eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 48/95

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.2357/PFSCL-2021-0024
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2021
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François Bernier et Jean de La Fontaine : une relation symbiotique

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Devika Vijayan
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PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0024 François Bernier et Jean de La Fontaine : une relation symbiotique 1 D EVIKA V IJAYAN U NIVERSITY OF C ALGARY Introduction La France du XVII e siècle fait preuve d’un véritable engouement et attrait pour les Indes orientales. L’Inde est à la mode 2 et elle attise la curiosité des Français. En 1529, Jean et Raoul Parmentier quittent Dieppe pour devenir « les pionniers français aux Indes orientales » (Linon-Chipon, 25) 3 . Leur initiative sera suivie par d’autres Français et la parution des mémoires de ces voyageurs s’effectue rapidement. Un de ces voyageurs qui a eu un retentissement considérable sur le public de son temps est François Bernier et son ouvrage Voyages dans les états du grand Mogol fait figure de best-seller français sur le sous-continent indien. François Bernier entretenait aussi des relations familières avec les hommes de lettres dont Racine, Boileau et même Molière sont aujourd’hui les plus illustres représentants. L’influence de Bernier est particulièrement évidente chez le grand fabuliste du XVII e siècle, Jean de La Fontaine 4 . Les deux hommes ont le même éditeur, Claude Barbin et ils se retrouvent commensaux dans le salon de Madame de la Sablière. Les critiques s’accordent à reconnaître que cette cohabitation a laissé son empreinte dans presque toutes les pages du 1 Je suis redevable à Faith Beasley qui a eu l’amabilité de lire cet article minutieusement et de faire des suggestions. 2 Voir Geoffroy Atkinson, Les Nouveaux Horizons de la Renaissance française, Paris, Librairie E. Droz, 1935, p. 11. 3 Sophie Linon-Chipon, Gallia Orientalis. Voyages aux Indes orientales (1529- 1722) : Poétique et imaginaire d’un genre littéraire en formation, Paris, Presses de l’Université de Paris- Sorbonne, 2003. 4 Voir Faith Beasley, Versailles Meets the Taj Mahal : François Bernier, Marguerite de la Sablière, and Enlightening Conversations in Seventeenth-Century France, Toronto, University of Toronto Press, 2018. Devika Vijayan PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0024 338 deuxième recueil des Fables de La Fontaine. Mais peut-être il convient mieux de parler d’une influence réciproque et que Jean de La Fontaine aurait aussi inspiré son ami. Cette empreinte du fabuliste est surtout évidente dans le deuxième chapitre de la relation de Bernier qui se disperse en une série d’anecdotes amusantes. Nous sommes de l’avis que ces « anecdotes comiques » présentent des similitudes frappantes avec la fable. Ainsi, l’objectif de cet article est d’étudier l’utilisation de l’anecdote comique en tant que stratégie narrative dans ce récit de voyage. L’influence de La Fontaine fait de sorte que pour Bernier, la maxime « plaire » et « instruire » se double d’une intelligence narrative qui lui permet d’intéresser le lecteur à son récit grâce à des emprunts à ce genre bref de son époque. François Bernier : sa vie François Bernier a vu le jour le 25 septembre 1620 en Anjou. Ayant perdu ses parents de bonne heure, il est élevé par son oncle, le curé de Chanzeaux. À l’âge de quinze ans, Bernier va à Paris pour s’inscrire au collège de Clermont. Il fait alors la connaissance du philosophe épicurien et libertin, Gassendi. C’est avec ce professeur, vite devenu ami intime, que Bernier s’initie aux sciences naturelles, à l’anatomie et à la physiologie. En 1652, après trois mois d’études supplémentaires, il obtient le titre de docteur en médecine de la faculté de Montpellier, qui était l’une des meilleures de l’Europe. Le décès de Gassendi, en 1655, marque une étape décisive dans la vie du voyageur. Il décide de quitter la France et d’entreprendre une pérégrination orientale. Il avoue à ses lecteurs que son objectif, en allant en Inde, était tout simplement de voir, d’observer et de découvrir (Bernier, 41) 5 . Il débarque à Sourate, sur la côte du Gujarat en 1659 et il demeure en Inde jusqu’en 1669. Bernier fait imprimer son Histoire de la dernière révolution des états du grand Mogol en 1670 et il devient aussitôt le plus célèbre de tous les voyageurs de son temps. Baptisé « le mogul » par ses contemporains, l’angevin, d’après Raymond Schwab, est « le premier exemple de ces actifs intermédiaires entre indianisme et littérature » (Schwab, 23) 6 . L’influence de Bernier, comme nous le mentionnons ci-dessus, est particulièrement évidente chez le grand fabuliste du XVII e siècle, Jean de La Fontaine. Le premier recueil des Fables qui sont publiées au printemps de 1668 avait comme source principale, le fabuliste grec Ésope. Sous l’in- 5 François Bernier, Un libertin dans l’Inde Moghole : Les voyages de François Bernier (1656-1669), édition critique établie par Frédéric Tinguely, Paris, Chandeigne, 2008. 6 Raymond Schwab, La Renaissance Orientale, Paris, Payot, 1950. François Bernier et Jean de La Fontaine : une relation symbiotique PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0024 339 fluence du salon de Madame de la Sablière, La Fontaine sort de la tradition gréco-latine et il affirme ce fait dans l’avant-propos de son second recueil : J’ai jugé à propos de celle-ci un air et un tour un peu différent de celui que j’ai donné aux premières tant à cause de la diversité de sujets que pour emplir de plus de variété mon ouvrage (La Fontaine, 140) 7 . Cet « air et un tour un peu différent 8 » recouvre en particulier l’Inde telle que venait de la voir François Bernier. Mais nous n’aurions pas tort de croire que cette influence est unidirectionnelle. Écrivain-voyageur/ Voyageur-écrivain Sophie Linon-Chipon, dans son ouvrage Gallia orientalis : Voyages aux Indes orientales 1529-1722, démontre comment la rédaction des relations de voyage confère un nouveau statut au voyageur, celui de l’écrivain. Cette conception nouvelle met au jour une opposition entre l’écrivain-voyageur et le voyageur-écrivain 9 . Si le premier présente une vision de l’ailleurs par la médiation de l’artifice littéraire, le deuxième fournit aux lecteurs une description de ses expériences exprimée dans un style simple. François Bernier s’avère une anomalie à cette deuxième règle. La relation de Bernier accorde peu d’importance à la part autobiographique de ses aventures au profit d’une somme d’anecdotes « sociétales » dont il a été plus ou moins témoin. L’emphase, à l’encontre d’une relation comme celle de Pyrard de Laval 10 est sur l’information, mais il faut instruire tout en amusant. Qui plus est, ce récit tire toute son originalité du fait que cette litanie des anecdotes n’est pas sans rapport avec une autre forme brève qui atteint son apogée au XVII e siècle, la fable. L’anecdote Assimiler la fable à l’anecdote peut de prime abord surprendre, tant la distance paraît grande entre elles. Le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 définit la fable comme étant « une chose feinte et inventée pour 7 Jean de La Fontaine, Fables, Paris, Livres de Poche, 1972. 8 Voir le chapitre 3 de Faith Beasley, « Penser Autrement : Fables, Philosophy and Diversity » dans son livre Versailles Meets the Taj Mahal, op. cit., p. 170-221. 9 Linon-Chipon, Gallia Orientalis. Voyages aux Indes orientales, op. cit., p. 312. 10 François Pyrard de Laval, Voyage de Pyrard de Laval aux Indes orientales (1601- 1611), édition établie par Geneviève Bouchon, Paris, Chandeigne, 1998. Devika Vijayan PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0024 340 instruire, ou pour divertir 11 ». Le mot « anecdote », par contre, vient de l’adjectif grec anekdotos signifiant choses inédites. En latin, ce mot a été traduit par inédita, ce qui nous mène à croire qu’au début, le terme désignait moins un contenu qu’une technique de publication. Procope de Césarée, historien grec de l’Antiquité tardive, ajoute une nouvelle dimension à ce terme lorsqu’il publie son Historia Arcana. L’ouvrage est aussi appelé Anecdotes (inédit) à cause du fait qu’il a été découvert à la bibliothèque du Vatican en 1623 12 . Procope avait ainsi intitulé son livre sur l’empereur Justinien et sa femme Théodora, car il n’était pas un des admirateurs de l’Empereur. Ses Anecdotes, qui ont souvent été publiées sous le titre d’Histoire secrète, étaient un amalgame de nombreux faits si sulfureux qu’ils ne pouvaient pas être publiés sans représailles. À cause de cette association de l’anecdote avec le texte de Procope, le terme va prendre un autre sens et désigner les particularités secrètes de l’histoire ou ce qu’on ne vous a pas dit. C’est donc dans ce sens de « détails non-encore publiés » ou « choses inédites » que le mot a fait son entrée dans le vocabulaire français vers le milieu du XVII e siècle 13 . Cependant, chaque événement inouï raconté n’est pourtant pas toujours une anecdote. Les caractéristiques fondamentales de l’anecdote ne peuvent se définir qu’en adoptant une perspective narratologique. Alain Montandon dans son essai sur l’anecdote affirme que « pour qu’il y ait une anecdote d’un point de vue narratif, on s’accorde sur quatre caractéristiques fondamentales : l’authenticité présumée, la représentativité, la brièveté de la forme, et l’effet qui donne à penser chez le lecteur » et ce sont précisément ces élémentslà qui la placent à la lisière d’autres formes brèves. Comme le dit Alain Montandon : […] l’anecdote reste-t-elle limitée à sa fonction de relation d’un fait court, saillant, authentique, remarquable, souvent paradoxal, renonçant à toute amplification et à tout développement littéraire. Les possibilités formelles et stylistiques en sont limitées, mais non sa représentativité et ses conséquences philosophiques, morales ou autres. Ceci explique qu’elle soit souvent proche d’autres formes brèves […] (Montandon, 100) 14 . 11 Dictionnaire de l’Académie française, 1694, p. 421. 12 Voir Lionel Gossman, “Anecdote and History” dans History and Theory, vol. 42, n o 2, Mai 2003, p. 143-168. Voir aussi Dany Hadjaj, « L’anecdote au péril des dictionnaires », dans L’Anecdote, Actes du colloque de Clermont-Ferrand (1988), édités par Alain Montandon, Publications de la Faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1990, p. 1-20. 13 Voir Gossman, « Anecdote and History », art. cit., p. 151. 14 Alain Montandon, « L’Anecdote » dans Les formes brèves, Paris, Hachette, 1992, p. 99-105. François Bernier et Jean de La Fontaine : une relation symbiotique PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0024 341 Parmi ces genres limitrophes, nous trouvons les fables, surtout si nous comparons la structure narrative et la portée argumentative de ces deux formes brèves. La fable de La Fontaine et l’anecdote comique de François Bernier : Structure narrative La fable est un récit dont l’origine se perd dans la nuit des temps, mais nous savons qu’elle se constitue comme genre littéraire avec Ésope. Le maître de la fable, en France, est évidemment Jean de la Fontaine. Le fabuliste, comme de nombreux écrivains de ce siècle, fréquentait des cénacles littéraires. Cette fréquentation de l’élite française était aussi une expérience intellectuellement enrichissante et l’aide à découvrir le goût du public de son temps. En d’autres mots, l’objectif primordial de Jean de La Fontaine est celui-là même que proclament tous les grands écrivains du siècle, c’est-àdire, plaire à son public. Pour l’atteindre, il fallait se conformer au goût et à la mode du moment. Pour citer le fabuliste : Je m’accommoderai s’il m’est possible au goût de mon siècle, instruit que je suis par ma propre expérience, qu’il n’y a rien de plus nécessaire. En effet, on ne peut pas dire que toutes saisons soient favorables pour toutes sortes de livres (La Fontaine dans Biard, 25) 15 . La Fontaine choisit d’écrire des vers courts et légers parce que ces « menus vers sont en vogue à présent » (Biard, 25) 16 . La déférence envers le lecteur était, sans doute, une pierre de touche dans un siècle où la littérature dépendait largement de la générosité de riches mécènes. Dans son épître dédicatoire à Louis XIV, François Bernier s’exclame : Les indiens veulent que l’esprit de l’homme ne puisse pas toujours être tenu dans le sérieux et qu’il soit toujours enfant en ce point que pour tirer quelque chose, il faille presque avoir autant de soin de le divertir que de l’appliquer […] (Bernier, 39) 17 . [Nous soulignons] Nous trouvons ici l’écho de la formule rendue célèbre par Jean de la Fontaine, où le poète s’exclame : « le monde est vieux dit-on, je le crois. 15 Jean de La Fontaine cité par Jean-Dominique Biard dans Le Style des Fables de Jean de La Fontaine, Paris, Nizet, 1970. 16 Ibid. 17 Bernier, Un libertin dans l’Inde Moghole, éd. Tinguely, op. cit. Devika Vijayan PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0024 342 Cependant, il le faut amuser comme un enfant » 18 [Nous soulignons]. Les mots qui sont soulignés dans les citations ci-dessus montrent l’épître du voyageur est presque une paraphrase de la citation du poète. De ce fait, nous avançons l’hypothèse que l’influence « La Fontainienne » se manifeste clairement dans le choix de François Bernier de raconter ses expériences indiennes à travers une autre forme brèveles anecdotes. La brièveté à part, ce qui frappe lorsqu’on parcourt le recueil des fables de Jean de La Fontaine, c’est la grande uniformité des titres. Ceux-ci présentent généralement les personnages en jeu : un chêne et un roseau 19 , un lièvre et une tortue 20 , la cigale et la fourmi 21 . Ces deux personnages sont immédiatement perçus comme entretenant une relation d’opposition. Dans « Le Chêne et le Roseau » de Jean de la Fontaine par exemple, le récit met en scène la force orgueilleuse et inflexible du chêne opposée à la faiblesse et à la souplesse du roseau. L’élément dominant est le vent. Il est l’arrière-plan sur le fond duquel le discours et les actions des personnages vont prendre leur relief particulier. L’intrigue se noue sous la forme d’une tempête et transforme les relations entre les protagonistes. Ainsi nous avons, en situation finale, une image inversée des rapports initiaux. Même si ce schéma ne forme pas le noyau de toutes les fables, il semble bien être le prototype qui correspond le mieux au modèle valorisé dans la tradition occidentale. Dans le récit de François Bernier, nous retrouvons le même jeu d’antithèses dans l’anecdote qui raconte la témérité légendaire des femmes ouzbeks. Au début du récit, la position de supériorité est occupée par les soldats indiens qui sont en train de piller un village ouzbek. Ils ne prêtent pas l’oreille aux sages conseils d’une vieille dame, qui leur demande de partir avant l’arrivée de sa fille. Le pillage continue et quelques habitants sont même pris en otages. L’héroïne arrive bientôt et inflige une déroute à cette bande de voleurs : […] elle se tenait si éloignée qu’aucun d’eux ne pouvait l’atteindre; elle se moquait de tous leurs efforts et de leurs flèches, ayant su les attaquer de la portée de son arc et les mesurer selon la force de son bras, qui était tout autre que les leurs, si bien qu’après en avoir tué la moitié à coups de 18 Jean de La Fontaine, « Le pouvoir des fables », Livre 8, fable 4 dans Jean de La Fontaine : Intégrale des œuvres, Cork, Grands Classiques, 2016. 19 Ibid., « Le chêne et le Roseau », livre 1, fable 22. 20 Ibid., « Le lièvre et la Tortue », livre 6, fable 10. 21 Ibid., « La Cigale et la Fourmi », livre 1, fable 1. François Bernier et Jean de La Fontaine : une relation symbiotique PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0024 343 flèches et les avoir mis en désordre, elle vint fondre le sabre à la main sur le reste, qu’elle tailla en pièces (Bernier, 137) . À la fin de cette anecdote, il y a un renversement des positions. Les vainqueurs sont vaincus, tout comme dans la fable traditionnelle. Cette première anecdote est bientôt suivie par une deuxième. Ici il s’agit d’un simple jardinier qui, ignorant les recommandations d’un astrologue sur le moment opportun de planter les arbres dans le jardin du roi, arrache tout ce qui a été planté à son insu et invoque ainsi la colère du roi Shah-Abbas et de son astrologue : Le rustaud de jardinier, qui avait un peu de vin de Chiraz dans la tête, regarda l’astrologue de travers et lui dit ces trois mots en grondant et en jurant : Billah, billah, il fallait bien que ce fût un admirable sahet, celui que tu as pris pour ces arbres, astrologue de malheur; ils ont été plantés aujourd’hui à midi et ce soir ils ont été arrachés ! Quand Shah-Abbas entendit ce raisonnement, il se mit à rire, tourna le dos à l’astrologue et se retira (Bernier, 166-167) . Dès le début, nous trouvons une opposition entre les deux personnages principaux : le savant astrologue et le jardinier qui est naïf. Les événements font en sorte qu’il y a un renversement des positions originales. La naïveté triomphe sur le pédantisme et l’anecdote, tout comme la fable, se prête à une interprétation moralisante par le simple jeu des antithèses. La fable de La Fontaine et l’anecdote comique de François Bernier : la portée argumentative Peut-on donc avoir l’audace de conclure « anecdotes comiques » présentent des similitudes frappantes avec la fable et que Jean de La Fontaine aurait influencé son ami de les écrire? On pourrait objecter en disant que la fable, à l’encontre d’une anecdote, possède une fonction moralisante. Mais cela n’est pas si sûr, surtout si nous prenons le cas du deuxième recueil de Jean de la Fontaine. Le « Discours à Madame de la Sablière », par exemple, est une réfutation de l’interprétation cartésienne des « animaux machines ». Ici, La Fontaine raconte l’anecdote d’une perdrix, qui voyant que la vie de ses petits est menacée par le chasseur, les sauve du danger imminent en faisant semblant d’être blessée et en attirant, de cette façon, l’attention du chasseur. La perdrix, l’amène ainsi loin de sa famille, et attend le moment 22 Bernier, Un libertin dans l’Inde Moghole, éd. Tinguely, op. cit. 23 Ibid. Devika Vijayan PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0024 344 propice pour s’envoler et retrouver ses petits. Le poète s’écrie à la suite de ce discours : Qu’on m’aille soutenir après un tel récit, Que les bêtes n’ont point d’esprit 24 . L’absence de la construction antithétique rend la morale difficile à extraire. La Fontaine exploite le plaisir du récit pour captiver le lecteur, mais il cherche aussi à éveiller sa réflexion critique en avançant des arguments qui démontrent que les animaux sont capables de raisonner comme nous. Et c’est précisément ici, le deuxième point de rencontre entre les deux genres. C’est surtout en tant que texte argumentatif que l’anecdote de Bernier et la fable présentent des similitudes frappantes. Pierre Glaudes dans son article « Ceci n’est pas même une anecdote » 25 , parle des similitudes qui existent entre ces deux genres brefs: l’apologue et l’anecdote. Les deux se rattachent au texte argumentatif. Selon lui, l’anecdote et l’apologue présentent tous les deux un mode de fonctionnement allégorique qui autorise une argumentation indirecte. Dans ce type de discours, l’implicite joue souvent un rôle essentiel. Selon Glaudes, le grand mérite de cette forme d’argumentation est d’aiguiser la curiosité du lecteur dont la complicité est requise pour deviner les intentions de l’auteur. En 1661, Jean de La Fontaine est témoin de l’injustice et de la tyrannie qui s’acharne contre son protecteur Nicolas Fouquet. Écrire des fables et faire parler les animaux lui donne une liberté d’exprimer ses pensées durant le règne absolu de Louis XIV. François Bernier, quant à lui, est un libertin. Son association avec Gassendi et les « libertins érudits » lui fournit le goût pour des discussions libres et des idées audacieuses. Quand il rentre en France en 1669 et rédige ses mémoires à l’intention de Louis XIV et de Colbert, il dispense les renseignements selon ses interlocuteurs. Sous l’influence du fabuliste, François Bernier commence à bien connaître le goût des gens du monde de son temps et c’est pour cette raison que Bernier décide de raconter ses expériences par une suite d’anecdotes comiques. Mais ces anecdotes indiennes cachent souvent un message implicite à portée universelle. Pour citer Marc Soriano, les formes brèves comme la fable, le conte ou l’anecdote « étaient peu appréciées au XVII e siècle par le pouvoir politique parce que 24 « Discours à Madame de La Sablière », Livre 9, dans La Fontaine: Intégrale des œuvres, op. cit., v. 197-98. 25 Pierre Glaudes, « Ceci n’est pas même une anecdote. Approche pragmatique et typologique de l’anecdote : à propos de l’Abyssinien de Léon Bloy », dans L’Anecdote, éd. Montandon, op. cit., p. 21-42. François Bernier et Jean de La Fontaine : une relation symbiotique PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0024 345 c’était des genres qui permettait de tout dire et de dire sans dire » (Soriano cité par Lebrun, 63) 26 . Prenons, comme exemple, l’anecdote comique sur le médecin français Bernard qui, s’étant épris d’une femme publique ou kanchani, préfère se marier avec elle plutôt que d’accepter les richesses offertes par le grand moghol Jahangir. La dimension comique de cet épisode est confirmée par Bernier même lorsqu’il écrit : Mais puisque nous voilà sur ces fêtes et foires et sur ces kanchans et kanchanis, quel mal y aurait-il quand je vous ferai un conte à rire d’un de nos Français […] puisque Plutarque veut que les petites choses ne soient pas toujours à négliger et qu’elles fassent souvent mieux connaître le génie des hommes que les plus grandes (Bernier, 270) 27 . La référence à l’illustre biographe pourrait laisser croire que Bernier compte tirer une leçon à propos « du génie des hommes ». À première vue, on ne trouve rien dans l’anecdote ci-dessus qui réalise un élargissement de la réflexion vers l’ensemble des peuples indiens et ainsi l’objectif essentiel de Bernier était de divertir le lecteur. Une lecture quelque peu attentive révèle que, dans cette anecdote, l’union entre un homme chrétien et une femme musulmane démontre la diversité de ce sous-continent indien, une diversité qui a trouvé sa plus grande manifestation aux yeux du public français, en son pluralisme religieux. Les voyageurs aux Indes orientales ont souvent souligné à quel point les diverses populations religieuses coexistaient en Inde. C'était surtout intriguant pour le public français des années 1670 car ils étaient témoins de l'érosion de tout progrès vers la tolérance religieuse qui avait été acquis quand Henri IV avait promulgué l'édit de Nantes en 1598 28 . Ainsi, on peut oser conclure que cette anecdote indienne cache un message implicite où la diversité et la tolérance de l’Inde est contrastée avec l’intolérance religieuse du règne du Roi-Soleil. Nous décelons également un message subtil dans l’anecdote sur l’héritage qui sert à démontrer l’absence de la propriété privée en Inde 29 . Ici, un 26 Marc Soriano cité par Marlène Lebrun, Regards actuels sur les Fables de La Fontaine, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2000. 27 Bernier, Un libertin dans l’Inde Moghole, éd. Tinguely, op. cit. 28 Voir à cet égard, le livre de Beasley, Versailles Meets the Taj Mahal, op. cit. 29 L’anecdote sur la propriété privée : les emplois et à la paie du roi, vint à mourir. Quelques années après sa mort, son fils tourmentait extrêmement la veuve, sa mère, pour avoir de l’argent ; elle, qui voyait que c’était un dépensier et un débauché, ne lui en donnait que le moins qu’elle pouvait. Ce jeune fou, à la persuasion d’autres gens comme lui, fut se plaindre à Shah-Jahan et lui découvrit sottement tout ce qu’avait laissé de bien son père, ce qui pouvait monter à deux cent mille roupies ou cent mille écus. Shah-Jahan, qui eût déjà voulu tenir l’argent Devika Vijayan PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0024 346 riche marchand indien vient de mourir. Selon les lois du pays, le roi est l’héritier de toutes ses richesses. La veuve, pourtant, garde mille roupies, ce qui attire la colère du grand moghol. Le comique intervient, dans cette anecdote, sous la forme d’un bon mot, et le rire est aux dépens de la figure royale. Le roi paraît ridicule quand la veuve d’un marchand hindou lui demande quelle parenté il a avec son mari « pour s’en porter héritier ». La question de l’absence de la propriété privée est une question qui a soulevé de nombreuses controverses et même aujourd’hui le débat est loin d’être clos. Ce qui importe, cependant, c’est le fait que sous le masque d’une « histoire amusante », François Bernier instruit le public français sur le système foncier en Inde tel qu’il le perçoit. Cette anecdote sur l’héritage montre que l’altérité indienne, loin de se limiter aux questions religieuses, était aussi envisageable dans le domaine de la réflexion politique et économique. On peut aussi oser conclure que tout comme la fable, cette expérience orientale cache un message implicite à portée universelle. Notre voyageur écrit : À Dieu ne plaise donc que nos monarques d’Europe fussent ainsi propriétaires de toutes les terres que possèdent leurs sujets : il s’en faudrait bien que leurs royaumes ne fussent dans l’état qu’ils sont, si bien cultivés et si peuplés, si bien bâtis, si riches, si polis et si florissants qu’on les voit (Bernier, 226) 30 . On n’aurait pas tort de penser que cette mise en garde vise certains projets de Colbert qui, pour citer Frédéric Tinguely « tout comme le monarque Indien, voulait reconquérir […] des parties du Domaine Royal concédées moyennant finance » (Bernier, 33) 31 . Ici, l’anecdote, tout comme la fable, se transforme en un genre à travers laquelle, François Bernier sait maintenir de cet usurier, fit venir la veuve et lui ordonna en pleine assemblée de lui envoyer cent mille roupies et cinquante mille à son fils, commandant en même temps qu’on la mît vite dehors. La vieille, quoique bien étonnée de ce commandement et bien embarrassée de se voir ainsi poussée dehors si vite et si rudement sans pouvoir dire ses raisons, ne perdit néanmoins pas le jugement ; elle se mit à se débattre et cria tout haut qu’elle avait encore quelque chose à découvrir au roi, ce qui fut cause qu’on la ramena. Quand elle se vit assez proche pour se bien faire entendre, voici la belle harangue qu’elle commença de faire : Hazret salamet, Dieu garde Votre Majesté, je trouve que mon fils a quelque raison de me demander le bien de son père, parce qu’enfin il est son sang et le mien, et par conséquent notre héritier ; mais je voudrais bien savoir quelle parenté Votre Majesté, pouvait avoir avec mon défunt mari pour s’en porter héritier (Bernier, 168). 30 Bernier, Un libertin dans l’Inde Moghole, éd. Tinguely, op. cit. 31 Ibid. François Bernier et Jean de La Fontaine : une relation symbiotique PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0024 347 une parole libérée de toute oppression afin de critiquer la politique de la cour de Louis XIV. Conclusion En résumé, la tentative de François Bernier d’allier l’utile à l’agréable ne peut être ignorée. Ainsi, son récit de voyage peut être lu comme une œuvre de divertissement, sans abandonner sa fonction primordiale, celle d’un ouvrage de documentation. Le récit abonde en anecdotes comiques, sur les sujets tels la propriété privée, les croyances astrologiques et la diversité religieuse du sous-continent indien. Si à première vue, Bernier semble critiquer la civilisation indienne, une lecture implicite révèle que le voyageur dénonce les pratiques dévoyées dans sa propre culture. L’anecdote, de ce fait, se lit comme un texte argumentatif et elle présente des ressemblances frappantes avec un autre récit bref, très à la mode au XVII e siècle, la fable. Les deux récits brefs suggèrent plus qu’ils n’affirment une idée. Selon Pierre Glaudes, le grand mérite de cette forme d’argumentation est d’aiguiser la curiosité du lecteur dont la complicité est requise pour deviner les intentions de l’auteur : L’anecdote […]se distingue de l’apologue en ce qu’elle n’est pas donnée pour imaginaire […] Toutefois l’expression d’une idée y relève du même procédé analogique… la vérité sous-jacente y est implicite, le rapport métaphorique entre le récit et l’argumentation qu’il illustre étant sous-entendu. C’est pourquoi la leçon de l’anecdote doit être déduite de l’histoire narrée, à partir d’une série d’indices que le narrateur y a disposés et qu’il laisse le soin au lecteur de décrypter (Glaudes, 32) 32 . L’anecdote demeure toujours un pilier important dans l’armature des récits de nos voyageurs-écrivains. Récit bref et digressif, elle est toujours le moyen idéal pour exposer les singularités de l’ailleurs. Dans la relation de François Bernier, pourtant, elle dépasse le simple cadre descriptif pour emprunter ces techniques narratives à d’autres genres littéraires à la mode comme la fable. François Bernier est aussi issu d’une culture libertine où la dissimulation est un art de vivre. Il connaît bien les leçons de la prudence politique et l’anecdote tout comme la fable offre la possibilité à Bernier de parler en homme libre. Il peut penser ce qu’il veut et le dire aussi grâce à cette cohabitation avec Jean de La Fontaine. 32 Pierre Glaudes, « Ceci n’est pas même une anecdote », art. cit. Devika Vijayan PFSCL XLVIII, 95 (2021) DOI 10.2357/ PFSCL-2021-0024 348 Bibliographie A TKINSON , Geoffroy. Les nouveaux Horizons de la Renaissance française, Paris, Droz, 1935. B ACHELOT , Jean-Paul. « Conter le monde : fonctions et régime des anecdotes et épisodes narratifs dans la littérature de voyage française de la Renaissance », Thèse de doctorat, Amiens, Université de Picardie, Jules Verne, 2008. 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