Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2021-0021
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2021
4895
« Forcez-les d’aimer » : Racine et le consentement forcé à la lueur de #MeToo
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Jennifer Tamas
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PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 « Forcez-les d’aimer » : Racine et le consentement forcé à la lueur de #MeToo J ENNIFER T AMAS R UTGERS U NIVERSITY Prologue : un nouveau contexte culturel Dans L’Homme révolté, Camus écrivait : « Je me révolte, donc nous sommes 1 », le « non » valant comme une affirmation collective capable de profiter à tous. L’indifférenciation sexuelle sous laquelle se subsumait le genre humain est désormais suspecte. En 2017, le monde entendait pour la première fois tonitruer la voix des femmes et il prenait conscience que les violences sexuelles étaient un crime qui ne pouvait plus être passé sous silence. Avec la déflagration du mouvement #MeToo, un vent de suspicion a soufflé sur les études françaises et sur la littérature d’Ancien Régime en particulier. Comment expliquer que le siècle classique soit devenu le siècle honni ? Devant l’apparent unisson du « non » provoqué par le mouvement #MeToo, la réponse française s’est doublement singularisée. Publiée dans Le Monde le 9 janvier 2018, une tribune fort polémique intitulée « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle 2 » revendiquait aussi bien « le droit d’être importunée » que l’héritage d’une galanterie typiquement française. Signée par une centaine de femmes, dont Catherine Deneuve et Catherine Millet, la tribune se réclame d’un héritage culturel crucial, tout en s’attaquant à la haine qu’un certain féminisme nourrit à l’égard des hommes. Les signataires affirment ainsi que « la galanterie n’est pas une agression machiste » et que le geste de « révisionnisme » 1 Albert Camus, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 38. 2 « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », collectif de cent femmes : https: / / www.lemonde.fr/ idees/ article/ 2018/ 01/ 09/ nous-defendons-une-liberte-dimportuner-indispensable-a-la-liberte-sexuelle_5239134_3232.html, lien consulté le 20 septembre 2021. Jennifer Tamas PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 288 qui consiste à interdire des œuvres au nom de l’égalité peut s’avérer très dangereux. Dès 2017 s’esquisse dans cette tribune la méfiance à l’égard de ceux et celles qui « annulent une culture » prétendument misogyne, raciste ou purement coloniale 3 . Rien d’étonnant à ce que quatre ans plus tard, le dix-septième siècle français figure au banc des accusés, non seulement en raison de sa culture amoureuse dictée par une société patriarcale 4 , mais aussi parce qu’à cette époque l’empire colonial n’en était plus à ses premiers balbutiements. N’a-ton pas voulu récemment déboulonner la statue de Colbert 5 ? L’amour au temps de Colbert vaut-il encore la peine d’être étudié 6 ? Il semblerait que non. En effet, sur le plan académique, les affrontements suscités par #MeToo ont conduit à un profond désaveu non pas tant des études françaises (quoique), mais à une méfiance de la part d’étudiants mais aussi de collègues qui ont estimé qu’il fallait faire voler en éclat cette galanterie-là et ne plus recevoir de leçon des « vieux hommes blancs ». Cette réaction de violence, cette injonction même à changer de littérature comme on pourrait « changer de boutique », nous forcent à lire autrement les textes canoniques, et en particulier à relire le théâtre de Racine. Faut-il jeter aux oubliettes Racine perçu par la société d’alors comme « le poète galant » par excellence ? Ou est-il possible de voir dans ce théâtre une dramaturgie capable de nous faire réfléchir aux rapports de force et de genre dans l’acte de consentir ? Notre actualité nous incite à relire Racine autrement, en pratiquant ce que Nicole Loraux a qualifié « d’anachronisme contrôlé 7 ». Bien que le contexte juridique, culturel et religieux soit différent 3 Sur la difficulté de ce concept, voir l’article de la National Public Radio américaine, consultable ici : https: / / www.npr.org/ 2021/ 02/ 10/ 965815679/ is-cancelculture-the-future-of-the-gop, consulté le 21 septembre 2021. 4 Mona Chollet, Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Paris, Zones, La Découverte, 2021. 5 Recouverte de peinture rouge et de l’inscription « Négrophobie de l’État », la statue de Colbert a été la cible des manifestants le 6 juin 2020 pour dénoncer les crimes d’État en mémoire d’Adama Traoré. Voir : https: / / www.lemonde.fr/ societe/ article/ 2020/ 06/ 24/ la-statue-de-colbertvandalisee-devant-l-assemblee-nationale_6043986_3224.html, article consulté le 21 septembre 2021. 6 L’héritage de la galanterie est de plus en plus controversé. Voir Marlène Schiappa, La Culture du viol, préf. Raphaël Enthoven, Paris, éditions de l’aube, 2017 ; Valérie Rey-Robert, Une Culture du viol à la française. Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner », Paris, Éditions Libertalia, 2019-2020. 7 Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre humain, n° 27, 1993, p. 23-39. Racine et le consentement forcé à la lueur de #MeToo PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 289 du nôtre, le traitement des trois unités - lieu, temps, action - contribue à la crédibilité d’un type de parole dont les opacités demeurent d’actualité. 1 - La part de silence dans le consentement Dire et ne pas dire À la suite de Barthes et de Leo Spitzer 8 , plusieurs travaux se sont concentrés sur les modalités de la parole chez Racine. Dans Le Silence trahi. Racine ou la déclaration tragique, j’ai montré que l’action des pièces raciniennes repose sur une tension où l’urgence de parler et la nécessité de se taire oscillent de manière continue 9 . Ce frottement semble a priori opposé à ce qu’exige le con-sentement, c’est-à-dire l’accord, sinon l’union de deux personnes qui « sentent » « ensemble » et acquiescent à une même volonté. Selon Furetière, il s’agit de donner son assentiment, soit en l’affirmant explicitement, soit en ne s’opposant pas à ce qui est dit : « il y a des consentements exprés et d’autres tacites 10 ». Surgit dès lors une difficulté : l’absence de parole vaut-elle comme approbation selon l’adage bien connu « Qui ne dit mot consent », ou est-elle déjà le signe d’une domination, d’un abus, la personne muette l’étant par force ? Chez Racine, le silence est un enjeu de première importance, notamment parce qu’il participe à l’avancée de l’action comme à la dynamique des aveux. Il est un instrument employé aussi bien par les puissants que par les faibles : sa signification est trouble, son emploi périlleux. Les personnages se taisent soit par peur, par honte, ou encore par manipulation ou par ruse politique. Dans Le Silence trahi. Racine ou la déclaration tragique je conceptualisais déjà cette herméneutique du silence, mais aussi le rôle des interrogatoires amoureux qui sont comme des perquisitions du cœur. Les personnages de victimes résistent quand un roi, un tyran ou un empereur tente de faire céder la forteresse du silence 11 . 8 « Dire ou ne pas dire, telle est la question », in Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963 [1960], p. 99. Voir aussi Leo Spitzer, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine » [1931], dans Études de style, Paris, Gallimard, 1970, p. 208- 335. 9 Jennifer Tamas, Le Silence trahi. Racine ou la déclaration tragique, Genève, Droz, 2018. 10 Furetière. Voir la définition de « consentement » dans le dictionnaire en ligne consultable ici : http: / / www.furetière.eu/ index.php/ non-classifie/ 1256854383-. 11 Le Silence trahi. Racine ou la déclaration tragique, op. cit., p. 133-143. Jennifer Tamas PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 290 Céder sans consentir Dès lors, la question du consentement prend tout son sens, particulièrement pour le public d’aujourd’hui. Afin de rendre les étudiants et les étudiantes plus sensibles aux pièces qui semblent éloignées de leurs centres d’intérêt, il suffit d’examiner la façon dont le discours tragique racinien interroge le consentement forcé. Une telle analyse permet de comprendre comment la parole d’emprise - celle-là même que les étudiants peuvent vivre et identifier dans leur quotidien - peut trouver une expression dramaturgique et une efficacité tragique dans un théâtre vieux de plus de quatre cents ans. La dynamique selon laquelle l’avancée de l’action oscille entre silence et déclaration peut aussi se lire comme une injonction à consentir qui se heurte sans cesse à un refus de céder, mais qui aboutit toujours à une reddition où la victime cède sans jamais consentir. Les hommes comme les femmes sont victimes de ce procédé. Par exemple, Roxane force Bajazet à lui avouer un amour qu’il n’éprouve pas et Bajazet cède pour rester en vie. Monime dit à Mithridate qu’il peut tout (jaillit ici la formule racinienne de la toute-puissance accordée au souverain), qu’elle n’a qu’à obéir car elle a été cédée à son empire souverain par ses parents 12 . Cette distinction très moderne « que céder n’est pas consentir 13 » est-elle totalement anachronique pour parler de Racine ? En réalité, le théâtre de cet auteur canonique est d’une terrible actualité. L’originalité de Racine ne réside pas dans le simple rapport de force, qui serait la traduction d’un rapport de pouvoir. Le prédateur ne veut pas simplement faire céder la victime, mais il veut obtenir son plein consentement en forçant le sentiment amoureux. Pour le dire en terme aristotélicien, il veut obtenir une reconnaissance, mais une reconnaissance amoureuse 14 . C’est pour cette raison que la déclaration d’amour est chez Racine non la description d’un sentiment, mais une parole agissante, qu’elle soit insulte (Antiochus vis-à-vis de Bérénice), agression (Néron devant Junie) voire menace de mort (« Hé bien ! Connais donc Phèdre, et toute sa fureur/ J’aime ? », Phèdre, II, 5, v. 672-673). Chez Racine, dire l’amour, c’est faire. 12 « Seigneur, vous pouvez tout. Ceux par qui je respire / Vous ont cédé sur moi leur souverain empire. / Et quand vous userez de ce droit tout-puissant, / Je ne vous répondrai qu’en vous obéissant », Mithridate, II, IV, v. 547-550. 13 Voir Nicole-Claude Mathieu (L’anatomie politique, catégorisations et idéologies du sexe, Côté femmes, 1991) et Clotilde Leguil (Céder n’est pas consentir, PUF, 2021) 14 Racine transforme ainsi la scène de reconnaissance conceptualisée par Aristote. Sur ce point, voir Le Silence trahi. Racine ou la déclaration tragique, op. cit., chap. 6, p. 188-190. Racine et le consentement forcé à la lueur de #MeToo PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 291 Les effets perlocutoires du sentiment dépassent le simple code galant. La matérialité du théâtre, dans la scénographie des corps mais aussi dans la réception que son art exige, conduit à s’interroger sur la performance que sous-tend toute requête amoureuse. 2 - Le consentement au prisme de la prison galante La puissance d’un horizon culturel Racine a souvent été perçu comme le poète galant par excellence, la galanterie faisant même objet d’une accusation dont il se défend dans ses préfaces 15 . Si, comme l’affirme encore récemment Alain Viala, il n’est pas aisé de résumer à quoi tient la galanterie 16 , on peut toutefois insister sur l’idée d’un langage délicat qui ne met pas à mal l’allocutaire et qui use de figures destinées à adoucir le message, notamment celui qui touche au corps et aux sentiments. Comme le signale l’héroïne de Mademoiselle de Scudéry, naviguer sur l’océan des passions amoureuses est périlleux et toute parole trop hardie rompt définitivement le dialogue 17 . Le silence est jugé essentiel dans le commerce amoureux, notamment grâce à l’influence de la préciosité qui se méfie du langage mensonger 18 . Les femmes en particulier doivent être pudiques, surtout ne pas exprimer leur amour, car comme le rappelle Claude Habib : « dans le monde classique, la déclaration féminine et la timidité masculine n’ont pas droit de cité : une femme déclarative est une catin 19 ». 15 Voir, entre autres, l’accusation de Molière-Subligny dans La Folle Querelle ou la critique d’Andromaque et la réponse que Racine y fait dans sa préface d’Andromaque. 16 « Car ce quelque chose de galant qui tracasse la France n’est pas une « chose » : on ne peut l’enfermer ni dans une idée ni même dans un code (de civilité, de séduction ou de sexualité). Il n’existe pas une galanterie que l’on pourrait définir une bonne fois ; il existe des pratiques de civilité, de séduction ou de sexualité, mais aussi de création artistique, qui ont été et sont qualifiées de galantes », Alain Viala, La Galanterie, une mythologie française, Paris, Seuil, 2019, p. 12. 17 Clélie dit au Prince de Numidie, qui fait l’effort d’apprendre sa langue pour l’abreuver de déclarations d’amour : « J’apporterai un soin si particulier à éviter de me trouver auprès de vous, répliqua Clélie, que s’il est vrai que vous m’aimiez, vous vous repentirez plus d’une fois de me l’avoir dit », in Clélie, Histoire romaine, éd. et choix de Delphine Denis, Paris, Gallimard, 2006 [1654], I, 1, p. 64. 18 Delphine Denis, « Ce que parler ‘‘précieux’’ veut dire : les enseignements d’une fiction linguistique au XVII e siècle », L’Information grammaticale, n°78, juin 1998, p. 53-58. 19 Claude Habib, La Galanterie française, Paris, Gallimard, 2006, p. 138. Jennifer Tamas PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 292 Sur la scène théâtrale, cette civilité empreint les dialogues amoureux d’une pudeur qui touche aussi bien aux normes conversationnelles qu’aux bienséances théâtrales. En matière d’amour, d’Aubignac prescrit la pudeur des femmes sur scène comme dans les cercles mondains, La Pratique du théâtre (1652) rejoignant sur ce point les Conseils d’Ariste à Célimène (1666) : la femme ne doit pas parler d’amour à un homme et elle doit se taire face aux déclarations qu’elle reçoit 20 . La menace sous le vernis de la galanterie Face à ces exigences, le théâtre de Racine représente une double enfreinte : non seulement les personnages - hommes comme femmes - ne taisent pas leur amour, mais beaucoup d’entre eux l’expriment sans voile et de manière catégorique. Que ce soit Phèdre (« J’aime… Ne crois pas qu’au moment que je t’aime »), Xipharès (« Je l’aime, et ne veux plus m’en taire ») ou Néron (« J’aime (que dis-je aimer ? ) j’idolâtre Junie… »), la pudeur n’est pas de mise et l’amour est le moteur de l’action. Mieux encore, le langage galant, quand on croit l’identifier, flirte toujours avec un discours de domination qui ne dissimule en rien la contrainte qu’il exerce sur autrui. Ainsi, Alexandre le Grand, l’une des premières pièces de Racine qualifiée par la critique de « pièce galante », fait déjà entrevoir ce mécanisme. Lorsque Taxile comprend qu’il s’épuise en vain à courtiser Axiane, il lui dit sans détour qu’il pourrait très bien obtenir d’elle ce qu’il veut sans passer par l’écran de la galanterie : Tout Amant que je suis, vous oubliez peut-être Que si vous m’y forcez, je puis parler en Maître, Que je puis me lasser de souffrir vos dédains… (Alexandre le Grand, IV. 3, v. 1237-1239) Si Racine utilise une rhétorique de la galanterie qui s’appuie sur des métaphores bien connues, le dispositif énonciatif qui consiste à mettre sur le même plan la supplique amoureuse et l’affirmation d’un pouvoir de domination est symptomatique de la parlure des souverains amoureux et invalide la thèse d’un Racine galant. Alain Viala théorisait déjà l’idée d’une galan- 20 « Il ne faut jamais qu’une femme fasse entendre de sa propre bouche à un homme qu’elle a de l’amour pour lui et moins encore qu’elle ne se sent pas assez forte pour résister à sa passion ; car c’est donner sujet au plus discret amant de prendre avantage de cette disposition et de tenter tout ce qu’elle doit craindre », La Pratique du théâtre, Paris, Antoine de Sommaville, 1657, chap. VI, « Des discours de piété », p. 434. Voir également les chapitres 12, 23, 26 et 29 dans Les Conseils d’Ariste à Célimène sur les moyens de conserver sa réputation, Paris, N. Pépingué, 1666. Racine et le consentement forcé à la lueur de #MeToo PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 293 terie pervertie au sens où les formules lexicalisées étaient prises par Racine au pied de la lettre : ainsi lorsque Pyrrhus « brûle d’amour », il met aussi le feu à Troie 21 . J’irai dans ce sens pour montrer que les personnages raciniens échouent à se contenter du masque galant, l’amour étant toujours du côté d’une domination perverse car le tyran qui force la victime devient lui-même forcé. C’est ce que montrent les paroles de Taxile : « si vous m’y forcez ». Il ne s’agit pas ici d’une figure de style ou d’une exagération, la victime exerçant véritablement une force sur celui qui tente de la soumettre. De même, Pyrrhus, auteur du chantage abject qu’il fait subir à Andromaque en exigeant d’elle le mariage ou la mort de l’enfant, se dit aussi forcé de mal agir. Il se présente artificiellement comme une victime, avant d’en devenir une, l’ironie tragique jouant de la connivence avec le spectateur 22 : Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ? Au nom de votre Fils, cessons de nous haïr. À le sauver enfin, c’est moi qui vous convie. Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie ? (Andromaque, III. 7, 959-962) Le souverain supplie la victime de ne pas le forcer à lui infliger le malheur auquel il la condamne lui-même, les rimes « convie/ vie » et « trahir/ haïr » appuyant l’artifice du discours. La rhétorique ici déployée est d’une perversité et d’une efficacité redoutables, d’autant plus qu’elle est négation des refus exprimés à plusieurs reprises par Andromaque. À titre d’exemples, dans la première scène qui oppose Pyrrhus et Andromaque (I. 4), la prisonnière ose dire « non » et assumer à plusieurs reprises son opposition frontale : « Non, non, d’un Ennemi respecter la Misère » (v. 305) ou encore « Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor » (v. 335). À chaque fois, ces refus ne sont pas pris en compte par Pyrrhus qui les rend invisibles 21 Alain Viala, « Péril, conseil et secret d’État dans les tragédies romaines de Racine : Racine et Machiavel », Littératures classiques, n° 26, 1996, p. 91-113. 22 Le génie de Racine est de mettre en scène des tyrans se présentant d’abord comme de fausses victimes (Néron, Créon, Pyrrhus, Roxane ou Phèdre se disant « séduits ») avant de succomber irrémédiablement à leur passion. Ce renversement nourrit la vision tragique de Racine et contraste sans nul doute avec le mécanisme propre aux oppresseurs : « Ce qui caractérise les prédateurs sexuels en général, et les pédocriminels, en particulier, c’est bien le déni de la gravité de leurs actes. Ils ont coutume de se présenter soit comme des victimes (séduites par un enfant, ou une femme aguicheuse), soit comme des bienfaiteurs (qui n’ont fait que du bien à leur victime) », Vanessa Springora, Le Consentement, Paris, Grasset, 2020, p. 164. Néron, Créon, Roxane et les autres ne se présentent-ils pas comme les bienfaiteurs qui mettent leur empire aux pieds de l’être aimé ? Jennifer Tamas PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 294 car irrecevables. Ce procédé n’est pas accidentel : les indices temporels distillés par Racine nous apprennent qu’Andromaque ne se soumet pas depuis un an, bloquant ainsi l’action du tyran. Pyrrhus est donc forcé de se répéter et de harceler sa victime jusqu’à ce qu’elle se rende. Refuser aux femmes leur refus n’est-il pas d’une cruelle actualité ? La question du consentement amoureux (« forcer l’autre à dire pleinement oui ») trouve son expression dramaturgique à travers le traitement des trois unités, que ce soit dans la configuration des lieux (que la tragédie délimite comme un espace carcéral 23 ), l’urgence du temps (la pression temporelle des dialogues qui sont autant de répétitions de la même question) et le nœud de l’action entièrement suspendue à une parole d’approbation ou de refus, l’intrigue se résumant à la simple question : « va-t-il (ou elle) dire oui ou non ? ». La galanterie adossée à un rapport de domination touche aussi bien les hommes que les femmes, les faibles que les puissants. Cette galanterie pervertie est ainsi un asservissement de tous et de toutes : elle définit la condition des créatures terrestres. 3 - Le consentement est-il une aporie ? Le rapport de force consubstantiel à la passion Les victimes sont ainsi forcées de consentir au mariage, tels Bajazet, Andromaque ou Monime. Mais le mariage forcé n’est pas satisfaisant pour le tyran, comme le dit Mithridate qui aspire à l’amour et non à l’obéissance. Racine n’est pas Sade : soumettre des corps dont la volonté a été abolie ne l’intéresse pas. À travers les dialogues et les entretiens répétés, il travaille la jonction entre le corps qui cède et l’esprit qui consent : Ainsi prête à subir un joug qui vous opprime Vous n’allez à l’Autel que comme une victime : Et moi tyran d’un cœur qui se refuse au mien Même en vous possédant je ne vous devrai rien : Ah Madame ! Est-ce là de quoi me satisfaire ? (Mithridate, II, 5, v. 551-552, 555) Céder n’est pas consentir et selon la logique des tyrans raciniens, céder n’est pas suffisant. Se faisant, cette exigence est précisément ce qui rend le souverain prisonnier d’une équation qui n’a nulle issue. Comme le dit Pyrrhus : 23 Voir Le Silence trahi. Racine ou la déclaration tragique, op. cit., chap. 2, p. 73-77. Racine et le consentement forcé à la lueur de #MeToo PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 295 Je meurs, si je vous perds, mais je meurs, si j’attends (Andromaque, III, 7, v. 976) Pris à ne pouvoir se déprendre dans les contradictions du cœur, les souverains amoureux ne se reconnaissent plus et ne parviennent pas à laisser partir leur proie, dont ils savent qu’ils ne gagneront jamais l’amour 24 : Cédons-la. Vains efforts ! qui ne font que m’instruire Des faiblesses d’un cœur qui cherche à se séduire ! Je brûle, je l’adore, et loin de la bannir… (Mithridate, IV, 5, v. 1403-1405) Créon et Néron en perdent le sens et sont propulsés au bord du suicide. Pyrrhus, Mithridate et Roxane en meurent, tout simplement. Les victimes auraient-elles un pouvoir d’action sur leurs bourreaux ? Le théâtre de Racine est d’une dangereuse actualité pour l’époque (comme pour nous à un autre niveau) car il interroge la logique de domination qui s’appuie sur une galanterie dévoyée. Il montre aussi que la question du consentement entremêle normes culturelles, mais aussi normes juridique, politique et religieuse. La question du consentement amoureux chez Racine débouche sur une aporie : prisonniers de leur chantage les tyrans s’emprisonnent autant que leurs victimes. Ils tentent de séduire autrui et sont sur le point de se séduire eux-mêmes, (au sens de se tromper, s’illusionner) comme le formule Mithridate parlant de son « cœur qui cherche à se séduire ». L’aporie se mesure aussi à l’aune des couples unis par un amour réciproque qui en viennent pourtant à recourir au stratagème de la contrainte. Ainsi Atalide force-t-elle Bajazet à se soumettre à Roxane, commentant ainsi son acte d’amour : Laissez-moi sans regret me le représenter Au Trône, où mon amour l’a forcé de monter. (Bajazet, III, 1, v. 823-824) De même Titus exhorte ainsi Bérénice à accepter sans mot dire d’être quittée : Il en est temps. Forcez votre amour à se taire […] Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur. (Bérénice, IV, 5, v. 1051 et 1053) Même quand l’amour est partagé, le rapport de force est consubstantiel au rapport amoureux. Autrui est toujours sous contrainte et doit toujours se 24 « Qui suis-je ? Est-ce Monime ? Et suis-je Mithridate ? » (Mithridate, IV. 5, v. 1383) Jennifer Tamas PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 296 soumettre à un intérêt supérieur. Le consentement amoureux entre deux personnes qui s’aiment réciproquement (cet « amour sororal » défini par Barthes puis Volker Schröder 25 ) est voué à l’échec dans le contexte du drame. Les couples qui s’accordent sont pulvérisés. Il ne semble pas y avoir de place sur terre pour le consentement amoureux. « J’y consens » ou la volonté vaincue Dans cet univers d’aveux forcés et de contraintes proclamées, le consentement devient suspect. À plusieurs reprises, la formule « j’y consens » affirmée spontanément par le prisme du « je » doit être entendue de manière antithétique, si bien que « je consens » devient par antiphrase la formule équivalente à « je ne veux pas ». Le personnage se résout à une situation qu’il a fermement combattue. Celle-ci est désignée par le pronom adverbial « y » qui synthétise avec force la réalité honnie à laquelle la volonté cède. Cet ancien adverbe de lieu renvoie précisément là où l’intime redoute d’aller. Cet usage se trouve dès la première pièce de Racine. Ainsi Jocaste, qui n’arrive pas à raisonner ses enfants prêts à s’entretuer, leur dit-elle : Allez donc, j’y consens, allez perdre la vie. (La Thébaïde, IV, 3, v. 1307) Le renoncement à sauver ses fils se fait même incitation au meurtre, la répétition du verbe « aller » devant être comprise comme une invitation paradoxale au combat fatal. Cléophile exprime de la même façon la condamnation de son frère qu’elle maquille en approbation. Alors que Taxile s’entête à courtiser Axiane qui lui préfère Porus, Cléophile soupire : Espérez, j’y consens, Mais n’espérez plus rien de vos soins impuissants. (Alexandre le Grand, I, 1, v. 103-104) La répétition du verbe « espérer » est modulée cette fois par la négation, ce qui rend l’assentiment de la jeune femme douteux. Soumise à son frère, le roi des Indes, Cléophile n’a en réalité aucune légitimité pour s’opposer à son pouvoir et elle dépend même de lui pour suivre son cœur et épouser le roi Alexandre. Si Axiane recevait les vœux de Taxile, leur alliance saboterait son propre mariage avec Alexandre. Donner son approbation au frère, c’est porter atteinte à son souhait le plus cher. Le consentement est un leurre. Il représente la reddition de la volonté qui se sait impuissante. 25 Volker Schröder, La Tragédie du sang d’Auguste. Politique et intertextualité dans Britannicus, Tübingen, Gunter Narr, Biblio 17, 1999, « Politique du couple », p. 205-254. Racine et le consentement forcé à la lueur de #MeToo PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 297 De toutes les impasses où le personnage se rend sous couvert de consentement, l’exemple le plus frappant revient à Hermione. Lorsqu’elle donne à Pyrrhus son assentiment pour l’acte qu’elle redoute le plus, elle déclare : Achevez votre hymen, j’y consens. Mais du moins Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins. (Andromaque, IV, 5, v. 1379-1380) Hermione ne consent pas : elle cède, elle est forcée de se rendre à l’évidence. Le « y » renvoie moins au lieu métaphorique du mariage, qu’à la réalité tangible de l’autel qui se prépare à recevoir les vœux des amants. Obligée d’accepter l’union qu’elle souhaitait pour elle-même, Hermione refuse de la consacrer par son regard. Elle accepte l’inacceptable en même temps qu’elle résiste à le cautionner. Sentir avec mais sans regarder, le consentement d’Hermione est un leurre car il dissimule une condamnation à mort. Répugnant à voir ce spectacle, elle reste dans l’ombre dans l’espoir de transformer le lieu de célébration en espace sacrificiel. Cette aporie du théâtre racinien ne fait-elle pas écho à une impasse plus profonde ancrée dans les pratiques culturelles et sociales de l’époque ? 4 - Consentement et résistance Contrainte nobiliaire et enfreinte au « droit d’aimer » Lorsque Pyrrhus congédie Hermione pour épouser Andromaque, il justifie son geste au nom d’une alliance qu’il n’a pas contractée et qu’il impute à l’autorité paternelle : Nos deux Pères sans nous formèrent ces liens, Et que sans consulter ni mon cœur ni le vôtre, Nous fûmes sans amour engagés l’un à l’autre. (Andromaque, IV, 5, v. 1292-1294) Non seulement, Pyrrhus oppose à la coutume un droit d’aimer (fût-ce la femme de l’ennemi), mais il accuse Hermione de n’avoir jamais eu aucun sentiment pour lui, ce raisonnement lui permettant de rompre sans se sentir parjure : « Il faut se croire aimé, pour se croire infidèle » (IV, 5, v. 1358). C’est précisément cette parole qui pousse Hermione dans ses derniers retranchements. Incriminée, reniée et trahie, elle rejette le principe du mariage d’alliance et rappelle sa conduite passée (« Je ne t’ai point aimé, Cruel ? Qu’ai-je donc fait ? » v. 1364), pour montrer que l’amour est un faire, une force d’action qui régit tout son être : Et même en ce moment, où ta bouche cruelle Vient si tranquillement m’annoncer le trépas, Jennifer Tamas PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 298 Ingrat, je doute encor, si je ne t’aime pas. (Andromaque, IV, 5, v. 1374-1376) La confrontation entre Pyrrhus et Andromaque dramatise et esthétise la pratique du consentement amoureux dans la société d’Ancien Régime. Si les codes culturels et les attentes sociales sont différents d’aujourd’hui, les points de friction ne sont pas moins puissants. La pratique nobiliaire du mariage d’alliances favorisé par les familles va précisément à l’encontre du droit canon qui, depuis que le mariage est devenu un sacrement, encourage l’union des cœurs et surtout le consentement des personnes concernées. Même l’empereur Néron se dit victime d’une union imposée, ses mots créant une certaine connivence chez les spectateurs : Trop heureux si bientôt la faveur d’un divorce, Me soulageait d’un joug qu’on m’imposa par force. (Britannicus, II, 2, v. 467-468) L’hubris de Néron consiste aussi à s’arroger le droit de se ranger aux lois de son cœur. Le Néron romain a bien des ressemblances avec les sujets de Louis XIV. En dépit de ces pratiques, les questions d’assentiment et de volonté vaincue sont loin d’être incongrues. Danielle Haase-Dubosc se fonde sur les archives juridiques, les correspondances, les mémoires écrits par des femmes pour expliquer à quel point la question du « consentement » n’est pas absente de cette société et qu’elle a de très profondes ramifications aussi bien politiques, que juridiques et religieuses 26 . Saint-Thomas se demandait déjà dans quelle mesure le consentement pouvait être forcé et s’interrogeait sur ses conséquences en termes d’engagement et d’union charnelle. Il définit ainsi le consentement forcé par la « violence de la crainte » qui fait céder pour « supporter un moindre mal et en éviter un plus grand ». Il note ainsi que la violence « ôte la liberté du choix ». A contrario, le vrai consentement implique « qu’on ne peut consentir à l’acte charnel et rester vierge d’esprit et de corps » 27 . Dans le consentement se joue un rapport puissant et profondément insaisissable entre le corps et l’esprit. Or chez Racine, comme dans la société qu’il dépeint, la recherche de consentement amoureux se heurte toujours à la famille, au point que ce Danielle Haase-Dubosc, Ravie et enlevée. De l’enlèvement des femmes comme stratégie matrimoniale au XVII e siècle, Paris, Albin Michel, 1999. Saint-Thomas D’Aquin, Somme théologique, La pénitence (suite), question XLVI, « Du consentement suivi d’un serment ou de relations sexuelles », p. 3116-3118, édition numérique des éditions du Cerf, 1984, consultable ici : http: / / palimpsestestextes_philo/ thomasdaquin/ somme.pdf (lien consulté le 21 septembre 2021). Racine et le consentement forcé à la lueur de #MeToo PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 299 combat prend parfois une tournure inattendue qui touche à la plus absolue des interdictions : l’inceste 28 . Il n’est pas rare de voir un père convoiter la femme de son fils (Créon, Mithridate - Phèdre étant le corollaire de cette dynamique). Là encore, le corps d’autrui n’est pas exigé (comme c’est le cas dans la subjugation parentale qui caractérise par exemple le récit autobiographique de Camille Kouchner dans La Familia grande, Seuil, 2021). Le tortionnaire tente de persuader sa victime pour obtenir une vraie approbation. Ainsi Créon promet même à Antigone de la couronner et de légitimer leur union. Celle-ci préfère se suicider. La force comme leurre Le titre de cet article est inspiré du commentaire de Bayle au sujet d’un épisode biblique où sont prononcés les mots : « compelle intrare » (Contrains-les d’entrer, Luc : 14 : 15-24). Dans cette parabole, les invités sont conviés à un riche banquet mais refusent de s’y rendre. Le seigneur demande alors que soient amenés dans sa maison les pauvres, les impotents, les nécessiteux et qu’ils soient contraints d’entrer pour que sa maison soit remplie. Cette parabole fut beaucoup commentée : elle justifie selon Saint- Augustin la nécessité de recourir à la contrainte pour convertir les athées 29 , tandis que Bayle s’en détache pour défendre la liberté de conscience et l’impossibilité de recourir à la force pour ce qui touche au cœur 30 . La foi est un « don de Dieu » et par conséquent « un acte de volonté » 31 . 28 Voir Michèle Rosellini, « Racine : un théâtre de l’inceste » dans L’Inceste : entre prohibition et fiction, Christelle Bahier-Porte, Catherine Volpilhac-Auger, dir., Paris, Herman, 2016, p. 159-187, et Jennifer Tamas, « Cœur de renard : la politique incestueuse de Créon dans La Thébaïde », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XLIV, n° 87, 2017, p. 231-245. 29 Sur l’interprétation de cette parabole par Saint-Augustin et de l’usage qu’il fait de la violence dans la conversion voir Céline Rohmer, « Contrains-les d’entrer » (Luc, 14,23). Un cas de sainte violence ? », Études théologiques et religieuses, 2019/ 1, t. 94, p. 109-124. 30 Bayle, Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ, contrains-les d’entrer ; où l’on prouve, par plusieurs raisons démonstratives, qu’il n’y a rien de plus abominable que de faire des conversions par la contrainte, & l’on réfute tous les sophismes des convertisseurs à contrainte, & l’apologie que S. Augustin a faite des persécutions (Cantorbery, 1686, chez Thomas Litwel). Voir à ce sujet Olivier Abel, « De l’obligation de croire. Les objections de Bayle au commentaire augustinien du “Contrains-les d’entrer” (Luc 14/ 16-23) », Études théologiques et religieuses 61/ 1 (1986), p. 35-49. 31 Thomas d’Aquin, Somme théologique, op. cit., IIa IIae, question 10, article 8 « Faut-il contraindre les infidèles à la foi ? », réponse : « Parmi les infidèles il y en a, comme les païens et les Juifs, qui n’ont jamais reçu la foi. De tels infidèles ne Jennifer Tamas PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 300 N’est-il pas possible de transposer la dynamique du consentement forcé sur le plan métaphorique ? Le silence, le vain recours à la force, l’aporie même du consentement qui consiste à céder à ce qu’on ne veut pas illustrent peut-être une vision du monde propre à Racine. Son théâtre ne montrerait-il pas, sur le mode profane, une résistance à la conversion de force ? Cette lecture augustinienne des pièces raciniennes n’est pas une manière de fermer le texte ou de le réduire à son aspect religieux, mais elle invite à considérer qu’en matière de consentement les sphères religieuse et profane sont complémentaires. Tandis que la signature du formulaire marque un déchaînement de violence, et qu’on veut forcer Port-Royal à rentrer dans le giron catholique, Racine nous montre un théâtre où le consentement forcé ne mène nulle part. À titre d’exemple, lorsque Racine écrit Esther en 1689 pour les jeunes filles de Saint-Cyr à la demande de Madame de Maintenon, il offre une tragédie biblique qui met en scène la force et la grâce. Aman, le favori du roi Assuérus, persécute avec zèle le peuple juif ignorant que la femme du Roi de Perse elle-même est juive. À travers cette figure, Racine représente un personnage foudroyé par la mort au moment même où il est forcé de reconnaître le Dieu des Juifs. Obligé de se rendre à une évidence religieuse qu’il a combattue de toutes ses forces, Aman admet son erreur et supplie Esther en ces termes : C’en est fait. Mon orgueil est forcé de plier. L’inexorable Aman est réduit à prier. (Esther, III. 5, v. 1162-1163) La formule racinienne « c’en est fait » indique qu’aucun retour en arrière n’est possible : quelque chose a cédé dans l’intimité du personnage comme sur la scène devant nous. Une didascalie indique qu’Aman se jette aux pieds d’Esther mais son attitude suppliante ne l’empêche pas d’être condamné. Assuérus prononce son arrêt fatal au moment même où il sauve le peuple doivent pas être poussés à croire, parce que croire est un acte de volonté. Cependant, ils doivent être contraints par les fidèles, s’il y a moyen, pour qu’ils ne s’opposent pas à la foi par des blasphèmes, par des suggestions mauvaises, ou encore par des persécutions ouvertes. C’est pour cela que souvent les fidèles du Christ font la guerre aux infidèles ; ce n’est pas pour les forcer à croire puisque, même si après les avoir vaincus ils les tenaient prisonniers, ils leur laisseraient la liberté de croire ; ce qu’on veut, c’est les contraindre à ne pas entraver la foi chrétienne. Mais il y a d’autres infidèles qui ont un jour embrassé la foi et qui la professent, comme les hérétiques et certains apostats. Ceux-là, il faut les contraindre même physiquement à accomplir ce qu’ils ont promis et à garder la foi qu’ils ont embrassée une fois pour toutes ». Racine et le consentement forcé à la lueur de #MeToo PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 301 juif. La repentance d’Aman est sans effet. Inefficace. La créature n’a pas été élue par Dieu. *** Non seulement Racine nous aide à comprendre ce qui se joue dans le consentement amoureux en dramatisant les démêlés du corps et de l’esprit, mais il nous permet de mettre en perspective cet acte de parole qui relève aussi bien de la sphère juridique, politique, culturelle que religieuse. À une époque où le consentement sexuel ne relève pas uniquement d’une logique individuelle et résulte d’un rapport de force tant social qu’économique, le théâtre de Racine en interroge les limites et peint les effets de la volonté impuissante. Alors que dans les romans et les contes de l’époque, la galanterie s’offre comme un moyen de contourner les mariages forcés, la tragédie racinienne explore le vernis d’une galanterie pervertie qui peine à masquer la parole d’autorité. À travers des situations où les personnages performent l’abus, la résistance à l’abus, l’effroi, voire la sidération qui en découlent, Racine fédère une communauté de spectateurs capable non de consentir mais de ressentir au plus profond de soi l’arrachement que provoquent ces situations bloquées. Pour les adversaires de #MeToo comme pour ses ardents défenseurs, le théâtre racinien est ainsi un objet de pensée fécond et puissant qui permet de recontextualiser la galanterie et de comprendre, espérons-le, la singularité de la culture française. Non seulement Racine n’est pas à jeter aux orties, mais - et cette croyance est très profondément ancrée - il nous aide à vivre. Bibliographie Sources primaires Avant 1700 Aubignac, Abbé d’. La Pratique du théâtre, Paris, Antoine de Sommaville, 1657. _____. Les Conseils d’Ariste à Célimène sur les moyens de conserver sa réputation, Paris, N. Pépingué, 1666. Bayle, Pierre. Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ, contrains-les d’entrer ; où l’on prouve, par plusieurs raisons démonstratives, qu’il n’y a rien de plus abominable que de faire des conversions par la contrainte, & l’on réfute tous les sophismes des convertisseurs à contrainte, & l’apologie que S. Augustin a faite des persécutions, Cantorbery, chez Thomas Litwe, 1686. La Bible, trad. Lemaître de Sacy, éd. Philippe Sellier, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990. Molière-Subligny. La Folle Querelle ou la critique d’Andromaque, Paris, Thomas Jolly, 1668. Jennifer Tamas PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0021 302 Racine, Jean. Œuvres complètes, éd. Georges Forestier, Théâtre-Poésie, Paris, Gallimard, 1999, t. 1, notée OC I. Saint-Thomas D’Aquin. Somme théologique, édition numérique du Cerf, 1984. Scudéry, Madeleine. Clélie, Histoire romaine, éd. et choix de Delphine Denis, Paris, Gallimard, 2006 [1654]. Après 1700 Camus, Albert. 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