1032789ar. 33 C’est d’ailleurs celui qui fait l’objet de la plus longue traduction dans la version française du recueil. La pertinence de ce choix emblématique est soulignée par le P. Ménestrier lui-même dans son Art des emblèmes (1662, p. 159) : « le P. Augustin Chesneau de l’ordre de S. Augustin applique cet emblème au sacrement de l’Eucharistie en son Orphée Eucharistique ». Le parallèle entre chant d’Orphée et Logos divin, « le second dépass[ant] infiniment le premier » est attesté depuis l’époque paléochrétienne (J.-M. Roessli, p. 511). 34 David Charlart, La Saincte chapelle, où est introduite une âme de chœur, souz le tiltre de Philomèle, pour entendre et apprendre à bien lire et chanter l'office divin, Douai, Figurer l’Eucharistie : l’Orpheus eucharisticus d’Augustin Chesneau PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 247 affirmer la puissance du chant dans la dévotion 35 ». Sous son égide, l’intensité émotionnelle des images lisibles et visibles devient à proprement parler le « chant du monde » que Chesneau donne à lire-entendre à travers son recueil emblématique. L’harmonie imitative des créatures résulte de leur capacité concordante, du microcosme merveilleux au macrocosme surnaturel, à faire sentir tant visuellement qu’harmoniquement, dans la louange perpétuelle qu’elles ont pour fonction de chanter, le mystère dont le livre est l’ostensoir (ill. 1). 3. Imiter le Deus pictor : enjeux poétiques Le chantre thrace, à l’instar de David et de « sa lyre merveilleuse 36 », représente non seulement le musicien, mais aussi le poète par excellence. Chesneau écrit sous l’effet d’une inspiration divine, qu’il raconte dans la Praefatio generalis : pendant qu’il entendait une hymne sur le sujet des trois Hébreux dans la fournaise en train de louer les splendeurs de la création, il lui vint soudainement à l’esprit qu’il ne ferait œuvre désagréable au Dieu caché et à ses pieux servants, s’il relevait l’exemple des jeunes gens et convoquait sur le théâtre de la gloire eucharistique les plus remarquables éléments du monde, et les ajoutait au trône impérial de leur créateur, en les considérant comme des adorateurs spontanés de la Majesté cachée 37 . Puisque les créatures sont autant de Cantiques, rappelle Chesneau après Augustin (p. 46), elles sont le véhicule d’une éloquence emblématique la plus propre à persuader du Salut 38 . De même qu’au tournant des XVI e et XVII e siècles le motif néoplatonicien du Deus pictor s’adjoint, par le biais du monde comme miroir de Dieu, à celle du Deus absconditus 39 , de même la poésie plastique du Créateur est le paradigme sur lequel le poète chrétien J. Mairesse, 1635, p. 312-313, cité par Frédéric Gabriel, « Chanter Dieu à la Cour : théologie politique et liturgie », dans Regards sur la musique… Au temps de Louis XIII, éd. Jean Duron, Wavre, Margada, 2007, p. 30. Ce dernier insiste sur la puissance de la figure d’Orphée qui sous-tend à cet endroit le texte du récollet. 35 Fr. Gabriel, art. cit., ibid. 36 Orpheus, p. 70. 37 Orpheus, p. 45-46. 38 Chesneau renvoie à ce point non seulement au De doctrina christiana de son maître spirituel, mais aussi aux Parallela et au Polyhistor du jésuite Nicolas Caussin, un des grands théoriciens de la symbolique humaniste. 39 C’est d’ailleurs un lieu commun des traités sur la peinture en France au XVII e siècle. Voir Jacqueline Lichtenstein, La Peinture éloquente, Paris, Flammarion, 1989, p. 136 note 82. Anne-Élisabeth Spica PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 248 compose et légitime une méditation-manducation poétique aussi parfaite que fascinante : J’investigue les vestiges de la glorieuse Eucharistie, divinement imprimés, longtemps supprimés, maintenant heureusement exprimés et mis en lumière pour célébrer ta lumière […] je m’avance davantage en convive qu’en héraut ; bien plutôt, je suis ton héraut car je suis ton convive et invité ; car dans le banquet eucharistique, manger, c’est parler, boire, c’est commenter, s’attabler, c’est discourir […] 40 Le travail d’invention déployé par Chesneau pour faire entendre celui des créatures passe par la réécriture de textes-sources aussi spectaculaires qu’enracinés dans une tradition d’autorités littéraires facilement identifiables par le lecteur. Ainsi la souscription en vers qui ouvre l’E. 1, déployant les astres et l’univers sous la forme d’une vaste paraphrase du I er livre des Métamorphoses d’Ovide, dessine et désigne à la lettre la transformation des créatures en autant de caractères divins ; ainsi à l’E. 17, le renvoi à Apulée, en palimpseste de la brève description du sanglier ravageur, renforce le spectacle d’une nature d’autant plus sensible que les mots qui la désignent en convoquent mentalement les réminiscences littéraires à travers un dense réseau textuel. Les figures de l’elocutio, d’autre part, ne sont pas limitées à leur seule fonction ornementale mais participent de cette efficacité du lisible et du visible conjoints dans l’éloge emblématique-eucharistique, qui repose sur des effets imitatifs microstructuraux. La saturation paronomastique en est la manifestation saillante : il suffira de relire la citation précédente. La figure accompagne systématiquement la psalmodie des créatures dans chacune des parties verbales de l’âme emblématique. Elle favorise les allers-retours entre le corps gravé et les métaphores explicatives qui en découlent, construisant l’élucidation progressive, la dé-couverte du Dieu caché, grâce au glissement d’une pictura visible, à l’autre lisible. Ces constantes paronomases ne relèvent pas (seulement) d’une amplification ornée de la merveille initiale, à la manière de Nervèze (passablement démodée au moment où Chesneau écrit), ou d’une imitation du style incantatoire de saint Augustin. Elles accompagnent dans le grain même du texte le saut métaphorique que le lecteur accomplit, du spectacle de la créature à celui de son créateur, aussi bien au niveau du signifiant (les allitérations et assonances qui s’y déclinent accentuent le passage sans solution de continuité de l’imitant à l’imité, du voile à ce qu’il masque), qu’au niveau du signifié, dans la mesure où elles reposent majoritairement sur un sémantisme antithétique ou oxymorique, celui que l’on peut trouver dans les images - qui jouent avec les apparences -, et celui-là même qui 40 Orpheus, p. 37-38. Figurer l’Eucharistie : l’Orpheus eucharisticus d’Augustin Chesneau PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 249 caractérise le sacrement eucharistique : le plus petit point contient l’infini, la chair se fait l’esprit, la mort entraîne la vie. L’E. 10, dont le corps représente l’éponge imbibée de fiel, un des instrumenta Passionis, en offre un exemple réussi. À la souscription en vers décrivant l’oxymore qu’est l’objet du supplice et de la grâce à la fois, fondée sur le principe de l’entrelacement stylistique des groupes grammaticaux en latin, et sur l’entrelacement des voyelles sonores (a, o) et sourde (e) avec les consonnes labiales (b, p, m) et dentales (d, t), répond le deuxième point de l’interpretatio, en rafales antithétiques fondées sur les mêmes caractéristiques, où l’amertume du fiel s’efface devant le miel eucharistique. La distorsion signifiante dynamise les corps emblématiques en tant qu’ils imitent dissemblablement et construisent en cela une similitude agissante 41 . L’entrelacement des figures verbales et visuelles au service de l’Autre et toujours même quels que soient les vestiges appelés à faire image, la fusion en incantation intermédiale de la musique des mots aussi bien que de la louange visible des créatures, compose une poésie des realia débordée en poétique symbolique totalisante, elle-même propre à la contemplation mystique du sacrement. Dans chaque emblème, la caractéristique naturelle évoquée désigne la nature divine infinie qui se lie lors de la consécration aux substances du pain et du vin. L’apode de l’E. 22 est au propre un rébus de la divinité en tant que toute-puissance amoureuse, tout en symbolisant le sacrement qui renvoie à cette essence amoureuse divine. Le travail de l’image calque le système de la lecture littérale-figurée développée par Bellarmin à propos des passages du texte sacré dont le littéral, en particulier évangélique, est clair et semble ne pas appeler de déchiffrement mais dont la signification n’est pas épuisée, de manière à trouver son comble dans sa lecture figurée. Il convient de traiter en ce sens les épisodes historiques consignés dans les deux premières sections du livre, quand bien même ils pourraient sembler différents des autres corps emblématiques et dessiner un prologue historique et doctrinal à l’amplification symbolique sur le sacrement qui se déploie dans les emblèmes suivants, en évoquant des actions humaines dans le temps et non pas des phénomènes naturels dans l’espace. L’histoire sainte se lit, conformément à la perspective providentialiste catholique, comme une montée vers la révélation : les mots, mais aussi les faits consignés dans le Texte sont typologiquement interprétables, allégories 41 Sur la similitude spirituelle, largement fondée sur la dissemblance, voir Florent Libral, Le soleil caché : rhétorique sacrée et optique au XVII e siècle en France, Paris, Garnier, 2016. Sur l’importance de l’image dissemblante dans le discours mystique, nous nous permettons de renvoyer à notre « S’assurer du latin pour mieux défendre la mystique : Maximilian van der Sandt “grammairien” », Revue d’histoire des religions, n° 230 (2013/ 4), p. 629-651. Anne-Élisabeth Spica PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 250 in factis. Dans ce cadre, les emblèmes des deux premières sections du livre, inspirés de l’histoire divine ou humaine, doivent être considérés comme des realia eucharistiques au même titre que les phénomènes naturels consignés dans les sections suivantes. Il n’y a donc pas de solution de continuité entre les éléments dans l’espace et les éléments dans le temps ; le livre du monde est bien écrit sur les deux axes qui structurent l’outillage cognitif du lecteur en train de s’approprier les spécificités mystériques du sacrement eucharistique. Non seulement le récit des faits préfigure dans le temps l’institution de l’Eucharistie, ce qui est la ligne de force des Tableaux sacrez du jésuite Louis Richeome 42 , un traité eucharistique proche de l’emblématique, mais ces faits sont à lire comme des choses eucharistiques parce qu’ils composent autant de figures destinées à énoncer le sacrement. Ainsi l’inscription de l’E. 4 43 (ill. 5) paraphrase un verset de la Genèse à propos du péché originel 44 , un passage immédiatement identifiable par n’importe quel lecteur au XVII e siècle. Conformément au principe identifié précédemment - la mise en symbole eucharistique d’une illustration tirée de l’histoire sainte -, l’accent est mis sur la Rédemption à l’œuvre dans les indices eucharistiques dont l’emblème est semé. Le mot (« l’innocence de la victime, couvre la honte de leur crime »), la source et la glose versifiée ajoutent à la narration biblique une fiction sainte empruntée à sainte Hildegarde : les peaux de bêtes (tunicas pellicias) de la Vulgate sont en réalité des peaux de brebis, qui ne peuvent renvoyer, et tel est le sujet de l’explication, qu’à l’innocence de l’Agneau immolé en hostie sur la Croix. Quant à la gravure, elle met en évidence le caractère paternel de la divinité, un Dieu d’humanité et non pas de vengeance. L’ombre d’Adam semble comme une tombe de laquelle il sortirait : le littéral est tout entier organisé en fonction du figuré, sans pour autant perdre sa cohérence littérale. Le corps de l’emblème, allégorie in factis renouvelée, est mis au service d’une allégorie in verbis elle aussi renouvelée, où l’interprétation de l’Ancien Testament au regard du Nouveau joue à la fois sur la préfiguration christique et la préfiguration eucharistique. Dans le recueil, tout est legendum, tout est légende dorée eucharistique. * * * En multipliant les leviers emblématiques, Chesneau conduit son lecteur vers une imitatio Christi iconique, rhétorique et poétique tout à la fois. 42 Tableaux sacrez des figures mystiques du très auguste sacrifice et sacrement de l’Eucharistie, Paris, L. Sonnius, 1601 43 « La nudité d’Adam, et d’Eve couverte d’une peau d’Agneau, par le Créateur », Emblemes, p. 10. 44 Gn 3, 21, « fecit quoque Dominus Deus Adan et uxori ejus tunicias pellicias et induit eos ». Figurer l’Eucharistie : l’Orpheus eucharisticus d’Augustin Chesneau PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 251 Disposer les merveilles de la création au long de l’Orpheus revient, un peu comme le dira Francis Ponge, à la « mise en ordre du dictionnaire ». Grâce à l’ellipse didactique et démonstrative que permet l’imitation continuée et la performativité de la combinaison symbolique texte-image, l’ouvrage met en valeur l’efficacité persuasive de la structure emblématique. Cette dernière, fondée sur la cohérence de l’imitation continuée et la réversibilité des signes, conduit de la rhétorique humaine - les différentes métaphores, visuelles et textuelles - à une rhétorique divine des images et du mystère sacramentel assez vertigineuse. Dans ce recueil, tout fait signe, les mots parce qu’ils sont les images, et les images parce qu’elles sont des pointes de la pensée exploitables au premier chef symboliquement. Cette transsubstantiation sémiotique, qui engage l’éloge de la transsubstantiation sacramentelle, fait bien de ce livre la monstrance, telle qu’elle figure au frontispice, des pouvoirs efficaces, car po(i)étiques, des liens entre texte et image de dévotion. Anne-Élisabeth Spica PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 252 Illustrations Illustration 1 : Orpheus eucharisticus, frontispice (libre de droits) Figurer l’Eucharistie : l’Orpheus eucharisticus d’Augustin Chesneau PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 253 Illustration 2 : Orpheus eucharisticus, Secundum Emblema, p. 77 (libre de droits) Anne-Élisabeth Spica PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 254 Illustration 3 : Orpheus eucharisticus, Emblema L, p. 363 (libre de droits) Figurer l’Eucharistie : l’Orpheus eucharisticus d’Augustin Chesneau PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 255 Illustration 4 : Orpheus eucharisticus, Primum Emblema, p. 61 (libre de droits) Anne-Élisabeth Spica PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0017 256 Illustration 5 : Orpheus eucharisticus, Emblema quartum, p. 90 (libre de droits)